Entretien inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »
Le succès d’un premier roman publié en 2016 a fait connaître et reconnaître Catherine Poulain comme écrivaine. Le Grand marin évoque l’aventure et le travail obstinés d’une femme qui s’embarque sur un bateau de pêche en Alaska. Catherine Poulain a elle-même passé dix ans à exercer le métier de pêcheuse dans cette région, avant de se faire expulser faute de papiers en règle. Pêcheuse, mais aussi ouvrière, saisonnière agricole, voyageuse, baroudeuse et bergère, Catherine Poulain a toujours exercé, en mouvement, des métiers qui l’ont tenue loin du monde intellectuel et littéraire. Mais elle a toujours écrit. Son deuxième roman, Le Cœur blanc, paru en 2018, rend hommage aux saisonniers et aux saisonnières agricoles de France, ce « peuple de l’ombre qui cherche de la lumière ». Évoquer des hommes et des femmes côtoyés dans le travail, les recomposer en de grands personnages, écrire des mondes parfois tenus aux marges, raconter certaines formes paradoxales du labeur dans lesquelles la fatigue se conquiert et le corps douloureusement se libère : voilà ce qu’engage cette écriture assez directe, concrète, charnelle. Aujourd’hui, Catherine Poulain réside dans le Médoc, où elle travaille une parcelle de vigne et vient d’achever l’écriture d’un nouveau texte qui paraîtra dans quelques mois. Elle nous accueille chez elle, dans la petite maison rouge « dont personne ne voulait » dans le village — et qu’elle a refaite de ses mains. Cinquième volet de notre série « Littérature du travail ».
[lire le quatrième volet : « Les pauvres du monde entier — le journal de Françoise Ega »]
Peut-être faut-il commencer par évoquer les différents métiers que vous avez exercés dans votre vie. Ont-ils été autant de contraintes ou, au contraire, autant de choix ?
Quand j’avais 15 ans, nous vivions dans une cité. Je regardais les jeunes par la fenêtre. Ma mère, voyant que j’avais envie de les rejoindre, me disait : « Tu appartiens à une famille d’intellectuels, tu ne pourras jamais en sortir. » Mon père était pasteur et, elle, avant d’avoir cinq enfants, professeure. Je me suis dit : « Non, je ne veux pas être intellectuelle, je veux travailler, être dans la vie réelle et la sentir. » Mes sœurs ont étudié, moi j’ai pas voulu, et rapidement j’ai travaillé. On me disait quand j’avais 20 ans que j’avais des mains de pianiste. À 30 ans, j’avais enfin mes mains de travailleuse. Je les regardais avec fierté en pensant « C’est moi qui ai choisi ma vie ». Mes mains en sont la preuve. J’ai toujours aimé les travaux très physiques, tout ce qui passait par l’effort, sentir de tout mon corps ce que je faisais. J’ai pensé que travailler dans la mécanique agricole serait formidable. Je voulais me confronter aux grosses bêtes, et ces grosses machines me semblaient être de grosses bêtes. Ça ne s’est pas fait mais j’ai trouvé un emploi d’apprentie menuisière dans une fabrique de meubles, sur les grosses toupies. Je me disais que je serai menuisière. Je suis tombée malade et il a fallu que j’arrête. J’aurais aimé, dans l’idéal, être garde forestier ou compagnon charpentier, construire des bateaux, travailler le bois. Ça ne s’est pas fait. En ce temps-là on ne prenait pas de femmes dans ces métiers.
