Entretien inédit pour le site de Ballast
Militant, philosophe, économiste, psychanalyste et figure centrale de l’organisation antistalinienne Socialisme ou Barbarie : voilà Cornelius Castoriadis. Arnaud Tomès et Philippe Caumières, professeurs de philosophie, ont publié aux éditions L’Échappée un ouvrage aussi passionnant que synthétique sur les idées majeures de ce penseur qui voulut « réinventer la révolution » : Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis. Que peut le théoricien de l’autonomie pour notre temps ? Nous en discutons avec eux.
Philippe Caumières : Il suffit de lire Castoriadis pour se rendre compte qu’il n’a jamais varié quant à ses engagements politiques : de fait, qu’il parle de gestion ouvrière dans les années 1950, d’autogestion dans les années 1970 ou de démocratie à partir des années 1980, c’est toujours d’autonomie, c’est-à-dire de direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie qu’il est question. Il convient par ailleurs de rappeler que L’Institution imaginaire de la société est un ouvrage constitué de deux parties écrites à dix années d’intervalle : la première, intitulée « Marxisme et théorie révolutionnaire », est proposée aux lecteurs de Socialisme ou Barbarie en cinq livraisons, entre 1964 et 1965 ; la deuxième ne paraît qu’avec le livre, en 1975. C’est après l’écriture de la première partie que le groupe cesse de militer — ce qui marque effectivement la fin d’une période. Mais en l’intégrant à la publication de ce qui constitue son maître ouvrage, Castoriadis signifie que cela ne représente pas une rupture, mais une évolution rendue nécessaire par un changement de cadre de pensée. C’est ce qui permet de saisir pourquoi il assure que rester révolutionnaire supposait l’abandon du marxisme. Il faut, enfin, souligner que si, vers le milieu des années 1960, Castoriadis cesse de militer comme il l’avait fait les années précédentes, il s’est directement impliqué dans l’espace public à chaque moment de convulsion de la société : en 1968, bien entendu, où, malgré les risques d’expulsion encourus (Castoriadis n’a été naturalisé qu’au début des années 1970), il est allé distribuer des textes ronéotypés aux manifestants avant de les reprendre dans son analyse intitulée « La révolution anticipée » parue fin juin dans La Brèche ; en 1986, en défendant les coordinations étudiantes ; en 1995, où il s’est clairement démarqué de la position de ceux qui proches de lui, ont exprimé, via la revue Esprit, leur soutien à la réforme imposée par le gouvernement Juppé.
Arnaud Tomès : Il ne faut pas oublier non plus que Castoriadis a constamment écrit de la philosophie, même pendant les années où il militait à SoB [Socialisme ou Barbarie]. Il est clair que, chez lui, la réflexion philosophique croise toujours la réflexion politique : ses questions philosophiques majeures — Qu’est-ce qu’une société ? qu’est-ce qui fait tenir ensemble toutes ses dimensions ? pourquoi y a‑t-il de l’histoire et pas seulement de la répétition ? — émanent de sa pratique militante et des impasses du marxisme soulignées par Philippe. Ce n’est pas par refus de la pratique politique que Castoriadis renonce au militantisme après mai 68, mais parce qu’il estime qu’il y a une tâche plus importante : refonder une véritable pensée politique en évitant les pièges du déterminisme marxien et de la pratique autoritaire qu’il induit nécessairement.
La critique de la bureaucratie est généralement associée à l’idéologie (néo)libérale. Pourtant, il y a bien une critique révolutionnaire de la bureaucratie — songeons récemment à l’anthropologue anarchiste David Graeber. Castoriadis, avec Socialisme ou Barbarie, a été l’un des fers de lance de cette critique dans les années 1950–60. Il voyait d’ailleurs dans l’URSS une « société capitaliste bureaucratique » et non un simple capitalisme d’État. Que désigne dans la théorie castoriadienne le concept de « bureaucratie » ?
