Chinois de France : minorité modèle ou minorité rebelle ?


Entretien inédit | Ballast

Depuis la pan­dé­mie de Covid, l’ex­plo­sion du racisme anti-Asiatiques par­tout dans le monde a don­né lieu à une vague inédite de mobi­li­sa­tions. En France, une par­tie de ceux jus­qu’a­lors per­çus comme appar­te­nant à une « mino­ri­té modèle » ont com­pris qu’une telle construc­tion était raciste à plus d’un titre : elle englobe sous une même caté­go­rie des com­mu­nau­tés extrê­me­ment diverses, ce qui par­ti­cipe à leur essen­tia­li­sa­tion tout en ins­ti­tuant une sépa­ra­tion avec les autres mino­ri­tés, dès lors per­çues comme pares­seuses et vio­lentes. Il est pour­tant plus urgent que jamais de nouer un front anti­ra­ciste inter­com­mu­nau­taire. Nous nous sommes entre­te­nus avec Chuang Ya-Han, cher­cheuse à l’Institut natio­nal d’é­tudes démo­gra­phiques et autrice d’Une mino­ri­té modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, dans lequel elle décons­truit ce sté­réo­type et tente de démê­ler les contra­dic­tions mais aus­si les pers­pec­tives qui animent l’an­ti­ra­cisme asia­tique en France.


L’immigration chi­noise, loin d’être uni­fiée, recouvre des réa­li­tés très dif­fé­rentes selon les classes sociales et les ori­gines régio­nales. Peut-on néan­moins déga­ger de grandes ten­dances au sein de cette immigration ?

L’immigration chi­noise est en effet très diverse. Un exemple : jus­qu’à très récem­ment, le tra­vail était la prin­ci­pale moti­va­tion des res­sor­tis­sants chi­nois pour venir en France. Beaucoup de per­sonnes arri­vées sans visa de tra­vail — avec un faux visa ou avec un visa de tou­risme — sont res­tées pen­dant long­temps ou demeurent encore en situa­tion irré­gu­lière. Depuis la seconde moi­tié des années 2010, ce type d’im­mi­gra­tion a dimi­nué, ce qui peut s’expliquer à la fois par le dur­cis­se­ment de la poli­tique d’immigration en France et par la poli­tique prô­née par Xi Jinping depuis 2012, laquelle encou­rage le retour de la dia­spo­ra en Chine. Au-delà de ce chan­ge­ment quan­ti­ta­tif, on observe aus­si un chan­ge­ment qua­li­ta­tif quant aux motifs des départs de Chine. En effet, les étu­diants inter­na­tio­naux sont deve­nus une com­po­sante majeure de l’im­mi­gra­tion régu­lière : en 2017, les deux-tiers des admis­sions au séjour de ­res­sor­tis­sants chi­nois en France l’ont été au titre des études. Cette ten­dance s’observe d’ailleurs dans l’ensemble de pays de l’OCDE1.

Quel est le déno­mi­na­teur com­mun qui vous per­met de par­ler de « racisme anti-Asiatiques » ?

Si mon livre com­porte l’expression « racisme anti-Asiatiques » dans le sous-titre, il ne traite pas exac­te­ment du phé­no­mène en soi, mais cherche plu­tôt à mon­trer com­ment les struc­tures éco­no­miques qui régissent les acti­vi­tés de cette com­mu­nau­té ont à la fois contri­bué à sa racia­li­sa­tion et déter­mi­né les façons dont elle a lut­té contre celle-ci. Je ne cherche donc pas à défi­nir un « racisme anti-Asiatiques » en soi qui serait trans­po­sable à d’autres contextes, mais à obser­ver concrè­te­ment com­ment s’articulent fac­teurs éco­no­miques et phé­no­mène de racia­li­sa­tion au sein des com­mu­nau­tés chi­noises d’Île-de-France.

Vous décri­vez la for­ma­tion d’un ima­gi­naire de « mino­ri­té modèle », qui semble s’étendre à d’autres com­mu­nau­tés asia­tiques, notam­ment celles issues de l’ancien Empire colo­nial fran­çais. Observez-vous néan­moins une spé­ci­fi­ci­té dans le racisme visant la com­mu­nau­té chinoise ?

