Entretien inédit pour le site de Ballast
Vous avez déclaré un jour croire « qu’un écrivain a besoin de créer plus ou moins le mythe de sa propre fondation ». On pense à Giono qui raconte avoir lu les classiques par raison financière, ou à Faulkner qui s’invente une vie de soldat en Europe depuis les États-Unis. Quelle est votre fondation ?
J’ai l’impression d’écrire des livres appelés à me remplacer. On peut avoir une vie plus ou moins intéressante, mais l’écriture prend une telle place dans la journée — même quand on n’écrit pas — qu’ils me semblent plus intéressants. Une vie se vit hors écriture, certes, mais elle se décante sans cesse dans le langage. C’est comme si chaque livre était l’organe d’un corps particulier, un corps autre que je construis petit à petit. De livre en livre, j’essaie d’avoir une vision de l’espace mental et physique que je remplis — je trouve ça très physique, l’écriture. Oui, c’est une façon de se remplacer. Ça ne veut pas dire s’inventer une vie à travers les livres, mais que chaque livre doit correspondre à un espace mental où je traite de sujets qui m’ont intéressé à un moment ou à un autre, pour qu’ils soient transformés et tiennent un peu plus debout que des événements vécus.
Vous avez pu dire en effet « écrire pour se créer un corps ». Il y aurait donc ce corps qui se tient devant nous, qui nous parle, et celui construit par vos livres, peu à peu.
« Avec ces livres-là je suis allé aussi loin que je pouvais dans un travail romanesque plus solide. Mais, en fait, ça m’indiffère. Je ne me sens pas romancier ; je me sens écrivain. »
Il y a certes des tâtonnements, mais au bout d’un moment vient la conscience, pas forcément d’une œuvre, mais d’une construction. Il ne s’agit pas d’accumuler des livres. On réfléchit à ce que l’on est en train de faire, on se rend compte d’un certain nombre d’obsessions, de motifs, d’un vécu qui s’est faufilé dans les livres et, petit à petit, on s’efforce d’organiser ce qu’on fait. Très vite je me suis donné des programmes — que je les suive ou non : heureusement, les pas de côté existent. Depuis mon troisième ouvrage, Livre XIX, j’ai conscience d’une voie à suivre, sans savoir bien sûr si je vais y arriver.
L’écrivain Patrick Deville formalise ça plus encore. Il écrit prendre une journée par an, toujours la même, pour faire le point sur son cycle en cours, « Abracadabra », cycle qui devrait contenir douze opus à son terme.
Il faut laisser son œuvre s’aventurer, car elle a sa logique interne. Elle peut suivre un chemin particulier, de façon presque autonome. Mais on peut, on doit également la contrôler en partie ; se fixer des contraintes ; creuser le sillon entrevu, tout en travaillant d’autres livres dans la marge. Ce qui est très étrange dans ces programmes — comme celui de Deville — c’est qu’il semble impliquer une fin. Il faudrait donc penser le dernier livre. Si on ne le fait pas, alors le dernier livre sera celui que la mort interrompt — ce qui laissera l’œuvre inachevée. Si on pense un parcours, on se donne l’illusion de mieux contrôler le sens de l’entreprise — mais bien sûr on peut se faire écraser à tout moment. C’est une stratégie de survie, pas une assurance contre la mort.
Comment a évolué, rétrospectivement, votre programme d’écriture ?
