Entretien inédit pour le site de Ballast
Dimanche 5 juillet 2015. Nous retrouvons l’économiste Cédric Durand, auteur du Capital fictif et directeur de l’ouvrage collectif En finir avec l’Europe, dans l’après-midi. Les premiers résultats tombent durant notre entretien. La soirée confirmera ces chiffres : les Grecs balaient d’un écrasant revers de la main (61,31 %) les oukases de leurs créanciers. « Le non au référendum est un grand oui à la démocratie », s’empressera d’avancer le ministre Varoufákis avant de « donner » sa démission. Si ce résultat apparaît aux yeux de Cohn-Bendit comme « une catastrophe », si Laurence Parisot lâche un « Aïe » historique, si Éric Brunet, auteur fameux d’Être riche, un tabou français, peste aussitôt contre « l’immaturité » profonde des Grecs, Durand lance et tranche : « Les Grecs s’apprêtent à écrire une nouvelle page de l’histoire de l’émancipation humaine. Leurs victoires seront nos victoires. » Décryptage.
Après le « non » au référendum, quelles sont les perspectives pour la Grèce, dans les jours et les semaines à venir ?
Cette victoire extrêmement large est un événement politique majeur : c’est la première fois qu’un gouvernement dénonce la légitimité de l’Europe et en appelle à son peuple. Ce précédent démontre qu’on peut se référer à la légitimité des peuples contre la légitimité des bureaucrates et de l’ordre européen. Les conséquences de ce « non » sont avant tout politiques : un « oui » aurait rendu très difficile pour Tsipras de rester Premier ministre et aurait représenté une cassure de sa majorité. Lorsqu’il a décidé d’annoncer ce référendum, son parti était quasiment coupé en deux : l’aile gauche était vent debout, refusant d’endosser l’accord proposé aux créanciers le 23 juin [2015] (il comportait des concessions importantes sur la TVA et les retraites). Dans ces conditions, Tsipras risquait de se retrouver devant l’alternative suivante : démissionner ou s’allier avec Potami, le Pasok et des forces du centre-gauche néolibéral. Le référendum a permis de sortir de cette impasse et de réunifier son camp face à un adversaire commun. C’était très habile. Aujourd’hui, son capital politique est plus fort que jamais ; il a ressoudé son camp et dispose d’une légitimité populaire immense.
« Aujourd’hui, le capital politique de Tsipras est plus fort que jamais. Il a ressoudé son camp et dispose d’une légitimité populaire immense. »
Toutefois, les désaccords qui préexistaient ne sont pas résolus. Beaucoup de choses ne dépendent pas de la Grèce et l’on peut se demander jusqu’à quel point les Européens vont accepter de donner satisfaction à Athènes — il ne faut pas se faire d’illusions à ce sujet. S’il y a des concessions en faveur des Grecs, elles seront minimales. L’accord esquissé sera un accord de restructuration de la dette (même le FMI et les États-Unis sont pour) en échange des réformes que Tsipras avait acceptées. La victoire politique de ce dernier serait alors d’obtenir une restructuration partielle de la dette, tandis que les Allemands pourront dire que les Grecs ont pris des engagements très fermes dans le sens de l’austérité… La victoire du « non » aurait un goût amer si elle devait se traduire par la poursuite des politiques d’austérité. Ce sur quoi Tsipras était prêt à s’engager avant le référendum, ce sont 8 milliards d’euros de coupes budgétaires et de taxes supplémentaires — ce qui ne manquerait pas d’aggraver de la dépression et d’accroître le niveau de chômage.
Que retenez-vous du rapport de force qui a opposé la Grèce à ses créanciers au cours des dernières semaines ?