« Le dis­cours sur la mino­ri­té modèle désa­morce la prise de conscience et les luttes qui pour­raient en découler. » 

Il faut sou­li­gner — chose que je n’ai pas men­tion­née dans le livre — que le terme de « mino­ri­té modèle » est né dans le contexte amé­ri­cain. Il a été inven­té par un socio­logue blanc, William Pettersen, pour par­ler de la com­mu­nau­té japo­naise aux États-Unis. En 1966, dans un article du Times, il oppo­sait la tra­jec­toire des Japonais à celles des com­mu­nau­tés noires : en fai­sant l’éloge des pre­miers, il dépré­ciait les secondes. Ce terme a dont été créé à par­tir du regard de la popu­la­tion majo­ri­taire, blanche, qui avait le pou­voir de défi­nir qui étaient les immi­grés modèles et qui étaient les indé­si­rables. En France, si l’expression n’a pas autant cir­cu­lé qu’aux États-Unis, on peut néan­moins obser­ver un même méca­nisme d’essentialisation des com­mu­nau­tés asia­tiques. Dans la repré­sen­ta­tion média­tique mais aus­si dans la rhé­to­rique poli­tique, on entend sou­vent dire que les Chinois – ou ceux qui sont per­çus comme tels – sont tra­vailleurs, silen­cieux, obéis­sants, etc. Et ce dis­cours est par­fois repris par ces com­mu­nau­tés elles-mêmes pour dire la sin­gu­la­ri­té de leur par­cours migra­toire. L’effet per­vers de cette nar­ra­tion est qu’elle empêche les per­sonnes asia­tiques de se pen­ser comme poten­tielles vic­times du racisme qui, dans son prin­cipe même, réside dans l’essentialisation, c’est-à-dire la carac­té­ri­sa­tion des per­sonnes selon des attri­buts ima­gi­nés par la socié­té : le dis­cours sur la « mino­ri­té modèle » désa­morce la prise de conscience et les luttes qui pour­raient en découler. 

Si cette caté­go­rie de « mino­ri­té modèle » est le fruit d’un dis­cours, joue-t-elle un rôle dans la poli­tique migra­toire de l’État français ?

Le fait que les boat people aient connu une tra­jec­toire sociale ascen­dante a cer­tai­ne­ment contri­bué à affer­mir le sté­réo­type d’une « mino­ri­té modèle ». Néanmoins, les tra­vailleurs chi­nois n’ont nul­le­ment béné­fi­cié d’une poli­tique migra­toire spé­ciale. Beaucoup vivent sou­vent de longues années en situa­tion irré­gu­lière. La construc­tion de cette caté­go­rie ne pro­cède pas tant d’une poli­tique migra­toire par­ti­cu­lière, que d’un ensemble de pro­ces­sus éco­no­miques et sociaux affec­tant la tra­jec­toire sociale des indi­vi­dus. Lorsque Nicolas Sarkozy parle de « mino­ri­té modèle » dans un dis­cours en 2010, il s’adresse avant tout aux entre­pre­neurs asia­tiques. Il faut rap­pe­ler qu’il a rom­pu avec la poli­tique migra­toire tra­di­tion­nelle, en éta­blis­sant une dis­tinc­tion entre une » immi­gra­tion subie »— englo­bant sur­tout les per­sonnes venues du conti­nent afri­cain, et visant notam­ment le regrou­pe­ment fami­lial – et une « immi­gra­tion choi­sie », qui per­met de défi­nir qui mérite d’entrer dans le ter­ri­toire fran­çais, qui peut appor­ter des « richesses » à la France. C’est un dis­cours lar­ge­ment fon­dé sur le prin­cipe néo­li­bé­ral et capi­ta­liste qui pos­tule un « besoin » uti­li­ta­riste d’immigrés. Il y avait déjà beau­coup d’entrepreneurs asia­tiques à l’é­poque de ces décla­ra­tions et ce sont eux qui sont deve­nus les inter­lo­cu­teurs pri­vi­lé­giés de Nicolas Sarkozy pour illus­trer ce qu’il appelle l’immigration choisie.

[Manifestation contre le racisme anti-Asiatique et pour la sécurité suite à l'assassinat de Zhang Chaolin à Aubervilliers, septembre 2016 | Loez, Ballast]

Comment ce dis­cours dis­cri­mi­nant entre immi­gra­tion choi­sie et immi­gra­tion subie a‑t-il été reçu au sein des com­mu­nau­tés chinoises ?

