« Depuis que le covid-19 a frappé, nous avons toujours donné la priorité au peuple et à la vie » déclarait début janvier le président chinois Xi Jinping. La politique de strict confinement qui a été mise en œuvre dans de nombreuses villes, aux premières desquelles Shanghai, semble avoir été oubliée de son discours pour présenter ses vœux au pays. C’est qu’une contestation inédite ces trente dernières années et plusieurs scènes de révolte ont enfin conduit le pouvoir à infléchir une politique sanitaire qui paraissait inattaquable. La situation est loin d’être réglée : le nombre de cas de contaminations explose et beaucoup de secteurs économiques tournent au ralenti. Le collectif Chuang, communiste et critique, composé de membres dont la plupart résident en Chine, a proposé dès les débuts de la pandémie son point de vue, fondé sur la collecte de témoignages, l’analyse de la politique sanitaire de l’État chinois et l’étude, sur le temps long, des spécificités du régime. Leur livre Contagion sociale, traduit par Pablo Arnaud et paru aux éditions Niet !, va ainsi à rebours de la vision d’un « pouvoir étatique tout puissant » véhiculé aussi bien par le Parti communiste chinois que par nombre de médias internationaux. Nous en publions un extrait, revenant sur les premiers mois de la pandémie.
En temps d’épidémie, la littérature est rarement consacrée à la maladie elle-même. Il s’agit plutôt d’un drame, tout à la fois social et microbien. Tandis que les ruminations existentielles se condensent dans l’isolement pour se propager ensuite à l’extérieur, leur ruissellement dessine au fur et à mesure la forme d’une culture populaire face à un nouveau genre de catastrophe, qui ne peut plus être niée par souci de confort. Les modèles du genre voient dans l’épidémie un retour monstrueux de l’affrontement de classes, au mépris de son long déni. Dans Le Masque de la mort rouge, de Poe, ou Je brûle Paris1, de Jasieński — qui, dans une résonance saisissante avec notre présent, met en scène une insurrection sur fond d’épidémie de peste dans la France des années 1920 —, le drame utilise la peste comme forme de guerre de classe coupée de toute volonté politique, celle-ci n’ayant pas été à la hauteur de l’affrontement social. Le conflit est alors déplacé au niveau plus fondamental du substrat biologique, où il ne se soucie guère de considérations éthiques ou des conséquences du bain de sang révolutionnaire. Dans ces fantasmagories, la classe n’est pas abolie, mais délivrée de ses chaînes par la peste elle-même, dans une débauche de violence, métaphore à peine voilée d’une vengeance qui ne peut plus être contenue. Le genre est nihiliste et apocalyptique, mais aussi surnaturellement politique — comme si ces slogans pleins de fureur, tour à tour désespérés et optimistes, inscrits sur les murs de Hong Kong quelques mois avant le début de la pandémie, s’étaient extirpés du béton pour se plonger dans le sang : « Si nous brûlons, vous brûlerez avec nous », « Je préfère devenir cendre que poussière. »
Mais le courant culturel dominant est conservateur et, s’il reconnaît la catastrophe, il ne se donne jamais les moyens d’en déterminer la cause. Dans son versant le plus réactionnaire, ce courant se présente comme une pure substitution : des dizaines de milliers d’individus dont la politique se résume à l’interminable négation paranoïaque, qui ne voient dans le virus qu’un complot visant à justifier la toute-puissance de l’État. D’autres ont adopté une position symétrique mais tout aussi réactionnaire. Ils se sont fait l’écho des mythes forgés par les États à leur propre usage, en soulignant le succès relatif de certains gouvernements est-asiatiques dans la lutte contre la pandémie (ignorant au passage les échecs qui ont rendu ce succès possible2. Qu’il s’agisse de mobilisation pour ou contre l’État, il s’agit de l’expression ramassée d’une même conception de l’épidémie, répandue des propagandistes de parti aux anti-masques paranoïaques, en passant par les philosophes en poste dans de grandes écoles. Au cœur de ce discours, on retrouve l’idée selon laquelle l’épidémie n’est pas une épidémie, mais simplement l’un des visages d’un État en voie de totalisation. L’État agit ici comme une sorte de stade suprême de l’idéologie. Il est la ligne de crête au-delà de laquelle nous n’avons d’autre choix que celui de voir en face la bête que nous appelons capitalisme. À ce stade, la règle est de parler de la contagion sans parler de ses origines, de parler de la société sans parler du social, et de parler de la pandémie comme d’une affaire strictement administrative entre les mains de ceux qui siègent au sommet de l’État. En bref, la façon la plus courante d’approcher la pandémie consiste aujourd’hui à ne pas en parler du tout, mais, à la place, à discourir sur l’État.
