Clémentine Autain : « Rendre au féminisme son tranchant »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« L’homme le plus oppri­mé peut oppri­mer un être, qui est sa femme ; la femme est la pro­lé­taire du pro­lé­taire même », écri­vit un jour Flora Tristan, fémi­niste, socia­liste et mili­tante inter­na­tio­na­liste née en 1803. La phrase est plus que célèbre. Loin des espaces mili­tants, on aurait par­fois ten­dance à l’ou­blier : la tra­di­tion fémi­niste compte bien des cou­rants et des ten­dances — qui, comme tous les mou­ve­ments phi­lo­so­phiques et poli­tiques, peuvent volon­tiers s’op­po­ser. Parmi eux, le fémi­nisme révo­lu­tion­naire — qu’il soit mar­xiste ou anar­chiste. Contre le fémi­nisme libé­ral et réfor­miste, celui-ci lie l’é­man­ci­pa­tion des femmes à une cri­tique radi­cale de la socié­té et du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Nous tenions à ren­con­trer l’une de ses repré­sen­tantes contem­po­raines : Clémentine Autain, autrice, porte-parole du par­ti Ensemble et codi­rec­trice de la revue Regards.


miniatureautainDans votre der­nier livre, vous reve­nez sur une idée que l’on a déjà croi­sée dans vos écrits, celle de l’ar­ti­cu­la­tion, du ET. Comment la conce­vez-vous, entre vos enga­ge­ments à la gauche radi­cale et au sein du mou­ve­ment féministe ?

Effectivement, ça fait par­tie de mes obses­sions : on est dans un moment où se cherche l’ar­ti­cu­la­tion entre la tra­di­tion du mou­ve­ment ouvrier (la lutte des classes, le maté­ria­lisme his­to­rique) et les mou­ve­ments qui ont émer­gé au XXe siècle, et avec force dans les années 1968, tels que le fémi­nisme, l’écologie ou l’an­ti­ra­cisme. Ces mou­ve­ments sont assez récents, même si on peut leur trou­ver des racines plus ou moins anciennes, donc nous avons du mal à sor­tir de la jux­ta­po­si­tion : dans les pro­grammes et les dis­cours, on parle du cœur, du centre et de ce qui est à la péri­phé­rie. Le centre serait la ques­tion sociale et le reste tien­drait du « socié­tal ». Je me bats contre cette dicho­to­mie : le socié­tal est social et le social est socié­tal. On les hié­rar­chise, on ne les arti­cule pas. D’où le par­ti pris de ce livre : nous ne par­ve­nons pas à mêler les com­bats éman­ci­pa­teurs entre eux, à les entre­mê­ler, alors qu’ils le sont de fait — il n’y a pas d’é­co­lo­gie consé­quente sans lutte contre le pou­voir de capi­tal, pas de fémi­nisme sans remise en cause de l’é­co­no­mie libé­rale, pas d’an­ti­ra­cisme sans lutte contre les inéga­li­tés ter­ri­to­riales… Le pro­grès humain doit concer­ner tous les enjeux de la vie et donc le livre est à cette image : en pas­sant de l’un à l’autre, je donne à voir une cohé­rence. Il ne s’a­git pas de les sépa­rer en dif­fé­rentes par­ties (grand 1, le capi­ta­lisme ; grand 2, le fémi­nisme ; grand 3, l’é­co­lo­gie) mais de sai­sir leur uni­té pro­fonde : la lutte pour la libé­ra­tion, l’é­man­ci­pa­tion humaine.

C’est proche de la posi­tion de la phi­lo­sophe Nancy Fraser, lorsqu’elle veut mener plu­sieurs fronts à la fois, non ?

Oui ! Je suis vrai­ment sur cette ligne. C’est la fémi­niste dont je me sens aujourd’­hui la plus proche.

Vous avez fait savoir dans Ne me libé­rez pas, je m’en charge que vous êtes « abreu­vée de mar­xisme ». De quelle façon cette tra­di­tion a‑t-elle nour­ri votre féminisme ?