J’ai voyagé et lorsque je suis rentrée en France, je suis devenue saisonnière agricole. J’errais un petit peu mais j’ai découvert une vie magnifique dans la nature, mon corps ressentait le froid, la chaleur, comme une corde qu’on tendrait jusqu’à sa presque rupture. Mais ça ne rompt pas, un corps c’est plus solide que ça. J’ai voyagé encore et j’ai trouvé toutes sortes d’emplois saisonniers sur ma route, de ménage, sur des chantiers navals, avec des animaux. J’ai aussi travaillé dans des usines de produits chimiques à Marseille : c’était infect. En ce temps-là, on ne nous donnait pas de masques. Je ne voulais pas rester à l’usine, mais même ces travaux alimentaires, c’était important, je me disais qu’ils devaient m’apprendre quelque chose. C’était découvrir le monde physique, sa réalité. Je me souviens de femmes qui avaient passé toute leur vie en usine, certaines racontaient leurs expériences, à la farine par exemple, qui vous bouche les poumons. Il y avait chez elles une espèce d’orgueil à avoir souffert. Je me suis dit : surtout ne pas tomber là-dedans — surtout pas. Quand il ne vous reste plus rien d’autre que la fierté d’être une victime, c’est terrible. Alors j’ai accompli ces travaux alimentaires dans l’idée que c’était pour aller vers autre chose, pas pour accepter d’y rester. J’ai même aimé y être obligée. Cette précarité faisait partie du fait d’être seule, indépendante, vivante, de découvrir le monde.
Travailler était donc une manière de se jeter dans la vie, plutôt qu’une manière de la gagner ?
« Ce sont les bases qu’il faut changer, les souffrances psychologiques ou la répétition de la tâche qui font qu’à 60 ans une personne est complètement usée, esquintée. »
Oui. Mais j’ai une notion du travail très personnelle… J’ai beaucoup été sur les chemins. Quand les gens parlent de leur vie professionnelle, c’est souvent une autre histoire : ils occupent un emploi qu’ils n’ont parfois pas choisi ou qu’ils n’osent pas quitter, coincés entre des rails. Ça peut devenir pour eux une véritable malédiction et causer des suicides, même chez les plus jeunes. J’ai connu pas mal de gens qui, partis à la retraite après quarante ans passés à travailler dans la même boîte, sont tombés dans l’alcool parce qu’ils s’étaient oubliés toute leur vie et ne savaient plus comment vivre par eux-mêmes. D’autres qui ont fait des burn out en travaillant dans l’administration parce que des collègues leur rendaient la vie impossible. Ce sont les bases qu’il faut changer, les souffrances psychologiques ou la répétition de la tâche qui font qu’à 60 ans une personne est complètement usée, esquintée. J’ai eu cette chance de travailler différemment, de travailler dur, mais ça a été pour apprendre, pour aller « à la rencontre de ». Simone Weil a écrit, à propos de son expérience du travail en usine, qu’elle a cherché à « s’exposer pour découvrir la vérité. Car la vérité n’est pas seulement le fruit d’une pensée pure, elle est vérité de quelque chose d’expérimental, contact direct avec la réalité. » Je me disais : plus c’est dur et plus je parviendrai à trouver ma propre liberté. Dans la pêche, par exemple. Une saison de saumon, ça dure bien trois mois, on travaille 18 heures par jour, parfois plus, et c’est un peu comme l’armée — pour la sécurité il faut qu’il y ait un capitaine, sans ça on n’y arriverait pas, on est tellement épuisés. Ce qui pouvait sembler un asservissement était devenu pour moi un affranchissement : trouver ma liberté « au-delà » de. En moi ?
Une année, je me suis dit : « Mais qu’est-ce qui me prend ? J’ai horreur de tout ce qui est militaire, de la discipline et chaque fois je rempile ! » Mais j’étais devenue bonne matelot. Certains patrons étaient vraiment des peaux de vache, cette année-là j’étais en fureur contre mon skipper et je lui ai dit : « Dès qu’on rentre en ville, je me casse. » Mais je l’ai pas fait parce que ma fierté c’était de tenir jusqu’au bout, tenter de devenir irremplaçable. À travers ça je trouvais une liberté, pas dans la contrainte mais par la contrainte. Quand je rentrais à terre, je me tenais droite et je marchais la tête haute, j’avais une voix qui se faisait entendre, du souffle, la fierté d’être. Je savais que j’avais donné toutes mes forces, tout ce que j’avais en moi, donc j’étais à égalité avec les autres (et on était tous un peu fous, ça aidait). J’avais défendu mon honneur et j’étais vivante. Une impression de plénitude. Mais je savais que ça, il fallait le payer cher. Pour atteindre cette fierté d’être en vie, et ce bonheur du partage, aussi. Car il y a une idée de partage dans le travail.
