Entretien inédit | Ballast
Depuis la pandémie de Covid, l’explosion du racisme anti-Asiatiques partout dans le monde a donné lieu à une vague inédite de mobilisations. En France, une partie de ceux jusqu’alors perçus comme appartenant à une « minorité modèle » ont compris qu’une telle construction était raciste à plus d’un titre : elle englobe sous une même catégorie des communautés extrêmement diverses, ce qui participe à leur essentialisation tout en instituant une séparation avec les autres minorités, dès lors perçues comme paresseuses et violentes. Il est pourtant plus urgent que jamais de nouer un front antiraciste intercommunautaire. Nous nous sommes entretenus avec Chuang Ya-Han, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques et autrice d’Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, dans lequel elle déconstruit ce stéréotype et tente de démêler les contradictions mais aussi les perspectives qui animent l’antiracisme asiatique en France.
L’immigration chinoise, loin d’être unifiée, recouvre des réalités très différentes selon les classes sociales et les origines régionales. Peut-on néanmoins dégager de grandes tendances au sein de cette immigration ?
L’immigration chinoise est en effet très diverse. Un exemple : jusqu’à très récemment, le travail était la principale motivation des ressortissants chinois pour venir en France. Beaucoup de personnes arrivées sans visa de travail — avec un faux visa ou avec un visa de tourisme — sont restées pendant longtemps ou demeurent encore en situation irrégulière. Depuis la seconde moitié des années 2010, ce type d’immigration a diminué, ce qui peut s’expliquer à la fois par le durcissement de la politique d’immigration en France et par la politique prônée par Xi Jinping depuis 2012, laquelle encourage le retour de la diaspora en Chine. Au-delà de ce changement quantitatif, on observe aussi un changement qualitatif quant aux motifs des départs de Chine. En effet, les étudiants internationaux sont devenus une composante majeure de l’immigration régulière : en 2017, les deux-tiers des admissions au séjour de ressortissants chinois en France l’ont été au titre des études. Cette tendance s’observe d’ailleurs dans l’ensemble de pays de l’OCDE1.
Quel est le dénominateur commun qui vous permet de parler de « racisme anti-Asiatiques » ?
Si mon livre comporte l’expression « racisme anti-Asiatiques » dans le sous-titre, il ne traite pas exactement du phénomène en soi, mais cherche plutôt à montrer comment les structures économiques qui régissent les activités de cette communauté ont à la fois contribué à sa racialisation et déterminé les façons dont elle a lutté contre celle-ci. Je ne cherche donc pas à définir un « racisme anti-Asiatiques » en soi qui serait transposable à d’autres contextes, mais à observer concrètement comment s’articulent facteurs économiques et phénomène de racialisation au sein des communautés chinoises d’Île-de-France.
Vous décrivez la formation d’un imaginaire de « minorité modèle », qui semble s’étendre à d’autres communautés asiatiques, notamment celles issues de l’ancien Empire colonial français. Observez-vous néanmoins une spécificité dans le racisme visant la communauté chinoise ?
« Le discours sur la
minorité modèledésamorce la prise de conscience et les luttes qui pourraient en découler. »
Il faut souligner — chose que je n’ai pas mentionnée dans le livre — que le terme de « minorité modèle » est né dans le contexte américain. Il a été inventé par un sociologue blanc, William Pettersen, pour parler de la communauté japonaise aux États-Unis. En 1966, dans un article du Times, il opposait la trajectoire des Japonais à celles des communautés noires : en faisant l’éloge des premiers, il dépréciait les secondes. Ce terme a dont été créé à partir du regard de la population majoritaire, blanche, qui avait le pouvoir de définir qui étaient les immigrés modèles et qui étaient les indésirables. En France, si l’expression n’a pas autant circulé qu’aux États-Unis, on peut néanmoins observer un même mécanisme d’essentialisation des communautés asiatiques. Dans la représentation médiatique mais aussi dans la rhétorique politique, on entend souvent dire que les Chinois – ou ceux qui sont perçus comme tels – sont travailleurs, silencieux, obéissants, etc. Et ce discours est parfois repris par ces communautés elles-mêmes pour dire la singularité de leur parcours migratoire. L’effet pervers de cette narration est qu’elle empêche les personnes asiatiques de se penser comme potentielles victimes du racisme qui, dans son principe même, réside dans l’essentialisation, c’est-à-dire la caractérisation des personnes selon des attributs imaginés par la société : le discours sur la « minorité modèle » désamorce la prise de conscience et les luttes qui pourraient en découler.