« Judith Butler, dont j’ap­pré­cie l’ap­port, fait tota­le­ment l’im­passe sur la dimen­sion maté­ria­liste de la domi­na­tion mas­cu­line, situant sa réflexion un peu hors-sol. »

J’appartiens à la famille du fémi­nisme maté­ria­liste. Mon héri­tage, c’est plu­tôt Christine Delphy qu’Antoinette Fouque ou Luce Irigaray. Je suis du côté de Colette Guillaumin ou de Nicole-Claude Mathieu [autrice du concept « viriar­cat », ndlr]. Lorsque je lis Judith Butler, dont j’apprécie l’apport, j’ai tou­jours un bémol : je trouve son ana­lyse per­for­ma­tive très inté­res­sante mais elle fait tota­le­ment l’im­passe sur la dimen­sion maté­ria­liste de la domi­na­tion mas­cu­line, situant sa réflexion un peu hors-sol. Mais je ne pense pas non plus que tout soit soluble dans un mar­xisme pri­maire. Delphy a relié lutte des classes et fémi­nisme, en met­tant notam­ment en évi­dence le mode de pro­duc­tion domes­tique : j’ap­prouve cette démarche mais, dans le même temps, il nous faut prendre en consi­dé­ra­tion sérieu­se­ment la ques­tion des repré­sen­ta­tions et du sym­bo­lique. Le lan­gage, le corps, le carac­tère per­for­ma­tif de l’appartenance de genre m’in­té­ressent, à condi­tion de ne pas mar­gi­na­li­ser le pan éco­no­mi­co-social. Il faut tenir les deux bouts : dire que le quo­ti­dien sexiste de la cais­sière de super­mar­ché ne relève que de ses condi­tions pro­pre­ment maté­rielles est une erreur ; dire que son quo­ti­dien n’est qu’af­faire de décons­truc­tion iden­ti­taire, sans par­ler de pré­ca­ri­té ni de flexi­bi­li­té, est tota­le­ment abs­cons. D’où le ET qui doit débou­cher sur une inter­con­nexion pro­fonde entre les deux dimen­sions qui, en réa­li­té, s’entremêlent et se nourrissent.

C’est aus­si ce que le phi­lo­sophe Slavoj Žižek reproche à Butler.

Oui. Mais moi je reproche à Žižek de réduire le fémi­nisme à Butler et, sur­tout, de se moquer éper­du­ment de l’égalité hommes/femmes, comme de l’an­ti­ra­cisme, des mou­ve­ments LGBT ou encore de l’écologie… Pour lui, vive la lutte anti­ca­pi­ta­liste, et le reste après ! Les autres com­bats lui paraissent secon­daires, et même dan­ge­reux car pou­vant détour­ner du « com­bat prin­ci­pal ». On connaît la chan­son, elle est vieille comme le mar­xisme.… Et on sait très bien où elle nous mène : à l’im­passe. Certaines de ses ana­lyses anti­ca­pi­ta­listes sont abso­lu­ment brillan­tis­simes mais Žižek passe à côté d’éléments fon­da­men­taux de notre époque, en mar­gi­na­li­sant tota­le­ment la domi­na­tion hété­ro-sexiste, les dan­gers envi­ron­ne­men­taux ou la xénophobie.

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[Maya Mihindou]

Et l’i­dée qu’on trouve, dans l’œuvre de Marx et d’Engels, des traces de fémi­nisme, ça vous évoque quoi ?

Définitivement, je ne crois pas en Dieu. Marx et Engels sont des humains, de leur temps. On peut retrou­ver ici ou là une cita­tion ou un pro­pos qui tend vers l’égalité hommes/femmes mais ce n’est pas le cœur de leur œuvre. L’espèce d’exé­gèse où cha­cun va aller lire « son » Marx pour expli­quer ensuite qu’il avait rai­son avant tout le monde, sur tout, ça ne m’in­té­resse que dans une cer­taine limite. Je crois qu’il faut aus­si aller regar­der les impen­sés et les limites de la pen­sée de Marx — ce n’est en rien lui faire injure, c’est sim­ple­ment avan­cer, progresser.

Vous par­liez tout à l’heure du tan­dem social/sociétal. Que vous ins­pirent les pro­pos d’un Laurent Bouvet lors­qu’il explique, dans Le Sens du peuple, que la gauche a au contraire per­du son ancrage popu­laire en se foca­li­sant sur le « socié­tal », au détri­ment du « social » ?