Je vois trois phases. Je ne compte pas les premiers livres chez Arléa — des débuts brouillons, disons. Puis je me suis aperçu que je n’arrivais pas à parler du monde contemporain, des années 1980, 1990. Ça vient de ma culture littéraire d’alors, qui était très ancrée dans le XIXe siècle. Je me suis dit que j’allais écrire des livres qui avanceraient année par année jusqu’à atteindre l’époque contemporaine. Je commence donc avec Livre XIX aux éditions Verticales, puis j’avance plus ou moins chronologiquement, par exemple avec Madman Bovary et Chair électrique, qui sont des livres plutôt expérimentaux où la fiction déraille à chaque fois — ce que les ventes peuvent d’ailleurs prouver ! Mais c’est surtout lorsque j’arrive chez Actes Sud que j’avance plus concrètement dans « le temps » écrit : avec CosmoZ je repars de Livre XIX, qui s’arrêtait en 1871 à la Commune, pour aller jusque dans les années 1950 ; avec Tous les diamants du ciel, j’aborde les années 1950–60 ; Crash-test reprend dans les années 1960 ; Substance est plus indéterminé, mais on peut supposer qu’on est dans les années 1980–90. Là j’approche du moment où les gens ont des portables, des choses comme ça — et là je m’aperçois que la fiction ne m’intéresse plus. Avec ces livres je suis allé aussi loin que je pouvais dans un travail romanesque plus solide. Mais, en fait, ça m’indiffère. Je ne me sens pas romancier ; je me sens écrivain. Cette période autour de la fiction me paraît close et j’en commence une troisième, qui tiendra davantage du domaine poétique, pour le dire vaguement.
C’est comme si vous aviez épuisé une forme : vous intervenez beaucoup en tant qu’auteur dans Hors du charnier natal ; vous jouez sur la typographie dans Tous les diamants du ciel ; les lettres sont parfois disséminées sur une page entière dans CosmoZ…
J’ai essayé de composer avec une forme romanesque qui a ses codes et qui m’intéressait pour son architecture massive, les constructions que ça permettait ; et, à chaque fois, il me fallait faire bégayer ou dérailler la matière et les motifs. Il m’importe que le texte se montre comme tel et entame ce pacte avec le lecteur qui veut qu’on oublie qu’on lit une fiction. J’aime bien rappeler au lecteur qu’il est en train de lire du langage, des choix linguistiques, stylistiques, poétiques, sonores. C’est pour ça que j’ai joué avec la typo, entre autres. J’aime bien sentir cela dans la littérature américaine quand j’en lis ou traduis, atteindre ce moment où le lecteur est aussi un peu bricoleur. Pour ma part, ça a toujours été de manière légère — ça n’est pas La Maison des feuilles par exemple. Mais ça a ses limites. Dans le roman, on ne peut pas tout dynamiter en permanence, sinon on passe à autre chose. Je cherche maintenant à revenir aux sources, c’est-à-dire à un pur (et impur) travail sur le langage, donc à aller vers des textes hors genre — à inventer mon propre territoire-poésie.
Votre dernier livre, La Maison indigène, est pourtant ce que vous avez fait de plus « tenu ».
Oui. Ce livre est à la fois un adieu à la fiction et un livre de transition qui indique que je peux laisser entrer le biographique pour en faire autre chose. Il n’y a peut-être que moi qui le ressente ainsi — je n’expose pas tout. Mais je me pose à présent beaucoup de questions sur cette passion poétique que j’ai toujours eue. Comme tout le monde, comme n’importe quel romancier, j’ai écrit des poèmes à 15, 17 ans ; mais si je reprends mon parcours, ce qui m’intéresse c’est la langue, sa puissance. Donc : arrêter la fiction et travailler d’autres formes. Dans La Maison indigène je parle de sources poétiques, qui peuvent être du côté de mon père, du côté de Sénac… J’ai eu besoin de ce livre pour effectuer un décrochage.
Dans un billet de blog, vous écrivez que le livre ne parle pas, que le résumer est incongru. Que le livre invite à « machiner » le lecteur. Que vouliez-vous dire par là ?
