Texte inédit | Ballast | En partenariat avec Terrestres
« J’en ai rien à foutre de réguler ! » C’est Willy Schraen qui parle, le président de la Fédération nationale des chasseurs et récent candidat « de la ruralité » au Parlement européen. Excédé qu’on lui demande de se justifier sur l’abattage d’animaux gardés dans des enclos, il affirme que sa pratique est avant tout motivée par le plaisir de la traque. Exit, donc, les arguments écologiques et gestionnaires des prétendus « premiers écologistes de France ». Voilà un épisode, parmi d’autres, d’une histoire explosive : chasse et écologie ou, plus précisément, chasse et protection des écosystèmes et des animaux, entretiennent des liens serrés depuis plusieurs siècles — reste à comprendre lesquels. C’est ce qu’examine cet article, publié en partenariat avec la revue Terrestres. ☰ Par Roméo Bondon
I.
Un jour de juin, province de Jaén, Andalousie, Espagne.
Une antique voiture tout-terrain stationne sur le bord du chemin, là où se trouve, à l’abri d’un arbre, le seul point d’ombre des environs. Les portes arrière sont ouvertes. L’intérieur a été aménagé pour qu’on puisse y dormir, et des gens y dorment. Les températures sont suffisamment élevées pour imposer la sieste aux heures les plus chaudes. Sur le chemin de Los Escoriales, rien ne bouge, si ce n’est, parfois, quelques véhicules climatisés qui se rendent à un lac de retenue. Je marche dans la frange sud de la Sierra d’Andujar, située dans le massif occidental de la Sierra Morena — une chaîne montagneuse qui s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres au nord de l’Andalousie, de part et d’autre de Cordoue. Elle sépare ainsi la meseta, ce plateau qui forme le centre de l’Espagne, de la vallée du Guadalquivir.
Les reliefs paraissent s’être assoupis. Des cerfs et des biches dorment à l’ombre des chênes verts, lièges ou portugais. Les ongulés ne s’enfuient pas lorsqu’on approche. En cette saison, ils ne craignent rien. Ils profitent d’un vaste espace et, grâce aux infrastructures cynégétiques — c’est-à-dire propres à la chasse —, disposent de points d’eau réguliers ainsi que de ressources alimentaires inépuisables. Leurs conditions de vie sembleraient bonnes à tout observateur pour peu qu’il oublie qu’elles n’ont été améliorées que pour mieux les mettre à mort. Pour les tuer plus beaux. La montería, une chasse au grand gibier, en battue et avec des chiens, pour collectionneurs de trophées ou pour « gérer » des populations d’animaux jugées trop importantes, s’est imposée depuis le XIXe siècle comme le principal usage du territoire. Des géographes l’expliquent : « Au cours des siècles, le taux de fréquentation de l’actuel espace protégé a diminué. Hommes et bétails ont cessé de s’y déplacer. Parallèlement, s’est développée une mise sous enclos des grandes propriétés publiques et privées, afin de les consacrer exclusivement à l’activité cynégétique1. »
De hautes clôtures contraignent tout déplacement — les miens, pour sortir du sentier et pénétrer dans une parcelle, comme ceux des animaux, empêchés d’en sortir. À moins qu’ils ne volent, qu’ils parviennent à escalader ou sauter les clôtures, ces derniers sont enfermés. Je remarque d’abord les cerfs et les biches, les plus nombreux et les plus visibles. Avec un peu de chance, il est possible d’apercevoir également des mouflons, des sangliers, des chevreuils, des daims. Sur un site dédié au tourisme cynégétique, je lirai que dans la région, « le tableau final est difficile [à] imaginer pour un chasseur étranger », tant il est divers et abondant.
Il y a des oiseaux aussi, qu’on laisse pour un temps tranquilles.
Aidé de jumelles, j’aperçois régulièrement un vautour fauve, parfois deux. Ce matin-là, j’ai surpris une chouette chevêche égarée sur un fil électrique. De loin, on aurait cru un de ces morceaux de laine que les brebis laissent sur les barbelés quand elles s’y frottent. Je l’ai regardée longtemps. Elle ne bougeait pas. Enfin, j’ai cherché sans succès l’aigle ibérique dont des panneaux indiquent la présence. Plus souvent, le regard ne porte que sur une ample flaque bleue. Le ciel.
Le temps passe.