Très bien, notam­ment par­mi les entre­pre­neurs : ça a tout sim­ple­ment été pris pour un com­pli­ment. Beaucoup d’immigrés chi­nois, quand ils com­parent leur situa­tion à celles de l’immigration noire ou magh­ré­bine, disent que cette der­nière pos­sède un avan­tage lin­guis­tique et consi­dèrent qu’il s’agit là pour eux d’une inté­gra­tion cultu­relle. Or l’apprentissage du fran­çais est beau­coup plus dif­fi­cile pour les immi­grés chi­nois, ce qui peut être à la fois han­di­ca­pant et stig­ma­ti­sant, géné­rer de la frus­tra­tion du point de vue de la com­mu­ni­ca­tion, voire un sen­ti­ment de honte. Que la rhé­to­rique de Nicolas Sarkozy mette en avant leur per­for­mance éco­no­mique a per­mis de com­pen­ser cette frus­tra­tion liée à leur défi­cit d’intégration cultu­relle et linguistique.

À quel point la frag­men­ta­tion des com­mu­nau­tés, orga­ni­sée par le pou­voir, rend-elle dif­fi­cile l’organisation poli­tique intercommunautaire ?

À l’heure où la rhé­to­rique du Rassemblement National est bana­li­sée, comme en atteste la der­nière loi immi­gra­tion, on insiste tou­jours plus sur la ques­tion de la volon­té d’intégration en lais­sant de côté le pro­ces­sus d’interaction entre la poli­tique d’État et les immi­grés. On per­çoit les immi­grés et plus géné­ra­le­ment l’étranger sous le prisme de la théo­rie du « Grand Remplacement », donc à tra­vers la figure d’un « Autre » for­cé­ment mena­çant. On ne parle même plus d’immigration choi­sie : Gérard Larcher et les séna­teurs de droite ont enle­vé de la loi immi­gra­tion tous les articles per­met­tant la régu­la­ri­sa­tion des tra­vailleurs sans-papiers, qui est le fruit des luttes por­tées par le mou­ve­ment des sans-papiers et de la CGT en 2010. Même les dis­cours fon­dés sur la ratio­na­li­té éco­no­mique et uti­li­ta­riste sont désor­mais reje­tés. Sans doute que la créa­tion du par­ti d’Eric Zemmour et la pro­pa­ga­tion de ses dis­cours civi­li­sa­tion­nels n’y sont pas pour rien. La dis­tinc­tion passe désor­mais entre ceux qui font des efforts pour s’intégrer, s’assimiler et les autres. On est dans une époque domi­née par une pure idéo­lo­gie xéno­phobe, où l’immigration, à quelques excep­tions près, est deve­nue un ensemble mono­li­thique indésirable.

« On est dans une époque domi­née par une pure idéo­lo­gie xéno­phobe, où l’immigration, à quelques excep­tions près, est deve­nue un ensemble mono­li­thique indésirable. »

Sur le ter­rain, on observe que les com­mu­nau­tés sont très mélan­gées, mais cultu­rel­le­ment très sépa­rées. Je l’ai notam­ment obser­vé au cours d’en­quêtes menées dans plu­sieurs com­munes de Seine-Saint-Denis. Beaucoup d’immigrés chi­nois consi­dèrent qu’ils sont dif­fé­rents, consi­dèrent qu’ils tra­vaillent beau­coup et ne « pro­fitent » pas de l’État-providence. L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, à par­tir de l’exemple des femmes bat­tues, parle de la « conscience des domi­nés », pour décrire le fait que les domi­nés se regardent sou­vent eux-mêmes à tra­vers les yeux des domi­nants. La même chose vaut, muta­tis mutan­dis, pour les immi­grés : sans édu­ca­tion ou éman­ci­pa­tion poli­tiques, ils sont sou­vent ame­nés à se défi­nir à tra­vers la rhé­to­rique des domi­nants. C’est pour­quoi les immi­grés chi­nois voient les Arabes et les Noirs à tra­vers les yeux des Blancs, et vice-ver­sa. Les sté­réo­types cir­culent d’autant plus au sein des quar­tiers mul­ti­cul­tu­rels, par exemple à Aubervilliers, en Val-de-Marne, etc. On s’est aper­çus, en com­pa­rant nos tra­vaux entre col­lègues, com­bien les confi­gu­ra­tions étaient simi­laires : les conflits sont plus impor­tants dans les quar­tiers mul­tieth­niques. Néanmoins, ces conflits de coha­bi­ta­tion deviennent aus­si le déclen­cheur de mobi­li­sa­tions et poussent les popu­la­tions à se confron­ter, dans le quar­tier ou à la barre du tri­bu­nal. Celles-ci dia­loguent autour des pré­ju­gés dont elles sont vic­times et prennent conscience des dif­fi­cul­tés aux­quelles les uns et les autres font face2

Avec la rhé­to­rique « civi­li­sa­tion­nelle » qui s’est déployée ces der­nières années, c’est toute l’immigration qui est visée. Or les réac­tions de la com­mu­nau­té chi­noise semblent peu nom­breuses. Comment l’expliquez-vous ?