« J’aime bien rappeler au lecteur qu’il est en train de lire du langage, des choix linguistiques, stylistiques, poétiques, sonores. »
Je partage une vision avec un certain nombre d’écrivains qui est que l’on fabrique son lecteur. On m’interrogeait un jour en me disant « Vous lisez du français, vous écrivez du français », ce à quoi j’ai répondu que non : je lis du Flaubert, je lis du Proust, je lis du Guyotat, mais je ne lis jamais du français. À chaque fois c’est la langue très particulière d’un écrivain. On peut supposer que si on donnait à quelqu’un qui ne connaît pas le français un texte de Proust et un autre de Beckett, il trouverait que ça ne vient pas de la même langue. Donc je n’essaie pas d’écrire du français mais du Claro, en cherchant à ne pas me parodier. Il faut apprivoiser et peut-être créer le lecteur. C’est au moment où tu lis Proust que tu deviens son lecteur ; ses livres te disent « Il faut que tu apprennes à me lire, à m’articuler ». C’est un mode unique, et plus on va le lire, plus on comprend qu’on ne lit pas du français mais bien un auteur particulier. Au fil des années j’ai dû me fabriquer un lectorat, qui doit se situer entre deux cents et deux mille lecteurs — autrement dit entre zéro et un, puisque tout ça reste abstrait. Peut-être que ce lectorat me suit et trouve mon parcours cohérent. Si ces lecteurs et lectrices m’ont suivi, c’est qu’ils ont aimé la langue, et non je ne sais quelle prouesse romanesque dont je suis incapable. Il y a des ruptures mais la cohérence est là — elle appartient à ma langue. Il faut que le langage reste visible, de manière parfois ostentatoire, parfois plus discrète, afin que le « corps-écrit » apparaisse.
Le corps, de nouveau ! Quelle est donc cette dimension physique de l’écriture ?
Les livres me paraissent plus solides, plus ancrés, plus machiniques que le corps physique. Je ne sais pas si c’est une vision complètement intellectuelle ou mentale, ou, au contraire, carnée et incarnée. C’est une étrange impression que celle que les livres te remplacent petit à petit… Cela vient, peut-être, de ce que les livres sont moins finis que nous : les lectures qu’on en fait peuvent être tellement différentes, même s’il n’y a que peu de lectures. Et on sait qu’un livre peut changer la vie, doit la changer. Donc il suffit qu’une personne soit touchée, transfigurée par un livre pour qu’il ait fait mouche.
Est-ce que vous recherchez ce corps également dans vos lectures ?
C’est pareil. Je n’aime pas que ça triche quand j’écris, j’aime au contraire sentir que je suis totalement investi. Quand je lis, j’aime sentir quand il y a un corps derrière, oui — et un corps, en premier, c’est une voix. Je travaille chez Inculte, je lis plein de manuscrits, ça ne trompe pas : souvent, il n’y a pas de voix. Parfois on sent tout de suite qu’il y a un travail sur la langue, que quelque chose se passe. Un corps se trouve derrière et veut ré-exister via l’écriture. Un corps qui n’est pas dans le dire mais dans l’écrire. Dans les trois quarts des manuscrits, les gens disent : le personnage traverse une pièce et il traverse une pièce. Or l’écriture est un détour. Pour écrire, il faut une nécessité : celle de dire autrement. Ça n’est jamais frontal. Un truc qui m’obsède, c’est la première phrase de Madame Bovary : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra. » C’est le plus grand coup d’État de la littérature française ! C’est qui, ce nous ? Il doit y avoir un « je » quelque part. Puis Charles Bovary entre et il y a la description de sa casquette. On se focalise sur elle. Puis le chapitre se termine et le « nous » disparaît. Flaubert casse tous les codes mais ça ne se voit pas au premier abord. Le narrateur meurt dans l’école au cours du premier chapitre, anonyme, invisible. La littérature a cette puissance de faire des choses tellement énormes que personne ne les voit. Si on regarde les manuscrits de Flaubert, on constate qu’il a repris cette première phrase des dizaines de fois avant d’arriver à ce simple « nous ».
Ou comme le résume l’écrivaine Noémi Lefebvre : « j’écris parce que je ne peux pas dire ».
Tout à fait — c’est très intéressant ce qu’elle fait, d’ailleurs. Elle mime le dire pour faire entrer une écriture de la dérive.