Au sujet de la camaraderie qui se crée avec les autres dans le moment du travail, sans doute est-ce différent selon qu’on est sur un bateau, dans un champ, dans une fabrique… Quelles formes ont pris les liens de travail ?
Que ce soit dans la pêche ou les saisons, j’ai rencontré une grande solidarité. L’été, il y avait des femmes parmi nous. Peu restaient l’hiver, je bossais avec les gars. J’ai parfois été obligée d’en venir aux mains pour me défendre quand ils avaient trop bu. Mais c’était une vraie fraternité. Comme sur le bateau, on n’avait pas beaucoup de repli, ça créait une unité. Même si on s’engueulait — on peut se dire des horreurs sur les bateaux. J’ai aimé ça, pouvoir dire « Fuck you » à mon patron, s’exprimer ensemble, ce sentiment d’unité qu’on trouve difficilement ailleurs. Lorsqu’on vit à fond le travail physique, les mots ne sont plus mesurés, on peut davantage faire exulter ses passions, ses colères. Le travail des hommes à la pêche m’a semblé être un grand jeu sauvage. Et que ça soit réservé aux hommes ne me semblait pas juste. Moi aussi je voulais entrer dans le jeu. Il n’était pas question de prouver quelque chose en tant que femme, je voulais simplement y avoir ma place comme eux. « Jeu », ça veut aussi dire qu’on n’est pas obligé de se le coltiner toute sa vie. J’ai eu la chance d’être une saisonnière changeant de travail très souvent, et une pêcheuse qui a connu de nombreux embarquements. À chaque fois, repartir à l’aventure avec un nouvel équipage, un nouveau skipper qui a une manière différente de mener le bateau.
Vous avez affirmé à propos du travail en mer : « On récupère son genre quand on pose un pied sur la terre, avant ça, on est frères et sœurs. » En tant que femme, avez-vous dû conquérir cette fraternité ?
Je ne saurais pas dire pour les autres femmes mais, moi, je n’ai jamais voulu écouter mon genre. Je sais bien que je suis une femme mais si j’en avais tenu compte, je ne serais peut-être pas partie pêcher, n’aurais pas fait d’auto-stop partout dans le monde. J’ai mis ça de côté. Et j’ai presque toujours travaillé avec des hommes. En mer, la fraternité c’est obligé. Si on ne supporte pas cette promiscuité, on débarque. La seule chose qui compte, c’est l’urgence de la sécurité, et le travail, le travail, le travail. On n’a pas le temps de penser au reste. Pour les saisons, je pense que certaines femmes n’auraient pas accepté ou supporté les conditions dans lesquelles j’ai vécu parfois. Mais d’autres l’ont fait aussi. Des fois, les gars pouvaient être un peu violents. Bon, je savais me défendre, dépasser les choses, pas toujours les prendre au premier degré. Il faut aimer : c’était comme une famille.
Vous avez aussi exercé des métiers solitaires, comme celui de bergère en haute montagne. L’expérience du travail est alors, on imagine, radicalement différente…
« Oui, le travail fait mal au dos, on est pliée en deux, mais la vigne c’est du vivant et chacun de ses bourgeons est important. »
On m’a plusieurs fois traitée de masochiste parce que je parle souvent de combat. Mais j’aime cette notion de lutte, de dépassement, d’accomplissement. Peut-être que l’accomplissement ne peut pas naître dans la douceur ? Je ne sais pas. Bon, j’ai aussi été auxiliaire de vie et, là, je n’étais ni combattante, ni violente ! Au contraire. Mais le combat, ce n’est pas se détruire, c’est plutôt se donner à fond, sentir son corps tellement vivant, tellement puissant… Comme je le dis pour la pêche, après le deuxième souffle il y en a un troisième, puis un quatrième, puis un cinquième… On est presque invincible. Jusqu’au jour où ça casse. Quand on est bergère, on n’est pas seule, on est avec toute une famille. Il y a le troupeau, ce sont des enfants, des enfants et des enfants… Qu’il ne leur arrive rien surtout ! À la fin de la saison, on se sent avec les bêtes, un lien s’est créé, qui est beau. J’ai gardé longtemps dans les Alpes-de-Haute-Provence, ma cabane était à 2 400 mètres d’altitude. Solitude. Ce que j’aimais et redoutais, c’était la montagne elle-même. C’est vrai qu’avant de partir, je n’étais pas jolie à voir. Je me demandais : « Est-ce que je reviendrai ? » C’était comme partir au bout du monde. Pas de réseau téléphonique en cas de pépin… Il y avait des chutes de pierres sans arrêt, j’avais la charge de toutes ces bêtes, de toutes ces filles, des chiens aussi. À la fin de ma formation de bergère, je gardais un troupeau de 700 ou 800 bêtes. Pour ma dernière montagne, j’en avais 1 300. Parfois on se dit qu’on n’aura pas la force, qu’on n’y arrivera jamais, il y a des brebis qui s’éloignent, d’autres qui filent dans les barres rocheuses. Alors on les suit en courant, en râlant, en pleurant. Ce qui était beau là-dedans ? Comme pour le retour de pêche, c’était de se dire « Je l’ai fait, les bêtes sont en bonne santé ». On est passés par toutes ces épreuves et on retourne vers le monde des Terriens. On a l’impression de revenir de si loin, et qu’on a gagné quelque chose, avec et grâce à notre corps.