« Se tenir entre deux impasses : le FN, qui se pose en défen­seur de la fier­té ouvrière blanche, et ceux qui ne s’oc­cupent que d’an­ti­ra­cisme et des luttes LGBT, sans se sou­cier des super­struc­tures néolibérales. »

Roger Martelli a tra­vaillé cette ques­tion, notam­ment dans Regards. Je par­tage tota­le­ment son ana­lyse. Ça fait plu­sieurs années qu’on est en alerte sur ce sujet. Terra Nova a dit, pour faire court, que le cœur de l’é­lec­to­rat de gauche, ce ne sont plus les ouvriers (qui votent ailleurs) et qu’il faut donc viser les femmes et les immi­grés. La Gauche popu­laire — Bouvet en tête — a répon­du à Terra Nova qu’il fal­lait, au contraire, reve­nir à l’ou­vrier blanc de la péri­phé­rie urbaine comme cœur de la gauche. Nous, nous refu­sons ces deux pro­po­si­tions. Il y a un piège à déjouer : celui de la concur­rence vic­ti­maire et de l’enfermement iden­ti­taire. Nous ne sommes plus à l’époque où le pro­lé­ta­riat était repré­sen­té dans l’imaginaire par l’ouvrier blanc de la grande indus­trie de proche ban­lieue. Le pro­lé­ta­riat contem­po­rain, ce sont aus­si des ouvriers immi­grés dans le bâti­ment, des femmes employées dans la grande dis­tri­bu­tion, des jeunes intel­los pré­caires… L’enjeu n’est pas d’opposer les immi­grés des quar­tiers les plus misé­reux de telle péri­phé­rie urbaine aux caté­go­ries blanches ouvrières ou « petite classe moyenne » des quar­tiers pavillon­naires. La ques­tion, c’est de les relier par un enjeu : l’égalité. Et cette éga­li­té touche au par­tage des richesses et au recul des dis­cri­mi­na­tions. Soit à l’ar­ti­cu­la­tion, une fois de plus, des com­bats. Je n’en­tends pas choi­sir entre féminisme/antiracisme et luttes socio-éco­no­miques, au sens clas­sique du terme, car les femmes et les immi­grés sont en pre­mière ligne ! L’identité est un piège car elle enferme les caté­go­ries de popu­la­tion, les oppose alors qu’il faut relier pour éveiller la conscience popu­laire. Et nous disons : « L’ennemi, ce n’est pas l’immigré, c’est le ban­quier. »

Le géo­graphe Christophe Guilluy avance quant à lui que l’on a relé­gué les milieux popu­laires de la France « périphérique »…

Je suis élue à Sevran, dans l’opposition au conseil muni­ci­pal. Son dis­cours accroît les frac­tures au lieu de les réduire. Je suis en per­ma­nence en contact avec des ouvriers blancs, ceux dont parle Guilluy, qui ont du mal à finir les fins de mois, aus­si bien qu’a­vec des immi­grés au chô­mage ou des femmes plus que pré­caires, en familles mono­pa­ren­tales. On devrait les divi­ser ? Choisir qui, par­mi eux, doit être le cœur de l’ac­tion de gauche ? Non. Dans des villes comme Sevran, au contraire, c’est la capa­ci­té à fédé­rer ces popu­la­tions qui peut créer une véri­table dyna­mique. Une fois de plus, il faut se tenir entre deux impasses : le Front National, qui se pose en défen­seur de la France éter­nelle et de la fier­té ouvrière blanche, et ceux qui estiment qu’il ne faut s’oc­cu­per que d’an­ti­ra­cisme et des luttes LGBT, sans se sou­cier des super­struc­tures néo­li­bé­rales. Mettre en avant l’i­den­ti­té, c’est tom­ber dans ce piège ; pro­mou­voir l’é­ga­li­té, c’est créer des liens entre des popu­la­tions qui, en effet, sont aujourd’­hui fracturées.

[Maya Mihindou]

Vous déplo­rez le fait que le fémi­nisme soit récu­pé­ré par le « poli­ti­que­ment cor­rect ». Comment lui redon­ner sa force subversive ?

