« Ce que j’ai perdu de plus précieux, c’est moi-même » : une avocate gazaouie témoigne


Témoignage inédit | Ballast

Il y a quelques semaines, nous publiions un texte de Diana Albess, jeune Gazaouie vivant depuis un an la guerre de des­truc­tion menée par l’armée israé­lienne. Elle nous a depuis trans­mis une lettre de l’une de ses amies, Nour Al-Tari, âgée de vingt-sept ans, diplô­mée en droit. Elle a gran­di dans le camp de Jabaliya, aujourd’hui « cime­tière à ciel ouvert » : ses 100 000 habi­tants, exté­nués par les bom­bar­de­ments et la faim, sont sous siège com­plet depuis le 12 octobre. Nour Al-Tari, quant à elle, a pu fuir sur la côte pales­ti­nienne il y a un an. Nous avons tra­duit son témoignage.


Comment puis-je décrire, avec la seule force des mots, tout ce qui me tra­verse ? Ils sont trop faibles : aucun mot de la langue arabe ne sau­rait rendre compte de ce que je res­sens. Pensez-vous que j’ai envie de pleu­rer ? de hur­ler ? Bien sûr que non.

Qui suis-je ?

Nour Al-Tari, du camp de Jabaliya mena­cé d’extermination. Âgée de 27 ans, avo­cate, inté­res­sée par les ques­tions liées aux femmes, et réa­li­sa­trice de courts docu­men­taires. Je suis très dif­fé­rente de celle que j’étais il y a un an ou plus.

« Aucun mot de la langue arabe ne sau­rait rendre compte de ce que je ressens. »

Dans le pas­sé, j’étais la femme la plus gâtée qui soit, je fai­sais ce qui me plai­sait, m’habillais comme je le vou­lais, me maquillais quand je le vou­lais ; je me repo­sais dans ma chambre, entre quatre murs de ciment colo­rés en bleu : au-des­sus de mon lit, il y avait une fenêtre qui lais­sait fil­trer cet air que j’aimais tant res­pi­rer. Je pense aus­si à ma tasse trans­pa­rente, dans laquelle je buvais du café, chaud ou froid ! Et à mon réfri­gé­ra­teur, grâce auquel je pou­vais dévo­rer ce que je vou­lais ! Je pou­vais lais­ser cou­ler sur moi l’eau, abon­dante, de la douche, me parer de vête­ments d’été et d’hiver, que je pou­vais laver dans ma machine, j’avais mon déso­do­ri­sant, et ce par­fum que mon amie m’avait offert pour mon anni­ver­saire ! Ah ah ! Oui, nous avions fait la fête, et avions par­ta­gé le gâteau d’anniversaire ! Nous avions tout pour nous com­bler, bien que mille maux nous acca­blaient — le pre­mier et plus impor­tant d’entre eux étant l’occupation.

Imaginez main­te­nant notre vie depuis le début des évé­ne­ments : pas une seule nuit pas­sée dans un lit, pas une seule douche sous la douche, pas de cho­co­lat, pas de fenêtres ni de rideaux. Tout ce que j’ai pu voir, c’est la des­truc­tion, l’errance, les dépla­ce­ments, et les larmes de ma mère. Je ne res­sens plus rien d’autre que la fatigue et l’épuisement.

[Les propriétaires de cette maison dans le camp de Nuseirat, après qu’elle a été détruite et bombardée, ont hissé le drapeau palestinien. J’ai éprouvé un sentiment d’envie ; j’aurais aimé pouvoir retourner dans ma maison et hisser le drapeau, même s’il ne s’agissait que de décombres | Nour Al-Tari]

Nous savons toutes ce que c’est pour une femme que d’être une femme ! Nous connais­sons toutes les dou­leurs de la mens­trua­tion ! Nous savons toutes ce que cela signi­fie que de ne pas pou­voir uti­li­ser notre propre salle de bain ! Comment puis-je décrire ce que je res­sens, ce que je redoute ?

Une femme de 27 ans crai­gnant qu’un enfant de 7 ans vive dans la peur ! Je suis de celles et de ceux qui expriment leur amour pour la vie à tra­vers les réseaux sociaux, comme Instagram : je n’ai pas pris la moindre pho­to joyeuse depuis un an ! Je n’ai pos­té sur mon compte per­son­nel que des hom­mages, pour pleu­rer des amis défunts, ou de tristes nouvelles !

