Texte inédit | Ballast
Le rejet de la chasse en général et de la vénerie en particulier rassemble une large partie de la population française. Seulement 18 % des citoyennes et des citoyens s’y déclarent ainsi « favorables ». C’est qu’en plus de tuer pour le « plaisir » — dixit le président de la Fédération nationale des chasseurs —, le boys club de la chasse déverse du plomb dans les forêts, terrorise les ruraux et sème à tout va ses « balles perdues ». Chaque année, en France, ce sont plus de vingt millions d’animaux qui sont abattus dans les champs, les forêts et aux abords des villes ; en deux décennies, plus de quatre-cents personnes ont été tuées au cours d’une action de chasse. Nous avons retrouvé l’association Abolissons la vénerie aujourd’hui (AVA) à la lisière de la forêt de Compiègne : un cerf va être traqué. Ses militantes et ses militants sont sur le pied de guerre : filmer pour informer et, qui sait, entraver l’action. ☰ Par Yanna Rival et Élie Marek
10 heures
Le rendez-vous a été donné à l’orée de la forêt domaniale de Compiègne, près d’un de ces carrefours en étoile héritiers de siècles de chasses monarchiques1. Une croix blanche marque le centre de la clairière, d’où partent, dans toutes les directions, de vastes allées forestières. Les noms des pistes, de même que ceux des rues dans la ville proche, portent la mémoire des chasses royales et impériales : « Carrefour d’Eugénie », en l’honneur de l’ancienne impératrice, compagne de Napoléon III ; « Carrefour du Veneur », nom donné aux adeptes de la vénerie, la chasse à courre au cerf2 ; « Carrefour de Diane », déesse de la chasse, etc. Sur le bas-côté, parmi promeneurs et promeneuses, s’agite un attroupement joyeux. Une quinzaine de militant·es de l’association AVA (Abolissons la vénerie aujourd’hui) sont rassemblé·es dans l’attente des consignes pour la journée.
« Voici plusieurs années que la vénerie fait l’objet d’une
guerreentre soutiens et détracteurs dans les forêts picardes, franciliennes, bretonnes ou ligériennes. »
Des petits groupes se forment : certain·es se pressent à l’arrière d’une voiture dont le coffre abrite boissons chaudes et en-cas ; d’autres trient puis distribuent le matériel qui sera employé — des talkies-walkies pour rester en contact malgré les défaillances du réseau sous les arbres, et des caméras GoPro afin de saisir autant d’images que possible. À l’instar d’autres associations animalistes, les images sont le principal outil utilisé par les militant·es d’AVA. Stan, fondateur du collectif, nous l’explique : « Dès qu’il y a le moindre incident, comme un cerf en ville — ce qui arrive souvent —, c’est médiatisé parce qu’on a les images. Et pas seulement nous ! On a créé un gros réseau dans tous les villages et les villes autour de la forêt. Si ça n’était pas organisé comme ça, on aurait été écrasés la première année. » Ce sont de telles images qui nous ont fait venir : sur l’une d’elles, un cerf dans un cimetière et des hommes qui y pénètrent à sa poursuite ; sur une autre, un animal affolé courant dans les rues d’une ville, des chiens à ses trousses ; sur une autre encore, captée une semaine plus tôt, chasseurs et chiens s’approchent d’un stade de foot à la suite d’un cerf traqué.
En cette matinée de novembre, si une quinzaine d’hommes et de femmes se réunissent en lisière de forêt, c’est pour se battre contre une même pratique honnie. Depuis 2016, la contestation s’organise, la vénerie faisant depuis plusieurs années l’objet d’une « guerre3 » entre soutiens et détracteurs dans les forêts picardes, franciliennes, bretonnes ou ligériennes. Si elle n’a pas manqué d’être décriée au cours de l’Histoire, a fortiori lorsque chasser était un privilège seigneurial, rarement l’opposition n’a été aussi franche et généralisée que ces dernières décennies. Les sondages indiquent une large opposition à toute forme de chasse et, plus particulièrement, à la chasse à courre4. Mais la nouveauté réside dans le fait que cette opposition de principe s’accompagne désormais d’une bataille sur le terrain.