Et en ce moment, quel travail exercez-vous ?
Je travaille un petit hectare de vigne, ces derniers mois. Le samedi ou le dimanche, même sous la pluie, j’y suis. Les gens du village, quand ils passent, doivent se dire que je n’ai pas d’amis, mais quel bonheur ! Qu’est-ce que j’y suis bien ! Je parlais au chien parfois et je lui disais « Regarde comme il fait beau le chien ! », alors qu’il pleuvait à torrent. Mais j’avais l’impression d’être dans quelque chose de très beau et très fluide. Le fait d’être dehors. J’avais aussi des écrits à travailler. Le travail peut être semblable à une méditation, les mains étant occupées par une tâche bien précise qui fait circuler le « flux ». Oui, le travail fait mal au dos, on est pliée en deux, mais la vigne c’est du vivant et chacun de ses bourgeons est important. Au moment de la taille, le sarment qu’on va garder va influer sur la direction de la pousse. Je me disais c’est comme l’écriture, tout se rejoint. C’est ce qui est libérateur. L’éditeur a eu beau me dire « Catherine, l’idéal est de se coller devant son bureau, huit heures par jour ou plus, il en sortira bien quelque chose… », j’ai beau avoir essayé, non, parfois il n’en sortait rien à part un entassement de mots qui pour finir étaient morts, figés. Il faut ce flux vital que l’action crée parfois, surtout quand on travaille dehors, quand le corps est occupé la tête peut penser librement. J’ai eu des années difficiles avant la commande de ce dernier texte. Je travaillais des écrits devant l’ordi mais je n’avais plus confiance en mes mots, trop enfermée en moi. Il faut sortir de soi, parce qu’on est sa propre prison, la tête fait mal, il y a toutes ces choses qui tournent, qui tournent, il faut les délivrer. On a beau dire que la parole se libère en écrivant, si on est trop coincée elle veut pas se libérer. Il faut trouver son exutoire. Pour moi c’est la vigne.
Les temporalités du travail et de l’écriture sont donc pour vous enchevêtrées et pas forcément distinctes. Est-ce que vous prenez des notes, dans ce « flux » ?
J’essaie de commencer très tôt le matin. La nuit est très importante parce que le cerveau travaille sans cesse. Au réveil on a une distance par rapport aux choses humaines, on peut être dans quelque chose de plus propre. Parfois il me faut pourtant aller à la vigne. Mais écrire très tôt me permet de retrouver, poursuivre mon fil. Pour l’essai que je viens de rendre [qui fera l’objet d’une publication dans quelques mois, ndlr], c’est à la vigne que, tout d’un coup, depuis l’extérieur, me parvenaient des choses. Le retour des grues cendrées par exemple. Quand elles passent, il y a cette espèce de décrochement du cœur et on repense à tous les oiseaux qu’il y a eu dans notre vie. Tout d’un coup, d’infimes petits liens se nouent, se dénouent. Je pense qu’il faut toujours sortir de soi, c’est en nous que se construit l’écrit. J’ai essayé de m’enfermer des journées entières devant l’ordi, c’était épouvantable. J’en pleurais. Je fumais, je fumais… Ce besoin, cette urgence vitale du dehors ! Après la parution du Cœur blanc, j’avais une de ces gueules ! À cause de l’enfermement, ce tourment de la lutte entre le corps et la tête. J’ai la chance d’avoir la vigne, et de la travailler seule. Elle m’a permis d’écrire un nouveau texte. Enfin je n’étais pas seule, j’étais avec le chien, mais il n’y avait pas d’humains, pas de discours. C’était une grande, belle solitude, avec uniquement les bruits de la nature, le vent, le ciel ouvert…
Est-ce que le moment de l’écriture s’apparente pour vous à un labeur ? À une peine ?