« Les conditions de vie des ongulés sembleraient bonnes à tout observateur pour peu qu’on oublie qu’elles ont été améliorées pour mieux les mettre à mort. Pour les tuer plus beaux. »
Les occupants du vieux véhicule semblent reprendre vie peu à peu. La soirée commence. Avec elle, Los Escoriales devient soudain un lieu d’attraction sur plusieurs centaines de mètres. Bientôt arrivent des hommes seuls, des couples, des familles. D’autres, revenant de la retenue d’eau, ne font que passer, demandent les dernières informations avant de repartir. « L’avez-vous vu ? » Les panneaux qu’on trouve devant des miradors aménagés pour aider à la lecture de paysage et faciliter l’observation naturaliste l’indiquent : parmi les ongulés et les charognards vivent ici des lynx ibériques. Ils seraient aujourd’hui plus de 500 en Andalousie et presque autant dans la Castille-La Manche voisine. Au début des années 2000, pourtant, on ne dénombrait plus que 94 individus dans toute la péninsule. L’espèce était alors en danger critique d’extinction et, on s’en doute, il était d’autant plus rare d’en observer. En cause : la chasse et le braconnage au début du XXe siècle, puis la raréfaction drastique des lapins, la proie principale des lynx ibériques et, enfin, une augmentation des collisions routières à cause de la densification du réseau routier.
Aujourd’hui, avec un peu de patience, il est possible de voir un lynx, ce qui réunit justement toutes les personnes présentes sur le chemin. Chance et patience ne font pas tout : il faut aussi compter sur le matériel optique adéquat, un véhicule pour venir jusque dans le Parc naturel de la Sierra d’Andujar et, pour certains, les moyens financiers suffisants pour s’offrir l’aide d’un des guides que propose une entreprise spécialisée dans l’écotourisme. À première vue, trouver un lynx dans ces versants faits de granit et de quartzite, de buissons de genévriers ou de cistes paraît réservé aux naturalistes chevronnés. À ma droite, un homme a fini d’installer une deuxième lunette à côté d’une première à laquelle il a relié une caméra pour enregistrer le moment espéré. Il s’assoit dans un siège de camping, observe, attend. Nos chances n’ont pas vraiment l’air égales. J’essaye tout de même.
Disons-le tout de suite : le lynx ne sera pas vu ce soir-là.
Le lynx, el lince, oui : car jusqu’à ce que l’on voie des individus, petits, femelles, mâles, l’animal se dit au singulier. À mesure que les minutes passent, la tension retombe. La discussion s’amplifie, l’observation se fait moins soutenue et commence à trouver d’autres objets d’intérêt, jusque-là délaissés. Pour se distraire, on regarde des biches à la lunette et des vautours aux jumelles ; une pie toute proche fait une cible facile pour les photographes. Plus loin, une vipère blessée dans un fourré suscite des exclamations. Insensiblement, le nombre de présents s’amenuise. Certains sont partis depuis déjà un moment. D’autres attendront de ne plus rien voir pour plier leurs affaires avant de recommencer le jour suivant.
Je reviendrai le lendemain et en verrai un — une, plutôt, car on m’assurera qu’il s’agit d’une femelle. Je manquerai les petits de peu. Leur mère sera pour moi une simple tache grise dans la lunette d’un de mes compagnons du jour. Je lui demanderai ensuite s’il n’est pas gêné par les clôtures devant lui et le fait que le support de son observation, le territoire des lynx, soit aussi un terrain de chasse. Pas vraiment, me répondra-t-il, avant de me montrer sur son téléphone les vautours moines qu’il a vus dans un autre parc naturel plus tôt dans l’année. Il faut avouer qu’à première vue, la chasse ne semble pas déranger les félins. Ceux-ci se nourrissent principalement de lapins, qu’ici les chasseurs ne regardent pas. Ils ont même participé à soutenir les populations locales en en relâchant après que diverses maladies les ont décimés. Et il a fallu en relâcher beaucoup, près de 150 000 lapins en vingt ans, pour que les lynx ibériques ne soient plus menacés d’extinction.
Alors qu’on les oppose fréquemment, la chasse et la conservation, c’est-à-dire la protection d’espèces animales et d’habitats naturels d’où certains usages humains ne sont pas nécessairement exclus mais régulés, paraissent aller de pair et faire même bon ménage dans le massif d’Andujar2. Ça n’est pas si étonnant : nombre d’anthropologues, de géographes et de sociologues soutiennent que l’exploitation et la protection du vivant sont deux notions qui participent d’une même logique3. Pour Charles Stépanoff, elles seraient même « l’âme et le corps de notre modernité », « le pendant écologique du binôme métaphysique nature-culture4 », la grande dualité sur laquelle reposerait l’histoire occidentale moderne5. La chasse, ajoute-t-il, vient déstabiliser une opposition désormais bien installée, en ce qu’elle se situe de façon variable, selon les contextes, sur un axe reliant la destruction d’animaux et leur conservation, qu’il s’agisse d’individus, de populations ou d’espèces. De là à définir la chasse comme un potentiel outil à disposition des mesures conservationnistes, il n’y a qu’un pas, que certains, soutenus par l’histoire en partie commune des deux pratiques, franchissent sans peine. Mais les convergences passées, celles entretenues par une élite économique et, nous le verrons, coloniale, ne font pas nécessairement les compatibilités d’aujourd’hui. Alors, de quelle histoire parle-t-on ? Comment s’actualise-t-elle dans les débats contemporains ? Et que viennent faire les lynx là-dedans ?