C’est jus­te­ment l’un des enjeux du fémi­nisme contem­po­rain. L’une des solu­tions, c’est de l’ar­ti­cu­ler avec la cri­tique de la logique libé­rale. Ça le rend ain­si plus tran­chant : il ne serait plus qu’une simple ques­tion de repré­sen­ta­tions, qui tendent à élu­der les enjeux de classes. Un fémi­nisme consé­quent doit s’at­ta­quer de front au libé­ra­lisme éco­no­mique : les femmes, redi­sons-le, sont les pre­mières vic­times de la flexi­bi­li­té et de la pré­ca­ri­té et les mesures d’aus­té­ri­tés touchent, entre autres choses, les centres IVG ou la pos­si­bi­li­té de créer des crèches. Tout en n’i­gno­rant pas, d’un même élan, la ques­tion de la repré­sen­ta­tion. Dire qu’on est pour l’é­ga­li­té entre hommes et femmes, comme on l’en­tend par­tout désor­mais, ça ne suf­fit pas, si on ne voit aucun pro­blème avec les pou­pées Barbie ou le concours des Miss ou que l’on ne sai­sit pas la remise en cause de l’indépendance éco­no­mique des femmes avec la logique néolibérale.

L’essai Les fémi­nistes blanches et l’empire, paru aux édi­tions La Fabrique, a dénon­cé le « fémi­nisme hégé­mo­nique » : c’est-à-dire, aux yeux de ses auteurs, blanc, bourgeois, isla­mo­phobe, euro­cen­tré. Comment vous pla­cez-vous dans ce débat ?

« Un fémi­nisme consé­quent doit s’at­ta­quer de front au libé­ra­lisme éco­no­mique : les femmes, redi­sons-le, sont les pre­mières vic­times de la flexi­bi­li­té et de la précarité. »

Il y aurait déjà à redire sur le livre en soi ! Je pense notam­ment à sa thèse pro­blé­ma­tique à pro­pos des pra­tiques homo-éro­tiques qui exis­te­raient dans le monde arabe alors que l’ho­mo­sexua­li­té n’y exis­te­rait pas… Les auteurs mar­gi­na­lisent le com­bat fémi­niste et ne prennent pas en compte l’hé­té­ro-sexisme. Ceci posé, je me suis bat­tue contre la loi inter­di­sant le fou­lard à l’école. On revient au ET. La façon dont les femmes voi­lées ont été stig­ma­ti­sées en France relève de cette forme contem­po­raine du racisme qu’est le rejet des musul­mans. Le voile est extrê­me­ment visible quand on ne voit rien de ce qui façonne la domi­na­tion mas­cu­line ailleurs. Prenez mes talons hauts et mon rim­mel : ils ne sont pas du tout asso­ciés à des choses sexistes, alors qu’ils pour­raient, et on se foca­lise de façon obses­sion­nelle sur le fou­lard. Comme si le sexisme n’é­tait, dès lors, plus qu’un pro­blème lié aux ban­lieues et à l’is­lam ! Cette posi­tion ne me convient pas du tout. Et cela se retourne contre les femmes voi­lées qui, du coup, se sentent exclues : en tant que fémi­niste, je ne peux accep­ter qu’elles soient mises à dis­tance de nos com­bats. Je suis pour l’au­to-éman­ci­pa­tion, pro­fon­dé­ment (on revient à ma culture mar­xiste). Ce n’est donc pas : « Tu retires ton fou­lard et tu fermes ta gueule. » Ma ques­tion est : « Comment faire pour que celle qui le porte n’ait plus le désir de le por­ter ? » Par ailleurs, le degré de domi­na­tion et d’aliénation d’une femme ne se mesure pas au simple port d’un fou­lard, qui peut, du reste, avoir des signi­fi­ca­tions multiples !

Vous sen­tez-vous en mino­ri­té, par­mi les fémi­nistes, avec cette posi­tion « de crête » ?