À Compiègne, bastion de la contestation, cela fait cinq années que chaque chasse à courre est surveillée, filmée puis diffusée sur Internet par les membres d’AVA. Pourtant, Stan le rappelle : « Au départ, l’idée était de créer des bastions d’habitants qui n’osaient pas élever la voix contre la chasse à courre, et pas de sortir en forêt, ce qui finalement est devenu un mode d’action qui marche super bien. » Ce à quoi s’opposent les militant·es et bon nombre d’habitant·es de l’Oise, c’est à l’accaparement et à la privation de la forêt que représente la vénerie. « La chasse à courre divise complètement la société de Compiègne », nous raconte Claire, kinésithérapeute dont les relations avec les patient·es se sont parfois tendues depuis que son engagement au sein d’AVA est devenu de notoriété publique. Avant qu’il ne fonde l’association, Stan, lui, se souvient d’habitant·es « qui ont dû se battre avec des veneurs dans le village, de gens qui allaient au boulot et se faisaient couper la route par des chiens ». Il ajoute : « S’ils klaxonnaient, ils se faisaient fouetter leur voiture et traiter de manants. » Alors en 2016, quand Alain Drach, le maître de l’équipage La Futaie des Amis, qui était interdit de chasse depuis un mois suite à une sanction, revient en forêt, un petit groupe décide de le suivre et de prendre quelques photos. « On a vu que c’était possible. Du coup, on est revenus à cinq, puis à quinze, puis à vingt — c’est une porte qu’ils n’ont jamais pu refermer. » Depuis, les effectifs fluctuent, avec en moyenne une vingtaine de personnes à chaque sortie, dont le but est de documenter les pratiques de la vénerie en récoltant un maximum d’images.
10 heures 30
« Ses actions sont motivées aussi bien par des savoirs concernant les pratiques concrètes des chasseur·ses et les comportements des animaux, que par une connaissance empirique de la forêt. »
Les groupes sont constitués et resteront les mêmes tout au long de la journée. Cinq voitures partent en vadrouille, et nous prenons la route avec Willy et Keely. Si le premier soutient l’association depuis trois ans, ce n’est qu’à la reprise de la saison de chasse, en septembre, qu’il s’est mis à accompagner les militant·es. Propriétaire d’une parcelle forestière et soucieux de la préservation du patrimoine naturel que représentent les bois, Willy s’est trouvé confronté aux chasseurs à plusieurs reprises : « J’ai eu des problèmes avec eux en forêt quand je faisais du bois. On a été souvent embêtés, il fallait pas faire de bruit… On a été bloqués par les suiveurs, aussi. On voulait faire un demi-tour avec une remorque, c’était pas possible, alors ça bloquait la route. Ils ont essayé de contourner avec leur 4x4 et nous ont presque roulé dessus. On a fini par sortir la masse et le merlin. » On imagine la scène ; et on comprend sans peine que les veneurs aient fait demi-tour.
Keely, pour sa part, confie volontiers que les sorties avec AVA occupent une place importante dans son quotidien. Si elle a entamé des études à Lille afin de devenir guide naturaliste, elle revient chaque week-end à Compiègne pour poursuivre un engagement de longue date. À tout juste 19 ans, sa maturité impressionne : elle affiche une fine connaissance du territoire et une détermination qui l’ont fait connaître (et détester !) des adeptes de la vénerie au-delà de l’Oise. Il faut dire que Keely maîtrise autant les codes de l’action collective que ceux de la chasse à courre — et pour cause : elle y a elle-même participé enfant, comme suiveuse, emmenée par des parents d’amie. Loin d’ignorer les usages cynégétiques [relatif à la chasse, ndlr] — ce que certain·es chercheur·es peuvent reprocher aux opposant·es à la chasse et ainsi disqualifier leurs arguments5 —, la militante sait distinguer un « daguet6 » d’un « dix cors7 » aux bois que portent les animaux traqués. Elle nous détaille la « curée8 » qui fait suite à la chasse et n’oublie pas de revenir sur la hiérarchie qui caractérise la composition d’un équipage, nous précisant que le « piqueux », chargé des chiens, est le seul à être salarié pour s’occuper du chenil. La maîtrise de ce vocabulaire — ou, selon les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, cet « ésotérisme de la langue » — est pour les veneurs « l’un des plus sûrs moyens d’identifier sans erreur possible un intrus9 ». Mais Keely, justement, leur oppose une critique articulée dans leur propre langage. Ses actions sont motivées aussi bien par des savoirs concernant les pratiques concrètes des chasseur·ses et les comportements des animaux, que par une connaissance empirique de la forêt. Toute petite, elle y passait déjà des nuits avec Claire, sa mère, pour écouter le brame du cerf et accoutumer son ouïe aux bruits des bois. Aujourd’hui, elle s’applique aussi à regarder la forêt et les animaux qui la peuplent à travers l’objectif d’un appareil photo.