« Tout ce que j’ai pu voir, c’est la des­truc­tion, l’errance, les dépla­ce­ments, et les larmes de ma mère. »

Je suis les nou­velles et ne vois rien d’autre qu’enfants déchi­que­tés, femmes endeuillées, hommes défi­gu­rés ! J’ai essayé de me tenir à l’écart, croyant que cela me ferait me sen­tir mieux. Mais non : je me suis habi­tuée à entendre les nou­velles, sur la radio, quand je suis près de mon père. Tout comme lui, j’aime savoir ce qui arrive à mon pays et à mon peuple.

J’ai étu­dié le droit, je suis diplô­mée et exerce depuis sept ans. Je suis deve­nue avo­cate, enchan­tée de pou­voir tra­vailler avec la jus­tice. Mais le Palais de Justice a été bom­bar­dé ; mon pre­mier rêve a ain­si été anéanti.

[Je suis triste. J’ai rencontré cet homme alors que je photographiais le camp de Nuseirat. Je lui ai demandé la permission de le photographier et il m’a répondu : « Je suis épuisé, mais allez-y, prenez-moi en photo pour le souvenir !« Aujourd’hui, j’ai reçu la nouvelle de son martyre | Nour Al-Tari]

J’ai de l’expérience et des com­pé­tences en pho­to­gra­phie et dans la réa­li­sa­tion de docu­men­taires, mais Israël a tué tout ce dont je rêvais. Ils ont tué mon col­lègue de tra­vail et le chef de l’entreprise pour laquelle je tra­vaillais. Ces accom­plis­se­ments pure­ment for­mels appar­tiennent désor­mais au passé.

Vous me deman­de­rez pour­quoi, n’est-ce pas ?

J’ai étu­dié le droit, en espé­rant que le droit serait juste, vis-à-vis de nos rêves et de nos vies, mais jus­tice ne nous a pas été rendue.

« Nous avons per­du notre huma­ni­té, nos droits élé­men­taires, nos sentiments. »

Comment mon rêve pour­rait-il se réa­li­ser, main­te­nant que ma robe noire est déchi­rée, et la camé­ra éteinte ! Qu’avons-nous per­du dans la guerre ? Nous avons per­du notre huma­ni­té, nos droits élé­men­taires, nos sen­ti­ments, notre sécu­ri­té : en un mot, nos vies.

J’ai per­du mes affaires. Je me suis vêtue des mêmes vête­ments toute l’année, hiver et été, ceux que j’ai empor­tés de ma mai­son, qui se trouve au camp de Jabaliya. J’ai per­du toute inti­mi­té. Je suis pri­vée de mes neveux et nièces, pri­vée aus­si de mon frère, qui est aus­si dans le nord de la bande de Gaza mais que je n’ai pas vu depuis plus d’un an. Il a souf­fert de la faim pen­dant des mois ! Imaginez que vous ne puis­siez voir votre frère, alors même qu’il se trouve si près de vous !

[Café devant la tente où je suis déplacée avec ma famille. J’ai l’impression d’être heureuse, mais mon cœur est brisé parce que je ne le bois pas chez moi ou au bord de la plage dans le nord de Gaza | Nour Al-Tari]

Israël a tué mon col­lègue de tra­vail Ibrahim Lafi. Il a anni­hi­lé un homme et ses rêves. Ibrahim était ambi­tieux, c’était un jeune homme pas­sion­né qui aimait la vie, prêt à rendre heu­reux cha­cun autour de lui. J’aurais aimé qu’il reste en vie, oui c’est ce qu’aurais aimé par-des­sus tout, mais désor­mais je ne peux que l’honorer. Il a été tué en mar­tyr, par­ti de Gaza sans avoir pu pour­suivre son rêve d’en mon­trer la beau­té à tra­vers ses images. C’est triste, morne, lui qui s’accrochait à la vie. J’ai per­du des amis de mes années d’études : Bara’a Abu Al-Aish, une doc­teure, et Raneem Khala, et Asmaa Obeid, tuée avec toute sa famille

J’ai per­du les visites dans la mai­son cha­leu­reuse de mon amie ! J’ai per­du l’unique voi­sin qui m’était cher ! J’ai été pri­vée de mon amou­reux. Est-ce déjà arri­vé à qui­conque en-dehors de la bande de Gaza ?

J’ai per­du beau­coup de choses, mais ce que j’ai per­du de plus pré­cieux, c’est « moi-même ».

« Pourquoi une telle des­truc­tion ? Pour une nou­velle Nakba ? Pour nous for­cer à quit­ter la ville ? »

Sans doute devrais-je sai­sir cette oppor­tu­ni­té pour par­ler du géno­cide en cours au camp depuis deux semaines, au camp de Jabaliya, le lieu de ma mai­son et de mon enfance, qui m’a offert un foyer cha­leu­reux, et une école où j’ai appris ce qu’est une patrie et dans l’enceinte de laquelle j’ai chan­té une hymne sacri­fi­cielle. Mon camp me manque, ma mai­son et mes voi­sins me manquent. Je me manque, à moi-même qui suis deve­nue une per­sonne que je n’aime plus autant. J’aimerais vivre des jours heu­reux. En dépit de tout cela, j’ai tou­jours l’espoir que la peine et l’amertume par­ti­ront, et que nous vivrons.