Le romancier Marc Graciano nous disait récemment aimer voir la manière d’un écrivain. Lui-même pourrait se définir, en ce sens, comme maniériste ou maniéré. Quelle est votre manière à vous ?
« Dans les trois quarts des manuscrits, les gens disent : le personnage traverse une pièce et il traverse une pièce. Or l’écriture est un détour. »
Je la connais, forcément, cette manière, donc je suis obligé de lutter contre. C’est le paradoxe du style : on écrit, on se construit un style (consciemment ou non), qui procède entre autres par tics… Au bout d’un moment on progresse avec un certain lexique, une grammaire, une syntaxe qu’on ne va pas changer tous les jours — Deville l’a fait et distingue deux périodes dans son œuvre, par exemple. On travaille à se construire un style, un système linguistique quasiment clos qui permet de bâtir une œuvre et de faire entrer dedans des tas de choses. Mais tout écrivain doit se méfier : il y a toujours le risque, comme je l’ai dit, de se parodier. On sait faire ce qu’on fait, c’est là le danger. Il faut évoluer mais on ne peut pas non plus bouleverser tout un système. Donc il faut non seulement travailler à l’élaboration du style mais aussi œuvrer contre sa fixation. Que ça ne devienne pas un système de tics qui te permet d’écrire un texte sur le savon ou sur Madame Bovary en sachant ce que ça va produire. On peut « être contre » de bien des façons, avec des contraintes plus ou moins radicales. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut se méfier de son propre style. Prenons Graciano, que vous mentionnez : si un jour je sens que je suis capable de le parodier, c’est qu’il y aura un problème — mais c’est loin d’être le cas. (rires) Évidemment, tout le monde peut faire des pastiches, mais c’est encore autre chose. Il faut être vigilant : plus ton écriture est cohérente et systémique, plus elle risque d’être figée.
Pour éviter cette fixation, Olivier Rolin avance quant à lui que « chaque livre, chaque propos, doit produire lorsqu’il est produit, son propre style ».
Rolin se renouvelle vraiment, de façon parfois radicale. Il est très ancré dans son matériau biographique ; retraiter des sensations, des événements, ça lui permet d’infléchir la tonalité de chaque livre. Il y a de la technique aussi : L’Invention du monde est remarquable pour ça. Je pense qu’il se méfie aussi de son style, oui. Mais à tout changer, la menace serait de décontenancer le lecteur — et bien sûr tout dépend alors de ton rapport avec ton lectorat, ce que tu cherches dans ta carrière littéraire… À ce titre, je trouve admirable l’inflexion de Deville : il n’a pas commencé un cycle comme « Abracadabra » pour avoir le Goncourt ou le Médicis, mais parce que ça répondait à une nécessité, ce qui a été accompagné d’un changement d’éditeur et donc d’un changement de cosmologie. Mais bon, chercher à élargir mécaniquement son lectorat peut devenir un piège…
Vous êtes éditeur, par ailleurs. Est-ce que la connaissance du monde éditorial a des implications dans la poursuite de votre programme personnel, dans l’élaboration de votre écriture ?