Tandis que les histoires se racontent, la voiture remonte une allée forestière et gagne un carrefour où sont réunis des cavaliers, des camions à chevaux et des suiveurs. L’organisation de la chasse est bien rodée. Elle suit une même logique depuis des décennies — c’est qu’on chasse le cerf depuis longtemps en forêt de Compiègne. Au début du XXe siècle, le baron James de Rothschild, un temps maire de la ville, dirige une meute. Puis sa fille, Monique, « figure emblématique de la chasse à courre » selon la presse locale10, fonde en 1961 La Futaie des Amis, équipage que nous suivrons aujourd’hui. Depuis vingt ans, c’est son fils, le susnommé Alain Drach, qui en a pris la direction. Sa vie semble avoir été exclusivement dédiée à la vénerie. Président d’une marque de vêtements de chasse, on pouvait récemment l’entendre dans une émission de radio affirmer fièrement : « Mon équipage depuis 1961 a pris près de 1 600 cerfs. » Et pour tant de cerfs abattus, combien de chevaux et de chiens épuisés ?
« C’est qu’on chasse le cerf depuis longtemps en forêt de Compiègne. Au début du XXe siècle, le baron James de Rothschild, un temps maire de la ville, dirige une meute. »
Car des chiens et des chevaux, nous en verrons beaucoup au fil de la journée. La culture équestre est omniprésente dans la deuxième commune de l’Oise. Non loin de là se trouvent un hippodrome parmi les plus appréciés des adeptes de courses et un stade équestre où les amateurs et amatrices peuvent s’entraîner. À notre arrivée, deux agents de gendarmerie montés sur de grands chevaux bais patrouillaient — nous en croiserons d’autres un peu plus tard. Enfin, parmi les militant·es, certaines sont d’anciennes cavalières, et l’une d’elles porte même une veste à l’effigie de son club équestre. Lorsqu’on a demandé à Hana et Keely si elles reconnaissaient leur pratique de cavalière dans la manière qu’ont les veneurs de traiter leurs chevaux, elles se sont esclaffées : « On ne dépasse pas deux heures quand eux, au bout de six heures de chasse, ils se disent enfin que le cheval est peut-être fatigué — alors qu’il est blanc de mousse. Après, ils passent du galop à l’arrêt et ils les mettent directement dans le camion, toujours sellés, avec le mors. » Pour les membres d’AVA, les chevaux montés pour la chasse sont considérés par les chasseurs et chasseuses comme des « mobylettes » : de simples moyens de locomotion interchangeables. Pour preuve, les animaux n’appartiennent pas toujours à l’équipage et certains sont parfois loués le temps d’un samedi, quand d’autres sont amenés sur les lieux de la chasse sans être forcément mobilisés — « des chevaux de réserve », en somme. Les chiens qui forment la meute font eux aussi l’objet de cette conception utilitaire, dans laquelle leur santé et leur confort importent peu. Selon les propres mots du maître d’équipage, « le modèle [de chien] recherché est léger, rapide et endurant pour correspondre aux rythmes et durées de nos laisser-courre qui en moyenne durent 3 heures 30 ». Cette exigence parle d’elle-même : s’ils sont des outils, on fait peu de cas de la santé des chiens. Keely nous invite à remarquer que certains d’entre eux « ont des tumeurs visibles et manifestement non soignées ».
11 heures
À la suite de Pierre, Hana, Hatim et Keely, qui forment une joyeuse bande de jeunes toujours accompagné·es de Willy, nous marchons dans la forêt. Les voitures ont été garées à l’abri, en retrait des zones identifiées. Les militant·es d’AVA se sont dispersé·es dans différentes parcelles de la forêt à la recherche de l’équipage, à l’écoute des aboiements de la meute ou des coups de trompe qui en marquent le parcours. Après une vingtaine de minutes sans qu’un son ne soit perçu, nous rejoignons une route forestière plus large, que quelques cyclistes empruntent. Ce sont, nous dit-on, des suiveurs et des suiveuses : des riverain·es ou des adeptes de la vénerie, qui se mettent dans les pas des équipages pour assister à la chasse. Selon plusieurs enquêtes sociologiques, leurs origines sociales seraient diverses, loin d’être seulement aristocratiques ou bourgeoises11 — une diversité que ne manquent pas de rappeler les défenseur·es de la vénerie pour faire oublier l’homogénéité sociale des pratiquant·es. Leur but est de ne pas perdre de vue la meute afin de suivre le déroulement de l’action ; autrement dit, d’assister à la chasse comme à un spectacle. Pour Claire, qui nous a accueilli·es plus tôt le matin, c’est aussi un moyen de « récolter des miettes d’attention de la part des aristocrates ». Nous verrons beaucoup de ces suiveur·ses, à pied, à vélo, en voiture. Keely nous précise que certain·es d’entre elles et eux, qui se déplacent en voiture ou 4x4, ont pour rôle « d’entraver la course du cerf pour le désorienter et l’épuiser ». En tout, près d’une centaine de badaud·es talonnent l’équipage de chasse.