Moi je trouve ça très dur et très douloureux. Mais quand il y a le flux, la vague vous porte. Le matériau, les images m’arrivent. Il faut que je les sente. Il y a des moments extraordinaires où on est dedans. Et le grand bonheur, quand on travaille un texte pendant longtemps, c’est lorsqu’il commence à exister, qu’il se détache peu à peu de vous. On se dit : « Tiens, c’est un peu étonnant, il a pris une autre direction. » On n’est pas maître de tout, on est parfois étonné de là où il vous mène. Ça, c’est le moment magique qui donne énormément de joie. Puis c’est comme un effet boule de neige : le texte va de mieux en mieux se faire parce qu’il se libère de vous. Puis le texte existe, il est entre nos mains, on le polit. Je joue avec les virgules, la ponctuation, le rythme quoi. Je récite beaucoup, j’aime la voix. Parfois je suis hors d’haleine, je m’amuse à changer un détail et c’est le sens de la phrase toute entière qui se trouve modifié. Mais oui, que de peine pour peut-être y parvenir, à ce jeu, cet état, ce sentiment… d’accomplissement ? De rien peut-être. Si ça se trouve c’est nul. On est si seul dans sa tête qu’il n’y a pas de recette, pour rien. On est si seul.
Pour vos deux romans et même avant ça, de quelle manière avez-vous écrit ?
« À 20 ans, j’avais décidé d’arrêter de lire. C’est moi qui ferais les livres. Surtout, j’avais peur de vivre par procuration, tellement la littérature c’est puissant. »
Depuis toute petite, j’aime écrire et raconter. Mon premier manuscrit, je devais avoir 18 ans. Je dormais dehors, en voyage au Sri Lanka, et on me l’a piqué. J’ai essayé de le refaire, je l’aimais bien. Après, j’en ai commencé beaucoup d’autres que je n’ai pas achevés. C’était pour moi des moments de liberté. Quand j’avais fini une saison, que j’étais enfin tranquille, souvent je m’isolais dans la vieille maison de famille du Médoc, j’avais une machine à écrire et je tapais, je tapais dans la maison glacée. C’était mon bonheur, je n’espérais pas que ce soit édité, jamais. Je me disais que si ça arrivait, je perdrais sans doute ma liberté, je devrais entrer dans le monde…
« Je n’ai pas envie de parler d’idées mais de sensations », dites-vous. Il y a ces traces matérielles, ces cahiers dans lesquels vous puisez, mais au-delà d’eux, comment travaillez-vous avec les sensations dans l’écriture ?