Ce que les Grecs sont parvenus à faire est spectaculaire. La Grèce ne représente rien en termes de poids économique pour l’Union européenne : c’est 2 % du PIB européen. Et c’est le seul pôle de gauche radicale dans une Europe majoritairement à droite. Les différents pays d’Europe sont gouvernés par une grande coalition permanente — comme en en Allemagne ou, implicitement, en France, puisque les cadres de la politique économique du gouvernement entrent dans une matrice définie en commun avec la droite, par le biais de l’échelon européen. En cela, la Grèce est spécifique : ce tout petit pays ne rentre pas dans cette grande coalition, ne souhaite pas y entrer et dispose même d’un gouvernement élu pour ne pas y rentrer. Dès lors, la situation est extrêmement difficile. Ces derniers mois, le gouvernement grec a adopté un positionnement assez ambivalent. D’un côté, une posture de combat, en permanence, avec un discours sur lequel il n’a jamais cédé : l’austérité ne marche pas et la dette grecque est insoutenable, il faut la restructurer. De l’autre, le gouvernement Tsipras a toujours adopté une posture de négociation qui l’a amené à reculer sur des questions essentielles. Si on fait le bilan, les Européens ont reculé sur le niveau d’excédent primaire qu’ils exigeaient — c’est un recul substantiel, mais qui a été effectué très tôt et qui, par ailleurs, tenait à l’insoutenabilité des objectifs fixés. Pour le reste, les Grecs se sont petit à petit alignés sur les exigences des créanciers, jusqu’à la fin du mois de juin, où Tsipras était prêt à signer ce qu’il avait refusé la semaine d’avant, grillant toutes ses lignes rouges — notamment sur la réforme des retraites et les privatisations.
Les reculs du gouvernement grec reflètent la puissance du chantage auquel celui-ci est soumis. La Banque centrale européenne [BCE] a, ces derniers mois, resserré à deux reprises le nœud coulant financier. D’abord, lors de l’accord du 20 février : elle a fermé l’accès aux mécanismes standards de refinancement, ne leur laissant l’accès aux procédures d’urgences plus coûteuses. Le gouvernement grec s’est alors résolu à signer un agenda de négociations plus qu’éloigné de son mandat électoral. Néanmoins, dans la période qui suivit, il a temporisé, n’ayant de cesse de remettre la question de la restructuration de la dette et du niveau d’excédent primaire sur la table… mais finissant par lâcher sur l’essentiel. Jusqu’au coup de tonnerre de la convocation du référendum ! Une décision prise, rappelons-le, par le fait que bien que le niveau d’austérité exigé soit accepté par la partie grecque, le contenu de celle-ci (notamment une taxe exceptionnelle sur les gros bénéfices) ne leur convenait pas. Ensuite, le 30 juin, Tsipras recula une nouvelle fois. Il craignait que la BCE ne rendît encore plus difficile l’accès au refinancement d’urgence. Ces derniers étaient déjà plafonnés — ce qui a conduit à la fermeture des banques —, mais, là, la BCE risquait d’appliquer une décote sur les titres qu’elle acceptait pour donner accès au refinancement d’urgence. Cela signifie que dans les deux jours qui allaient suivre, une banque fermerait : imaginez une banque qui ferme à la veille du référendum…
Quelle est la position du gouvernement Tsipras sur l’euro ? Faut-il d’ailleurs souhaiter une sortie de la monnaie unique pour la Grèce ?
« Sans sortie de l’euro, il n’y a pas de marge de manœuvre pour une politique de gauche. C’était vrai avant le référendum ; cela le restera après. »
D’après les enquêtes d’opinion, les Grecs ne sont majoritairement pas favorables à une sortie de l’euro. Cependant, le résultat du referendum montre que cette perspective ne les effraie pas. La position la plus partagée est sans doute celle d’un « oui à l’euro » à condition de sortir de l’austérité. Tsipras fait de la politique et conserve à ce sujet une ambiguïté qui recoupe celle de la gauche de la gauche sur la question européenne. Il défend l’idée que, malgré tout, il faut se battre au sein des structures européennes pour faire changer l’Europe. D’autres personnes, dont je suis, pensent que la perspective internationaliste ne doit bien évidemment pas être abandonnée, que même la perspective européenne peut, toujours, être une perspective, mais que celle-ci ne peut se faire que par une désobéissance aux institutions européennes, et en particulier par une sortie de l’euro. Sans sortie de l’euro, il n’y a pas de marge de manœuvre pour une politique de gauche. C’était vrai avant le référendum ; cela le restera après. Dans la bataille menée en Grèce, il est intéressant d’observer un clivage très net entre l’élite (qui s’est uniformément mobilisée en faveur du « oui », en particulier via les organisations patronales et les médias privés) et le reste de la population, majoritairement du côté du « non ». Dans l’Union européenne, le grand capital transnational et financier est du côté de l’euro. Refuser les règles du jeu de cette monnaie unique, c’est se donner les moyens de les changer et, en particulier, d’en finir avec une politique économique dont les marges de manœuvre se limitent à baisser le coût du travail et à réduire la dépense publique. En tant qu’économiste hétérodoxe, je n’ai pas de doute sur le fait que reprendre la main sur leur monnaie permettrait aux Grecs d’obtenir de meilleurs résultats socio-économiques, à moyen terme. C’est une sortie qui devrait être négociée, pour limiter le choc initial : ils pourraient en particulier négocier un régime de change contrôlé avec la BCE afin d’empêcher un effondrement de la monnaie au cours des premiers mois. N’oublions pas que la partie grecque a une carte maîtresse en main : leur dette, qui pourrait être purement et simplement annulée.