Car nous aimons la vie autant que nous le pouvons.

Chaque scène que je vois me brise le cœur, plus rien n’est comme avant dans ces rues de Gaza que nous aimons tant. Rien n’a été épar­gné : notre ville, celles et ceux que nous aimons. L’ancienne ville de Gaza, les rues modernes de Gaza, les res­tau­rants et les maga­sins que nous aimions : tout a été réduit en cendres ! Mon cœur se brise chaque fois que je vois une larme cou­ler sur les joues des mères, des veuves. L’impuissance que je res­sens alors m’anéantit. Les petits enfants orphe­lins fai­sant leurs adieux à leur père, leur mère, ou par­fois même à leurs deux parents ! Si seule­ment j’étais leur mère ! Pourquoi une telle des­truc­tion ? Pour une nou­velle Nakba ? Pour nous for­cer à quit­ter la ville ? Mais Dieu nous l’interdit ! Nous espé­rons retour­ner vite chez nous, au sein du pays natal que nous ché­ris­sons. C’est si affreux que de se sen­tir exi­lée chez soi !

[J’ai pris la photo de cet enfant à sa demande, dans le camp de Nuseirat. Il essayait de rassembler ce qui restait de sa maison après sa démolition | Nour Al-Tari]

J’ai mal­heu­reu­se­ment été contrainte de quit­ter ma mai­son, mon confort, le lieu de mon enfance. J’ai été dépla­cée après une menace de l’armée israé­lienne, du 13 octobre 2023 jusqu’à aujourd’hui, le 19 octobre 2024 [date du mes­sage, ndlr], essayant seule­ment de fuir la mort, qui frap­pa mes voi­sins et me frap­pe­ra peut-être un jour. Je n’ai cher­ché qu’à sur­vivre, non à me rendre ni à aban­don­ner ma mai­son. Je n’ai trou­vé d’autre refuge qu’une tente sur la plage, avec un poteau en bois et une bâche en plas­tique pour toit. Les condi­tions sont mau­vaises, en été comme en hiver, il est impos­sible de s’adapter, aucune vie nor­male n’est pos­sible dans cette tente. Mais c’est ce que l’occupation désire ! Le déses­poir et l’oppression : voi­là ce que je res­sens, et qui me tue. 

Tueries et dépla­ce­ment, des­truc­tion et pous­sière : c’est tout ce que je vois. J’ai per­du mes voi­sins et mes amis, mes amies ont per­du leurs maris, leurs enfants sont deve­nus orphe­lins. Tout cela me plonge dans une tris­tesse infi­nie. Je déteste voir des enfants bri­sés. Je veux remon­ter dans le temps, je veux que ma mémoire reste figée dans la beau­té, la joie et le bon­heur qui régnaient dans mon pays ! Je veux voir les mar­tyrs reve­nir à la vie, dans les bras de celles et ceux qu’ils aiment, sans larmes ni sépa­ra­tion. Mais tout cela n’aura lieu qu’au para­dis, si Allah nous l’accorde !

Vous me deman­dez quel est désor­mais mon souhait ? 

Que tout cela prenne fin : je veux la fin de la guerre, dont les ravages nous tuent, ain­si que nos rêves, depuis plus d’un an et sans discontinuer.


Photographie de vignette : Nour, pho­to prise par son ami Ibrahim Rafi, tué le 7 octobre 2023
Photographie de ban­nière : Nour Al-Tari


REBONDS

☰ Lire notre article « En Cisjordanie, les trau­ma­tismes de l’occupation », Loez et Awdah Hathaleen, octobre 2024
☰ Lire notre témoi­gnage « Diana, un nou­vel anni­ver­saire en temps de guerre », octobre 2024
☰ Lire notre tra­duc­tion « Tous les élé­ments d’un géno­cide sont réunis », Amos Goldberg, juillet 2024
☰ Lire notre tra­duc­tion « Vivre ensemble après la guerre — un regard pales­ti­nien », Mahmoud Mushtaha, juin 2024
☰ Voir notre tra­duc­tion « Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée pales­ti­nienne », Suja Sawafta, avril 2024
☰ Voir notre port­fo­lio « Les Palestiniens du Liban : Nous allons ren­trer chez nous ! », Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor, novembre 2023


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