Ce n’est pas sûr… Pendant long­temps, on a pen­sé qu’il y avait une fron­tière étanche entre deux camps : ceux qui défen­daient les femmes voi­lées et ceux qui étaient à tout prix pour la loi et l’in­ter­dic­tion. En réa­li­té, c’est plus com­pli­qué : il y a un conti­nuum. Je m’ex­plique : quand il a fal­lu se battre contre la loi d’in­ter­dic­tion du voile à l’é­cole, j’é­tais dans le camp des pre­miers — je suis de cette famille. Mais au nom de cette famille, je refuse le rela­ti­visme cultu­rel et le mépris pour les ques­tions fémi­nistes qui peut y exis­ter. Certains, en dehors du voile, ne voient plus rien — je pense par exemple aux enjeux liés à la laï­ci­té. Et d’autres ne voient que lui… Je consi­dère que le fou­lard, comme le rouge à lèvres que je porte (et que les hommes ne portent pas), est un signe his­to­rique de l’op­pres­sion des femmes, c’est-à-dire des normes sociales sur les corps. Lorsque je suis à côté d’une femme voi­lée, je ne peux pas dire que je ne porte aucun signe d’op­pres­sion et qu’elle est le sym­bole abso­lu de la sou­mis­sion. On peut tou­jours faire un débat hié­rar­chique sur la gra­vi­té de tel ou tel signe exté­rieur, mais pas éta­blir de fron­tières aus­si nettes entre eux. J’ai par­ti­cu­liè­re­ment aimé le livre Islam pride d’Hélé Béji. Elle explique que plus on a poin­té du doigt les femmes voi­lées, plus elles ont affir­mé ce vête­ment comme un signe de résis­tance. Ça a créé du repli. C’était une erreur de cris­per sur cette ques­tion, quand il aurait fal­lu de la poro­si­té, de la com­pré­hen­sion. On est en France, le fou­lard n’est donc pas la norme : com­ment a‑t-on pu avoir aus­si peu confiance en nos valeurs pour s’ef­frayer, à ce point, de ce mau­dit foulard ?

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[Maya Mihindou]

« Nos » valeurs ?

Celles de la République. Au sens de notre espace com­mun fran­çais. Comment a‑t-on pu avoir si peur ? C’est incroyable, un signe de fai­blesse de notre part, parce que nos valeurs sont en panne dans l’ensemble de la socié­té — liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té sont des mots qui sonnent creux, dans le vide. Comme si ces fou­lards allaient ébran­ler la République ! Et l’on n’im­pose pas des valeurs par l’au­to­ri­ta­risme mais par la convic­tion. Il faut des lois mais il faut aus­si faire atten­tion à ces outils coer­ci­tifs qui se déve­loppent par les temps qui courent : le contrôle social n’est pas la bonne méthode pour l’émancipation.

Lorsque Christine Delphy assure, dans Classer, domi­ner, qu’on pour­rait ima­gi­ner un fémi­nisme avec l’is­lam plu­tôt que contre lui, com­ment l’entendez-vous ?

« Comme si le sexisme n’é­tait plus qu’un pro­blème lié aux ban­lieues et à l’is­lam ! Cette posi­tion ne me convient pas du tout. »

Les reli­gions, et sur­tout les Églises, n’ont jamais été des points d’appui pro­gres­sistes. En France, nous avons en effet besoin de voir s’affirmer un islam modé­ré et entendre dire haut et fort que l’on peut être musul­man sans consti­tuer une menace pour le vivre ensemble. Toutes ces Unes de jour­naux sur « l’islam, cette menace » ont ali­men­té un cli­mat raciste. Quant au fémi­nisme avec ou contre l’Islam, ce n’est pas vrai­ment la ques­tion que je me pose… Je ne situe pas mon com­bat fémi­niste par rap­port à l’islam. Je com­bats le racisme qui prend la forme du rejet des musul­mans et je m’efforce d’énoncer un fémi­nisme qui puisse être audible et appro­priable par toutes, sans rien — ou presque ! — concé­der sur le fond. Ce n’est pas tou­jours simple car l’écart entre l’utopie fémi­niste et ce que nous pou­vons arra­cher ici et main­te­nant reste grand.

Dans le livre que vous avez écrit avec votre frère, paru en 2008, vous expli­quiez que les hommes gagne­raient à s’in­ves­tir dans le com­bat fémi­niste et qu’ils y trou­ve­raient même de l’in­té­rêt, pour leur propre épa­nouis­se­ment. À quoi pensiez-vous ?

Les hommes sont eux aus­si enfer­més dans des sté­réo­types, même si ça évo­lue peu à peu. En cari­ca­tu­rant : aimer les sciences et la tech­nique, savoir bri­co­ler, ne pas pleu­rer, ado­rer le foot, etc. Eux aus­si ont des des­tins pré­fa­bri­qués. Ne pas s’oc­cu­per de leurs enfants, ne pas prendre leurs mer­cre­dis après-midi en RTT, etc. Il y a aus­si des plai­sirs dans ce qui a struc­tu­rel­le­ment façon­né la fémi­ni­té. L’émancipation, ce n’est pas mettre la tota­li­té de la fémi­ni­té his­to­rique, comme construit social et iden­ti­taire, à la pou­belle ; ce n’est pas dire, comme on a pu le croire à un moment, que les femmes doivent deve­nir des hommes. C’est avant tout la liber­té de pou­voir évo­luer hors de ces car­cans impo­sés. Et les hommes sont éga­le­ment pris dans ces sté­réo­types. Eux aus­si ont besoin de s’émanciper de ces modèles enfermant.