Si cette catégorie de « minorité modèle » est le fruit d’un discours, joue-t-elle un rôle dans la politique migratoire de l’État français ?
Le fait que les boat people aient connu une trajectoire sociale ascendante a certainement contribué à affermir le stéréotype d’une « minorité modèle ». Néanmoins, les travailleurs chinois n’ont nullement bénéficié d’une politique migratoire spéciale. Beaucoup vivent souvent de longues années en situation irrégulière. La construction de cette catégorie ne procède pas tant d’une politique migratoire particulière, que d’un ensemble de processus économiques et sociaux affectant la trajectoire sociale des individus. Lorsque Nicolas Sarkozy parle de « minorité modèle » dans un discours en 2010, il s’adresse avant tout aux entrepreneurs asiatiques. Il faut rappeler qu’il a rompu avec la politique migratoire traditionnelle, en établissant une distinction entre une » immigration subie »— englobant surtout les personnes venues du continent africain, et visant notamment le regroupement familial – et une « immigration choisie », qui permet de définir qui mérite d’entrer dans le territoire français, qui peut apporter des « richesses » à la France. C’est un discours largement fondé sur le principe néolibéral et capitaliste qui postule un « besoin » utilitariste d’immigrés. Il y avait déjà beaucoup d’entrepreneurs asiatiques à l’époque de ces déclarations et ce sont eux qui sont devenus les interlocuteurs privilégiés de Nicolas Sarkozy pour illustrer ce qu’il appelle l’immigration choisie.
Comment ce discours discriminant entre immigration choisie et immigration subie a‑t-il été reçu au sein des communautés chinoises ?
Très bien, notamment parmi les entrepreneurs : ça a tout simplement été pris pour un compliment. Beaucoup d’immigrés chinois, quand ils comparent leur situation à celles de l’immigration noire ou maghrébine, disent que cette dernière possède un avantage linguistique et considèrent qu’il s’agit là pour eux d’une intégration culturelle. Or l’apprentissage du français est beaucoup plus difficile pour les immigrés chinois, ce qui peut être à la fois handicapant et stigmatisant, générer de la frustration du point de vue de la communication, voire un sentiment de honte. Que la rhétorique de Nicolas Sarkozy mette en avant leur performance économique a permis de compenser cette frustration liée à leur déficit d’intégration culturelle et linguistique.
À quel point la fragmentation des communautés, organisée par le pouvoir, rend-elle difficile l’organisation politique intercommunautaire ?
À l’heure où la rhétorique du Rassemblement National est banalisée, comme en atteste la dernière loi immigration, on insiste toujours plus sur la question de la volonté d’intégration en laissant de côté le processus d’interaction entre la politique d’État et les immigrés. On perçoit les immigrés et plus généralement l’étranger sous le prisme de la théorie du « Grand Remplacement », donc à travers la figure d’un « Autre » forcément menaçant. On ne parle même plus d’immigration choisie : Gérard Larcher et les sénateurs de droite ont enlevé de la loi immigration tous les articles permettant la régularisation des travailleurs sans-papiers, qui est le fruit des luttes portées par le mouvement des sans-papiers et de la CGT en 2010. Même les discours fondés sur la rationalité économique et utilitariste sont désormais rejetés. Sans doute que la création du parti d’Eric Zemmour et la propagation de ses discours civilisationnels n’y sont pas pour rien. La distinction passe désormais entre ceux qui font des efforts pour s’intégrer, s’assimiler et les autres. On est dans une époque dominée par une pure idéologie xénophobe, où l’immigration, à quelques exceptions près, est devenue un ensemble monolithique indésirable.