J’avoue ne pas avoir de vision très pré­cise de l’opinion de la com­mu­nau­té chi­noise, notam­ment à pro­pos de la der­nière loi immi­gra­tion. Ce qui est cer­tain, néan­moins, c’est que des opi­nions ne débouchent pas néces­sai­re­ment sur une mobi­li­sa­tion : pour se mobi­li­ser, il faut une struc­ture, des porte-paroles, etc. Ces der­nières années, les prin­ci­pales reven­di­ca­tions de la com­mu­nau­té chi­noise étaient sur­tout cen­trées sur les ques­tions du racisme et de la sécu­ri­té. Les mobi­li­sa­tions contre la loi immi­gra­tion ont davan­tage été por­tées par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, les asso­cia­tions anti­ra­cistes et les par­tis poli­tiques, or la com­mu­nau­té chi­noise est très peu pré­sente dans ces struc­tures. À titre d’exemple, il y a très peu d’Asiatiques dans les orga­ni­sa­tions anti­ra­cistes uni­ver­sa­listes telles que la Ligue des droits de l’Homme, SOS Racisme, etc. Ils sont éga­le­ment très peu repré­sen­tés au sein des orga­ni­sa­tions syndicales.

[Manifestation contre le racisme anti-Asiatique et pour la sécurité suite à l'assassinat de Zhang Chaolin à Aubervilliers, septembre 2016 | Loez, Ballast]

Vous évo­quez dans votre livre les liens par­fois dif­fi­ciles, faits de mal­en­ten­dus et d’objectifs diver­gents, entre la CGT et les tra­vailleurs chi­nois, notam­ment sans-papiers. Pouvez-vous reve­nir sur cette rupture ?

Il y a eu des chan­ge­ments au sein de la CGT. La per­sonne res­pon­sable des tra­vailleurs sans-papiers est par­tie à la retraite. Il n’y a pas eu de relais qui aurait per­mis de main­te­nir le lien avec les tra­vailleurs chi­nois sans-papiers. Il faut dire aus­si que le pro­blème de la langue consti­tue un frein impor­tant à la mobi­li­sa­tion de ces der­niers au sein de struc­tures syn­di­cales ou poli­tiques. Par ailleurs, au sein des petites struc­tures d’entreprise, les employeurs ont sou­vent ten­dance à nouer des liens « pro­tec­teurs » avec les tra­vailleurs, sur­tout ceux qui sont sans-papiers. Pour ces der­niers, l’employeur consti­tue leur prin­ci­pale source d’information en France. Il peut aus­si exis­ter une affi­ni­té régio­nale, cultu­relle, voire fami­liale. Tout cela vient brouiller la rela­tion employeur-employé. La rela­tion binaire, conflic­tuelle, com­bat­tue tra­di­tion­nel­le­ment par le mou­ve­ment ouvrier, ne cor­res­pond pas tout à fait à la réa­li­té des petites entre­prises fami­liales au sein des­quelles ils tra­vaillent. D’où la dif­fi­cul­té que nous avons eue, lors de for­ma­tions poli­tiques co-orga­ni­sées avec des adhé­rents de la CGT, pour nouer une dis­cus­sion avec les tra­vailleurs sans-papiers. Ceux-ci ont plu­tôt vu la CGT comme un orga­nisme qui aide les tra­vailleurs à obte­nir leur régu­la­ri­sa­tion. Et les syn­di­ca­listes ont donc eu l’image d’une com­mu­nau­té chi­noise uti­li­ta­riste, pro­fi­tant des luttes.