Une restructuration de la dette permettrait-elle à la Grèce de rester dans l’euro ?
Oui. Pour rester dans l’euro, il faut que la BCE continue à financer le système bancaire grec. Et pour qu’elle accepte de le faire, la BCE pose comme condition que les Grecs bénéficient d’un programme d’assistance financière. La question qui se pose aujourd’hui concerne les mesures qui s’imposeront aux Grecs pour qu’ils puissent bénéficier d’un tel programme.
Quels seraient, plus précisément et à courts termes, les effets d’une sortie de l’euro sur l’économie grecque ?
Une dévaluation se traduit par un appauvrissement du pouvoir d’achat en biens produits à l’étranger ; il y aurait donc un renchérissement sur les produits importés. Mais l’économie grecque est l’une des économies les plus fermées d’Europe : elle est très largement autocentrée. Décrocher de la monnaie unique serait la possibilité d’avoir une politique de relance keynésienne, qui s’avérerait plutôt efficace. Ensuite, cela restaurerait brutalement la compétitivité de l’économie, permettant de réutiliser des capacités de production aujourd’hui oisives. De nombreuses personnes n’ont pas de travail, des usines et des établissements ne fonctionnent pas, des agriculteurs ne peuvent cultiver leurs champs. Il y a ici un vivier qui peut se remettre en ordre de marche très vite. Dans les cas de la Russie, en 1998, et de l’Argentine en 2001, la reprise s’est jouée en l’espace de quelques mois : cinq à six mois pour la Russie, un peu plus pour l’Argentine — dans le contexte d’un chaos politique. Dans ces deux cas, les dévaluations ont un effet très puissant, remettant les pays sur une trajectoire de croissance forte pour une dizaine d’années (même si d’autres facteurs ont, bien entendu, joué un rôle). Le plus important demeure qu’une sortie de l’euro représente la possibilité de sortir d’un agenda d’austérité, d’un côté, et de réformes structurelles, de l’autre. Le pari que l’on peut faire, c’est qu’une Grèce sortant de l’euro, avec une politique internationaliste et menant une politique alternative, ferait une démonstration politique. Dans deux ou trois ans, une Grèce reconstruite avec un chômage qui a diminué, imaginez l’impact que cela aurait sur les débats européens ! À l’inverse, si la Grèce, après avoir gagné ce référendum, consent finalement à des mesures d’austérité, cela pèsera sur l’ensemble de la gauche radicale européenne.
Mais la Grèce a‑t-elle des structures économiques et industrielles sur lesquelles une relance de l’économie pourrait s’appuyer en cas de dévaluation ?
Elle a une base industrielle très faible, mais qui existe et qui pourrait jouer un rôle. Elle a un potentiel d’export et le tourisme bénéficierait massivement d’une dévaluation. Elle a un secteur agricole qui pourrait se reconstruire et jouer un rôle plus important — d’abord en satisfaisant la demande interne et, secondairement, en contribuant aux exports. En ce qui concerne les machines et les équipements, les Grecs n’ont pas investi pendant cinq ou six ans, mais, même si une « vieille » machine s’avère moins performante, elle redevient rentable face aux importations lorsque la monnaie est dévaluée.
Quel pourrait être le nouveau régime de change de la Grèce si elle sortait de l’euro ?