Le passage de chez Verticales à Actes Sud correspond à un besoin de rupture avec les livres publiés chez le premier. Ça a été douloureux parce qu’Yves Pagès est un ami, mais il faut parfois repartir de zéro, trahir peut-être. On change d’éditeur et, donc, de regard. Chez Actes Sud, mon éditrice — Marie-Catherine Vacher — a pris sa retraite juste après la parution de La Maison indigène. J’étais dans cette maison pour elle, d’une certaine manière ; c’était donc le moment de partir. En ce qui concerne la suite, je ne crois pas avoir besoin d’un éditeur attitré car il s’agira de livres très différents. Mon prochain livre paraîtra au Seuil, dans la collection Fiction & Cie, mais j’ai des projets marginaux, non moins cruciaux pour moi, chez différents éditeurs, ce qui me convient, voire me soulage : quand on écrit des choses en dehors de la fiction, axées sur la poétique, il n’y a pas la pression du roman qui amène à penser que ça pourrait « marcher » un jour. Si tu te mets à penser au nombre de tes lecteurs, c’est mal barré : tu fais des efforts de lisibilité, ton éditeur te dit que pour tel livre ça pourrait « décoller »… Alors que quand tu écris de la poésie, tu es tranquille : si ton livre se vend à deux cents exemplaires tu es le roi du pétrole ! Aujourd’hui, en France, les lecteurs qui lisent un livre pour sa langue sont rares — mille ou deux mille. C’est peu, mais c’est clair. Dans le domaine éditorial de la fiction ça part dans tous les sens, et en prime on te fait croire que tu vas « toucher un plus large public », que tu pourras « décrocher » un prix — je m’en suis toujours protégé.
Vous l’avez signalé par le refus de tout prix littéraire, à l’instar du Renaudot sur la liste duquel vous n’avez pas souhaité figurer. Est-ce que vous aimeriez que ça fasse exemple et se diffuse, ce refus ?
« Les prix sont à chaque fois de grandes leçons d’humiliation : c’est ridicule, on dirait les comices agricoles ! »
C’est très personnel. Je n’aime pas cette idée hippique de concurrence. Ça me met mal à l’aise d’imaginer être en concurrence avec des gens, d’imaginer avoir un prix… Bon, vu ce que j’écris, je sais que je ne suis pas très concerné. (rires) Pour le Renaudot, je n’ai pas compris : mettre La Maison indigène dans la catégorie « roman » alors que ça n’en est pas un… Je leur ai dit : lisez-le avant de mettre ce livre dans telle ou telle catégorie, sinon votre stupidité finira par éclater au grand jour. Au-delà, je comprends très bien que des écrivains aient besoin des prix, ne serait-ce que pour des raisons financières. Mais ce sont à chaque fois de grandes leçons d’humiliation : c’est ridicule, on dirait les comices agricoles ! On reçoit en général un prix de la part de gens qu’on méprise littérairement, si ce n’est humainement. On peut en retirer 3 000 euros ou vingt mille ventes, et tant mieux — mais c’est là un autre problème. Ça m’aurait arrangé, moi aussi, bien sûr, mais j’ai préféré évacuer la question une bonne fois pour toutes. La traduction me permet de vivre correctement. Les écrivains qui tentent de vivre de leurs livres n’ont pas les mêmes conditions, ce qui les pousse à chercher des prix, à faire des résidences… Il doit exister deux mille prix en France : si tu n’en obtiens jamais, c’est que tu n’en veux pas ! (rires) Mais les prix, je le redis : c’est malsain.