« Refonder une véritable pensée politique en évitant les pièges du déterminisme marxien et de la pratique autoritaire qu’il induit nécessairement. »
Philippe Caumières : La bureaucratie représente une formation sociale indépendante qui exploite le prolétariat. Le problème qui se pose aux marxistes non staliniens tient dans la genèse de cette formation. Est-elle le fait d’une production basée sur la propriété privée ? Si tel est le cas, son existence dans une économie ayant collectivisé les moyens de production tient à une conjoncture particulière de baisse de la dynamique révolutionnaire — et l’on peut estimer qu’elle n’est qu’une couche parasitaire appelée à disparaître avec la reprise de cette dynamique, ainsi que le pensait Trotsky. Pour ce dernier, l’essentiel est le fait que la bureaucratie ne détient pas les moyens de production, qu’elle ne fait que les contrôler — ce qui lui interdit de fonder sa domination sur la propriété et donc de transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation. C’est du reste parce qu’il considérait l’appropriation collective des moyens de production et la planification comme marquant une évolution essentielle par rapport aux sociétés capitalistes que Trotsky a pu justifier la défense de l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale, y compris après la signature du Pacte germano-soviétique.
Castoriadis rompt avec de telles perspectives. Plus exactement, il prend au sérieux les dernières réflexions de Trotsky, qui avait fini par admettre que la défaite du prolétariat entraînerait la mise en place d’un régime inédit d’exploitation. À la fin des années 1940, la question lui paraissait tranchée : la bureaucratie était bien une formation sociale exploiteuse apparentée à une classe au sens marxiste du terme — ce qui interdisait, à propos de la Russie, de parler d’État ouvrier, même dégénéré. Quant à l’expression, courante depuis Lénine, de capitalisme d’État, elle lui paraît totalement inappropriée au système social issu de la révolution parce qu’elle laisse entendre que les lois économiques du capitalisme continueraient de valoir après la disparition de la propriété privée et de la concurrence. Si toutefois, on peut faire un parallèle entre les deux organisations sociales des deux blocs, c’est en raison d’une même tendance à l’asservissement des producteurs à un procès de travail sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Castoriadis voit là l’expression de ce qu’il nomme capitalisme bureaucratique — fragmenté à l’Ouest, total en URSS (où la domination de la couche exploiteuse est bien plus puissante que dans les sociétés occidentales). Mais il ne faut pas s’imaginer qu’entre les deux, il y a une simple évolution. Même s’il appartient à l’univers du capitalisme, le régime social de la Russie représente, aux yeux de Castoriadis, une création historique nouvelle.
[Jean Dubuffet]
Cette critique est-elle encore pertinente aujourd’hui, alors que le néolibéralisme triomphant n’a cessé de faire reculer l’État social ?
Arnaud Tomès : Au contraire, il semble qu’elle soit plus que jamais pertinente. Vous rappeliez vous-même que se développe aujourd’hui, avec Graeber, une critique de gauche de la bureaucratie. Castoriadis affirmait déjà, dans ses articles de SoB sur l’usine fordiste, que la bureaucratie n’est pas forcément synonyme d’État : c’est dans l’entreprise privée que se développent des bureaux, qui pilotent de manière centralisée la production. Une critique de la bureaucratie n’est donc pas forcément — en tout cas pas uniquement — une critique de l’État : elle est une critique de la distinction entre les dirigeants et les exécutants. L’erreur — et c’est une erreur que fait aujourd’hui une fraction de la gauche — serait de penser que la critique du néolibéralisme impliquerait la réhabilitation de l’État, ce qui occulte le fait que ce sont les États nationaux qui ont mené des politiques néolibérales, y compris pour ce qui est de leurs propres administrations, comme en témoigne le new public management. L’État social que nous avons connu sous les Trente Glorieuses est de toute manière en train de s’effondrer : la question est de savoir si nous voulons le maintenir artificiellement en vie — ce que les évolutions du capitalisme contemporain, avec la rupture du compromis fordiste, rendent très aléatoire — ou si nous voulons en profiter pour donner une nouvelle vigueur au projet d’autonomie. Comme le souligne à juste titre Franck Fischbach dans son livre Le Sens du social, les acquis de l’État social se fondent tout de même sur un pacte contestable : nous vous accordons des avantages sociaux mais, en échange, vous devez vous plier aux exigences d’une économie capitaliste moderne ! L’État social est par exemple allé de pair avec le renoncement par les partis ouvriers et les syndicats de toute revendication d’autogestion sur le lieu de travail. Je crois que Castoriadis nous donne des éléments pour penser une autre société, dans laquelle les individus n’abdiquent pas leur autonomie en échange d’avantages matériels.