« On est dans une époque dominée par une pure idéologie xénophobe, où l’immigration, à quelques exceptions près, est devenue un ensemble monolithique indésirable. »
Sur le terrain, on observe que les communautés sont très mélangées, mais culturellement très séparées. Je l’ai notamment observé au cours d’enquêtes menées dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis. Beaucoup d’immigrés chinois considèrent qu’ils sont différents, considèrent qu’ils travaillent beaucoup et ne « profitent » pas de l’État-providence. L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, à partir de l’exemple des femmes battues, parle de la « conscience des dominés », pour décrire le fait que les dominés se regardent souvent eux-mêmes à travers les yeux des dominants. La même chose vaut, mutatis mutandis, pour les immigrés : sans éducation ou émancipation politiques, ils sont souvent amenés à se définir à travers la rhétorique des dominants. C’est pourquoi les immigrés chinois voient les Arabes et les Noirs à travers les yeux des Blancs, et vice-versa. Les stéréotypes circulent d’autant plus au sein des quartiers multiculturels, par exemple à Aubervilliers, en Val-de-Marne, etc. On s’est aperçus, en comparant nos travaux entre collègues, combien les configurations étaient similaires : les conflits sont plus importants dans les quartiers multiethniques. Néanmoins, ces conflits de cohabitation deviennent aussi le déclencheur de mobilisations et poussent les populations à se confronter, dans le quartier ou à la barre du tribunal. Celles-ci dialoguent autour des préjugés dont elles sont victimes et prennent conscience des difficultés auxquelles les uns et les autres font face2.
Avec la rhétorique « civilisationnelle » qui s’est déployée ces dernières années, c’est toute l’immigration qui est visée. Or les réactions de la communauté chinoise semblent peu nombreuses. Comment l’expliquez-vous ?
J’avoue ne pas avoir de vision très précise de l’opinion de la communauté chinoise, notamment à propos de la dernière loi immigration. Ce qui est certain, néanmoins, c’est que des opinions ne débouchent pas nécessairement sur une mobilisation : pour se mobiliser, il faut une structure, des porte-paroles, etc. Ces dernières années, les principales revendications de la communauté chinoise étaient surtout centrées sur les questions du racisme et de la sécurité. Les mobilisations contre la loi immigration ont davantage été portées par les organisations syndicales, les associations antiracistes et les partis politiques, or la communauté chinoise est très peu présente dans ces structures. À titre d’exemple, il y a très peu d’Asiatiques dans les organisations antiracistes universalistes telles que la Ligue des droits de l’Homme, SOS Racisme, etc. Ils sont également très peu représentés au sein des organisations syndicales.
Vous évoquez dans votre livre les liens parfois difficiles, faits de malentendus et d’objectifs divergents, entre la CGT et les travailleurs chinois, notamment sans-papiers. Pouvez-vous revenir sur cette rupture ?
Il y a eu des changements au sein de la CGT. La personne responsable des travailleurs sans-papiers est partie à la retraite. Il n’y a pas eu de relais qui aurait permis de maintenir le lien avec les travailleurs chinois sans-papiers. Il faut dire aussi que le problème de la langue constitue un frein important à la mobilisation de ces derniers au sein de structures syndicales ou politiques. Par ailleurs, au sein des petites structures d’entreprise, les employeurs ont souvent tendance à nouer des liens « protecteurs » avec les travailleurs, surtout ceux qui sont sans-papiers. Pour ces derniers, l’employeur constitue leur principale source d’information en France. Il peut aussi exister une affinité régionale, culturelle, voire familiale. Tout cela vient brouiller la relation employeur-employé. La relation binaire, conflictuelle, combattue traditionnellement par le mouvement ouvrier, ne correspond pas tout à fait à la réalité des petites entreprises familiales au sein desquelles ils travaillent. D’où la difficulté que nous avons eue, lors de formations politiques co-organisées avec des adhérents de la CGT, pour nouer une discussion avec les travailleurs sans-papiers. Ceux-ci ont plutôt vu la CGT comme un organisme qui aide les travailleurs à obtenir leur régularisation. Et les syndicalistes ont donc eu l’image d’une communauté chinoise utilitariste, profitant des luttes.
Il faut ajouter qu’il n’y a pas de syndicats indépendants en Chine, donc pas de culture syndicale à proprement parler, et que beaucoup des travailleurs sans-papiers, ayant quitté le pays très jeune, ne connaissent pas d’autres types de travail que ceux qu’ils effectuent en France. Pour eux, la clé de l’amélioration de leurs conditions de travail réside essentiellement dans la régularisation. D’où les divergences d’objectif entre la CGT et les travailleurs chinois.
Pour revenir sur la « conscience des dominés » que vous mentionniez, ne peut-on pas nuancer cette dernière dans la mesure où il existe un imaginaire exclusif, nationaliste voire raciste enraciné en Chine même ? Imaginaire dirigé non seulement contre les Maghrébins et les Noirs, mais aussi contre d’autres communautés asiatiques ou, au sein de la Chine, contre les « minorités ethniques » ou entre les régions.