Parfois l’image me vient d’un coup, par le ressenti justement. Pour Le Cœur blanc, un soir, dans la maison, j’avais travaillé tout le jour, j’étais fatiguée, je fumais devant la cheminée, il faisait froid. Et il y a eu l’orage dehors et l’image m’est apparue. Celle du personnage Césario qui marche dans la montagne : Mounia est en train de décharger la remorque de lavande, elle voit la plaine, le ciel qui s’obscurcit, cette ombre claudicante. Des fois c’est comme si les choses étaient endormies quelque part et elles surgissent, ou plutôt elles se dévoilent. Alors j’ai écrit cette scène. Assez souvent l’image me vient comme ça : une vision de la scène. Par un son, des odeurs bien sûr, l’univers sensible, sensitif. Le retour des grues cendrées l’autre jour, j’en ai eu les larmes aux yeux et j’ai pu l’écrire au soir tant il résonnait dans moi. Pas mal de mes écrits sont liés à des choses de ma vie. C’est une base mais il faut en faire autre chose. Parler de plus que sa propre vie. À 20 ans, j’avais décidé d’arrêter de lire. C’est moi qui ferais les livres. Surtout, j’avais peur de vivre par procuration, tellement la littérature c’est puissant. Et puis je me suis dit encore, si j’ai pas le temps, eh bien c’est ma vie qui sera le livre. Quand je suis arrivée à Kodiak [plus grande île de l’Alaska, ndlr] et que j’ai commencé à pêcher, je me suis dit : « Je suis dans le livre. » Ces histoires que je raconte font partie d’un livre qui est ma vie, mais j’aimerais qu’elles aient une signification plus grande. J’ai eu la chance de connaître tant de choses. Enfin, on connaît tous tant de choses ! J’ai connu des choses terribles, très tristes aussi, et je me dis qu’il fallait en parler. Parce que c’est grave. En même temps, je sais que ça n’a aucune importance devant les siècles ou devant les étoiles. C’est ce que j’aime. Comme j’aime le mot « écrivain ». Ce sont des « écrits vains » : au final le vent les emportera. Mais il y a ce bonheur éphémère de sentir qu’on a fait revivre un instant des gens dont on ne parle pas. On a fait parler des sans-voix. Ou du moins essayé. Et tenté de dire un peu de la beauté du monde ?
Dans vos romans, il vous tient donc à cœur de faire une place à ces gens que vous avez côtoyés dans le travail, que ce soit les pêcheurs en Alaska ou les saisonniers agricoles en France. Comment reconvoquez-vous les figures de personnes rencontrées ?
Ce sont, d’une certaine manière, des personnages que j’ai croisés ou qui leur ressemblent par leur côté extrêmement touchant. Ils sont dans une espèce de chute, qui pourrait parfois sembler comique ou dérisoire, poignante. Tragique et poétique, un peu comme du Beckett. Alors oui, j’ai envie de parler d’eux. Mais je ne veux pas être dans l’idée, il y a énormément de manières d’exprimer les choses. Ne pas se perdre dans les mots. À un moment, pour Le Grand Marin, j’étais seule dans ma campagne, j’avais un peu de mal à finir. Je suis allée à Manosque, j’avais un changement à la gare Saint-Charles à Marseille. Je vois un homme, peut-être à la rue. Ses narines frémissaient quand il respirait. Il fixait la mer, il avait quelque chose de brûlant dans ses yeux, qui venait de si loin. Tout d’un coup je me suis dit : « Évidemment, c’est lui le grand marin ! » Une autre année, c’était Lucia, le personnage de la louve noire. Je l’ai vue à Marseille aussi, sur le parvis.
À propos des gens que vous avez connus et qui ont donné naissance à vos personnages, vous avez dit « ne pas leur faire de cadeau » dans les livres. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas, selon vous, des « victimes ». Des marginaux, des déracinés, des fous, peut-être, des gens qui se brûlent parfois dans l’alcool — mais pas des victimes.
Quand j’étais saisonnière, il y avait une impression de liberté parce qu’on était des marginaux. On était « hors » des normes, des rails, oui. Et la liberté ça a un prix : c’est parfois mourir sans nom et sans voix au bord du chemin. On peut se casser la figure, on peut se tromper. La liberté c’est justement ça aussi, quand c’est ouvert. L’excès, dans le travail ou dans l’alcool, il tente de répondre, de combler un manque, un grand vide. Rosalinde le dit dans Le Cœur blanc : on cherche un combat mais on n’a plus de combat qui nous appartienne. Alors on utilise ceux qui sont venus avant. Je pense qu’on manque d’accomplissement, et une bête en nous est furieuse. Le grand problème existentiel de l’être humain ? Un sentiment d’absurde. Avant, le travail c’était davantage la survie, on ne pouvait pas trop se poser la question, c’était ça ou crever. Je sais pas… Mais tant de siècles pour qu’on soit encore en train de chercher, c’est bizarre. Est-ce qu’on va finir par trouver ? À la campagne, ici, je me sens marginale, c’est vrai. J’ai une voisine que j’aime beaucoup, qui a travaillé à la vigne depuis ses 14 ans. Mes histoires de livres, le fait d’être passée dans le journal, je sens que ça la dérange parce que pour elle, je suis un peu une farceuse. Une va-nu-pieds ? Le travail ne signifie pas la même chose pour elle et moi.