Vous avancez voir dans le caractère « accessible » d’une écriture ou d’un livre une vertu suspecte. Et vous ajoutez cette phrase de Borges : « La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. »
Il y a une obsession qui se fait passer pour démocratique, et qui est que la littérature devrait tirer vers la lisibilité. Mais cette tyrannie du lisible est lassante et, qui plus est, très subjective : Foenkinos ou Zeller, je ne les trouve pas lisibles ; à l’inverse, lorsque Claude Simon a eu le Nobel, Jérôme Lindon des Éditions de Minuit a dit que les ventes n’avaient pas bougé. Simon a été beaucoup traduit à l’étranger, mais en France il a été boudé parce qu’« illisible » — ce avec quoi je ne suis pas d’accord. Il faudrait replacer les choses dans leur contexte littéraire historique. Dans les années 1960, avec la revue Tel Quel est née une littérature d’expérimentation qui n’était pas purement poétique — les poètes sont beaucoup plus avancés que les romanciers, ce sont les vrais contemporains, alors que les romanciers sont restés au Jurassique. Cette littérature pourtant très installée de manière institutionnelle — au Seuil notamment, autour de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche — a créé une psychose lorsque sa période s’est terminée. La littérature de droite a dit « plus jamais ça », avec des arguments divers : Sollers est mao, il nous fait chier ; Denis Roche fait désormais de la photo ; Pleynet, on ne sait pas le lire… Depuis, il y a une résistance vis-à-vis de l’écriture même. Comme si Barthes en avait traumatisé certains et qu’on ne voulait plus entendre parler d’écriture, juste de style, et encore. Il existe désormais un style normal, bourgeois, et dès qu’on en fait un peu trop c’est tout de suite « baroque » ou « lyrique ». La littérature n’a plus le droit d’être dans la recherche. Avant, ça cohabitait : on avait Paul Bourget et Apollinaire, on pouvait faire aussi bien des calligrammes que des petits romans de boudoir. Maintenant, des éditeurs en viennent à dire que des livres sont trop « littéraires », « sur-écrits ». À la fois, je vois ce qu’ils veulent dire, mais jamais je ne dirais que quelqu’un comme Guyotat sur-écrit, ça n’aurait pas de sens ! Il faut d’ailleurs voir l’accueil qui lui a été fait. Il a été consacré ante-mortem pour Idiotie, son dernier livre, alors qu’avant on le censurait… Dire que Guyotat est un grand écrivain en 2020, tu as envie de rétorquer qu’il fallait le lire avant — sauf qu’avant on le conspuait, lui et ses lecteurs. Le problème, c’est qu’il n’y a plus de mouvements ni d’avant-gardes. Et je pense qu’il n’y en aura plus, de même qu’il n’y aura plus de grand écrivain. Il n’y a plus que Quignard pour croire à cette figure — on pourra lui faire un mausolée s’il le souhaite. Les écrivains ont beau léguer leurs archives à l’IMEC, c’est fini, et c’est très bien ! Seulement, aujourd’hui, il y a plus de gens qui écrivent que de gens qui lisent : c’est quand même étrange. C’est qu’il y a cinquante autres médias différents qui captent l’attention, le temps et les neurones. Face à ça, il faut que la littérature redevienne quelque chose d’un peu clandestin, y compris économiquement. Un livre qui est tiré à quatre cents exemplaires et qui en vend trois cents, c’est un best-seller, même si l’auteur n’en vit pas.
Les mouvements ne pourraient-ils pas naître, justement, de cette clandestinité ?
Il faut qu’il y ait un gros bouleversement de la société derrière. Le surréalisme était porté par des gens qui avaient connu la guerre de 14, le Nouveau roman accompagne Mai 68… Mais il existe beaucoup de pare-feux pour éviter la constitution de ce type de mouvements. La fiction est devenue du divertissement et le temps des idéologies est révolu : créer un mouvement paraîtrait ridicule. Il n’y a plus de droite ni de gauche et tu vas créer un mouvement littéraire ? Personne ne comprendrait. Mais la littérature a toujours évolué : les gens qui écrivent s’adapteront aux conditions. Et si elles sont davantage souterraines, très bien ! C’est comme cette peur que la langue française s’appauvrisse… La langue française ne va pas mourir ! Et quand bien même la langue serait menacée, la lecture de moins en moins présente, la littérature s’en sortira toujours : on trouvera toujours des gens qui ont besoin d’écrire et de faire bouger la langue.
Inculte, ça n’a pas été un courant ?
« On est dans un système tellement capitaliste que le micro-milieu effraie — donc on ne s’en occupe pas. La poésie, c’est une autre économie : une ZAD éditoriale, en un sens. »
C’est un mythe. On s’est rassemblés parce qu’on avait des intérêts littéraires et philosophiques communs — Claude Simon, Thomas Bernhard, Gilles Deleuze. Mais ça n’a jamais été un courant littéraire. Chacun avait des écritures très différentes. C’était la même chose dans des courants passés, bien sûr : si on prend les surréalistes, il n’y a pas grand-chose de commun entre Breton et Artaud. Mais ils avaient une guérilla littéraire à mener. Pas nous… À une époque le collectif Inculte a pu être important parce qu’on avait une revue. Mais il n’y a plus de collectif aujourd’hui : on est passé à autre chose.