« Dans deux ou trois ans, une Grèce reconstruite avec un chômage qui a diminué, imaginez l’impact que cela aurait sur les débats européens ! »
Ce qui serait souhaitable serait un régime de change fixe ajustable. Un accord avec l’Union européenne pourrait permettre de s’ancrer sur la valeur de l’euro afin d’échapper aux vents de la spéculation sur les marchés des changes, mais aussi de procéder politiquement à des réajustements en cas de nécessité. Les marchés ne détermineraient pas les taux de change et il faudrait déterminer un niveau compatible avec l’équilibre extérieur de la Grèce. Cela constituerait une expérience pour l’ensemble de la gauche radicale. Si l’on veut mener une politique de gauche, il faut une autonomie financière, il faut donc des comptes équilibrés ; c’est une question centrale. La difficulté que rencontre, par exemple, le Venezuela renvoie à une stratégie économique entièrement dépendante des exports de pétrole (une stratégie à présent très vulnérable). La Bolivie, à l’inverse, a réussi à avoir des comptes plus équilibrés, avec une politique un peu plus conservatrice, mais qui lui donne des marges de manœuvre pour tenir.
Est-il vraiment impossible, comme certains le proposent encore à gauche, d’imaginer une reprise en main de la BCE avec pour objectif la lutte contre le chômage et la pression sur l’Allemagne afin de l’extraire de son obsession monétaire autour de l’euro fort et de la lutte contre l’inflation ?
Sur le papier, rien n’interdit les États-Unis socialistes d’Europe. Cela serait formidable. Mais cela n’aura pas lieu — pour deux raisons principales. La première, c’est qu’il y a aujourd’hui des gagnants et des perdants de la zone euro. À commencer par le capital allemand, qui bénéficie de la zone euro sous forme d’un taux de change sous-évalué par rapport à la compétitivité du pays gagnée sur l’écrasement des salaires, dans les décennies 1990 et 2000. Cette sous-évaluation équivaut à une subvention massive à l’industrie du pays. Bref, l’économie de ce pays bénéficie très largement de l’euro tel qu’il existe et ses classes dominantes feront tout pour ne pas en changer les règles. La position du ministre des Finances allemand Schaüble est cohérente et consiste à dire qu’il est hors de question que l’Union monétaire devienne une union de transferts entre différents pays, c’est-à-dire une zone où des flux financiers d’une région à une autre permettent de faire tenir l’entité politique (comme il en existe, par exemple, entre Paris et la Corrèze).
La deuxième raison est plus historique, plus longue, et c’est celle qui est explorée dans En finir avec l’Europe. Au fur et à mesure du temps, il y a une cristallisation de certains types de rapports sociaux au niveau des structures étatiques. La zone euro est un proto-État dont la construction s’est faite au moment où le mouvement ouvrier était en pleine déconfiture, dans les années 1980, avec le choc du chômage et le bloc de l’Est qui se fissure. Les forces du mouvement ouvrier sont complètement absentes de ce processus. De la même manière que la Sécurité sociale est un héritage des grandes grèves de l’après-guerre et de la Résistance (dans lesquelles il y avait un Parti communiste extrêmement fort), la zone euro cristallise l’absence d’un mouvement ouvrier. Quatre champs sont des domaines exclusifs de l’UE : la pêche, le commerce, la concurrence et la monnaie. Ces trois dernières questions sont centrales pour l’organisation du Capital, mais le mouvement ouvrier n’intervient pas dessus, ou seulement de manière subordonnée (il aborde les sujets de la protection sociale, de la qualité des produits, de la structure du marché du travail, de l’emploi et des services publics). Par conséquent, l’intégration européenne se fait en positif sur les premières questions, qui déterminent les problèmes légitimes à traiter. Les secondes questions sont uniquement subordonnées aux premières : c’est ce que Hayek appelle, de manière assez lucide, l’« intégration négative ». Ce concept très puissant permet d’expliquer comment l’Europe, aujourd’hui, s’occupe en réalité de politique sociale. Tout le temps. Des politiques de réformes structurelles menées en France et ailleurs, comme la loi Macron, sont bel et bien élaborées au niveau européen — mais elles ne sont pas élaborées en tant que telles, elles le sont au nom d’autre chose : les principes de compétitivité et de concurrence libre et non faussée.
Et quid de la viabilité de la zone euro, à long terme ?