Pourquoi la clé, alors, ne serait pas de mener un combat collectif, politique, en alliant toutes ces forces individuelles qui parfois s’épuisent en restant seules ?
« Oui, un combat commun, accomplir quelque chose ensemble. Je crois qu’on en est loin, que la conscience politique est délitée mais oui, il faut se battre. »
J’ai eu la chance de grandir dans une famille qui était de tous les combats : syndicalistes, luttes écolos, pour les travailleurs immigrés, « 9 heures par jour c’est trop », combats politiques, contre Franco, Pinochet… Je me souviens, on allait dans les grandes rues la nuit. Que c’était beau ! Il y avait cette femme sur le podium, une Américaine, qui hurlait « Solidarité ! » Et aussi le Larzac, avec mes sœurs, mes parents. Et ces grandes affiches de l’usine Lip à la maison. Quand on est partis vivre dans le Sud, vers Martigues, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas cette conscience politique partout. Quand je disais à mes copines d’école que j’allais en manif contre les ratonnades à Marseille, elles me disaient : « Mais tu es complètement folle ! » Je pense qu’il est vital de se battre pour bien davantage que soi-même, ses petits avantages. Sinon ça ne mène qu’à consommer la vie, la nôtre et celle des autres. Oui, un combat commun, accomplir quelque chose ensemble. Je crois qu’on en est loin, que la conscience politique est délitée mais oui, il faut se battre.
L’écrivain Joseph Ponthus disait, à propos de son livre À la ligne : « L’usine a enlevé tout le gras de mes textes. » Dans les vôtres, peut-être parce qu’ils décrivent des travaux qui se font dehors, sous le ciel ou sur la mer, on a l’impression de textes en chair, de textes pleins. Mais vos romans ont en commun avec l’écriture de Ponthus une certaine âpreté, quelque chose de direct.
Quand j’ai écrit Le Grand Marin, j’étais encore plongée dans les États-Unis. J’ai pêché pendant dix ans à Kodiak. J’empruntais des livres à la bibliothèque. J’aimais la littérature américaine parce que je la trouvais physique, dans l’urgence. J’ai lu beaucoup, romans, essais, poésie, des nouvelles écrites par des Amérindiens. À la fin j’écrivais mes carnets en anglais — enfin, en américain. C’est une langue du direct, comme sentir la vie tout de suite. Pour Le Cœur blanc, j’étais rentrée en France depuis longtemps donc cette influence du langage s’était éloignée. Quand j’ai eu la chance d’avoir le contrat pour Le Grand Marin, je me suis dit que j’allais peut-être perdre ma liberté. J’ai accepté, me disant que si le livre marchait rien qu’un peu, je pourrais en écrire d’autres. Mais un succès pareil ! Que veux-tu faire après ça ? L’éditeur m’a confié un jour son inquiétude « Certains disent qu’il ne pourra y avoir d’autres livres de vous après celui-là. » À quoi j’ai répondu « Écoutez — il savait que j’étais un peu extrême —, si, à cause du Grand Marin, je ne peux plus écrire, je me tue tout de suite et c’est réglé ! » Bref, il fallait absolument arriver à faire le deuxième livre. J’ai eu du mal, je savais qu’on m’attendait au tournant. « Surtout, il faut que ce soit dans le même style. » Comment écrire de manière normale lorsqu’on exige de vous, ou espère, une ligne d’écriture ? Je suis contente d’avoir réussi à faire Le Cœur blanc. Le style n’est pas tout à fait le même, certes.
Quel est votre rapport à l’éditeur, justement ? C’est un patron ?
