Entretien inédit | Ballast
L’Assemblée nationale, personne ne l’ignore, ne représente pas la France. Les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent moins de 10 % de population : ils sont près de 60 % des députés élus. Les ouvriers représentent 20 % de l’emploi : ils sont moins d’1 % au palais Bourbon. Dans l’hémicycle, on administre donc, le plus souvent, un pays qu’on ne connaît que vu d’en haut. Nous sommes entrés en contact avec l’une de ses hôtes : une ancienne technicienne chez France Télécom. Elle se nomme Catherine Couturier et officie comme députée de la Creuse, son département d’origine. Celle qui a fréquenté la CGT et milité pour le Parti communiste avance désormais sous les couleurs de La France insoumise. Elle préside aujourd’hui une mission d’information parlementaire sur la forêt et son adaptation face au changement climatique, dont le rapport est attendu dans les jours à venir. Services publics, monde rural, agriculture, forêt : autant d’enjeux dont nous avons discuté avec elle.
Je suis issue d’une famille où le débat politique était quotidien. Mon père était un militant socialiste et mes sœurs engagées syndicalement. Ça parlait beaucoup à la maison. C’était la période Mitterrand-Giscard, le Programme commun… J’ai eu la chance, lycéenne, de rencontrer des profs impliqués politiquement et syndicalement. Mes premiers engagements datent des années 1974–1975, quand j’étais lycéenne, à Limoges, contre la loi Haby. Ça remonte donc à loin. J’ai aussi adhéré très tôt aux Jeunesses communistes.
Vous n’avez d’ailleurs quitté le PCF que récemment, en 2015, pour rejoindre La France insoumise.
Oui. Mais si je ne suis plus adhérente au PCF, je reste communiste et je suis membre de l’Association des communistes insoumis. J’ai toujours été pour une démarche de rassemblement, pour porter un programme de rupture. Donc je me suis retrouvée dans la proposition qu’a portée Jean-Luc Mélenchon. J’ai d’abord fait ses campagnes tout en restant au PCF. Je considérais que c’était la bonne solution pour créer une majorité. Qu’il fallait arrêter des accords politiques pour sauver des places. Je dis souvent que ça n’est pas moi qui ai quitté le Parti mais que c’est le Parti qui m’a quittée, sur des questions de stratégie, sur les enjeux environnementaux — l’énergie et le nucléaire, notamment. On doit questionner le productivisme à outrance, qui veut sauver à tout prix des emplois industriels néfastes à l’environnement, plutôt que de se demander comment réorienter l’industrie vers les enjeux écologiques.
Vous êtes donc technicienne, et votre premier mandat de députée n’intervient qu’après une longue carrière. Vous faites partie d’une minorité à l’Assemblée nationale !
« J’ai passé le concours de technicien des PTT. J’étais l’une des premières femmes à le faire : c’était seulement la deuxième fois que ce concours était ouvert aux femmes. »
Je ne suis pas arrivée députée comme ça, sans carrière politique auparavant. Mais, pour tout dire, j’ai pris ma retraite en 2019 en me disant que je pouvais enfin revenir en Creuse après quarante-et-un ans en région parisienne, pour profiter, aller aux champignons et me balader en forêt… Forcément, je ne comptais pas couper avec le syndicalisme et la vie politique locale, mais seulement apporter mon expérience. Les circonstances ont fait que le collectif a proposé ma candidature, ce que j’ai accepté. Et on a fait collectivement ce qu’il fallait pour que je sois élue. Mais auparavant, j’ai eu des responsabilités syndicales à la CGT en tant que secrétaire générale de l’union locale de Mantes-la-Jolie, et aussi des responsabilités politiques avec le PCF, en tant que membre du Conseil national et membre active de la Fédération des Yvelines. J’ai toujours considéré qu’il ne fallait jamais couper avec l’activité professionnelle. On se rend vite compte que c’est difficile de mener les deux en même temps : avoir une activité professionnelle et avoir une responsabilité politique ou syndicale de premier niveau. Toutefois, j’ai toujours eu des périodes où je retournais au boulot.
Quel est le rôle du travail, justement, dans ce parcours ?