« La façon la plus courante d’approcher la pandémie consiste aujourd’hui à ne pas en parler du tout, mais, à la place, à discourir sur l’État. »
L’ombre de l’État est opaque et recouvre tout ce qui se tient sous elle. Ce qui devrait constituer une leçon plus profonde concernant les ravages microbiologiques et macro-écologiques qui accompagnent nécessairement la production en vue de l’accumulation sans fin prend ici les traits du cliché dramatique de « l’homme contre la société », enseigné dès le lycée, avec la profondeur d’un essai d’adolescent sur Orwell. Ce stéréotype s’affiche non seulement de toutes parts dans les médias mais surtout sous la forme la plus emblématique du genre aujourd’hui : le journal de confinement, publié sous forme de feuilleton sur les réseaux sociaux. Ces journaux ont d’abord fait leur apparition à Wuhan, au cœur du confinement chinois. Ils ont circulé dans la zone grise des posts de Weibo3 et WeChat4, (qui n’étaient pas encore interdits à l’époque), où ils étaient discutés entre amis et (parfois) archivés hors de la portée des censeurs. Une fois interdits à l’échelle nationale, ils ont commencé à se propager hors du pays et ont souvent été traduits. Les meilleurs d’entre eux étaient de simples journaux intimes, offrant le récit d’un quotidien sous confinement devenu surréaliste ; mais les plus largement diffusés sont ceux qui appuyaient le conflit mélodramatique entre expression individuelle et État autoritaire. Ces derniers produisaient autant de clichés consommables qui détournaient la colère publique du système socio-économique gouvernant nos vies quotidiennes vers une question plus proprement politique : un gouvernement à la fois trop lointain et trop proche.
Le plus célèbre et familier de ces récits rattachés à la littérature de l’épidémie est sûrement Wuhan, ville close, un recueil de textes publiés sur les réseaux sociaux par l’écrivaine plusieurs fois primée Fang Fang5, durant le confinement dans la province du Hubei. Écrit par une célébrité disposant de millions d’abonnés sur Weibo, il a rapidement attiré l’attention de la presse étrangère. De plus, en raison de son ton banalement libéral et de son absence de tout positionnement politique autre que la plainte permanente contre la censure médiatique et la gestion gouvernementale opaque et mortifère des premiers temps de l’épidémie, il correspond tout à fait aux goûts idéologiques de l’industrie éditoriale étrangère. Le récit a ainsi été traduit en anglais et en allemand à une vitesse fulgurante et publié par des éditeurs de premier ordre, puis vendu sur Amazon deux semaines seulement après la sortie de la version originale (le 6 avril 2020, dernier jour du confinement). C’est le journal de confinement le plus diffusé à l’étranger, confortablement installé dans un libéralisme naïf présent tout au long du recueil (la première entrée date de janvier [2020]) ainsi que dans sa préface, écrite en avril en vue de sa traduction, dans laquelle l’auteure n’a rien d’autre à offrir que les solutions pacifistes éculées des bobos de gauche : « L’humanité ne pourra vaincre le virus et s’en libérer qu’en s’unissant6 ».