Et parmi elles et eux, un drôle de service d’ordre. Alors que nous marchons les oreilles aux aguets pour localiser où se trouve la meute, plusieurs voitures passent, repassent, nous dépassent en ralentissant. Certaines voies sont normalement inaccessibles aux véhicules à moteur, mais les veneurs et les veneresses disposent d’autorisations spéciales les jours de chasse. Nous nous arrêtons au carrefour dit de la Patte d’oie, à l’affût du moindre aboiement. Là, deux 4x4 nous rejoignent bientôt. Une dizaine de personnes en descendent : cinq hommes d’une cinquantaine d’années nous observent d’abord depuis leurs voitures, puis se postent devant elles, en ligne, les bras croisés et le regard braqué dans notre direction — nous sommes à vingt mètres. D’autres, plus jeunes, affublé·es de chasubles jaunes estampillées « J’aime la chasse », se dirigent vers nous le nez au vent, mains derrière le dos. Ils et elles nous tournent autour, voire se plantent, immobiles, à moins d’un mètre de certain·es militant·es, un sourire railleur au coin des lèvres. Nulle hostilité ouverte, mais la gêne est palpable. Les sentinelles se retrouvent surveillées. On demande aux nouveaux et nouvelles arrivant·es ce qu’ils font là : « de la cueillette de champignons », répondent-ils, narquois·es. Mais leur ton se fait plus affable lorsqu’on leur dit être venu·es en journalistes. Ils et elles nous expliquent s’être déplacé·es depuis Orléans pour accompagner la vénerie du jour et la protéger des militant·es AVA. On apprendra par la suite que les « J’aime la chasse » seraient payé·es à la journée pour cette utile présence. Quoi qu’il en soit, c’est avec beaucoup d’application que le service d’ordre nous encercle et nous toise, entretenant un dialogue doucement agressif, à l’hostilité larvée. L’un de ses membres nous propose d’observer la chasse depuis leur côté, la prochaine fois — nous déclinons.
11 heures 35
« Certain·es sont engagé·es en faveur des animaux. Pour d’autres, les forêts sont aussi le lieu d’une lutte des classes. »
Nous quittons la Patte d’oie, à pied, n’ayant pas repéré la position de la meute. En retournant vers les voitures, Willy nous parle des manifestations des gilets jaunes auxquelles il a participé, notamment deux fois à Paris. Pour lui, manifester contre l’injustice sociale et lutter contre la vénerie semblent relever d’une même nécessité. Plus tard, Stan, qui a décidé de mettre en sourdine son activité musicale pour se consacrer pleinement à l’association, nous dira en quoi AVA catalyse des enjeux politiques évidents, par-delà la seule implication animaliste. « J’étais politisé avant, mais je n’avais pas d’engagement particulier. Je voulais faire quelque chose pour la nature, les animaux… Quand j’ai appris qu’il y avait encore de la chasse à courre dans la forêt à côté, je n’ai pas hésité. » Car dénoncer quotidiennement la chasse à courre, c’est aussi mettre au jour le fait que les plaintes de riverain·es ou usager·es de la forêt sont le plus souvent ignorées ; c’est s’ériger contre l’appropriation hebdomadaire d’une forêt domaniale — donc publique — à des fins cynégétiques ; c’est, enfin, ouvrir une fenêtre pour qu’un vent de contestation naisse. Outre Stan, Willy ou Keely, d’autres profils diversement militants composent les rangs d’AVA. Certain·es sont engagé·es en faveur des animaux, comme ce jeune couple présent aujourd’hui, qui a récemment monté une antenne locale de l’association One Voice. Pour d’autres, les forêts sont aussi le lieu d’une lutte des classes, et les insultes fusent régulièrement entre chasseur·ses et militant·es : « bourgeois » répond à « chômeurs », quand ce ne sont pas les bousculades et les menaces qui mettent en évidence un violent antagonisme de classe. Bien sûr, les motivations des membres d’AVA sont multiples et ne se limitent pas à cette opposition trop schématique. Ainsi Claire, qui en plus d’être kiné, soigne des animaux, reproche avant tout aux chasseurs et aux chasseuses de s’accaparer la forêt, d’y exercer une présence autoritaire et arrogante. C’est notamment parce qu’elle a plusieurs fois été bloquée en se rendant au travail qu’elle a décidé de se mobiliser. Si elle se contentait au départ de déposer sa fille aux réunions de l’association et aux journées d’action, Claire est aujourd’hui une membre à part entière de l’équipe. Pour la plupart, il s’agit surtout de mettre en lumière une pratique considérée comme rétrograde et cruelle. Mais reste que l’affiliation aristocratique de La Futaie des Amis invite ses opposant·es à considérer la vénerie comme un privilège socialement attribué.