Philippe Caumières : Castoriadis ne s’est pas contenté de dénoncer la bureaucratie, sa tendance foncière à la réification des travailleurs ou des employés, d’un point de vue moral ; il a aussi et surtout dénoncé son caractère contradictoire puisque la production ne peut se passer de l’initiative de ceux que l’on considère comme de simples exécutants. Cela signale que le travail n’est pas une activité que l’on accepte sans implication, sans y chercher du sens. Les pathologies du travail, régulièrement dénoncées, paraissent relever fondamentalement de la même situation qui exclut les individus de la direction de leurs tâches.
C’est aussi à cette époque qu’il distingue, au sein de SoB, la véritable contradiction du capitalisme : à ses yeux, elle ne se situe pas entre prolétaires et propriétaires des moyens de production, mais entre dirigeants et exécutants. Une nouvelle vision de la lutte des classes ?
« La démocratie ne doit pas s’arrêter aux portes de l’usine, selon Castoriadis, et se limiter, tous les cinq ans, au dépôt d’un bulletin dans une urne. »
Arnaud Tomès : Castoriadis n’a cessé de contester l’idée, diffusée par les partis communistes après la guerre et plus généralement par ceux qui pensaient que l’URSS était un État ouvrier, que la Russie soviétique avait réalisé le socialisme en nationalisant les moyens de production. Or, non seulement l’étatisation de ces moyens de production ne supprime pas l’exploitation — cette exploitation se fait seulement dans le cadre du capitalisme bureaucratique — mais elle ne crée aucune liberté : l’ouvrier soviétique était, répétons-le, encore plus férocement exploité que l’ouvrier des sociétés occidentales, qui avait tout de même des moyens (par la lutte syndicale, par exemple) de se défendre et même de conquérir des droits. Castoriadis en est donc venu à penser que la véritable contradiction est celle qui existe entre les dirigeants et les exécutants : tant que les individus sont soumis à ce qu’Yvon Bourdet appelle une « hétérogestion », on ne peut pas parler de socialisme ou même tout simplement de démocratie — celle-ci ne doit pas s’arrêter aux portes de l’usine, selon Castoriadis, et se limiter, tous les cinq ans, au dépôt d’un bulletin dans une urne. Mais je ne pense pas que Castoriadis en parlerait comme d’une nouvelle lutte des classes. Il a abandonné le schéma marxiste de la lutte des classes dans les années 1970, en estimant qu’il existe une aliénation plus profonde de la société, toutes classes confondues, à ses propres institutions, quand celle-ci cesse de les remettre en question, quand elle les considère comme naturelles ou nécessaires. D’une certaine manière, même les dirigeants sont aliénés aux structures sociales et à l’idéologie qui les sous-tend : il suffit de voir aujourd’hui l’aliénation des cadres, soumis à des exigences de performances et de rentabilité tout aussi insupportables que les employés. Il est en ce sens plus difficile de dénoncer l’aliénation que d’en appeler à la simple lutte des classes.
Philippe Caumières : Comme je l’ai déjà suggéré, Castoriadis ne considère pas le travail comme une activité structurellement aliénante qu’il faudrait dépasser pour espérer vivre libre. Il y voit au contraire la possibilité d’affirmation d’une liberté concrète. Cela suppose évidemment de nouveaux rapports de production qui ne soient plus basés sur cette opposition fixe et pérenne entre dirigeants et dirigés que nous avons dénoncée, mais qui permettent à chacun d’exprimer ses potentialités créatrices : il s’agit de mettre de la poésie dans le travail, comme dit Castoriadis.
[Jean Dubuffet]
On sait qu’il s’est distancié rapidement du trotskysme. Mais il a été encore plus loin, en s’affranchissant même du marxisme. Pourtant, à l’inverse de son camarade Claude Lefort, il n’a jamais sombré dans le libéralisme ni le reniement. Quels sont les points principaux que Castoriadis critique dans la théorie de Marx ?