Vous avez dit de notre époque : « Je la vois comme un grand supermarché aux rayons vides dont les néons clignotent au rythme d’une musique qui n’en est même pas une. Bref, j’attends les vandales. » À vous entendre, tant politiquement que littérairement, pas le moindre vandale à l’horizon !
Ah, les vandales… Il y en a une qui est apparue à la rentrée, c’est Laura Vazquez avec La Semaine perpétuelle. Un livre d’une intelligence et d’un courage incroyables. Je l’avais entendue lire ses poèmes, à Bordeaux, avec une scansion remarquable. Je me demandais comment elle pourrait transformer cette forme anaphorique, itérative, minimaliste, en roman. Dans un monde idéal, un livre comme ça devrait avoir le Goncourt, tout ce pourquoi les prix sont censés exister. Elle, c’est une vraie vandale, sûrement parce qu’elle vient de la poésie. Il y a toujours eu une scission en France entre les romanciers et les poètes, ils ne veulent pas apprendre les uns des autres — deux mondes qui se méprisent cordialement, d’une certaine manière. Ce que j’ai aimé dans la littérature américaine, à l’inverse, c’est que tout ça s’est toujours trouvé mêlé : les grands romanciers ont été pétris de poésie, les poètes ont lu les romanciers, chacun a appris des autres. En France, tu demandes à un romancier s’il a lu Mathieu Bénézet ou Serge Pey, ça ne lui dit rien, tout comme les poètes se contrefichent souvent des romanciers. Dans les années 1980 à 2000, des éditeurs majeurs ont pourtant porté haut et fort les écritures poétiques — P.O.L, Flammarion. Les gens pouvaient les lire, ça n’était pas inaccessible. Aujourd’hui, on est dans un système tellement capitaliste que le micro-milieu effraie — donc on ne s’en occupe pas. La poésie, c’est une autre économie : une ZAD éditoriale, en un sens. Elle offre une telle recherche sur le langage que toutes les fictions à côté deviennent du roman bourgeois statique et grotesque. C’est amusant. Si la fiction ne puise pas dans la poésie, elle n’aboutit à rien. En France on ne lit pas les poètes. Tous ne sont pas aussi obscurs qu’on l’imagine. Maintenant que la langue est normée, normative, quasiment de la novlangue, il faut être vigilant : si tu n’as pas de poésie qui bouillonne, qui casse et bouleverse, ça ne bouge pas.
On dirait que la fiction ou le roman ont été pour vous un purgatoire, jusqu’à ce que vous débouchiez enfin sur la poésie.
Oui. Il y a comme un parcours obligé. On peut commencer par la poésie mais je ne sais pas comment on peut poursuivre exclusivement dans cette voie pour trouver des éditeurs, des supports… Des poèmes ne font pas toujours un livre. Si on n’est pas « introduit » dans le milieu poétique, c’est difficile de faire vivre sa poésie. Il y a des petits éditeurs, certes, mais de moins en moins ; les grandes maisons d’édition, à part celles dont on parlait, n’en font presque plus — Gallimard abreuve son catalogue sans cohérence aucune.
Les recherches et les documents prennent une grande place dans votre travail. Ce sont des schémas dans Chair électrique, le récit de votre consultation des archives de Sénac à Marseille dans La Maison indigène…
Oui, et ce dès mon premier livre, Ezzelina : j’avais fait des recherches sur l’Italie, sur Dante. J’ai toujours aimé ça. Ça te fournit une structure et le texte à venir se nourrit alors d’autres littératures : on peut aborder des textes littéraires, des textes techniques, des plans de ville… J’ai parfois travaillé deux ans sur un objet avant même de me mettre à écrire. L’idée d’un livre est toujours venue de recherches. Pour Chair électrique, je m’intéressais à la magie et à l’histoire de la chaise électrique. J’ai appris que Houdini avait acheté la première chaise électrique, celle de Sing-Sing. Que cette anecdote soit vraie ou non, elle m’a amené à faire un rapprochement entre les deux sujets et à « machiner » cette collusion. S’appuyer sur des documents permet, aussi, de s’éloigner d’un langage abstrait.