J’ai passé le concours de technicien des PTT. J’étais l’une des premières femmes à le faire : c’était seulement la deuxième fois que ce concours était ouvert aux femmes. J’ai été reçue dans les premières et j’ai été nommée en région parisienne. J’y ai rencontré des militants de la CGT que j’ai rejoints rapidement. Étant une des premières femmes dans ce métier, on m’a tout de suite donné une place dans la bataille syndicale qu’on menait, justement, sur la place des femmes. C’était l’époque d’Antoinette, le journal féministe de la CGT. Si j’ai d’abord consacré beaucoup de temps à l’engagement syndical, j’ai toujours considéré que„ pour avancer, il fallait deux jambes — syndicale et politique. L’action syndicale doit trouver un débouché politique.
Vous avez donc vécu la privatisation d’un service public, puis les premières vagues de suicides dans l’entreprise. Est-ce que ça a pesé sur votre politisation ?
Oui, forcément, puisque ça a fait que je suis partie de l’entreprise. Quand les suicides ont eu un écho médiatique, ça faisait déjà des années qu’on tirait la sonnette d’alarme. Les restructurations, la sous-traitance à outrance, on les subissait déjà. C’est sorti quand ceux qui ont été touchés ont été les cadres, les techniciens intermédiaires. Quand on a fini de laminer tous ceux qui étaient en bas, il a fallu passer à ceux qui étaient au-dessus. L’évolution technologique faisait qu’on avait besoin de moins de monde. L’entreprise n’était déjà plus un service public au sens où je l’entendais. Il fallait se tourner vers plus de commerciaux à cause de l’ouverture à la concurrence. Je n’y trouvais plus du tout de sens. Ce qui a beaucoup pesé pour ces vagues de suicides, ce sont les mises au placard. Le fait qu’on ne trouvait plus de sens dans notre travail. Je l’ai bien vu pour les techniciens et les ingénieurs qui ont été confrontés à ces problématiques — j’ai été permanente syndicale de 1996 à 2002. En 2001, j’avais été élue maire adjointe dans la ville où j’habitais et j’ai fait le choix de laisser ma responsabilité syndicale pour me consacrer à mon engagement d’élue. J’ai alors demandé ma réintégration à France Télécom, qui m’a laissée trois ans sans poste. C’était l’époque où il fallait dégager du monde et ils voyaient d’un mauvais œil le retour d’une syndicaliste sur le terrain. Un beau jour, ils se sont réveillés et ils m’ont proposé un poste dans un placard. J’ai craqué. J’ai cherché à partir. Et je suis partie dans une collectivité, sur un poste de chargée de mission sur l’hygiène et la sécurité au travail. Je me suis beaucoup consacrée aux risques psycho-sociaux. Pour m’occuper de l’humain.
Venons-en au territoire que vous représentez, la Creuse. La densité de population y est très faible et un tiers des 115 000 habitants vit loin d’une ville. En quoi cela a‑t-il nourri vos prises de position au niveau national ?
Un député ne fait pas les lois que pour son département. Par contre, il doit s’imprégner du territoire dont il est issu pour pouvoir porter les arguments au moment de défendre un projet de loi ou un dossier, comme celui que je mène sur les forêts. Je siège dans la délégation aux collectivités territoriales. Dans notre programme, il est écrit que la commune doit être au cœur de l’exercice démocratique, et que c’est l’élément essentiel de nos institutions. Dans un territoire rural comme la Creuse, il y a 256 communes. Si demain cet échelon venait à disparaître, ce serait une catastrophe pour un département comme celui-là. La commune permet du lien social. C’est le seul point de référence des citoyens quand ils ont un problème. Alors ils vont voir le maire, l’élu, la secrétaire de mairie. La porte d’entrée du premier service public est la commune. C’est ce que je porte à l’Assemblée : que ces territoires aient plus de moyens financiers pour qu’ils puissent mener à bien ce qu’il est en leur pouvoir de faire. Ce qui m’impressionne dans ce département, c’est sa richesse en termes de milieux associatifs — grâce à la solidarité locale. Le problème c’est qu’aujourd’hui, les communes qui accompagnaient ces initiatives n’ont plus la capacité financière de poursuivre ce travail. Et le rallongement de l’âge de départ à la retraite à 64 ans va amoindrir ce tissu de bénévoles. Ça va être un drame pour notre département ! Deux ans de plus, ce sont les deux meilleures années où on se disait, bien souvent, qu’on avait encore de l’énergie pour faire quelque chose dans son village. Ça va être aussi très compliqué aux prochaines municipales de constituer les listes…