II.
Il y a quelques années, la géographe Laine Chanteloup décrivait un cas semblable, cette fois-ci en Gaspésie, au Québec. Selon elle, si « les activités de chasse et d’observation sont compatibles au sein d’un même territoire, elles restent cependant difficilement conciliables dans le même cadre spatio-temporel. De ce point de vue, les enjeux ne portent pas tant sur une distinction éthique entre chasse et observation, mais plutôt sur une compétition d’usages consomptifs pour l’accès à la faune sauvage au même moment de l’année6. » Tout serait donc affaire de public et de saison. Les pratiques cynégétique et naturaliste seraient moins opposées qu’on ne le croit, du moins si elles ne se croisent pas. D’autres, comme l’agronome Raphaël Larrère, ont mis l’accent sur un critère politique. Les oppositions entre chasseurs et protecteurs de la nature, sans cesse reconduites depuis la moitié du XXe siècle, relèveraient moins d’un conflit d’intérêt, que d’un conflit d’usage et, surtout, de légitimité : les deux groupes s’excluraient mutuellement, en théorie comme en pratique et cette exclusion réciproque ne laisserait guère de place à la diplomatie7. Puis l’agronome de convoquer la figure du chasseur, naturaliste et peintre Jean-Jacques Audubon pour montrer que, fut un temps, un tel conflit n’avait pas lieu d’être : on pouvait alors très bien tuer un flamant rose avant de le peindre à partir de sa dépouille comme s’il était vivant.
« Alors qu’on les oppose fréquemment, la chasse et la conservation, c’est-à-dire la protection d’espèces animales et d’habitats naturels d’où les usages humains ne sont pas nécessairement exclus, paraissent aller de pair et faire même bon ménage. »
Plusieurs dimensions manquent à cette dernière analyse. Les figures situées au carrefour de la chasse, de l’observation naturaliste et de la conservation ont toutes eu en commun d’être masculines, blanches et fortunées — Jean-Jacques Audubon, par exemple, est né à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti, d’un père planteur et esclavagiste. Ce sont de tels sportsmen8, britanniques ou américains, bientôt convertis en fervents conservationnistes, qui ont les premiers proclamé une cohabitation possible entre les pratiques cynégétiques et conservationnistes, avançant pour preuve leur propre trajectoire hybride. Mais n’est-il pas plus simple de plaider pour une forme de protection ou de contemplation désintéressée après avoir été opérateur de destruction9 ? Pour refaire l’histoire croisée de la chasse, de l’observation naturaliste et de la conservation, prenons l’une de ces figures. Son nom : Abel Chapman.
Enfant, Abel Chapman partage son temps entre son instruction à la public school de Rugby, dont il est originaire, et de fréquents séjours dans le Northumberland, à la frontière de l’Écosse. Son grand-père, et surtout son oncle, sont des chasseurs renommés et des naturalistes confirmés. Ils lui enseignent le maniement du fusil et les rudiments de l’observation ornithologique. Abel Chapman part ensuite en Espagne, au Portugal, au Maroc pour vendre les vins que commercialise son père. Il commence à voyager pour le plaisir mélangé de la chasse, de la vie au grand air, de la contemplation, et monte plusieurs expéditions, en Scandinavie d’abord, puis en Espagne, où il gère avec son compagnon de route Walter J. Buck un terrain qui borde la côte sur plus de 60 kilomètres à proximité de l’embouchure du Guadalquivir. Ils en feront une réserve naturelle, près de l’actuel parc national de Doñana. Il continue de voyager, de chasser, tout en faisant des pieds et des mains pour protéger le bouquetin des Pyrénées, menacé d’extinction.
Il écrira deux livres sur l’Espagne. En 1893, c’est Wild Spain. Parmi mille anecdotes, il raconte avoir vu et abattu un lynx, avant d’en goûter la chair : « Nous avons cependant essayé le lynx, en abordant le repas avec un esprit parfaitement ouvert, et nous l’avons trouvé assez bon. La chair était tendre, blanche et dépourvue de toute saveur désagréable. Sans préjugés, un ragoût de lynx est aussi bon qu’un ragoût de perdrix ou de veau10. » Il tentera aussi, pendant une année, d’apprivoiser une femelle, sans succès. Selon lui, l’espèce est cruelle et rétive à ce qui entrave sa liberté. En 1910, il ajoute un second volume et publie Unexplored Spain. Les titres de ses ouvrages l’indiquent : Abel Chapman aime les grands espaces sauvages, pourvu qu’ils soient giboyeux. Dans ses mémoires, sobrement intitulées Retrospect, il aura encore quelques lignes pour les félins, à l’occasion d’une chasse où il avouera avoir tiré un lièvre alors qu’il pensait toucher un lynx11.