Il faut ajou­ter qu’il n’y a pas de syn­di­cats indé­pen­dants en Chine, donc pas de culture syn­di­cale à pro­pre­ment par­ler, et que beau­coup des tra­vailleurs sans-papiers, ayant quit­té le pays très jeune, ne connaissent pas d’autres types de tra­vail que ceux qu’ils effec­tuent en France. Pour eux, la clé de l’amélioration de leurs condi­tions de tra­vail réside essen­tiel­le­ment dans la régu­la­ri­sa­tion. D’où les diver­gences d’objectif entre la CGT et les tra­vailleurs chinois.

Pour reve­nir sur la « conscience des domi­nés » que vous men­tion­niez, ne peut-on pas nuan­cer cette der­nière dans la mesure où il existe un ima­gi­naire exclu­sif, natio­na­liste voire raciste enra­ci­né en Chine même ? Imaginaire diri­gé non seule­ment contre les Maghrébins et les Noirs, mais aus­si contre d’autres com­mu­nau­tés asia­tiques ou, au sein de la Chine, contre les « mino­ri­tés eth­niques » ou entre les régions.

« Dans les manuels d’histoire en Chine, on parle des cent ans d’humiliations au cours des­quels la Chine aurait tout per­du. Cette séquence his­to­rique a impri­mé dans la conscience col­lec­tive un sen­ti­ment à la fois de honte et de haine. »

Pendant des siècles, la Chine s’est consi­dé­rée comme le centre du monde. Un livre impor­tant de l’an­thro­po­logue Kenneth Pomeranz, Une grande diver­gence, montre com­ment les guerres de l’Opium (1839–1860) ont mis défi­ni­ti­ve­ment fin à la puis­sance impé­riale chi­noise et fait bifur­quer l’histoire du monde, en ouvrant la voie à la domi­na­tion occi­den­tale. Dans les manuels d’histoire en Chine, on parle des « cent ans d’humiliations » au cours des­quels la Chine aurait tout per­du. Cette séquence his­to­rique a impri­mé dans la conscience col­lec­tive un sen­ti­ment à la fois de honte et de haine. Mais cela n’empêche pas qu’une grande par­tie de la popu­la­tion chi­noise conserve la mémoire de l’é­poque où la Chine était une grande puis­sance impé­riale. Il y a donc non seule­ment la fier­té d’être chi­nois, mais aus­si un sen­ti­ment de supé­rio­ri­té impor­tant, notam­ment à l’égard d’autres peuples asia­tiques — du Vietnam, par exemple, qui était autre­fois une exten­sion de l’Empire chi­nois. Ce sen­ti­ment d’appartenance à un peuple dont l’histoire serait gran­diose, c’est peut-être quelque chose qui dis­tingue les Chinois d’autres com­mu­nau­tés immi­grées en France. Cette fier­té consti­tue un noyau iden­ti­taire pour les res­sor­tis­sants chi­nois, et contri­bue aujourd’hui à un dis­cours de double-culture très pré­sent chez cer­tains mili­tants anti­ra­cistes. La majo­ri­té des per­sonnes avec les­quelles je me suis entre­te­nue, notam­ment la pre­mière géné­ra­tion d’im­mi­grés, parlent sou­vent de revanche et de renais­sance de la Chine, de la pros­pé­ri­té d’une éco­no­mie chi­noise en passe de deve­nir mon­dia­le­ment hégé­mo­nique, face à une éco­no­mie fran­çaise qu’ils estiment fai­blis­sante. Même si leur prin­ci­pal sou­ci concerne l’évolution des rela­tions sino-amé­ri­caines : j’entends sou­vent une inquié­tude quant à une pos­sible guerre, et à la manière dont eux-mêmes, et la France, devraient se positionner.

Rappelons aus­si que le conti­nent chi­nois est aus­si grand que l’Europe et qu’il existe beau­coup de pré­ju­gés inter­ré­gio­naux. En France, la popu­la­tion de Wenzhou est la plus nom­breuse au sein de l’immigration chi­noise, avec notam­ment une deuxième géné­ra­tion nom­breuse. Elle se carac­té­rise par une soli­da­ri­té com­mu­nau­taire très forte, faite d’entraide et de tran­sac­tions finan­cières qui per­mettent la mul­ti­pli­ca­tion des com­merces. Or elle est per­çue néga­ti­ve­ment en Chine comme une com­mu­nau­té de « petits entre­pre­neurs » issus de l’exode rural. Ils sont par­fois vus comme des pay­sans qui manquent d’éducation et occupent des emplois à basse qualification.