« Deux ans de plus, ce sont les deux meilleures années où on se disait, bien souvent, qu’on avait encore de l’énergie pour faire quelque chose dans son village. »
Ce matin, je discutais avec le maire d’une commune qui doit refaire l’église de son village, qui tombe en ruine. Il y en a pour 700 000 euros de travaux. Il n’a pas les capacités financières de les faire. Même si les gens ne vont pas à l’église, ils sont attachés au patrimoine. Aujourd’hui, les petites communes sont étranglées financièrement, les dotations sont une misère. Elles n’arrivent plus qu’à faire des choses par principe de dotation — d’où une mise en concurrence des petites communes entre elles. Je ne suis pas contre l’intercommunalité : je suis pour une intercommunalité de projet. Je considère que les élus sont des gens intelligents, qui veulent bien faire ce qu’ils entreprennent et sont capables de se regrouper pour pouvoir mener des projets en commun dans l’intérêt général. Aujourd’hui, l’intercommunalité telle qu’elle est imposée par la loi a notamment pour conséquence qu’on les dépossède de leur pouvoir. Et ça, les élus ne supportent plus.
Vous mentionnez une des répercussions de la réforme des retraites sur ce département. Comment a été la mobilisation localement ?
Ce département a été très suivi par tous les médias nationaux parce qu’ils ont été surpris par le niveau des mobilisations. Ce matin [jeudi 13 avril, ndlr], à Guéret, il y avait encore 2 000 personnes dans la rue. Pourquoi ? D’abord, parce qu’on est un territoire où la Résistance a été très présente pendant la guerre. La solidarité est restée très forte. C’est un département d’accueil des réfugiés, des Ukrainiens. Ensuite, la moyenne d’âge est très élevée, il y a beaucoup d’habitants de plus de 60 ans. La désertification des services publics a toujours représenté un combat ici. La lutte pour la défense des services publics en 2004, quand les élus avaient rendu leurs écharpes, est restée dans la tête des gens. La désertification médicale est générale en France, mais elle est plus prégnante dans ce département. En Île-de-France, vous faites 20 kilomètres et vous trouvez une solution. Là, c’est 150 kilomètres qu’il faut faire parfois, pour rejoindre Clermont-Ferrand ou Limoges. De la même manière, il n’y a pas de transports en commun. Il faut batailler, comme on l’a fait avec mes collègues du Cher et de la Haute-Vienne sur la ligne POLT, par exemple, la ligne ferroviaire qui va de Paris à Toulouse en passant par Orléans et Limoges. Ce sont autant d’éléments qui font qu’ici, la réforme des retraites a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. J’ai été surprise, moi aussi : encore ce matin, j’ai revu deux salariés d’une petite entreprise de charpente que je connais, ils ont fait toutes les manifs ! Même des artisans ont participé, parce que la baisse du pouvoir d’achat est une catastrophe pour tout le monde. Sans compter qu’on a le taux de pauvreté de la jeunesse le plus fort de France.
Pourquoi ?
Il n’y a pas d’université, on a très peu de débouchés pour des activités professionnelles. Les jeunes partent faire leurs études dans les grandes villes et ne reviennent pas, ou seulement pour voir leurs parents. Ils n’habitent plus le département. La jeunesse qui vit sur le département présente un niveau d’études très faible, et a donc forcément des difficultés à trouver de l’emploi proposant un revenu décent.
À l’Assemblée nationale comme dans votre circonscription, vous vous distinguez sur deux thèmes : l’agriculture et, surtout, la forêt. Deux domaines qui ont en commun d’interroger le partage de la terre et l’usage des sols.
On a la chance d’avoir un département où les surfaces agricoles sont plutôt petites. 70 % des terres sont des prairies pour l’élevage, avec beaucoup d’agriculture biologique et pas mal de jeunes agriculteurs qui commencent à s’interroger sur le fait d’avoir des troupeaux plus petits et en autosuffisance. Je pense que ce département pourrait être une vitrine.