À cheval sur les deux siècles, il explore le Soudan et l’Afrique du Sud. Il observe et chasse le lion, l’éléphant, toutes les antilopes qu’il rencontre. Une salle accueille ses trophées dans sa maison du Northumberland, à côté de laquelle il crée une nouvelle réserve, aménagée de sorte qu’elle attire de nombreux oiseaux ainsi que tous les ornithologues du nord de l’Angleterre. Il observe et chasse en Afrique, donc, avant de s’apercevoir, en pleine guerre des Boers, que la faune est mal en point. Pour continuer de voir les grandes bêtes, pour les chasser encore, une idée lui vient qu’il fait aussitôt valider dans une conférence internationale : la création d’une réserve de chasse, qui fait aujourd’hui partie de l’emblématique parc national Kruger, le plus grand d’Afrique du Sud avec ses 20 000 kilomètres carrés. Il faut dire que ça n’est pas n’importe quelle conférence : c’est celle de Londres, en 1900, où est écrite une Convention pour la préservation des animaux, des oiseaux et des poissons sauvages d’Afrique. Abel Chapman figure parmi les pionniers de la conservation. Il est membre de la fameuse Society for the Preservation of the Wild Fauna of the Empire (SPWFE), qui influence le British Colonial Office en matière de gestion de la faune sauvage dans l’est et le sud du continent africain12. Avec d’autres « chasseurs de trophées, administrateurs coloniaux ou naturalistes collectionneurs de spécimens13 », Abel Chapman œuvre donc pour protéger la grande faune dans les colonies britanniques après l’avoir chassée.
À sa mort, la revue Nature le décrira comme « un chasseur-naturaliste de la meilleure espèce, aussi passionné par l’observation des allées et venues de sa proie que par l’éventualité d’en faire un trophée14 ». Plusieurs musées abritent encore aujourd’hui les centaines de têtes et de peaux récoltées lors de ses chasses africaines. Ce sont, selon un conservateur, autant « de parfaits exemples de la manière dont le colonialisme a à la fois participé à façonner la pratique naturaliste (naturalism), les collections des musées et jusqu’à nos idées concernant la conservation de la faune sauvage15 ». Abel Chapman ou l’archétype, en somme, d’une époque où chasse et conservation marchaient main dans la main, quand elles ne s’incarnaient pas dans les mêmes personnes. Conclure, dès lors, que la pratique de la chasse et les mesures de conservation composaient et composent encore une seule chose harmonieuse, serait néanmoins aller trop vite. C’est pourtant ce qu’affirment parfois les propriétaires des plus importants domaines de chasse andalous, de même que certains chercheurs spécialisés dans la conservation de la grande faune.
III.
Longtemps, les recherches historiques sur la protection de la nature se sont focalisées sur les débats nord-américains entre les tenants de la préservation et de la conservation16. Les « sport hunters », c’est-à-dire « ceux intéressés par la préservation du gibier pour des raisons cynégétiques », ont été, selon Thomas R. Dunlap, mis à l’écart de ce récit, alors même qu’ils composaient « le groupe le plus nombreux à s’organiser pour sauvegarder la faune sauvage17 ». Un tel constat, fait dans les années 1980, a depuis été largement revu. Ces sportsmen, en effet, ont été réintégrés au grand récit de la conservation, au point de le renverser, ce qui n’est pas allé sans confusion quant à leur rôle. Le géographe William M. Adams le rappelle : « Il existe [désormais] un récit historique standard quant à la façon dont la chasse a stimulé, voire initié la conservation dans la première moitié du XXe siècle18. » Outre le fait que ce récit ajoute des valeurs — positives — à des données historiques, il élude utilement un contexte colonial et, aujourd’hui, post-colonial, ainsi qu’une lecture en termes de classe.
« Malgré les décolonisations, l’omniprésence d’une élite blanche perdure par le biais des principales institutions conservationnistes. »
À mesure qu’ils parcourent l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, mais aussi la Norvège, l’Espagne ou leur propre pays, ces élites s’aperçoivent, c’est vrai, que le nombre d’animaux diminue, et s’en inquiètent. L’historien Guillaume Blanc l’analyse longuement dans son ouvrage L’Invention du colonialisme vert : en prenant des mesures de conservation, ils « reproduisent en Afrique le modèle aristocratique de l’Europe moderne » et contribuent à distinguer « les élites blanches qui chassent le trophée avec bravoure et au fusil », des « Africains qui tuent l’animal avec cruauté, au filet, à l’arc et à la lance19 ». Dans La Nature des hommes, l’historien se fait encore plus explicite : les premiers conservationnistes « inventent le mythe du bon et du mauvais chasseur20 ». Ailleurs, particulièrement en Amérique du Nord, ce sont les pauvres, les agriculteurs, les chercheurs d’or, les bûcherons, les autochtones qui sont incriminés21.