« C’est un peuple qui travaille pour un autre — et, en disant cela, je n’efface pas les rapports de classes : sous régimes coloniaux, il y a bien sûr une bourgeoisie locale. »
Les pronostics sont toujours très dangereux, mais il existe bel et bien un mouvement historique long, en matière d’intégration européenne. Et la Grèce est intéressante en cela. Au début des années 1980, lorsqu’elle rentre dans l’UE, elle a valeur de modèle pour tous les États post-autoritaires et post-fascistes (le Portugal, l’Espagne…). L’UE leur propose alors une certaine stabilité politique, celle de la démocratie libérale. Et, actuellement, ce qu’il se passe en Grèce — et qui se déroulera, peut-être, en Espagne — marque le refus des corps sociaux de se soumettre aux lois comme aux principes établis et orchestrés par Bruxelles. Il existe un paradoxe : les classes dominantes ont à ce point réussi dans leur projet qu’elles vont échouer dans sa mise en œuvre. Je m’explique. Les institutions européennes sont une grande victoire pour les classes dominantes et le capital financier transnational, en ce qu’elles contournent les compromis sociaux réalisés dans le cadre des États. Mais cet espace européen ne permet plus d’encaisser les chocs sociaux comme le permettaient encore les États : il existe, dans ces derniers, toute une série de micro-couches et de micro-institutions (à commencer par l’administration) qui amortissent et digèrent les conflits, permettant de maintenir l’édifice politique en garantissant une certaine cohésion. Au niveau européen, en revanche, il n’y a pas d’amortisseurs puisque l’Union est une pure structure au service des classes dominantes : lorsqu’un refus fort se manifeste, il n’existe donc rien pour négocier la cohésion du corps social. C’est ce que l’on voit actuellement en Grèce. Je ne dis pas qu’elle va sortir, demain, de la zone euro, mais cela fait partie des possibilités — en tout cas, ce n’est pas exclu (si le système bancaire tombe et que la BCE refuse de refinancer, cela peut aller très vite). En revanche, c’est très clair, pour moi, qu’une tendance longue à la dislocation est aujourd’hui à l’œuvre.
Vous parlez de la situation de « quasi-protectorat » que l’UE impose à certains pays, dans une logique presque coloniale.
Vous avez tout à fait raison d’insister sur ce point. On a beaucoup dit, ces derniers jours, qu’un conflit entre démocratie et non-démocratie se jouait en Grèce : c’est absolument vrai, mais ce n’est pas que cela. Il y a un autre conflit : celui des créanciers face aux débiteurs — ceux qui sont en droit d’exiger des autres qu’ils travaillent pour eux pendant X temps. Que demande-t-on aux Grecs ? De dégager un excédant primaire de 3,5 % à partir de 2018. En clair, cela induit qu’il doit y avoir 3,5 % du PIB grec destiné à l’étranger. Cela instaure un rapport fondamentalement inégal. C’est un peuple qui travaille pour un autre — et, en disant cela, je n’efface pas les rapports de classes : sous régimes coloniaux, il y a bien sûr une bourgeoisie locale, comme en Grèce. La zone euro permet à l’Allemagne de dégager des excédents considérables (de 7 à 9 % du PIB par an). Chaque année, elle accumule donc des droits de tirages sur la production future du reste du monde sous la forme d’investissements ou de prêts : cette dynamique, lorsqu’elle devient aussi importante, génère des rapports inégaux structurels — et, en réaction, une demande de libération.
Lorsque Frédéric Lordon affirme que l’euro n’est pas un simple instrument d’échange mais un instrument de coercition, doublé d’une clé de l’architecture institutionnelle du néolibéralisme, êtes-vous d’accord ?
Absolument. L’euro est une monnaie sans budget. Donc sans politique. Seules les règles uniformes du Capital s’y imposent — avec deux variables d’ajustement en fonction des pays : le prix du travail et le niveau de prélèvement des impôts. Dans les années 2000, on a eu une Europe à deux vitesses : un centre, où le prolétariat allemand a subi une grande défaite (ce sont les années Gerhard Schröder, avec une stagnation totale des salaires et l’apparition d’une masse de travailleurs pauvres), et une périphérie au sein de laquelle existait une hausse des salaires modérée mais réelle (et même une consolidation de l’État social dans certains cas : le Portugal, la Grèce ou l’Espagne). Mais la progression et le rattrapage de ces derniers se sont avérés être un trompe-l’œil : ils ont été rendus possibles par des flux financiers massifs (essentiellement des prêts au secteur privé, un peu au public) qui ont soutenu une demande en partie satisfaite par les importations, tandis que le secteur industriel se délitait. La crise a mis à nu ce mécanisme : une fois que les marchés financiers en ont pris acte, les dettes et les exigences de remboursement ont surgi. Regardez les courbes de PIB par habitant : c’est spectaculaire. Rattrapage dans les années 2000 et tout se casse la figure juste après la crise. Aujourd’hui, la Grèce et l’Italie sont deux pays dans lesquels le PIB par habitant est inférieur à celui de 1999. Pour ces pays, c’est une crise extrêmement forte : pire que celle de 1929. En Europe, la dette publique ne devrait pas être un problème. Au Japon et aux États-Unis, elle est, en proportion du PIB, bien plus importante que dans la zone euro prise dans son ensemble.