Tout le monde ne semble pas de cet avis ! Le modèle agricole productiviste que vous mettez en cause vous l’a fait savoir : il s’est attaqué à votre permanence parlementaire, à plusieurs reprises, suite à vos déclarations sur les méthaniseurs à l’Assemblée nationale.
Oui. J’ai eu affaire à quelques agriculteurs qui appliquent un modèle intensif et pensent que le complément de revenu peut se faire avec de l’énergie — photovoltaïque, méthanisation (ce qu’on pourrait comparer à certains propriétaires forestiers qui ne voient dans leur forêt qu’un gain potentiel, sans se soucier de sa préservation en matière de biodiversité, de puits de carbone). Agriculture et forêt sont confrontés à des enjeux très proches. On voit s’implanter des usines à pellets [granulés de bois qui servent de combustible pour alimenter des chaudières ou des poêles, ndlr], des scieries qui n’ont pour objectif que de faire du parquet ou de la palette, ce qui fait qu’on va chercher des bois qui ne sont pas forcément arrivés à maturation. Les grosses scieries ne sont plus en capacité de faire du bois d’œuvre. Et les petites scieries qui, elles, le peuvent, ont du mal à exister. Je suis en train de travailler sur un projet pour qu’on développe des scieries en capacité de faire du bois d’œuvre.
Vous présidez une mission d’information sur l’adaptation de la politique forestière au changement climatique. Vos prises de position vous situent à l’opposé des décisions prises en matière de forêt depuis des dizaines d’années. Comment réussir à amener des propositions de réforme dans ce contexte ?
« Le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu a été odieux, minable. On assiste à une attitude du gouvernement très agressive. »
Le rapport issu de cette mission parlementaire sera dévoilé début mai. Mais pour vous répondre : je pense que si on prend cette question sous l’angle de l’adaptation au changement climatique, on devrait pouvoir y arriver. Il y a une réelle prise de conscience : si on ne veut pas tous crever ou brûler au milieu des forêts, il va falloir faire quelque chose. Je ne suis pas rapporteuse, seulement présidente de la mission. Même si les propositions ne vont pas aussi loin que je l’aurais aimé, il y a des avancées, des pistes, qui vont nous permettre d’envisager une proposition de loi transpartisane qui améliorera les choses et tracera, peut-être, des perspectives. Ceci dit, c’est vrai qu’on est face à un gouvernement qui a besoin d’un ORL. Pour prendre un exemple récent : Sylvain Carrière a fait état à l’Assemblée des surfaces forestières qui ont brulé depuis le début de l’année pour interroger le gouvernement sur la sécheresse et les incendies. Le chiffre qu’il a donné vient d’instituts européens. Le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu a été odieux, minable : il lui a répondu qu’il fallait maîtriser le sujet avant de poser une question, arguant de chiffres différents, avant d’enchaîner sans répondre à sa question. On assiste à une attitude du gouvernement très agressive. Moi, ils me donnent l’impression de perdre pied. Leur objectif, c’est une gestion par la peur, autoritaire, monarchique. On n’est plus dans une démocratie. Autre exemple : les discussions autour de la proposition de loi « Bien vieillir », issu des rapports que Caroline Fiat et Monique Iborra avaient présentés lors du mandat précédent. Le groupe Renaissance a jugé que le projet de loi initial allait trop loin. Ils ont donc dégagé Monique Iborra qui était rapporteuse, pour vider le texte de tout son contenu intéressant. On a déposé une motion de renvoi préalable, pour ajourner l’examen du texte qui, à quelques voix près, n’est pas passée, à cause de l’opposition du RN. Toute la droite l’a votée, toute la NUPES aussi, et c’est le RN, une fois de plus, qui a sauvé la macronie.
On voit donc le sort réservé à l’Assemblée nationale aux rapports issus de missions d’information telles que celle que vous avez menée sur la forêt. Que peut-on attendre alors ?