Est-ce que l’écriture est concomitante à ce travail de recherche ?
Ça peut être mêlé : une archive est toujours porteuse d’une écriture. Il y a une poésie de la prose technique, d’un texte d’architecture, d’archéologie… Barthes disait : « J’ai une maladie : je vois le langage. » De même je ne peux rien voir sans voir aussi le langage — c’est pathologique dans un sens. Je ne peux pas lire un texte technique autrement que comme si c’était un texte littéraire. Même un mode d’emploi peut être inspirant et, moyennant quelques sabotages, aider à faire bouger une écriture.
Vous nous avez parlé de Claude Simon et de Guyotat. Il y a cette phrase dans La Maison indigène : « Rencontre. Choc. Hasard. Et sans doute est-ce l’amitié qui brasse le mieux les cartes. » Quelles sont vos amitiés littéraires, anciennes comme contemporaines ?
« Tu sais que tu échoues à déjouer les lieux communs qu’on entend chaque jour avec le langage quotidien. Mais il faut en avoir conscience et travailler l’échec. »
C’est compliqué. Il y a toujours des auteurs qui structurent un parcours. Je les ai toujours cités clairement : Artaud, Guyotat. Pour les vraies amitiés, c’est différent. Tu peux être ami avec un écrivain, t’entendre pour des raisons théoriques, avoir des goûts littéraires communs, mais ne pas aimer ce que cette personne fait. Je ne suis pas très sociable, je n’ai pas beaucoup d’amitiés littéraires. Par ailleurs, c’est compliqué de fréquenter des personnes dont on admire la prose. J’ai eu la chance de dîner avec Guyotat : c’était surréaliste ! Il se plaignait sans cesse des courants d’air… Je crois que l’écriture est une pratique extrêmement solitaire. C’est fermé. Dans un premier temps, personne ne peut te comprendre, personne ne peut te lire. Tu communiques sur des questions extra-littéraires ou para-littéraires, oui, mais on ne parle pas la même langue. J’ai une amitié très forte avec Mathias Énard mais ce que j’écris est très loin de ce qu’il fait, et inversement. Ça nous rapproche, heureusement.
La digression est partout dans votre œuvre — ça pourrait même en être un moteur. D’elle, vous dites dans Comment rester immobile quand on est en feu que c’est « une épine qu’on offre au pied blessé »…
Ce qui m’intéresse — mon moteur —, c’est la notion d’échec. C’est le principe même de l’écriture : tu fais une page et tu retravailles ; si tu retravailles c’est que tu as d’abord échoué. Mais tu ne peux pas penser atteindre la perfection. Le langage est trop poreux, trop fracturé. Je pense à cette phrase de Beckett que je ressasse — au point de lasser certains peut-être : « Échouer. Échouer encore. Échouer mieux. » Pour moi, c’est ce qui définit la littérature. On sait qu’on échoue à déjouer les lieux communs qu’on entend chaque jour dans le langage quotidien. Mais il faut en avoir conscience et travailler l’échec, que ce soit en prose ou en poésie. On ne peut pas désirer la perfection ; il faut que ça reste, comment dire… sale. Genet écrit une langue sublime, glorieuse, mais c’est une langue sale, frottée, raclée, en raison de son vécu notamment, c’est de la littérature de rastaquouère, de racleur de cuir. Il faut se méfier de la tentation de faire une langue trop belle, tout comme une langue trop réelle. D’une manière ou d’une autre, écrire relèvera toujours de l’échec — à chacun la charge de forger le sien.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
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