[Manifestation contre le racisme anti-Asiatique et pour la sécurité suite à l'assassinat de Zhang Chaolin à Aubervilliers, septembre 2016 | Loez, Ballast]

Xi Jinping a récem­ment été accueilli en grande pompe par Emmanuel Macron. Comment cette visite a‑t-elle été per­çue au sein de la com­mu­nau­té chinoise ?

Plutôt posi­ti­ve­ment. Le jour où il a été reçu à l’Élysée, des asso­cia­tions de com­mer­çants ont appe­lé les res­sor­tis­sants chi­nois à se rendre devant le palais pré­si­den­tiel. Les com­mer­çants se disent que de bonnes rela­tions entre les gou­ver­ne­ments des deux pays ne peuvent qu’être béné­fiques à la dia­spo­ra. Toutes les ques­tions rela­tives au Tibet, au Xinjiang ou à Taïwan les dépassent, je crois. Quand je dis que je viens de Taïwan, par exemple, on ne me livre pas un dis­cours for­cé­ment hos­tile, mais clai­re­ment par­ti­san de la réuni­fi­ca­tion. Seules des per­sonnes très poli­ti­sées tiennent un dis­cours cri­tique envers Pékin. La majo­ri­té ne se sent pas tou­chée par les luttes des com­mu­nau­tés oppri­mées, du Xinjiang à Hongkong.

N’y a‑t-il pas dès lors le risque d’une récu­pé­ra­tion ou d’un détour­ne­ment de l’antiracisme par une forme de natio­na­lisme ? On se sou­vient, par exemple, com­ment la com­mu­nau­té chi­noise s’était sen­tie visée en 2008 lors des pro­tes­ta­tions durant les JO de Pékin et contre la poli­tique chi­noise au Tibet.

Il est dif­fi­cile d’établir une rela­tion cau­sale nette entre anti­ra­cisme et natio­na­lisme. On peut obser­ver que, pour des immi­grés de la pre­mière géné­ra­tion et une par­tie de ceux de la seconde, le mou­ve­ment anti­ra­ciste — son idéo­lo­gie, ses dis­cours, son réper­toire — reste ancré dans les luttes de gauche. Les mili­tants issus de l’immigration chi­noise seront sans doute plus cri­tiques à l’égard de la poli­tique de Pékin que les per­sonnes qui ont une sen­si­bi­li­té de droite, qui ont ten­dance à réduire le pro­blème des vio­lences et des pré­ju­gés contre les Chinois à la ques­tion de sécu­ri­té. Ce sont les jeunes mili­tants qui ont ins­crit la ques­tion des vio­lences à l’égard des chi­nois dans le champ lexi­cal de la lutte anti­ra­ciste. L’antidote sécu­ri­taire leur a paru insuf­fi­sant. Cela étant, il est dif­fi­cile de savoir quel rap­port cette jeune géné­ra­tion entre­tient avec la poli­tique de Pékin.

« On peut obser­ver que, pour des immi­grés de la pre­mière géné­ra­tion et une par­tie de ceux de la seconde, le mou­ve­ment anti­ra­ciste — son idéo­lo­gie, ses dis­cours, son réper­toire — reste ancré dans les luttes de gauche. »

On voit cepen­dant que, depuis le Covid, l’expression « racisme anti-Asiatiques » a pu être asso­cié de manière un peu facile aux cri­tiques adres­sées à Pékin. La sin­gu­la­ri­té du racisme qui est né de la pan­dé­mie de Covid reflète une crainte de la Chine. La ges­tion chi­noise de la pan­dé­mie est pré­sen­tée par le dis­cours occi­den­tal comme un contre-modèle. Macron lui-même oppo­sait, dans un entre­tien au Financial Times, les deux modèles de ges­tion du Covid, occi­den­tal et chi­nois. Dans les grands médias, il y a eu un amal­game entre l’absence de démo­cra­tie et les Chinois eux-mêmes — de nom­breux jeunes l’ont mal pris. Mais à par­tir de ce moment-là, toutes les cri­tiques adres­sées à Pékin ont pu être per­çues comme du China-bashing, du racisme anti-Chinois.

En iden­ti­fiant les Chinois à la poli­tique de Pékin, le dis­cours domi­nant ne finit-il pas par exa­cer­ber l’adhésion de la com­mu­nau­té chi­noise au pou­voir de Pékin ?