[Maya Mihindou]

Vous avez été l’une des pre­mières à faire entendre votre effroi lors de l’af­faire DSK-Diallo et avez tenu à don­ner plus de visi­bi­li­té au viol. Il est sans doute trop tôt pour le consta­ter mais, mal­gré tout, avez-vous pu noter des évolutions ?

Je crois, oui, même si je n’ai rien pour le quan­ti­fier… On a ouvert une brèche, dans la fou­lée de cette affaire. L’Histoire le dira mais on a fait un pas, je pense. De même qu’il res­te­ra des traces de l’af­faire du Carlton, en ce moment. C’est inouï cette affaire, d’ailleurs : le corps des femmes mar­chan­di­sé, le désir des femmes nié, l’al­liance entre le pou­voir poli­tique, la puis­sance finan­cière et la pos­ses­sion du corps des femmes… C’est lit­té­ra­le­ment écœu­rant et révol­tant, mais j’es­père que ça per­met­tra, au moins, de faire avan­cer les consciences et les choses… Mais c’est loin, vrai­ment loin, d’être gagné. On avance par touches, par rup­tures et prises de conscience successives.

Dans l’un de vos livres, vous écri­vez qu’il vous a fal­lu du temps pour vous dire abo­li­tion­niste, en matière de pros­ti­tu­tion. C’est-à-dire ?

« Dans des socié­tés asy­mé­triques du point de vue hommes/femmes, la pros­ti­tu­tion est un vec­teur de sexisme pour toutes et de vio­lences pour les femmes prostituées. »

J’ai tou­jours été abo­li­tion­niste mais j’a­vais des amies, à Regards ou chez les Verts, qui étaient règle­men­ta­ristes : elles m’ont fait me ques­tion­ner, hési­ter, réflé­chir. Mais je suis res­tée à ma posi­tion ini­tiale, qui est celle de l’a­bo­li­tion. Le point de vue règle­men­ta­riste a ses argu­ments de nature pro­gres­siste, que j’entends, même s’il ne me convainc pas. Lutter contre les sté­réo­types contre les pros­ti­tuées ? Je suis d’ac­cord. Lutter pour des condi­tions de vie décentes et contre les vio­lences qui leur sont faites ? Je suis d’ac­cord aus­si. Mais je n’ou­blie pas cette phrase du fon­da­teur du NID, que je trouve très juste : « Si la pros­ti­tu­tion n’est pas faite pour ceux que l’on aime, alors, elle n’est faite pour per­sonne. » Les expé­ri­men­ta­tions régle­men­ta­ristes dans d’autres pays montrent que la pros­ti­tu­tion s’en trouve accrue. Je ne vois pas le pro­grès. Mais je vise l’é­man­ci­pa­tion avant la coer­ci­tion. C’est une des rai­sons pour les­quelles je suis abo­li­tion­niste et non pas pro­hi­bi­tion­niste. C’est une grosse différence.

Votre abo­li­tion­nisme est donc moti­vé par un posi­tion­ne­ment phi­lo­so­phique et moral ?

C’est un choix de socié­té. Je suis, de manière géné­rale, pour sor­tir les rap­ports sociaux de la mar­chan­di­sa­tion. La pros­ti­tu­tion touche éga­le­ment à la liber­té de toutes les femmes. C’est l’idée que nos corps peuvent être ven­dus, notre libi­do ache­tée. Dans des socié­tés asy­mé­triques du point de vue hommes/femmes, la pros­ti­tu­tion est un vec­teur de sexisme pour toutes et de vio­lences pour les femmes pros­ti­tuées. Il est impor­tant de rap­pe­ler qu’une grande majo­ri­té de femmes qui se pros­ti­tuent ont été vio­lées aupa­ra­vant. Ce n’est pas un hasard. Tout comme la détresse sociale peut pous­ser des femmes à faire ce « choix ». Je ne vois pas là le geste de liberté.