Si certains chasseurs trouvent alors que « le drôle de couple prédation-conservation20 » est finalement trop contradictoire — certains les appellerons d’ailleurs les « bouchers repentis » (penitent butchers) — et ne conçoivent plus de participer à la destruction de ce qu’ils souhaitent préserver, la plupart dénoncent surtout la chasse vivrière, que de nouvelles règles transforment en braconnage. C’est une constante : l’identification de mauvais pratiquants, jugés irrationnels, permet de renforcer la légitimité de sa propre pratique. En l’occurrence, de ces chasses internationales qui reposent sur des valeurs aristocratiques. La conservation, explique le géographe Étienne Rodary, devient au début du XXe siècle « un élément de prestige social pour les élites coloniales » qui, « après avoir elles-mêmes pratiqué de manière intensive la chasse des grands mammifères, se sont peu à peu tournées vers des actions de protection du gibier22 ». Finalement, « ces enclos de nature signifient qu’ils [les animaux] ont maintenant pour protecteurs ceux qui les tuent23 ».
D’où vient alors que les chasseurs aient été « exclus », un temps, des annales de la conservation ? Que la collusion des mondes de la chasse et de la conservation semble aujourd’hui si étrange ? À partir des années 1930 et, surtout, après la Seconde Guerre mondiale, la conservation gagne en légitimité grâce au travail forcené des experts-gentlemen, biologistes, écologues ou zoologues renommés, qui participent à l’émergence et façonnent les principales institutions d’une « Internationale conservationniste », dont le premier terrain de jeu est le continent africain20. La chasse n’est plus son principal moteur financier, elle est progressivement supplantée par le tourisme. La conservation se construit dorénavant « sur l’idée de regarder la faune dans des zones où elle est nourrie et protégée, plutôt que sur les revenus que les élites cynégétiques apportent en venant leur tirer dessus24 ». Malgré les décolonisations, l’omniprésence d’une élite blanche perdure par le biais des principales institutions conservationnistes — et les safaris n’ont pas disparu pour autant25.
IV.
En Europe, le sort réservé aux lynx, passés dans l’imagerie populaire d’un statut de « vermine » à celui d’« emblème26 », a hérité, lui aussi, de cet entrelacement entre une chasse élitiste et l’histoire de la conservation. Depuis le siècle dernier, les termes de l’équation ont néanmoins changé. Désormais, certains se demandent si la chasse, notamment la chasse sportive, dont le but est d’acquérir des trophées, ne serait pas tout simplement bénéfique pour la conservation d’une espèce ou d’un écosystème27. Soit directement, en régulant une population ou en permettant de sélectionner les « meilleurs » individus28 ; soit indirectement, en suscitant des retombées économiques investies ensuite dans des mesures de protection ou, comme c’est le cas à Andujar et plus largement dans le centre et le sud de l’Espagne, en préservant des espaces dans lesquels prospèrent de manière incidente des espèces protégées.
Il est en effet désormais fréquent d’entendre que les chasseurs, et par extension la chasse, ont participé à sauver l’espèce Lynx pardinus de l’extinction, comme ils participeraient à la bonne conservation, ailleurs, de carnivores emblématiques — que ce soit en participant à atténuer les conflits avec les populations locales, en réduisant le risque de braconnage ou en créant un revenu issu du tourisme cynégétique. Aussi peut-on lire sur une plateforme espagnole regroupant des annonces de parties de chasse all inclusive — parmi les dernières en date, une chasse à l’approche « recommandée » de femelles de mouflons à manchette pour la modique somme de 500 euros — un article dont le titre ne manque pas d’intriguer sur « Le futur de la chasse, la conservation ». On y apprend que le monde de la chasse serait en train de changer, sur la base d’intérêts communs avec la conservation des espèces et de leurs habitats. Et l’auteur de prendre pour preuves des réintroductions de lynx dans la province de l’Estremadure, « un des meilleurs exemples de l’aide apportée par la chasse à la conservation des espèces menacées dans le pays ». Ces affirmations, toutefois, trouvent en Espagne comme ailleurs de sérieux contradicteurs, qui insistent sur le fait que les preuves scientifiques sont bien peu nombreuses et trop incertaines pour l’attester29. Il a même été prouvé qu’aux États-Unis, la libéralisation du droit de destruction des loups avait plutôt accentué les risques de braconnage que l’inverse30.