Arnaud Tomès : Castoriadis a commencé par critiquer des points très précis de la pensée économique de Marx : constatant par lui-même l’augmentation du niveau de vie des ouvriers lors des Trente Glorieuses et le non-effondrement du capitalisme, pourtant prédit par ceux qui se revendiquaient de la lettre du marxisme, il ne pouvait accepter les dogmes de la baisse tendancielle du taux de profit ou de la paupérisation inéluctable des sociétés capitalistes. Mais, plus profondément, c’est la philosophie de l’histoire de Marx que Castoriadis a fini par rejeter complètement : dans une telle philosophie, ce sont les forces productives qui jouent le rôle fondamental, celui du moteur de l’Histoire, et les phénomènes historiques s’expliquent par le développement technique et économique. Même si elle intervient en dernière instance, selon le mot d’Engels, la causalité économique reste donc la plus importante : cela aboutit de fait à un déterminisme historique, sans doute compliqué par la complexité des situations historiques (ce qu’Althusser appelait la « surdétermination »), mais tout de même, l’Histoire est fondamentalement régie par des lois économiques qui ont, selon l’expression de Marx, la « nécessité de fer » des processus naturels. Cela aboutit fort logiquement à faire des hommes les instruments d’une nécessité historique qui leur échappe : nous ne sommes pas si loin que cela de la « ruse de la Raison » hégélienne ! Castoriadis voit dans ce nécessitarisme une contradiction avec les idéaux de liberté qui mènent les mouvements révolutionnaires : d’où la fameuse formule, rappelée par Philippe, selon laquelle nous avons le choix entre rester marxistes ou rester révolutionnaires. Dans L’Institution imaginaire de la société, Castoriadis va encore approfondir sa critique du déterminisme historique de Marx en montrant que c’est le type de théorie proposée par Marx qui est problématique : une théorie qui ignore la création social-historique et reconduit la prétention de la pensée héritée — de toute la tradition occidentale depuis Platon — à dégager l’essence du social par une vue (theoria) rationnelle : dans la pensée marxiste, nous trouvons déjà tous les éléments pour constituer une science de l’Histoire et du social, science qui devient très vite la propriété exclusive des intellectuels du parti et de ses cadres dirigeants. On n’a plus ensuite qu’à poster des gardes devant la Douma, comme le fait le parti bolchevik en 1918, au nom du fait que le résultat des élections n’a pas été conforme au sens de l’Histoire ! La critique de Marx l’aura ainsi conduit à une critique radicale du rationalisme et de ses présupposés, qu’il a approfondie par la suite en proposant une nouvelle ontologie et une philosophie où l’imaginaire joue un rôle déterminant.
Philippe Caumières : On pourrait résumer en disant que c’est sa tendance à la scientificité que Castoriadis reproche à Marx, son fétichisme de l’économie comme « science », comme il dit. Cela lui paraît antinomique avec l’autre tendance irradiant son œuvre, qui assure que l’émancipation des hommes sera le fait de leur engagement, de leurs luttes.
L’autonomie est l’un des concepts phares de l’œuvre de Castoriadis. Boltanski et Chiapello ont montré comment cette notion, ainsi que celle d’autogestion, ont été récupérées par le « nouvel esprit du capitalisme ». En quoi l’autonomie castoriadienne se distingue du jargon des managers ?
« Castoriadis assure que s’il n’y a pas d’égalité sans liberté, sans libre participation de tous au pouvoir, il n’y a pas non plus de liberté sans égalité. »
Philippe Caumières : L’étymologie l’indique : l’autonomie, c’est le fait de poser soi-même la loi, c’est-à-dire ne pas la recevoir d’un Autre, qu’il s’agisse de Dieu ou de l’État. Mais cela ne relève nullement d’une revendication « individualiste ». L’individu est un être social, une « fabrication sociale », comme dit Castoriadis, qui refuse de l’envisager comme un être singulier. Il ne nie pas qu’existe une dimension singulière ; mais celle-ci n’est autre que la psychè, cette part de chacun qui reste irréductible à la socialisation. Si, comme nous l’avons déjà souligné, Castoriadis assure que l’autonomie est la « direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie », c’est qu’il ne sépare pas l’individu du citoyen. Il est du reste fort critique à l’égard des ceux qui, comme Benjamin Constant, prétendent défendre les libertés privées et le droit de cultiver son jardin en laissant à d’autres, qui le désirent, la « charge » des affaires publiques. Qui ne voit la contradiction d’une telle vue, qui conduit pourtant à la défense de la représentation politique ?