En réalité, cette phrase constitue la seule ligne de défense de l’auteure lorsqu’elle réalise que son travail a été activement utilisé par tous ceux qui cherchaient à en tirer un avantage géopolitique en attribuant la mauvaise gestion de la pandémie au seul État chinois. Mais le virus n’a pas été causé par « l’humanité », comme elle le prétend. De plus, l’utilisation de son journal dans les conflits géopolitiques en cours était tout sauf un incident. Dès les premières entrées, datant de fin janvier, elle parle de la pandémie dans les termes du conservatisme américain : « Une administration qui ne permet pas la promotion des meilleurs éléments engendre des conséquences désastreuses ; des discours politiquement corrects mais creux, au détriment de la recherche de la vérité à partir des faits, engendrent des conséquences désastreuses ; empêcher les gens de dire la vérité et les médias de rapporter la réalité engendre des conséquences désastreuses ; et toutes ces conséquences, nous les subissons une par une7. » Des affirmations semblables sont disséminées tout au long de Wuhan, ville close. La supposée neutralité politique et les invocations bien intentionnées d’une humanité qui aurait tiré les leçons du virus comme un seul homme masque en fait une logique conservatrice, selon laquelle la compétition serait « naturelle », et la cause réelle du désastre serait la censure autoritaire au nom d’impératifs politiques, et non l’élevage industriel motivé par le seul profit ou la destruction écologique de masse8. Une fois confrontées à une telle catastrophe, les critiques enchaînées au caractère supposément indépassable du capitalisme se tourneront toujours vers l’État, qui incarne après tout « le public ». Et cette omission est le seul véritable intérêt de la littérature épidémique actuelle : pourquoi l’État occupe-t-il toute la place dans ces analyses, sans en laisser aucune pour le reste ? En d’autres termes, pourquoi les gens en viennent-ils à mentionner l’État lorsqu’ils veulent parler de l’épidémie ?
Dans ces récits, l’État totalisant et son pouvoir omniprésent et panoptique semblent être les maîtres d’œuvre d’une conspiration paranoïaque qui renverse le Léviathan de Hobbes sur la tête. Une telle forme de souveraineté n’a aucune origine matérielle : l’État serait un spectre ancien et sans contour précis hantant l’humanité. C’est le mythe de l’État sur lui-même, l’ultime réification qui masque le fait qu’il ne peut être compris hors de sa fonction au sein du capitalisme — et que les États sont historiquement inséparables des questions de classe et de production. Les impératifs capitalistes sont le fondement de l’État, et les conflits naissent du fait que les processus de constitution et de décomposition des États coexistent au sein d’une économie mondiale unique. Cette conception matérielle de l’État nécessite de saisir sa spécificité — c’est-à-dire son lien avec la civilisation dans son ensemble et avec les différents modes de production — plutôt que de le voir comme un Léviathan dramatique et paranoïaque qui tourmente l’humanité depuis que des graines ont été mises en culture. Les facteurs historiques, géographiques et culturels peuvent ainsi être adaptés pour devenir des composantes intégrantes de la politique d’État, à condition qu’ils puissent être mobilisés pour servir efficacement les impératifs capitalistes.
« L’État en cours d’édification en Chine est à certains égards sans précédent, bien que sa fonction fondamentale demeure la même »
La pandémie ne peut être expliquée d’abord par le comportement de l’État. D’autre part, la réponse à la pandémie a permis de mettre en lumière à la fois le processus de construction étatique à l’œuvre en Chine et le déclin généralisé des institutions politiques aux États- Unis et en Europe. Aucun de ces processus ne peut être compris séparément l’un de l’autre, car ils sont façonnés par le même conflit industriel entre différentes factions capitalistes aux intérêts divergents, déterminés par leurs investissements dans des blocs commerciaux concurrents. Cela ne manque pas de soulever des questions profondes au sujet de la nature de l’État sous le capitalisme, et des concepts qui lui sont associés. Nous nous demandons ici si la structure institutionnelle de l’État chinois doit nécessairement imiter ses équivalents occidentaux afin de remplir ses objectifs capitalistes, ou si, à l’inverse, il dispose d’une quelconque latitude pour se développer autrement. Cette question est essentielle, car les deux dernières décennies ont vu d’influents intellectuels et des dirigeants politiques de haut rang insister toujours plus ouvertement et énergiquement sur une logique de gouvernance différente, qui trouverait sa source dans une autre généalogie, tout en contribuant à la construction d’un État fondamentalement au service des impératifs capitalistes. À cet égard, la littérature et la tradition philosophique chinoises exercent une influence certaine sur la forme de l’État en devenir — même si cet État ne saurait être réduit à des facteurs culturels, ni compris purement et essentiellement de manière culturelle9. En d’autres termes, les questions essentielles sont les suivantes : dans quelle mesure l’État chinois ressemble-t-il aux États capitalistes plus anciens ? Quelle marge de manœuvre existe-t-il pour l’expérimentation et l’adaptation, et quel environnement intellectuel peut-il fournir les ressources nécessaires à une telle adaptation ?