Au sein de la gauche critique, un argument parfois avancé contre la sortie de l’euro est celui du « coût du capital » : en France, les revenus distribués par les entreprises à leurs actionnaires seraient tellement importants qu’ils pénaliseraient les PME et entraveraient l’innovation. Cette prise de pouvoir du capital empêcherait l’augmentation des salaires et une dévaluation ne changerait rien de ce point de vue. La question de l’euro ne serait pas l’enjeu central. Qu’en pensez-vous ?
Tout dépend de l’horizon dans lequel on se place. Si on regarde ce qu’il se passe depuis les années 1980, on assiste en effet à la montée en puissance de la création de valeur pour l’actionnaire, l’affirmation du pouvoir de la finance — mais il faut saisir que tout ceci n’est pas déconnecté de la construction européenne. L’unification des marchés boursiers européens, dans les années 1990, va permettre au capital financier de renforcer son emprise en accroissant sa liquidité. La constitution de la zone euro également. Il faudrait examiner cette question pays par pays et secteur par secteur, mais concentrons-nous donc sur la France : on observe depuis le lancement de l’euro un recul de l’industrie et des déficits croissants liés à cette perte de compétitivité, du fait d’un taux de change réel trop élevé pour notre économie. À l’inverse, dans des secteurs comme les télécommunications ou la grande distribution, la logique de la financiarisation joue à plein. Ce ne sont donc pas des arguments contradictoires.
Le Royaume-Uni a dévalué de manière significative depuis 2008 : ça a permis de relancer son économie, mais la condition des salariés reste la même…
« La dette publique ne devrait pas être un problème. Au Japon et aux États-Unis, elle est, en proportion du PIB, bien plus importante que dans la zone euro. »
Ils ont un gouvernement de droite qui mène une politique de droite, donc défavorable aux salariés et finançant massivement une bulle immobilière. Il n’empêche que la dévaluation a permis au pays d’obtenir une certaine croissance. Sortir de l’euro ne signifie pas entreprendre une politique de gauche : il peut y avoir des sorties de droite et de gauche. Mais ce qui est certain, c’est qu’il ne peut y avoir de politique de gauche au sein de l’euro.
On parle toujours de « saut dans l’inconnu » pour évoquer cette sortie. Comment aborder la phase de transition ?
À court terme, il y aurait des coûts de transition (de la même façon qu’il y en eut pour rentrer dans l’euro). Tout dépend du contexte dans lequel cela s’effectuerait : en cas de grande conflictualité et de profonds désaccords entre les différents partenaires, cela peut en effet créer un choc violent ; si c’est préparé et négocié, la transition, en terme de coûts, serait tout à fait envisageable. L’essentiel est de mettre en place des mécanismes de garantie pour les ménages les plus modestes (en terme d’accès aux services publics et de biens de consommation courante), de manière à s’assurer qu’ils ne payent pas le coût de la dévaluation. Il faut aussi prioriser les importations pour s’assurer que les besoins essentiels du pays passent avant les produits de luxe. Une sortie de l’euro, outre les gains de compétitivité qui en découleraient, permettrait, et c’est le plus important, de regagner en autonomie politique : avoir sa propre monnaie, financer ses déficits publics en interne, etc. Il faut vraiment se rendre compte de la fonction, à l’heure qu’il est, de la BCE. Depuis la crise, elle a mobilisé plus de 2 000 milliards en faveur de la finance (via, en 2012, des prêts aux banques à taux particulièrement réduits, et, cette année, le programme de rachats de titres). 2 000 milliards ! C’est-à-dire 70 millions d’emplois au SMIC durant un an. On pourrait très bien embaucher ces personnes pour, par exemple, entamer la transition énergétique. Il faut également mettre les choses en perspective politique — admettons que Podemos l’emporte cette année et que Tsipras se maintienne : cela va changer les rapports de force. Constituer un projet à deux et sortir de l’euro à deux, ce n’est pas pareil que d’avancer en solitaire. En France, malheureusement, la question ne se pose pas…
Sauf si vous prenez le pouvoir avec Lordon.