L’objectif que je me suis fixée, c’est d’avancer une proposition de loi qui soit la plus transpartisane possible, sans remettre en cause le programme sur lequel on a été élus. Je ne sais pas jusqu’où cette exigence rendra ces objectifs compatibles. Mais aujourd’hui, si on veut que certains textes passent, il faut créer les conditions pour qu’ils soient partagés par le plus grand nombre. Sur les questions environnementales, écologiques, c’est faisable. Par contre, c’est beaucoup plus compliqué, dans un second temps, pour que les membres Renaissance de la commission le fassent valider par leur groupe.
On vous a vue le mois dernier au bois du Chat, à Tarnac, dans la Corrèze, tenter une médiation sur un conflit opposant des collectifs contre une coupe rase et l’interprofession forestière qui la recommande et la soutient. Il s’agit d’une parcelle de six hectares de feuillus, une surface minuscule par rapport à ce qui est exploité chaque jour dans votre région. Pourquoi être intervenue ?
J’ai d’abord été alertée par un des collectifs et je suis intervenue pour essayer de trouver une issue à ce conflit entre eux et un exploitant. C’est un exemple concret de ce qu’on aborde dans le rapport. Il s’agit d’une parcelle avec un plan de gestion qui date de quinze ans, qui n’a pas été revu ni réévalué. La parcelle avait été déclarée comme un taillis1 alors qu’aujourd’hui c’est une futaie2. On se trouve dans un Parc naturel régional [PNR], avec des pentes de plus de 30 % et des zones humides : autant de conditions qui indiquent qu’une coupe rase n’a aucun sens écologique. Au contraire ! C’est l’exemple même d’un lieu où devrait s’appliquer une gestion différente, avec des prélèvements de bois arrivés à maturation, ou en procédant à des éclaircies pour qu’en profitent des arbres qui ont vocation à devenir des bois d’œuvre de qualité. Les défenseurs de la coupe ont eux aussi pris ce conflit comme un modèle afin de communiquer en leur faveur et de dire : « C’est une forêt privée, on fait ce qu’on veut sur une forêt privée. » Non. Il y a une réglementation, des choses à respecter. C’est l’exemple même du propriétaire forestier qui n’habite pas à côté de sa forêt. Je ne sais pas depuis combien de temps la propriétaire n’a pas mis les pieds dans ses bois, mais c’est pour elle l’occasion d’empocher une certaine somme. Elle subit aussi certainement la pression de l’exploitant forestier pour ne pas remettre en cause l’accord d’exploitation qui avait été signé. Car derrière il y a les gros acteurs de la filière, comme Argil, qui appartient au groupe Bois et Dérivés ou Fibois, qui est l’interprofession forêt, bois et papier sur la région. Tous ces acteurs voulaient faire du projet portant sur cette petite parcelle un exemple pour affirmer : « Les associations environnementales, les protecteurs de la forêt, ça n’est pas vous qui allez nous dire comment on exploite la forêt ! » En intervenant sur place, je me suis positionnée pour essayer de trouver une forme de médiation. J’ai pris la parole alors qu’on ne voulait pas me la donner — et ça les ennuie, aussi, de voir une femme qui résiste dans un milieu forestier très masculin. Pour l’instant, la coupe est interrompue, le plan de gestion sera peut-être revu, la région et le PNR ont fait des propositions pour racheter les parcelles… Je pense que j’ai à peu près réussi.
À une échelle moindre, c’est une mobilisation qui fait écho à celle contre les mégabassines : des participants qui excèdent les cercles habituels des militants, la défense d’un bien qui est considéré par beaucoup comme commun…
Je suis tout à fait d’accord. Ce sont deux mondes qui s’affrontent : le système économique capitaliste et un système où on remet l’être humain et le vivant au cœur de nos choix. C’est simplement une autre échelle. Considérer l’eau comme un bien commun, je crois que c’est dans toutes les têtes. C’est acquis. Pour la forêt, non. J’ai parlé de la forêt dans ces termes d’ailleurs — et pour les exploitants forestiers, c’est une outrance ! Les gens sont scandalisés par les coupes rases ou celles qui détruisent les paysages, qui défoncent les chemins. Quand une coupe est sanitaire3, ce qu’on ne sait pas forcément, il faut l’expliquer, le dire. Mais sur le département de la Creuse, c’est une part infime des coupes. Par ailleurs, on ne peut pas parler de la gestion de l’eau sans parler de la préservation des forêts. Des coupes rases comme celle que j’ai constatée à Meymac, en Corrèze, sur près de 100 hectares, sont une catastrophe. On va avoir des pluies d’orage de plus en plus violentes, la terre sur le haut des pentes ne sera pas retenue, tout se retrouvera en bas. En plus c’est replanté en monoculture… Dans quarante ans, il y aura des forêts qui pourront peut-être se développer en bas des pentes, mais pas en haut, faute de sol. Les paysages ont toujours évolué au cours du temps : qu’ils changent, ce n’est pas un drame, mais faisons attention à ce qu’on fait. On se dirige vers des changements catastrophiques.