La pensée de Castoriadis, profondément cohérente, ne peut éviter de dégager les conséquences des thèses qu’elle avance : être autonome, diriger consciemment sa vie, suppose sans doute un travail sur soi — ce pourquoi, selon Castoriadis, la psychanalyse relève du projet d’autonomie ; mais cela ne saurait suffire. On ne peut se prétendre libre au sens des stoïciens, en acceptant l’ordre social tel qu’il est et en considérant, par exemple, que l’on n’a rien à dire sur les orientations que doit prendre l’entreprise où l’on travaille et, qu’une fois passé la porte d’entrée, il faut suivre les règles édictées par la hiérarchie. Diriger sa vie, c’est la diriger dans tous ses aspects, pas seulement le dimanche ou en famille, mais dans l’entreprise également ; ce qui suppose la possibilité d’avoir voix au chapitre en ce qui concerne les politiques économiques locales et générales. On comprend pourquoi Castoriadis assure que s’il n’y a pas d’égalité sans liberté, sans libre participation de tous au pouvoir, il n’y a pas non plus de liberté sans égalité — comment être libre si d’autres ont plus de pouvoir, que ce soit au plan strictement politique ou économique ? De la gestion ouvrière, on passe ainsi à l’autogestion, puis à la démocratie, en évitant tout formalisme. L’ouvrage de Boltanski et Chiapello est fort stimulant et les analyses qu’il développe souvent justes. Il est toutefois regrettable que ses auteurs n’aient pas tenu compte des vues de Castoriadis. Ils auraient pu notamment prendre connaissance d’un texte, publié en 1974 dans une revue de la CFDT — c’est-à-dire trois ans avant la rupture de l’Union de la gauche et le « recentrage » de la centrale syndicale —, qui dénonce fermement toute forme de hiérarchie, tant du commandement que des salaires. Ils auraient alors perçu que, pour être minoritaire, existait un courant pour lequel la distinction entre critique artiste et critique sociale n’est ni acceptée ni acceptable.
[Jean Dubuffet]
Partisan de l’autogestion, des Conseils ouvriers, critique de l’État et de la bureaucratie, anti-totalitaire et anti-léniniste… Tout porte à croire que Castoriadis était un anarchiste — son influence sur les libertaires n’est pas des moindres, d’ailleurs. Mais il ne s’en est jamais revendiqué, et a même écrit contre l’anarchisme !
Arnaud Tomès : Le rapport de Castoriadis avec l’anarchisme est assez mystérieux : comme vous le soulignez, il existe beaucoup d’analogies entre la position de Castoriadis et celle des anarchistes, et pourtant Castoriadis est très critique vis-à-vis de ce courant politique avec lequel il devrait pourtant se sentir en sympathie. Cela s’explique par plusieurs facteurs : tout d’abord, la culture de Castoriadis est marxiste, et on sait ce que Marx pensait de l’anarchisme et quels furent ses rapports avec Stirner ou Bakounine. Ensuite et surtout : Castoriadis considère l’anarchisme comme une variante de l’individualisme. Il exprime cela dans un de ses premiers textes philosophiques intitulé « Phénoménologie de la conscience prolétarienne », qui reste encore très hégélien. Il y définit l’anarchisme comme une forme de la conscience de soi, qui estime pouvoir changer immédiatement la société, par un mouvement spontané de révolte, sans s’intéresser à la question de l’organisation. Castoriadis n’a jamais défendu la spontanéité des masses en tant que telle, sachant fort bien qu’elle n’est pas nécessairement articulée à un désir d’autonomie : c’est ce qui l’a opposé à Lefort à l’époque de SoB, et c’est ce qui l’oppose aux anarchistes, qui ont peur de perdre leur « belle âme » dans les médiations politiques — qui supposent toujours des rapports de pouvoir. Enfin, Castoriadis estime que les anarchistes ne peuvent pas penser le social : comme les libéraux, ils pensent la société à partir de l’individu, et les formes de vie collective sur le modèle d’un contrat social. Ils occultent donc la force de l’institution ou des significations imaginaires sociales, ces significations qui sont au centre de toute société et qui ne sont pas le produit d’un individu ou d’un rapport entre des individus.
Philippe Caumières : Castoriadis n’envisage pas une vie sociale sans instances de pouvoir ni institutions. La question, pour lui, n’est pas leur mise en cause ou leur abandon, mais de les penser selon les principes démocratiques. En ce qui concerne le pouvoir, il s’agit de le rendre le plus explicite possible tout en refusant qu’il émane d’une instance séparée de la société comme peut l’être ou a pu l’être l’État moderne. De même faut-il éviter que les institutions ne « s’autonomisent » si l’on peut dire, qu’elles échappent au contrôle des citoyens en raison de leur inertie propre. De manière générale, une société autonome est une société instituante, son activité politique est permanente. C’est là un point que beaucoup contestent, considérant cela comme irréalisable et donc irréaliste. Sans doute l’histoire plaide-t-elle pour eux puisque les moments révolutionnaires, ces « moments heureux », comme dit Arendt, qui sont des moments d’effervescence et de créativité dans tous les domaines, comme cela a pu être le cas au mi-temps des années 1960 jusqu’au début des années 1970, ne durent pas. Mais Castoriadis pense que cela ne tient pas à des dynamiques immanentes, qu’une société autonome n’est nullement contradictoire et nécessairement vouée à verser dans l’hétéronomie.