(rires) Il y a peu de signes qui l’indiquent ! Imaginons que le champ politique voie émerger une orientation de gauche d’affrontement à l’euro-libéralisme ; vu la position de la France dans l’Europe, le pays serait en mesure de faire des propositions à l’ensemble des autres Européens afin de refonder les bases d’une intégration européenne et, probablement, serait amené à mettre en œuvre ce projet avec seulement certains d’entre eux… Que l’on se comprenne bien : je n’exalte en rien un espace national particulier qui, en tant que tel, serait le mieux à même de développer la démocratie.
Justement, Philippe Corcuff estime que votre pensée désarme la gauche critique en ce qu’elle prête le flanc aux dérives nationalistes.
Corcuff, et la mouvance politique de gauche dans laquelle il s’inscrit, ne se rend pas compte que l’Europe n’est pas seulement un espace mais un appareil politique. Et cet appareil cristallise les rapports de force sociaux. On ne peut pas le regarder in abstracto. Il y a un internationalisme du Capital et l’Union européenne en est l’une de ses émanations : on ne peut pas dire que « C’est bien » car ça relève de l’internationalisme et « C’est mal » car ça tient du Capital. On ne peut pas dissocier les deux. Il ne faut pas accepter ce cadre, au prétexte qu’il dépasserait les nations. Si Bernier et Sapir font de l’État un fétiche, ce n’est pas ma position. Je n’ai pas cette volonté ni cette préoccupation. J’estime seulement que c’est une position de repli nécessaire dans la mesure où un pays en a, contextuellement, les moyens : par nos temps, c’est la Grèce. Au lendemain d’un référendum gagné et porté par un gouvernement de gauche, il faudra m’expliquer en quoi ce serait « nationaliste » de défendre la sortie de l’euro. Je dirais même que ce serait authentiquement internationaliste puisque cela proposerait à l’ensemble des peuples européens une nouvelle voie.
Vous aviez débattu avec Étienne Balibar dans Regards : il soutenait que la réflexion que vous développiez dans votre ouvrage En finir avec l’Europe était « au mieux équivoque, au pire criminelle ». Vous avez pourtant en commun le même héritage marxiste. Comment expliquer un tel décalage ?
J’ai beaucoup d’estime pour lui — c’est un grand théoricien —, mais il voit l’Europe, là encore, comme une idée. Negri est sur la même position, à la percevoir comme la possibilité de dépasser les États-Nations. Je partage avec eux cet affect mais je ne vois vraiment pas comment on peut livrer une bataille de classe en investissant de nos désirs de gauche l’espace de l’ennemi.
Vous écrivez, en rebondissant sur Lénine, que le processus d’intégration européenne est très probablement « contre-révolutionnaire » dans sa « nature » même. Concluons là-dessus ?
Lénine expliquait en effet que l’Europe ne se fera pas, à moins de se faire contre les peuples. C’est ce que l’on observe aujourd’hui. Depuis les années 1980, les autorités européennes ne sont plus mues par la peur des États socialistes mais, de façon très nette, par le contournement des compromis sociaux : voilà comment Mario Draghi, président de la BCE, a pu déclarer que « le modèle social européen est mort ».
Toutes les photographies en Grèce sont de Stéphane Burlot.
Photographie de bannière : Tobias Schwarz/AFP via Getty Images
REBONDS
☰ Lire notre carnet de bord « L’Europe agit comme si elle était en guerre contre les Grecs », Gwenaël Breës, juillet 2015
☰ Lire notre entretien avec Sofia Tzitzikou, pharmacienne bénévole et vice-présidente de l’UNICEF, à Athènes, juillet 2015
☰ Lire notre traduction de l’entretien de Pablo Iglesias : « Faire pression sur Syriza, c’est faire pression sur Podemos, pour montrer qu’il n’y a pas d’alternative », mai 2015
☰ Lire notre traduction « Assassiner l’espoir », Slavoj Zizek, avril 2015
☰ Lire notre entretien avec Joëlle Fontaine : « Difficile pour la Grèce d’être souveraine suite aux menaces de l’Union européenne », février 2015