Répondre à ces questions nécessite une analyse concrète des mécanismes à l’œuvre sur le terrain — la façon dont le pouvoir se développe et se déploie — plutôt qu’une approche strictement discursive décrivant la manière qu’a l’État de parler de lui-même et de justifier son pouvoir auprès de la population. Ces éléments pragmatiques sont développés plus loin. Cela dit, le pouvoir ne fait pas étalage de sa puissance dans le vide. Nous répéterons ici une évidence : le mode de production (et surtout, mais pas exclusivement, sa classe dominante) fait son propre État, mais ne le fait pas arbitrairement. Il le fabrique plutôt selon des conditions données et héritées du passé, à partir de matériaux récupérés de contingences culturelles et historiques. Ces éléments sont assemblés dans un certain contexte intellectuel, à travers lequel ils deviennent disponibles pour ceux qui sont au pouvoir afin de dessiner les grandes orientations de leur manière de gouverner10. Ce contexte intellectuel est aujourd’hui global mais pas homogène. De la même manière, la mondialisation des pratiques européennes de politiques étatiques — et donc l’influence exercée par les impératifs capitalistes sur leur évolution — a été une conséquence accidentelle de l’impérialisme et de la colonisation, et non une nécessité logique. Étant donné les différents défis matériels auxquels fait face le capitalisme aujourd’hui et la généalogie intellectuelle différenciée sur laquelle il s’appuie, il y a toutes les raisons de penser que l’État en cours d’édification en Chine est à certains égards sans précédent, bien que sa fonction fondamentale demeure la même.
[…] Le confinement soudain de Wuhan a montré que l’État chinois comprenait que sa chance n’allait pas tarder à tourner. La propagation en dehors du Hubei avait déjà commencé, et les voyages pour le Nouvel An risquaient de l’accélérer au-delà de toute possibilité d’endiguement. Bien que les dispositifs de commandement mobilisés soient flous aujourd’hui encore, le confinement a marqué un tournant, une intervention claire du gouvernement central qui a non seulement agi dans le but de s’assurer du respect du confinement à Wuhan — d’abord en en restreignant les entrées et les sorties, puis à travers diverses formes de contrôles intérieurs des commerces et des déplacements dans la ville —, mais aussi pour servir d’exemple aux responsables politiques des plus bas échelons ailleurs dans le pays. L’État n’a en effet pas les moyens de s’assurer de l’application de ces mesures dans les campagnes.
C’est le premier confinement de cette ampleur de l’histoire humaine. Le déroulement de la quarantaine est révélateur de la nature de la réponse de l’État aux pandémies induites par le système économique que ce dernier entretient. Mais la fonction d’un tel confinement n’est certainement pas de préserver la santé pour elle-même. L’État traite plutôt la santé comme une nécessité auxiliaire au maintien d’une population productive et compétitive, et au besoin de prévenir tout risque insurrectionnel. À cet égard, l’État chinois (qui a une longue expérience de mobilisation depuis une position de faiblesse et de construction patiente de son pouvoir) s’est montré tout à fait capable de prendre des décisions en faveur des intérêts économiques à long terme, même si cela supposait le sacrifice de profits à court terme. Ce processus tranche avec celui mis en œuvre aux États-Unis, où un long affaiblissement des moyens étatiques et une administration particulièrement inefficace ont provoqué la situation inverse : le sacrifice de la population pour un gain économique de court terme. Ironiquement, cette divergence a démontré que l’État américain a été l’administrateur le moins efficace des conditions économiques fondamentales, car sa stratégie court-termiste s’est révélée désastreuse pour l’accumulation à long terme. Sur le moment même, cependant, toutes ces questions plus larges ont été reléguées à l’arrière-plan. Ceux qui étaient pris au piège du confinement, tout à coup complètement isolés dans un monde figé et menacés par une menace invisible, ont avant tout fait face à un questionnement existentiel.