« Dans les manuels d’histoire en Chine, on parle des
cent ans d’humiliationsau cours desquels la Chine aurait tout perdu. Cette séquence historique a imprimé dans la conscience collective un sentiment à la fois de honte et de haine. »
Pendant des siècles, la Chine s’est considérée comme le centre du monde. Un livre important de l’anthropologue Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, montre comment les guerres de l’Opium (1839–1860) ont mis définitivement fin à la puissance impériale chinoise et fait bifurquer l’histoire du monde, en ouvrant la voie à la domination occidentale. Dans les manuels d’histoire en Chine, on parle des « cent ans d’humiliations » au cours desquels la Chine aurait tout perdu. Cette séquence historique a imprimé dans la conscience collective un sentiment à la fois de honte et de haine. Mais cela n’empêche pas qu’une grande partie de la population chinoise conserve la mémoire de l’époque où la Chine était une grande puissance impériale. Il y a donc non seulement la fierté d’être chinois, mais aussi un sentiment de supériorité important, notamment à l’égard d’autres peuples asiatiques — du Vietnam, par exemple, qui était autrefois une extension de l’Empire chinois. Ce sentiment d’appartenance à un peuple dont l’histoire serait grandiose, c’est peut-être quelque chose qui distingue les Chinois d’autres communautés immigrées en France. Cette fierté constitue un noyau identitaire pour les ressortissants chinois, et contribue aujourd’hui à un discours de double-culture très présent chez certains militants antiracistes. La majorité des personnes avec lesquelles je me suis entretenue, notamment la première génération d’immigrés, parlent souvent de revanche et de renaissance de la Chine, de la prospérité d’une économie chinoise en passe de devenir mondialement hégémonique, face à une économie française qu’ils estiment faiblissante. Même si leur principal souci concerne l’évolution des relations sino-américaines : j’entends souvent une inquiétude quant à une possible guerre, et à la manière dont eux-mêmes, et la France, devraient se positionner.
Rappelons aussi que le continent chinois est aussi grand que l’Europe et qu’il existe beaucoup de préjugés interrégionaux. En France, la population de Wenzhou est la plus nombreuse au sein de l’immigration chinoise, avec notamment une deuxième génération nombreuse. Elle se caractérise par une solidarité communautaire très forte, faite d’entraide et de transactions financières qui permettent la multiplication des commerces. Or elle est perçue négativement en Chine comme une communauté de « petits entrepreneurs » issus de l’exode rural. Ils sont parfois vus comme des paysans qui manquent d’éducation et occupent des emplois à basse qualification.
Xi Jinping a récemment été accueilli en grande pompe par Emmanuel Macron. Comment cette visite a‑t-elle été perçue au sein de la communauté chinoise ?
Plutôt positivement. Le jour où il a été reçu à l’Élysée, des associations de commerçants ont appelé les ressortissants chinois à se rendre devant le palais présidentiel. Les commerçants se disent que de bonnes relations entre les gouvernements des deux pays ne peuvent qu’être bénéfiques à la diaspora. Toutes les questions relatives au Tibet, au Xinjiang ou à Taïwan les dépassent, je crois. Quand je dis que je viens de Taïwan, par exemple, on ne me livre pas un discours forcément hostile, mais clairement partisan de la réunification. Seules des personnes très politisées tiennent un discours critique envers Pékin. La majorité ne se sent pas touchée par les luttes des communautés opprimées, du Xinjiang à Hongkong.
N’y a‑t-il pas dès lors le risque d’une récupération ou d’un détournement de l’antiracisme par une forme de nationalisme ? On se souvient, par exemple, comment la communauté chinoise s’était sentie visée en 2008 lors des protestations durant les JO de Pékin et contre la politique chinoise au Tibet.
Il est difficile d’établir une relation causale nette entre antiracisme et nationalisme. On peut observer que, pour des immigrés de la première génération et une partie de ceux de la seconde, le mouvement antiraciste — son idéologie, ses discours, son répertoire — reste ancré dans les luttes de gauche. Les militants issus de l’immigration chinoise seront sans doute plus critiques à l’égard de la politique de Pékin que les personnes qui ont une sensibilité de droite, qui ont tendance à réduire le problème des violences et des préjugés contre les Chinois à la question de sécurité. Ce sont les jeunes militants qui ont inscrit la question des violences à l’égard des chinois dans le champ lexical de la lutte antiraciste. L’antidote sécuritaire leur a paru insuffisant. Cela étant, il est difficile de savoir quel rapport cette jeune génération entretient avec la politique de Pékin.