Rappelons que ce n’est jamais la chasse qui bénéficie à la conservation, mais bien sa limitation31 et reprenons un des arguments posés plus haut. Sans l’accord des propriétaires des domaines de chasse, il est vrai qu’il n’aurait pas été possible de suivre l’évolution des populations dont c’est le territoire. Un tel constat sert d’argument commercial aux gestionnaires du domaine de chasse « La Garganta », situé au nord-ouest du massif d’Andujar, leur permettant de revendiquer la plus importante population de lynx du pays. Attardons-nous un instant sur ce domaine. Longtemps propriété de Rio Tinto, la deuxième plus grosse compagnie minière mondiale, « La Garganta » appartient désormais à plusieurs municipalités, qui ont successivement cédé l’usage des lieux à François de Bavière, descendant d’une des plus puissantes familles allemandes, détenteur de droits sur le trône d’Angleterre, puis à Gerald Grosvenor, Duc de Westminster, dont la famille détiendrait une fortune de quelque douze milliards de dollars32. On peut supposer que, pour de tels philanthropes couronnés, la grande faune en danger trouve une place similaire dans la hiérarchie de leurs préoccupations que l’art ou le patrimoine : assez haut pour justifier les activités autrement rémunératrices qui les supplantent, mais pas suffisamment pour en faire la cause de leur existence ou céder leur privilège territorial. Un article du média El Salto rappelait par ailleurs qu’en Espagne, ce « grand domaine de chasse », les propriétés comme « La Garganta » sont principalement « utilisé[es] pour obtenir des contacts et mettre en relation les élites entre elles ». Plus que la chasse, ce sont donc certains de ses pratiquants appartenant à une élite économique internationale qui investissent dans la conservation, refaisant leur image de marque à peu de frais — ce que d’aucuns appellent du green washing.
V.
Un jour de juillet, Wanapitei District, Ontario, Canada.
« Là où Abel Chapman concevait la chasse et la conservation comme une seule et même pratique, Georges Shiras III, lui, est allé de l’une vers l’autre. »
Imaginons un canoë, chargé d’une petite lanterne, d’un appareil photographique et de quelques hommes. C’est l’été de l’année 1902, sur un lac de la province de l’Ontario, au Canada. À l’avant de l’embarcation se tient Georges Shiras III. L’homme est photographe33. Avant ça, il a été enfant dans le Michigan, avide de traque, de pêche et de chasse auprès de son père, de son grand-père et de guides ojibwés ; il a ensuite été avocat en Pennsylvanie, puis politicien dans le même État. Quelques jours plus tôt, il a pris, écrit-il dans ses mémoires, « la première photographie jamais faite au flash d’un orignal34 ».
Accroupi dans ce canoë, George Shiras III a quarante-trois ans.
L’équipée avance silencieusement dans la nuit et, après avoir exploré plusieurs rives du lac, prend la direction de l’est où le ciel s’éclaircit déjà. Soudain, il entend « un léger bruissement », une bête sans doute, qu’il ne reconnaît pas spontanément. « Quand le bruit s’est arrêté, deux yeux jaunes tirant sur le vert, dont l’éclat brillait au bord de l’eau, sont apparus » raconte-t-il. Les yeux d’un félin. Un chat sauvage ou un lynx ? Joe, l’un des guides embarqués l’affirme : il n’y a pas de chats sauvages dans la région. C’est donc probablement un lynx canadien, « du Canada » écrit le photographe, Lynx canadensis lit-on dans les livres savants. Tandis que l’embarcation s’avance, l’animal s’est abstenu de boire dans les eaux du grand lac. Il attend. Une poussée légère de la pagaie rapproche le canoë du prédateur, qui soudain devient une proie : l’œil, augmenté par la technique de l’un, s’apprête à se saisir de l’autre. Encore quelques mètres, puis le pouce appuie sur le commutateur et arrache un cliché désormais vieux de cent vingt ans.
Là où Abel Chapman concevait la chasse et la conservation comme une seule et même pratique, Georges Shiras III, lui, est allé de l’une vers l’autre. Serait-il le passeur exemplaire d’un paradigme vers le suivant35 ? Moins qu’une rupture, c’est plutôt une continuité paradoxale qu’il indique et l’une des figures du couple prédation-conservation. La technique d’approche qu’il emploie lui est enseignée par un trappeur, « le meilleur homme que j’ai pu trouver, car il avait chassé et posé des pièges toute sa vie dans cette partie du pays », ajoute-t-il. Le déclenchement est presque aussi violent qu’un coup de fusil — le flash explose au visage de son guide, qui se retrouve longtemps étourdi. Autant d’éléments, donc, qui rapprochent étrangement les enjeux liant l’attention pour les bêtes, parfois leur protection, et l’action de les tuer.