« Dans cette inversion absurde et atomisée de la grève de masse, nous avons assisté à la même suspension de l’activité économique, mais privée de la dimension communautaire. »
Tout a commencé à prendre une dimension surréaliste. Celles et ceux avec qui nous avons mené nos entretiens ont tous ri en décrivant ces premières semaines de confinement à Wuhan et ailleurs. Les personnes non chinoises interrogées ont parlé d’une bureaucratie tout à la fois banale et baroque, parfois ridiculement inoffensive par son inefficacité. Dans d’autres cas, elle a conduit à deux semaines d’allers-retours cauchemardesques dans des hôpitaux de fortune, dignes d’une dystopie kafkaïenne presque conforme au cliché. L’un de nos amis le décrit très bien dans le troisième chapitre de ce livre : « au début, les gens étaient juste surpris, et tout semblait absurde. » Ces mêmes amis ont couché sur le papier ces premières semaines absurdes de quarantaine dans leur propre Wuhan Diaries, imprimé sous forme de fanzine DIY11. Contrairement au journal bien plus connu de Fang Fang, ce journal sous forme de BD ne tourne pas autour des questions routinières de corruption ou de censure mais dresse un portrait bien plus intimiste de l’absurde vie quotidienne en temps de confinement. Tout au long de la brochure, les auteurs utilisent la métaphore de la dérive en pleine mer, chaque appartement ou barre d’immeuble constituant un navire pris dans la tempête : « Je regarde, depuis le bateau, à travers un hublot, et derrière le verre jaunissant et les couches de brouillard, des gens agitent des drapeaux, ils tentent de nous dire quelque chose […] De nombreux amis nous envoient également des messages (des bouteilles à la mer) à travers les marées, pour nous demander où nous en sommes. » Ces messages reçus ou envoyés à des amis distants sont tout à fait ordinaires — des comptes-rendus de la santé du chien et des photos de plats préparés pendant le confinement —, mais c’est ce qui les rend précieux, chacun étant restitué avec le soin d’un archéologue qui déterre des fragments d’histoire.
L’un des premiers et des plus significatifs effets du confinement a été l’étrange expérience produite par l’isolement de son environnement immédiat et de son propre corps — comme si les amarres étaient larguées, comme si les liens avec tous ces rituels mineurs qui composent la trame du quotidien étaient rompus. Dans cette inversion absurde et atomisée de la grève de masse, nous avons assisté à la même suspension de l’activité économique, mais privée de la dimension communautaire qui est normalement associée à la grève. Dans un premier temps, la grève inversée s’est manifestée par une série de rencontres surréelles avec les marchandises. Alors que le déni se dissipait et que le confinement débutait, les nouvelles se sont répandues à propos des barrages routiers et des fermetures de magasins et de pharmacies, conduisant des centaines de milliers de personnes à se précipiter pour fuir la ville et à une pénurie totale d’équipements de protection. La température s’est effondrée et la batterie de l’iPhone de l’un des auteurs s’est mise à gonfler, l’appareil « enflant comme une véritable pomme [apple] ». À un niveau plus général, la circulation des marchandises a fait montre d’une même indétermination logique. Avoir accès à une simple bouteille de gaz pour cuisiner est devenu une épreuve bureaucratique inquiétante, au cours de laquelle même les autorités locales plaisantaient à moitié en rassurant les gens attendant dans le froid, leur déclarant que, dans le pire des cas, ils n’auraient qu’à piller les camions de livraison. Les marchés locaux ont commencé à se déplacer dans les différents quartiers, inversant les rôles actifs et passifs du rapport économique, les marchandises se parant de l’aura des vivants. Dans ces premiers temps d’isolement hivernal, le surréalisme s’est immiscé dans les moindres recoins de la conscience. L’un des auteurs a vu « une vidéo d’un cochon sauvage s’enfuyant sur le second périphérique » et s’est mis à ressasser une idée abandonnée de « roman dans lequel l’ensemble de l’humanité entrerait dans une hibernation d’un siècle et la nature se rétablirait lentement ». Pendant ce temps, d’autres navires fendaient les eaux la nuit, en silence. La tempête s’étendait au-delà du mur de brume.