Anne Vallaeys était venue me voir pour l’écriture d’un livre sur le retour du loup. Elle a envoyé quelques feuillets d’un projet de synopsis que j’avais à une maison d’édition. J’étais une bergère vieillissante qui faisait plus pitié qu’envie, désocialisée, j’avais peur du monde humain, une sorte de fierté à vivre en dehors. On vivait en caravane avec mon compagnon. Et tout d’un coup ce contrat me tombe dessus ! Il a fallu aller à Paris, rencontrer des journalistes, la télé, l’horreur quoi. Mais après, il m’est venu une forme de reconnaissance incroyable pour l’éditeur. Je dis parfois qu’il était devenu Dieu le père pour moi ! (rires) Le problème, c’est que ça m’a foirée pendant des années, attendre un signe de l’éditeur en essayant d’écrire, pour lui… Ça me dérange d’appartenir. L’écriture, c’est être libre. Et ça a été très mauvais cette espèce d’asservissement dans lequel je me suis empêtrée. Lui n’y est pour rien bien sûr. J’arrivais plus à rien faire. Heureusement, quelque chose semble s’alléger en moi avec ce nouveau livre. Je pense qu’il ne faut pas que l’éditeur ait trop de poids sur vous, à moins qu’on ne craigne pas ce milieu. Mais je m’y sens étrangère.
Il y a ces motifs qui reviennent beaucoup dans vos romans : le feu, la brûlure que provoque ou qu’accompagne le travail. Dans son livre Pompières et pyromanes, Martine Delvaux écrit ceci : « Chercher toutes les fois où ça a brûlé devant, à côté, tout près ou très loin ou à l’intérieur de moi. Dans mon cœur, dans mon ventre, dans ma tête. […] Éteindre les feux qui consument, qui étouffent. Souffler doucement sur ceux qui alimentent pour les aider à respirer. Et parfois, se placer au centre de l’âtre, bien droite sur le bûcher. » Pour vous, est-ce que travailler et écrire sont des manières de « se placer au centre de l’âtre » ?
J’aime cette image, oui. L’été, dans les travaux, je ressentais cette ivresse de la brûlure par l’exténuement. Brûler encore, brûler jusqu’au bout, dans la flamme du monde — se consumer uniquement pour soi-même est une torture. Mais être dans le feu, oui. Il y a toujours cette quête de l’unité. On peut la chercher dans la paix ou la méditation, ou dans une espèce d’extase. Comme je l’écris dans Le Cœur blanc, « L’été est là qui me lacère de partout avec ses langues de feu »… J’ai l’impression que c’est ça l’été. Parfois quand je marche sur la route dans une terrible chaleur d’été, je crois entendre et sentir le brasier, et moi dedans. Il y a quelque chose de terrifiant et de subjuguant. Quand je vois la lumière ardente, les lézards sur la pierre chaude, j’aimerais être une couleuvre qui arrête de courir et enfin se brûle au soleil. Enfant, j’étais très mystique. Ça m’est resté. Mais il faut que ce soit le corps qui vive la passion. La tête, j’ai pas trop confiance. Il y a peut-être quelque chose d’excessif dans mon approche du monde, mais c’est pour atteindre l’inaccessible, la splendeur, le bonheur d’être et de sentir. Sans doute un fantasme de l’unité perdue, une volonté de me confondre avec, être ce que je fais, sortir des labyrinthes de l’esprit, du bocal. Pour certains, la prison c’est le corps. Pour moi c’est la tête. Quand j’étais très jeune, que je commençais à voyager, j’aimais Tagore. L’amour, aimer le monde et l’étreindre. Vouloir faire un avec lui. Il y avait déjà cette question de la fusion impossible ! Il faut se créer un peu d’ultime, notre vie en manque. J’aime le travail physique, je suis hyperactive, et quand on est hyperactif c’est aussi dans la tête, tout jaillit sans cesse et veut exploser. Le corps libère. Comme dit Lili dans Le Grand Marin, « Pour nous la volupté de l’exténuement »… Redevenir enfin une seule créature, la tête et le corps réconciliés.
[Lire le sixième et dernier volet | Gérard Lemaire : les deux vies d’un poète ouvrier]
Illustration de bannière : Henri Amédée-Wetter, Creuse, bergère et ses moutons, 1920
REBONDS
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☰ Lire notre entretien « Rencontre avec Marc Graciano : le souffle de la littérature », octobre 2021