Croire que les immi­grés adhèrent for­cé­ment à tout ce que le gou­ver­ne­ment chi­nois fait et repré­sente est une manière de les essen­tia­li­ser. On voit là un méca­nisme de racisme civi­li­sa­tion­nel simi­laire à l’islamophobie : de la même manière que l’islamophobie assi­mile les musul­mans, voire toutes les per­sonnes arabes, à des inté­gristes de la doc­trine isla­miste réfrac­taires aux valeurs de la République, de même la sino­pho­bie consiste à consi­dé­rer que toutes les per­sonnes issues de la République popu­laire de Chine adhèrent néces­sai­re­ment au régime auto­ri­taire de Pékin et à son mépris des droits humains. Au sein de la seconde géné­ra­tion d’immigrés, une par­tie garde des liens forts avec la Chine, mais nom­breux sont ceux qui se sentent étran­gers à ce pays. Ceux qui ont encore un sen­ti­ment de double-iden­ti­té peuvent res­sen­tir davan­tage de conflits iden­ti­taires. Chez les autres, pour qui l’identité fran­çaise pré­do­mine, leurs convic­tions poli­tiques et leurs inter­pré­ta­tions sont davan­tage déter­mi­nées par l’environnement poli­tique français.

[13e marche en hommage à Lamine Dieng tué par la police en 2007, juin 2020 | Loez, Ballast]

Plusieurs réac­tions sont pos­sibles face au dis­cours fai­sant des Chinois les com­plices de la poli­tique de Pékin. On peut pen­ser qu’on n’est pas concer­né parce qu’on est Français ou Française. On peut res­sen­tir un tiraille­ment dû à une iden­ti­té double : c’est le cas pour beau­coup d’immigrés de seconde géné­ra­tion, mais aus­si pour des étu­diants chi­nois ins­tal­lés en France depuis long­temps, qui ont plus ten­dance à dénon­cer un China-bashing, à affir­mer qu’il n’y a pas de géno­cide au Xinjiang, etc. On peut aus­si se sen­tir vexé, incom­pris et impuis­sant, d’au­tant plus quand on adhère aux « valeurs fran­çaises ». D’autres, plus rares, s’en­gagent dans un mili­tan­tisme actif contre le régime de Pékin.

On a vu ces der­nières années émer­ger l’or­ga­ni­sa­tion Roses d’a­cier, qui défend les tra­vailleuses du sexe chi­noises à Belleville. Comment pen­ser les pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques de celles qui sont expo­sées à toutes les formes d’oppression (racisme, sexisme, pré­ca­ri­té, juge­ment moral, etc.) ? 

Les Roses d’acier consti­tuent en quelque sorte l’antithèse des entre­pre­neurs de Wenzhou, les­quels ont fait fruc­ti­fier leur capi­tal social et éco­no­mique, pour bâtir une « niche eth­nique ». Elles sont sou­vent arri­vées seules, sans capi­tal social ni capi­tal cultu­rel. Cette mar­gi­na­li­té et cet iso­le­ment leur ont néan­moins per­mis de tis­ser des liens avec des asso­cia­tions qui aident les tra­vailleuses du sexe, comme Médecins du monde par exemple. Et leur lutte fait écho à la situa­tion de beau­coup de tra­vailleuses du sexe immi­grées, qui ne peuvent obte­nir de papiers, sont stig­ma­ti­sées, ne béné­fi­cient pas de la pro­tec­tion du droit du tra­vail. Leur pré­ca­ri­té extrême leur a para­doxa­le­ment don­né une capa­ci­té d’agir plus impor­tante et leur poli­ti­sa­tion est donc beau­coup plus forte que celle des entre­pre­neurs de Wenzhou.

Vos recherches plus récentes portent éga­le­ment sur les mou­ve­ments anti­ra­cistes aux États-Unis. Comment celles-ci vous ont per­mis d’éclairer la situa­tion en France ?