On constate un déséquilibre énorme entre des alternatives forestières promues ici et là, et un modèle dominant, extractiviste, industriel. Quelques centaines d’hectares d’un côté, des centaines de milliers de l’autre. Quelle devrait être l’action de la puissance publique pour peser dans le bon sens ?
« Considérer l’eau comme un bien commun, je crois que c’est dans toutes les têtes. C’est acquis. Pour la forêt, non. »
Mon objectif est une proposition de loi qui donne plus de pouvoir aux élus locaux, plus de moyens à l’Office national des forêts [ONF], à l’Office français de la biodiversité [OFB] et aux centres régionaux de la propriété forestière [CRPF]. Ces établissements publics pourraient notamment permettre une meilleure connaissance cartographique d’une forêt privée extrêmement morcelée en France. Et il faut qu’on réglemente les plans de gestion et les coupes rases.
La députée Mathilde Panot a déjà proposé une loi à ce propos, il y a quelques années…
Qui n’est pas passée, oui. C’est aussi mon objectif, ce sur quoi je veux travailler dans la foulée. Cette proposition serait déjà un premier pas.
À l’aune de votre expérience à France Télécom, un service public qui, il y a une vingtaine d’années, s’est privatisé, quel regard portez-vous sur l’évolution de cet autre service public qu’est l’ONF, dont le personnel tend à diminuer chaque année ?
On subit les conséquences de la révision des politiques publiques. Quand on voit que l’ONF est obligé, pour équilibrer son propre budget, de vendre encore plus de bois… Je ne dis pas que l’ONF ne doive pas couper de bois, mais ça n’est pas sa vocation première : sa vocation, c’est d’être un véritable gestionnaire des forêts publiques, d’avoir assez de moyens pour être un appui technique et de conseiller les collectivités territoriales. Aujourd’hui, ses moyens sont insignifiants par rapport aux surfaces à gérer. Et c’est la même chose pour l’OFB. Si on veut que les enjeux de la biodiversité soient pris au sérieux, il faut qu’on réussisse à renforcer l’ensemble des services publics concernés.
Illustration de bannière : Creuse, 2008 | Camille Hervouet
Photographie de vignette : Tarnac, 2023 | Céline Levain
- Méthode de gestion forestière qui consister à couper régulièrement des jeunes arbres en laissant leur souche en place, afin que des rejets poussent sur celle-ci et soient coupés à leur tour. Ce régime d’aménagement forestier est surtout utilisé pour faire du bois de chauffage avec des feuillus [ndlr].[↩]
- Méthode de gestion forestière qui consiste à privilégier les grands arbres issus de semis, naturels ou plantés, en les laissant maturer afin qu’on puisse en tirer du bois d’œuvre après exploitation. On distingue les futaies régulières, souvent plantées, où tous les âges des essences principales sont d’âge proche, des futaies irrégulières, issues le plus souvent de la régénération naturelle, où on vise une plus grande diversité d’essences ainsi que dans l’âge et la taille des arbres, [ndlr].[↩]
- Ces coupes visent les arbres en mauvais état, qu’ils soient attaqués par des parasites ou qu’ils aient été abimés au cours de l’exploitation de la parcelle ou par des phénomènes météorologiques. La coupe rase est la méthode la plus employée dans le cas des peuplements touchés par des scolytes, des insectes qui creusent des galeries et pondent sous l’écorce de certaines essences, notamment les épicéas [ndlr].[↩]
REBONDS
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