Extrait de Contagion sociale, du collectif Chuang, publié aux éditions Niet ! en 2022
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- Voir Benjamin Noys, « Microbial communism », Mute Magazine, 1er septembre 2013. Je brûle Paris est peu connu dans le monde anglophone, mais il a été l’un des livres de fiction communiste les plus vendus — si populaire qu’il a même valu à son auteur d’être expulsé de Pologne et de voir son livre interdit. [Note de Chuang][↩]
- C’est vrai non seulement en ce qui concerne la Chine, mais aussi la Corée du Sud (à titre d’exemple). [Note de Chuang][↩]
- Littéralement, Weibo signifie « micro-blogage » et rassemble les sites du même genre que Twitter, ce dernier étant interdit en Chine. Sina Weibo, communément appelé Weibo, est l’application la plus utilisée en Chine, comptant près de 500 millions d’utilisateurs et d’utilisatrices [ndlr].[↩]
- Application de messagerie instantanée permettant aussi le paiement par téléphone. Elle compte plus d’un milliard d’utilisateurs et d’utilisatrices dans le monde [ndlr].[↩]
- Fang Fang est le nom de plume de l’auteure de fiction Wang Fang. Elle a reçu le prix littéraire Lu Xun en 2010, l’un des plus prestigieux du pays pour les écrivains. Bien qu’elle soit surtout connue en Chine, plusieurs de ses œuvres ont été traduites. Aucune cependant n’a connu un aussi grand succès que Wuhan, ville close [Wuhan Diary], en 2020 (éditions Stock pour la traduction française). [Note de Chuang][↩]
- Fang Fang, Wuhan, ville close, Paris, Stock, 2020.[↩]
- Ibid., p. 29.[↩]
- Rob Wallace, Dead Epidemiologists : On the Origins of Covid-19, NYU Press, 2020. Voir le premier chapitre du présent ouvrage pour une version plus développée de cet argument. [Note de Chuang][↩]
- Tout au long de ce livre, nous nous référons à la tradition littéraire et philosophique « chinoise ». Il ne s’agit pas de dire qu’un État « chinois » ou même une seule civilisation « chinoise » cohérente a réellement existé dans l’Est asiatique durant des millénaires — cette affirmation est relativement récente et est essentiellement le produit du projet de construction nationale du XXe siècle. Il s’agit plutôt de faire référence aux caractères chinois qui ont été utilisés de manière universelle dans la région, permettant à des auteurs qui parlaient des langues orales incompatibles de rendre leurs idées mutuellement intelligibles. Ce processus a permis l’essor et la formation d’un corpus unifié en langue chinoise, en littérature, en histoire ou en géographie, qui est devenu une référence partagée tout au long des différentes dynasties. [Note de Chuang][↩]
- Ce processus est expérimental et évolutif : les réformes de gouvernance sont conduites dans certaines zones, souvent improvisées en réponse à certains problèmes locaux, et étendues à d’autres espaces seulement lorsqu’elles ont fait leurs preuves dans le maintien des conditions d’accumulation ou dans le dépassement de limites à la croissance. Mais, même à ce moment-là, il n’y aucune garantie qu’une quelconque adaptation soit adoptée ailleurs, puisque le choix entre plusieurs options également adéquates dépend à son tour de nombreuses contingences. [Note de Chuang][↩]
- Le journal a d’abord été publié sous forme de bandes dessinées en chinois dans divers formats, puis par la Black Book Assembly de Hong Kong, sous forme d’un bulletin, en chinois, en anglais, sous le nom de Wuhan Diaries. [Note de Chuang][↩]
REBONDS
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