Les chasseurs-naturalistes ont le goût des mémoires. Le titre que donne Georges Shiras III aux siennes est le suivant : Hunting Wild Life with Camera and Flashlight. Tout est dit. Il y retrace un parcours forcément édifiant l’ayant mené du fusil à la photographie, sans pour autant désavouer son passé ni ses anciens camarades. Au contraire : « Je ne suis pas d’accord avec les humanitaires bien intentionnés mais mal inspirés qui exigent une protection continue de tous les animaux sauvages, car dans quelques décennies, le surplus incontrôlé de gros gibier amènerait leur nombre croissant au bord de la famine en raison de la destruction de leurs réserves de nourriture. » Une position gestionnaire qui n’a cessé, depuis, de servir d’argument afin de légitimer un usage rationnel de la chasse — et, partant, d’affirmer sa nécessité pour contrôler des populations forcément prolifiques voire, par extension, pour atténuer la pression occasionnée par ces mêmes populations sur un milieu donné. Gardons-nous de confondre l’élan qui motive une action avec ce qui, après coup, lui sert de justification.
*
Histoire de Lynx : l’expression mise au pluriel, voilà qui aurait pu servir de titre au présent texte. C’était déjà pris. En 1991, Claude Lévi-Strauss fait paraître un ouvrage du même nom36. L’ethnologue y analyse plusieurs versions de mythes présents dans le Nord-Ouest des Amériques, dans lesquels s’opposent deux personnages, Lynx et Coyote, comme les deux faces d’une même pièce. Dans l’une des versions du mythe, un enfant naît sans que sa mère ne sache pourquoi. On cherche le père parmi les hommes du village, en les faisant porter l’enfant, qui pleure sans discontinuer. L’enfant se tait dans les bras de Lynx. Serait-il le géniteur ? Coyote n’aime pas ce dernier : il refuse l’évidence et demande une nouvelle épreuve pour déterminer la paternité. Ce sera une partie de chasse, qu’il entend bien remporter. Pour cela, Coyote cache dans un tronc la dépouille d’une proie : il pourra la sortir au moment opportun. C’était sans compter sur Lynx qui, enterrant un poil de sa moustache, suscite un épais brouillard. Coyote ne retrouve pas sa proie et c’est Lynx qui abat une bête le premier. Coyote ne s’arrêtera pas là, renouvèlera ses ruses mais, toujours, Lynx s’en sortira. À l’instar des deux personnages, doit-on comprendre la relation entre la chasse et la conservation comme celle d’un couple contrarié, toujours en conflit, jamais séparé ? Sans doute. Gageons qu’un rapport honnête à cette histoire et à ses échos contemporains permettra de dissiper le brouillard que Lynx ne manque pas de susciter.
Illustrations de bannière et de vignette : David Akemata
- La plupart des informations historiques sur le massif d’Andujar sont tirées de Araque Jiménez, E., Sánchez Martinez, J. D., et Manuel Crespo Guerrero, J. « Prépondérance de l’activité cynégétique dans le Parc régional de la Sierra de Andújar (Communauté d’Andalousie, Espagne) », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest. Sud-Ouest Européen, vol. 23, n° 1, 2007, p. 127-141.[↩]
- Il est plus courant, en français, de recourir à la notion de « protection » ou de « préservation ». Néanmoins, le terme « conservation » s’est imposé dans la littérature scientifique anglo-saxonne pour englober toute forme de protection, qu’il soit question d’habitats, d’espèces ou de populations, et tend à le faire également en français. Pour aller plus loin, on peut lire Bram Büscher et Robert Fletcher, Le Vivant et la révolution. Réinventer la conservation de la nature après le capitalisme, traduction d’Antoine Chopot, Actes Sud, 2023.[↩]
- C’est la thèse que défend parmi d’autres Nastassja Martin dans Les Âmes sauvages, La Découverte, 2016.[↩]
- Charles Stépanoff, L’Animal et la mort — Chasse, modernité et crise du sauvage, La Découverte, 2021.[↩]
- « Voir la nature comme un·e naturaliste : une contre histoire de la modernité », Terrestres, 30 novembre 2022.[↩]
- Laine Chanteloup, « Du tourisme de chasse au tourisme d’observation, l’expérience touristique de la faune sauvage. L’exemple de la réserve faunique de Matane (Québec) », Teoros, vol. 32, n° 1, 2013.[↩]
- Raphaël Larrère, « Le conflit entre les chasseurs et les protecteurs de la nature », La Ricerca Folklorica, n° 48, 2003.[↩]
- Maxime Michaud, « Chasser en gentleman : évolutions de l’éthique de la chasse sportive », Journal des anthropologues, vol. 120-121, 2010.[↩]