Pour lui, la théorie politique ne peut être une création d’intellectuels retranchés dans leur bureau mais bien une théorie qui s’enracine dans l’agir politique des masses : leurs luttes, leurs projets, leurs institutions… Est-ce à dire que le mouvement révolutionnaire n’a pas besoin de « théoriciens », voire d’intellectuels ?
« Castoriadis n’envisage pas une vie sociale sans instances de pouvoir ni institutions. La question, pour lui, n’est pas leur mise en cause ou leur abandon, mais de les penser selon les principes démocratiques. »
Philippe Caumières : La question, pour lui, n’est évidemment pas de contester la théorie ni ceux qui la développent. Il revient très tôt du reste sur le propos que l’on trouve dans le Que faire ? de Lénine, assurant que « sans théorie révolutionnaire, il n’y a pas d’action révolutionnaire », pour assurer que son sens profond signifie qu’il ne peut y avoir développement de l’action révolutionnaire, sans développement de la théorie révolutionnaire. Mais il tient à rappeler que la théorie, pour être une théorie pertinente, ne vient jamais de rien, qu’elle s’enracine dans le vécu, celui des dominés notamment. Castoriadis reste ici fidèle à Marx et Engels, qui voyaient dans la distinction entre théorie et pratique l’origine de l’idéologie. Oublier que la théorie doit se nourrir de la pratique ne conduit pas simplement à des analyses contestables ; cela accorde la place du maître à ceux qui les développent. Les militants de Socialisme ou Barbarie, Claude Lefort en tête, étaient fort sensibles à ce point qui a suscité de vifs débats à propos de la question de l’organisation militante. Ce qui est toutefois essentiel pour Castoriadis est la créativité permanente des masses que les catégories habituelles de penser interdisent de reconnaître. Il faut rappeler que la revue Socialisme ou Barbarie a immédiatement fait écho à une des premières expériences de prise de parole par quelqu’un « d’en bas », en publiant, au long de ses six premiers numéros, L’Ouvrier américain, journal d’un travailleur signant Paul Romano.
Arnaud Tomès : Je crois que Castoriadis a évolué sur ces questions. Après la dissolution de SoB, il a lui-même entrepris un travail intellectuel de grande ampleur parce qu’il lui semblait que le moment était venu d’une élucidation des raisons de l’échec des mouvements ouvriers se revendiquant du marxisme, et d’une refondation d’un projet révolutionnaire. Ce que critique Castoriadis, c’est l’intellectuel organique, ou celui qui prétend dispenser la science aux masses incultes, comme Bourdieu dispensant son savoir sociologique aux victimes de la domination pour qu’ils se libèrent ; ce n’est nullement le travail de l’intellectuel critique. Ce qui est tout de même frappant quand on a milité un peu, c’est de voir à quel point les militants des organisations classiques de gauche sont prisonniers des schèmes de la pensée héritée : c’est moins vrai depuis que les Indignés, Occupy Wall Street ou Nuit debout ont développé une réelle réflexion sur leur action. Mais les organisations syndicales ou les partis classiques restent de grandes machines bureaucratiques, qui ne conçoivent l’action que selon une division du travail reconduisant les schèmes de l’hétéronomie. On le voit par exemple chez les Insoumis de Mélenchon. Nul doute ici que le travail intellectuel d’un Castoriadis soit absolument nécessaire.
[Jean Dubuffet]
Critique de l’idéologie du Progrès et d’un certain rationalisme obtus, Castoriadis n’abandonne pas l’idée de raison critique, ni celle d’amélioration des conditions de vie ou de progrès de la liberté. Où se situe-t-il dans le débat, encore prégnant, entre postmodernes et modernes ?