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[Maya Mihindou]

Une polé­mique a fait rage : celle du « genre » et de sa sup­po­sée « théo­rie ». Geneviève Fraisse, que vous citez par­fois, a écrit dans son der­nier livre, Les Excès du genre, que ce terme est « une aven­ture ris­quée » et une notion ambi­guë. Comment l’abordez-vous ?

Je ne suis pas une cher­cheuse sur ces ques­tions et j’apprécie beau­coup les tra­vaux de Geneviève Fraisse. J’utilise de façon prag­ma­tique le terme de genre pour mettre l’accent sur la dimen­sion de construc­tion sociale. Donc la poli­tique. S’il y a construit, on peut donc le décons­truire. Je vous le dis fran­che­ment : je suis inca­pable de faire la part entre l’in­né et l’ac­quis — à vrai dire, elle m’in­té­resse assez peu. Il fau­dra des siècles pour déli­mi­ter tout ceci pré­ci­sé­ment, si on y arrive un jour. Mais, au fond, qu’est-ce qu’on en a à faire ? La Nature n’est pas ma réfé­rence — autre­ment, par exemple, je ne serais pas favo­rable à la pilule et à l’a­vor­te­ment. Le « genre », tel que je l’u­ti­lise, est sim­ple­ment ce qui per­met de dési­gner la part éta­blie socia­le­ment des iden­ti­tés des hommes et des femmes. Celle que l’on peut donc combattre.

Vous met­tez sou­vent l’ac­cent sur l’or­di­naire, la vie quo­ti­dienne, les détails de tous les jours, pour asseoir vos pro­pos poli­tiques. Le diable, rap­pe­lez-vous, s’y niche…

« La poli­tique, au sens fort et posi­tif du terme, n’est que ça : la poli­tique est la vie quotidienne. »

Oui. La poli­tique paraît hors-sol car elle est per­çue comme trop tech­no­cra­tique ou idéo­lo­gique. Elle semble décon­nec­tée de la vie quo­ti­dienne alors que la poli­tique, au sens fort et posi­tif du terme, n’est que ça : la poli­tique est la vie quo­ti­dienne. Partir de l’or­di­naire pour se diri­ger vers la théo­rie me semble plus convain­cant — d’au­tant que cela inverse ce qu’on a l’ha­bi­tude de lire. La macro-éco­no­mie, la théo­rie fémi­niste, l’avenir de la pla­nète sont des enjeux idéo­lo­giques pas­sion­nants mais il faut voir de quelle façon tout cela se décline dans nos vies. C’est le pari que j’ai fait dans mon der­nier livre. Il faut cher­cher les voies d’une parole poli­tique plus concrète, sen­sible, per­cu­tante. La parole poli­tique est aus­si, sans doute, trop dés­in­car­née. Le moment de défiance à l’égard de la poli­tique que nous tra­ver­sons appelle la sincérité.

Concluons, jus­te­ment, sur cette vie de tous les jours. Loin des cercles mili­tants, on constate à quel point le terme « fémi­nisme » braque immé­dia­te­ment. Au cours d’une soi­rée, d’un repas… Se reven­di­quer du fémi­nisme, contrai­re­ment à d’autres cou­rants, implique presque aus­si­tôt un débat, des rires, du sar­casme. Comment l’expliquez-vous ?

L’antiféminisme est encore très fort dans la socié­té. Même à gauche. Les figures du fémi­nisme conti­nuent d’être des hys­té­riques mal bai­sées. C’est une hypo­thèse que j’a­vance là : le fémi­nisme touche à l’in­time bien plus direc­te­ment que n’im­porte quel posi­tion­ne­ment poli­tique (com­mu­niste, anar­chiste, etc.). Ça concerne l’i­den­ti­té de façon immé­dia­te­ment très intime. Les gens se sentent sanc­tion­nés, jugés par le pro­pos fémi­niste. On voit le fémi­nisme comme un autre ordre moral, comme une police qui vou­drait régen­ter. Alors que nous défen­dons la liber­té, l’émancipation ! C’est stu­pé­fiant ce non-sens, cette cari­ca­ture. Mais, oui, il y a quelque chose d’é­pi­der­mique dès qu’on aborde le féminisme.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Maya Mihindou, pour Ballast.


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Ballast

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