« On oublie sou­vent que, dans les années 1960, beau­coup d’Asiatiques et de tra­vailleurs chi­nois y ont pris part et lut­té pour leurs droits. »

Aux États-Unis, l’histoire de la lutte pour les droits civiques four­nit une base solide, que l’ensemble des mou­ve­ments anti­ra­cistes peuvent mobi­li­ser. Le réper­toire d’actions et la struc­ture des mobi­li­sa­tions existent déjà, les reven­di­ca­tions et les réflexions ont beau­coup plus por­té sur la ques­tion de la soli­da­ri­té inter­com­mu­nau­taire. D’ailleurs, le Covid et les vio­lences qu’il a pu déchaî­ner sont arri­vés juste après le mou­ve­ment Black Lives Matter — on se sou­vient qu’une membre de la com­mu­nau­té chi­noise est décé­dée après avoir été pous­sé dans le métro new-yor­kais. Beaucoup d’associations amé­ri­caines que j’ai pu ren­con­trer n’hésitent pas à évo­quer l’histoire de la col­la­bo­ra­tion inter­com­mu­nau­taire lors du mou­ve­ment des droits civiques. On oublie sou­vent que, dans les années 1960, beau­coup d’Asiatiques et de tra­vailleurs chi­nois y ont pris part et lut­té pour leurs droits. Ces asso­cia­tions portent aus­si des reven­di­ca­tions autour du care : com­ment prendre soin des per­sonnes issues de com­mu­nau­tés mino­ri­taires ? Comment pré­ve­nir la vio­lence et assu­rer la sécu­ri­té de tous ? En France, cette his­toire anti­ra­ciste tis­sée d’actions com­munes fait défaut pour la com­mu­nau­té asia­tique. Et l’épisode du Covid a été un moment de révé­la­tion du racisme anti-Asiatiques pour beau­coup de per­sonnes qui n’étaient pas impli­quées dans des luttes pré­cé­dentes. Selon moi, on a alors assis­té à la deuxième vague du mou­ve­ment anti­ra­ciste pour les Asiatiques.

En quoi ?

Avant le Covid, ceux qui par­ti­ci­paient à ces mou­ve­ments étaient essen­tiel­le­ment des membres de la com­mu­nau­té chi­noise de la région pari­sienne, qui insis­taient davan­tage sur la ques­tion de la vio­lence — dans le jar­gon socio­lo­gique, on parle de mou­ve­ment single-issue, c’est-à-dire avec un seul sujet. Or le Covid a dévoi­lé les racines pro­fondes du racisme anti-Asiatiques dans l’inconscient col­lec­tif fran­çais et révé­lé à quel point il touche toutes les per­sonnes asia­tiques. C’est un moment char­nière qui a fait émer­ger d’autres moda­li­tés d’ac­tion, plus diverses, avec notam­ment un usage impor­tant de l’activisme cultu­rel, alors qu’elles étaient jusque-là essen­tiel­le­ment juri­diques. Avec cette seconde vague, est née la volon­té de créer une his­toire plus col­lec­tive, comme aux États-Unis. Des asso­cia­tions et des petits médias indé­pen­dants ont ras­sem­blé des récits sur l’histoire migra­toire et fait émer­ger une mémoire col­lec­tive. Je pense que c’est une phase néces­saire dans le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment anti­ra­ciste en France.

Le fac­teur géné­ra­tion­nel joue aus­si. Les Asiatiques que j’ai ren­con­trés aux États-Unis appar­tiennent à la cin­quième, sixième ou sep­tième géné­ra­tion d’immigrés, et se sentent avant tout citoyens amé­ri­cains. En France, beau­coup de jeunes qui ont pris la parole contre le racisme sur les réseaux sociaux sont encore bilingues et ont un lien avec le pays d’origine plus fort. Les repères his­to­riques sont très dif­fé­rents : d’ailleurs aux États-Unis l’expression même d’Asian Americans ren­voie à une caté­go­rie offi­cielle, qui inclut 56 pays et per­met aux gens de se situer. Les Asiatiques de France sont en train de créer une caté­go­rie sem­blable — c’est d’ailleurs ce qui se joue avec l’émergence de nou­veaux récits — per­met­tant non seule­ment de fédé­rer mais aus­si de mobi­li­ser les nou­velles géné­ra­tions d’immigrés.


Photographie de ban­nière : trei­zième marche en hom­mage à Lamine Dieng tué par la police en 2007 | Loez, Ballast


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  1. Voir Isabelle Attané, Giovanna Merli, « Insertion et entre-soi : l’immigration chi­noise est diverse », Population & Sociétés, 2024/5 (N° 622), p. 1–4.[]
  2. Voir par exemple Chuang Ya-Han (V1 : novembre 2020)“Devenir Bellevillois : les mani­fes­ta­tions comme une voie à l’intégration”in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.)Mobilités et mobi­li­sa­tions chi­noises en Francecol­lec­tion « SHS »Terra HN édi­tionsMarseille.[]

REBONDS

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