Arnaud Tomès : Castoriadis a toujours refusé de prendre part à la querelle entre partisans de la modernité et postmodernistes. Pour lui, la notion de modernité n’a d’ailleurs aucun sens : une société qui s’intitule elle-même « moderne » affirme d’une certaine manière que rien ne pourra venir après elle, qu’elle constitue la fin de l’Histoire — ce qui est absurde. Quant à la postmodernité, conçue à la manière de Jean-François Lyotard (ancien membre de SoB), il y voyait l’une de ces modes intellectuelles sans intérêt qui régulièrement animent le monde médiatique. Castoriadis se veut fidèle à ce qu’il appelle lui-même le projet d’autonomie, qui ne naît pas avec la modernité, mais bien avant, au moment où la société grecque invente à la fois la démocratie et la philosophie : l’un des acquis de ce projet d’autonomie, dont les Lumières constituent à la fois la reprise et la radicalisation, est en effet l’idée de la raison critique, à laquelle Castoriadis est très attaché. Rien de plus étranger à lui que l’irrationalisme de ses contemporains, d’un Foucault qui voit la raison — dans les pages les moins inspirées de son Histoire de la folie à l’âge classique — comme un vecteur d’assujettissement et d’exclusion, par exemple. Mais Castoriadis n’est pas ignorant de toutes les ambiguïtés du rationalisme : il sait que la raison n’a pas le même sens selon qu’on la limite à la rationalité instrumentale (celle de l’économie capitaliste, par exemple) ou selon qu’on y voit le produit et le moyen du projet d’autonomie. Ni moderne ni antimoderne, il est donc plutôt, comme Socrate, atopos : non situable dans cette polémique qui ne le concerne pas, fidèle à ce qu’a de meilleur la modernité (l’universalisation du projet d’autonomie) et critique de ce qu’elle a de pire.
Ces critiques ne peuvent être détachées du concept principal forgé par ce philosophe, à savoir celui d’imaginaire, et plus particulièrement d’imaginaire radical et d’imaginaire instituant. En quoi l’analyse que fait Castoriadis révolutionne-t-elle les paradigmes habituels des sciences humaines et, partant, de la pensée politique ?
« Tout se passe comme si les idées de Castoriadis, restées marginales durant toute sa vie, avaient fini par irradier l’espace public. »
Philippe Caumières : Castoriadis tâche de rendre compte de ce qui est, de la réalité effective. La considération des sociétés et de la contingence de leur histoire conduit à reconnaître qu’elles ne relèvent que d’elles-mêmes, qu’elles s’auto-instituent. C’est un point souvent mal compris, contesté par tous ceux qui continuent à réfléchir avec des cadres de pensée hérités, usant, par exemple, du principe de causalité quel que soit le domaine abordé — ce qui impose de concevoir que tout ce qui existe est parfaitement déterminé, n’étant jamais que l’effet nécessaire de causes antécédentes. Mais comment alors éviter de rapporter la société — le social-historique, comme dit Castoriadis pour manifester que toute société est historique et que l’histoire relève toujours du social — à une origine extra-sociale ? Et comment accepter l’émergence du nouveau au sens fort du mot ? Parler de nouveau, c’est en effet parler de ce qui n’a jamais été, pas même en puissance, de ce qui ne dérive pas de causes antécédentes. Le nouveau est le fruit d’une création ex-nihilo, même si celle-ci n’est jamais in nihilo ni cum nihilo : il est émergence qui ne provient de rien, qui n’est pas simple transformation d’un donné préalable, même si cette dernière ne se produit jamais dans le rien ni à partir de rien. Ce pourquoi il marque une rupture dans l’histoire. Les grandes œuvres artistiques, par exemple, sont des créations en ce sens. Mais cela vaut aussi au plan collectif : la tragédie ou la démocratie sont des créations de la société athénienne classique, de même la (pseudo) rationalité économique est-elle une création moderne qui n’est en rien un effet nécessaire de l’ordre social à un moment donné de son évolution. La reconnaissance du nouveau conduit Castoriadis à insister sur une instance créatrice comme sa condition de possibilité : l’imagination individuelle ou l’imaginaire collectif. Castoriadis envisage ainsi le social-historique comme un ordre propre, ne renvoyant qu’à lui-même, c’est-à-dire comme représentant un niveau d’être spécifique. Il savait que cela n’était généralement pas admis par ses pairs qui, refusant de céder sur la pleine détermination et sur la causalité, le rapportaient à la nature ou en faisaient le produit d’interactions entre individus — comme si ces derniers pouvaient exister indépendamment du social. Il pensait que cette thèse, et le travail d’élucidation mené à partir de là, représentaient son apport théorique majeur.