« On peut observer que, pour des immigrés de la première génération et une partie de ceux de la seconde, le mouvement antiraciste — son idéologie, ses discours, son répertoire — reste ancré dans les luttes de gauche. »
On voit cependant que, depuis le Covid, l’expression « racisme anti-Asiatiques » a pu être associé de manière un peu facile aux critiques adressées à Pékin. La singularité du racisme qui est né de la pandémie de Covid reflète une crainte de la Chine. La gestion chinoise de la pandémie est présentée par le discours occidental comme un contre-modèle. Macron lui-même opposait, dans un entretien au Financial Times, les deux modèles de gestion du Covid, occidental et chinois. Dans les grands médias, il y a eu un amalgame entre l’absence de démocratie et les Chinois eux-mêmes — de nombreux jeunes l’ont mal pris. Mais à partir de ce moment-là, toutes les critiques adressées à Pékin ont pu être perçues comme du China-bashing, du racisme anti-Chinois.
En identifiant les Chinois à la politique de Pékin, le discours dominant ne finit-il pas par exacerber l’adhésion de la communauté chinoise au pouvoir de Pékin ?
Croire que les immigrés adhèrent forcément à tout ce que le gouvernement chinois fait et représente est une manière de les essentialiser. On voit là un mécanisme de racisme civilisationnel similaire à l’islamophobie : de la même manière que l’islamophobie assimile les musulmans, voire toutes les personnes arabes, à des intégristes de la doctrine islamiste réfractaires aux valeurs de la République, de même la sinophobie consiste à considérer que toutes les personnes issues de la République populaire de Chine adhèrent nécessairement au régime autoritaire de Pékin et à son mépris des droits humains. Au sein de la seconde génération d’immigrés, une partie garde des liens forts avec la Chine, mais nombreux sont ceux qui se sentent étrangers à ce pays. Ceux qui ont encore un sentiment de double-identité peuvent ressentir davantage de conflits identitaires. Chez les autres, pour qui l’identité française prédomine, leurs convictions politiques et leurs interprétations sont davantage déterminées par l’environnement politique français.
Plusieurs réactions sont possibles face au discours faisant des Chinois les complices de la politique de Pékin. On peut penser qu’on n’est pas concerné parce qu’on est Français ou Française. On peut ressentir un tiraillement dû à une identité double : c’est le cas pour beaucoup d’immigrés de seconde génération, mais aussi pour des étudiants chinois installés en France depuis longtemps, qui ont plus tendance à dénoncer un China-bashing, à affirmer qu’il n’y a pas de génocide au Xinjiang, etc. On peut aussi se sentir vexé, incompris et impuissant, d’autant plus quand on adhère aux « valeurs françaises ». D’autres, plus rares, s’engagent dans un militantisme actif contre le régime de Pékin.
On a vu ces dernières années émerger l’organisation Roses d’acier, qui défend les travailleuses du sexe chinoises à Belleville. Comment penser les problématiques spécifiques de celles qui sont exposées à toutes les formes d’oppression (racisme, sexisme, précarité, jugement moral, etc.) ?
Les Roses d’acier constituent en quelque sorte l’antithèse des entrepreneurs de Wenzhou, lesquels ont fait fructifier leur capital social et économique, pour bâtir une « niche ethnique ». Elles sont souvent arrivées seules, sans capital social ni capital culturel. Cette marginalité et cet isolement leur ont néanmoins permis de tisser des liens avec des associations qui aident les travailleuses du sexe, comme Médecins du monde par exemple. Et leur lutte fait écho à la situation de beaucoup de travailleuses du sexe immigrées, qui ne peuvent obtenir de papiers, sont stigmatisées, ne bénéficient pas de la protection du droit du travail. Leur précarité extrême leur a paradoxalement donné une capacité d’agir plus importante et leur politisation est donc beaucoup plus forte que celle des entrepreneurs de Wenzhou.
Vos recherches plus récentes portent également sur les mouvements antiracistes aux États-Unis. Comment celles-ci vous ont permis d’éclairer la situation en France ?