- L’histoire de cette conversion est brillamment contée par l’historien Guillaume Blanc dans La Nature des hommes — Une mission écologique pour « sauver l’Afrique », La Découverte, 2024.[↩]
- Abel Chapman et Walter J. Buck, Wild Spain, London, Gurney and Jackson, 1893.[↩]
- Abel Chapman, Retrospect : Reminiscences and impressions of a hunter-naturalist in three continents 1851-1928, Londres, Gurney and Jackson, 1928.[↩]
- David K. Prendergast et William M. Adams, « Colonial wildlife conservation and the origins of the Society for the Preservation of the Wild Fauna of the Empire (1903–1914) », Oryx, vol. 37, n° 2, 2003.[↩]
- Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert, Paris, Flammarion, 2020.[↩]
- Nature, n° 3096, vol. 123, 1929.[↩]
- Dan Gordon, « Behind The Heads : Natural History, Empire and The Abel Chapman Collection. Part 1 », Tyne & Wear Archives & Museums, 16 juillet 2021.[↩]
- Le préservationnisme considère que la nature a une valeur intrinsèque, qui implique qu’elle doive être protégée de manière stricte, en excluant autant que possible les activités humaines des sites ciblés. Le conservationnisme entend pour sa part protéger un site tout en poursuivant l’exploitation des ressources naturelles qui s’y trouve — les activités humaines ne sont pas exclues. Voir l’article de Samuel Depraz, « Notion à la une : protéger, préserver ou conserver la nature ? », Géoconfluences, avril 2013.[↩]
- Thomas R. Dunlap, « Sport Hunting and Conservation », Environmental Review, vol 12, n° 1, 1987.[↩]
- William M. Adams, « Sportsman’s Shot, Poacher’s Pot : Hunting, Local People and the History of Conservation », dans Barney Dickson, Jon Hutton et William M. Adams (éd.), Recreational Hunting, Conservation and Rural Livelihoods : Science and Practice, Blackwell Publishing, 2009.[↩]
- Guillaume Blanc, op. cit., 2020.[↩]
- Guillaume Blanc, op. cit., 2024.[↩][↩][↩]
- Karl Jacoby, Crimes contre la nature, Toulouse, Anacharsis, 2021.[↩]
- Etienne Rodary, L’Apartheid et l’animal, Marseille, Wildproject, 2021.[↩]
- Guillaume Blanc, op. cit., 2020.[↩]
- William M. Adams, art. cit.[↩]
- Maxime Michaud, art. cit.[↩]
- Margarida Lopes-Fernandes et Amélia Frazão-Moreira, « The (In)visibility of the Iberian Lynx. From Vermin to Conservation Emblem », Anthropological Journal of European Cultures, vol. 25, n° 2, 2016.[↩]
- Andrew J. Loveridge, Jonathan C. Reynolds et E. J. Milner-Gulland, « Does sport hunting benefits conservation ? », dans Key Topics in Conservation Biology, 2007.[↩]
- Je ne discuterai pas ce point, qui n’est pas central ici et qu’une abondante littérature scientifique aborde par ailleurs.[↩]
- Adrian Treves, « Hunting for large carnivore conservation », Journal of Applied Ecology, vol. 46, n° 6, 2009.[↩]
- Guillaume Chapron et Adrian Treves, « Blood does not buy goodwill : allowing culling increases poaching of a large carnivore », Proceedings of the Royal Society B, vol. 283, n° 1830, 2016.[↩]
- Adrian Treves, Kyle A. Artelle, et Paul C. Paquet, « Differentiating between regulation and hunting as conservation interventions », Conservation Biology, vol. 33, n° 2, 2019.[↩]
- Aux dernières nouvelles, Camilla Parker Bowles, épouse de Charles III et donc reine du Royaume-Uni, s’était retirée dans le domaine pour se reposer d’une crise institutionnelle éreintante et chasser la perdrix.[↩]
- Jean-Christophe Bailly et Sonia Voss, George Shiras — L’intérieur de la nuit (catalogue d’exposition, Paris, Musée de la chasse et de la nature), Éditions Xavier Barral, .[↩]
- Georges Shiras III, Hunting Wildlife with Camera and Flashlight, National Geographic Society, 1935.[↩]
- James G. Sanderson and Mogens Trolle, « Monitoring Elusive Mammals : Unattended cameras reveal secrets of some of the world’s wildest places », American Scientist, vol. 93, n° 2, 2005.[↩]
- Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Pocket, 2005 (1991).[↩]
REBONDS
☰ Lire une discussion entre Jean-Marc Gancille et Pierre Medelin : « Animalisme et écologie », mai 2022
☰ Lire notre article « Les animaux avec nous, nous avec les animaux », Kaoutar Harchi, mai 2022
☰ Lire notre article « Combattre la chasse à courre », Yanna Rival et Élie Marek, décembre 2021
☰ Lire notre article « Partout la mer est libre », Maya Mihindou, novembre 2021