Le pessimisme de fin de vie de Castoriadis semble indiquer une perte de foi dans les changements révolutionnaires. Qu’a-t-il perçu, dans les années 1990, des luttes de son époque ?
Arnaud Tomès : Castoriadis est mort en 1997 : il n’a pas vraiment eu le temps de voir le développement de l’altermondialisme. Il n’en est pas moins extrêmement critique du néolibéalisme dans l’un de ses derniers textes publiés, intitulé ironiquement « La Rationalité du capitalisme » : toutes les critiques développées plus tard par Attac, ou par les mouvements altermondialistes, y sont déjà présentes. Castoriadis, qui a longtemps gagné sa vie comme économiste, voyait dans le néolibéralisme l’une des plus grandes régressions intellectuelles de notre époque, témoignant précisément de ce qu’il considérait comme la « montée de l’insignifiance », y compris dans la théorie. Castoriadis n’était pas aveugle face aux événements politiques qui pouvaient manifester un regain d’intérêt pour le projet d’autonomie : s’il n’a pas écrit, à ma connaissance sur le mouvement zapatiste, il a en revanche été très attentif à ce qui se passait en France en décembre 1995, comme le rappelait Philippe. Mais Castoriadis faisait un diagnostic d’ensemble des sociétés occidentales : il y voyait un vaste mouvement de dépolitisation, de repli dans la vie privée, et une crise des significations imaginaires centrales sur lesquelles ces sociétés s’étaient bâties. Ce n’est pas la partie de l’œuvre de Castoriadis que je préfère — il y cède souvent à des constats sociologiques à l’emporte-pièce : le moraliste et le polémiste l’emportent parfois sur le philosophe —, mais Castoriadis y pointe tout de même certains phénomènes inquiétants comme la disparition de certains modèles anthropologiques au profit du consommateur-jouisseur fabriqué par le néo-capitalisme contemporain.
Philippe Caumières : En fait, ce que vous nommez son pessimisme, relève de son diagnostic concernant ce qu’il nomme « l’éclipse du projet d’autonomie et la privatisation des individus », lequel date de la fin des années 1950. Comme nous l’avons déjà dit, cela ne l’a pas empêché de se mobiliser chaque fois qu’il y a eu une vague contestataire dans l’espace public.
[Jean Dubuffet]
Il n’a pas pu assister à Occupy Wall Street, Nuit debout, 15‑M, et tant d’autres initiatives surgies dans l’après-crise 2007. Comment ses idées peuvent-elles éclairer une perspective révolutionnaire contemporaine ?
Philippe Caumières : Tout se passe comme si les idées de Castoriadis, restées marginales durant toute sa vie, avaient fini par irradier l’espace public. Les mouvements que vous évoquez se caractérisent en effet par le refus d’une organisation hiérarchisée de manière fixe et la volonté des militants de dominer, autant que faire se peut, leur devenir commun.
Arnaud Tomès : Castoriadis est en effet lu et revendiqué par beaucoup de militants. Il a eu le mérite de ne pas proposer d’utopie (terme qu’il rejetait) ni de vouloir prophétiser la forme que prendrait le mouvement social : c’était contraire à son idée de la créativité historique. Il faut aujourd’hui lire Castoriadis, quand on est révolutionnaire ou tout simplement démocrate, pour se déprendre des schèmes intellectuels assez répandus dans les mouvements politiques de gauche : une certaine vision de l’histoire, qui n’est pas exempte de téléologie ; un moralisme qui confine parfois au manichéisme ; une tendance à la bureaucratie et à l’autoritarisme. Castoriadis a également le mérite de proposer une réflexion de fond sur ce qu’est une démocratie véritable — et pas ces oligarchies libérales que nous appelons à tort, de manière oxymorique, « démocraties représentatives ». Castoriadis pose les questions essentielles : quelles sont les significations imaginaires qui peuvent aujourd’hui faire sens pour nous ? voulons-nous une démocratie authentique, un régime de l’autonomie et de l’auto-limitation ? comment rompre avec la société marchande ? quelle éducation pour un homme démocratique ? Les mouvements révolutionnaires ont tout intérêt à se réapproprier ces questions, qui sont au centre du travail de Castoriadis.
REBONDS
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