« On oublie souvent que, dans les années 1960, beaucoup d’Asiatiques et de travailleurs chinois y ont pris part et lutté pour leurs droits. »
Aux États-Unis, l’histoire de la lutte pour les droits civiques fournit une base solide, que l’ensemble des mouvements antiracistes peuvent mobiliser. Le répertoire d’actions et la structure des mobilisations existent déjà, les revendications et les réflexions ont beaucoup plus porté sur la question de la solidarité intercommunautaire. D’ailleurs, le Covid et les violences qu’il a pu déchaîner sont arrivés juste après le mouvement Black Lives Matter — on se souvient qu’une membre de la communauté chinoise est décédée après avoir été poussé dans le métro new-yorkais. Beaucoup d’associations américaines que j’ai pu rencontrer n’hésitent pas à évoquer l’histoire de la collaboration intercommunautaire lors du mouvement des droits civiques. On oublie souvent que, dans les années 1960, beaucoup d’Asiatiques et de travailleurs chinois y ont pris part et lutté pour leurs droits. Ces associations portent aussi des revendications autour du care : comment prendre soin des personnes issues de communautés minoritaires ? Comment prévenir la violence et assurer la sécurité de tous ? En France, cette histoire antiraciste tissée d’actions communes fait défaut pour la communauté asiatique. Et l’épisode du Covid a été un moment de révélation du racisme anti-Asiatiques pour beaucoup de personnes qui n’étaient pas impliquées dans des luttes précédentes. Selon moi, on a alors assisté à la deuxième vague du mouvement antiraciste pour les Asiatiques.
En quoi ?
Avant le Covid, ceux qui participaient à ces mouvements étaient essentiellement des membres de la communauté chinoise de la région parisienne, qui insistaient davantage sur la question de la violence — dans le jargon sociologique, on parle de mouvement single-issue, c’est-à-dire avec un seul sujet. Or le Covid a dévoilé les racines profondes du racisme anti-Asiatiques dans l’inconscient collectif français et révélé à quel point il touche toutes les personnes asiatiques. C’est un moment charnière qui a fait émerger d’autres modalités d’action, plus diverses, avec notamment un usage important de l’activisme culturel, alors qu’elles étaient jusque-là essentiellement juridiques. Avec cette seconde vague, est née la volonté de créer une histoire plus collective, comme aux États-Unis. Des associations et des petits médias indépendants ont rassemblé des récits sur l’histoire migratoire et fait émerger une mémoire collective. Je pense que c’est une phase nécessaire dans le développement du mouvement antiraciste en France.
Le facteur générationnel joue aussi. Les Asiatiques que j’ai rencontrés aux États-Unis appartiennent à la cinquième, sixième ou septième génération d’immigrés, et se sentent avant tout citoyens américains. En France, beaucoup de jeunes qui ont pris la parole contre le racisme sur les réseaux sociaux sont encore bilingues et ont un lien avec le pays d’origine plus fort. Les repères historiques sont très différents : d’ailleurs aux États-Unis l’expression même d’Asian Americans renvoie à une catégorie officielle, qui inclut 56 pays et permet aux gens de se situer. Les Asiatiques de France sont en train de créer une catégorie semblable — c’est d’ailleurs ce qui se joue avec l’émergence de nouveaux récits — permettant non seulement de fédérer mais aussi de mobiliser les nouvelles générations d’immigrés.
Photographie de bannière : treizième marche en hommage à Lamine Dieng tué par la police en 2007 | Loez, Ballast
- Voir Isabelle Attané, Giovanna Merli, « Insertion et entre-soi : l’immigration chinoise est diverse », Population & Sociétés, 2024/5 (N° 622), p. 1–4.[↩]
- Voir par exemple (V1 : novembre 2020). “Devenir Bellevillois : les manifestations comme une voie à l’intégration”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille. [↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Marxisme et révolution noire : Grace Lee Boggs dans son siècle », Simon Chuang, mai 2024
☰ Lire les bonnes feuilles « Chine et pandémie : une contagion sociale », Collectif Chuang, janvier 2023
☰ Lire notre entretien avec Rachida Brahim : « Mettre en lumière les crimes racistes, c’est nettoyer nos maisons », février 2021
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des opprimées », Hourya Bentouhami, mai 2019
☰ Lire notre entretien avec Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musulmans sont partie prenante de la classe ouvrière », mai 2018
☰ Lire notre entretien avec Almamy Kanouté : « On doit fédérer tout le monde », juillet 2015