12 heures
Dans les talkies-walkies, des voix crachotent. La chasse se situerait au niveau de la route forestière du Vivier, non loin d’un grand axe, et remonterait vers Compiègne. Nous gagnons le bord de la route et attendons qu’on vienne nous chercher pour enfin rejoindre l’équipage et le talonner. Ici, même manège que quelques minutes plus tôt : des voitures ou des 4x4 passent, repassent, ralentissent, s’arrêtent de l’autre côté de la route. Les occupant·es d’un véhicule gris nous observent et nous filment. De quoi nous divertir pendant l’attente, tandis que Keely nous explique ce qui serait, pour elle, une action idéale : « Il faudrait que le cerf se cache de lui-même dans un village pour que les gens se rendent compte que ça existe encore. »
Sitôt dans les voitures, on se dirige vers la route entre Compiègne et La Croix-Saint-Ouen. À l’avant, Keely commente le parcours : là, un jour, un cerf aux abois s’est arrêté tout près d’un bâtiment public ; ici, des chiens ont traversé pour suivre un animal jusque dans la ville. On remonte un embouteillage qui s’est formé dans le sens contraire : la chasse a lieu à l’endroit indiqué, et perturbe le trafic. Le long de la file de voiture, on aperçoit un cavalier qui remonte la route au galop avant de s’engouffrer dans la forêt. Willy se gare à la hâte sur le bas-côté. Immédiatement, Keely sort en courant, traverse la route et s’engouffre dans les bois. On la suit. L’idéal serait de rester groupé·es mais les ronces rendent difficile l’avancée ; nous nous perdons de vue à plusieurs reprises. Perchés sur leurs montures à plus d’un mètre cinquante au-dessus du sol, les veneurs, eux, n’ont pas ce problème. Autour de nous, devant et derrière, la meute cherche et fouille en gémissant fort dans les aigus. Ce sont de grands chiens anglo-français au pelage blanc, noir et roux. Leurs aboiements forment une cloche dans laquelle nous tâchons d’avancer, bientôt dépassé·es par des chevaux et suivi·es par des cyclistes, les oreilles bourdonnantes, essayant de suivre Keely qui court à toute vitesse, jusqu’à parvenir à une grande allée perpendiculaire à la route.
« Au milieu du chemin, à quelques dizaines de mètres, une grande masse brune s’est arrêtée. »
Et bientôt quelqu’un crie « Le cerf ! » : au milieu du chemin, à quelques dizaines de mètres, une grande masse brune s’est arrêtée. À peine a‑t-on le temps de l’identifier que l’animal disparaît à couvert. On descend l’allée dans sa direction, moins pour l’apercevoir de nouveau que parce que l’on sait que chiens et veneurs sont à sa poursuite. L’observation, pour nous comme pour la plupart des militant·es, c’est d’habitude à distance, au hasard de nos balades dans les bois. Tim, régulier des sorties en forêt, nous a prévenu·es plus tôt dans la journée qu’au cours d’une chasse, moins le cerf est en contact avec des humains, plus il a de chances de survivre — autant rester prudent·es. Nous arrivons à un carrefour. Sur la droite, Keely s’enfonce sous les arbres tandis qu’une chasseuse la suit de près et la harcèle en l’invectivant. Des encouragements sardoniques et criards résonnent dans les bois, « Allez Keely ! ». Sur la gauche et dans notre dos, trois veneurs nous rejoignent au trot, bientôt suivis d’un cycliste séduit par la traque. Les cavaliers, parés de redingotes bleues, trompes autour de la poitrine et dagues à la ceinture, feignent l’indifférence. Ils n’offrent que les flancs de leurs chevaux et leur mépris à qui se trouve sur leur chemin. Passée la surprise de cette rencontre, on se glisse à la suite de Keely et de sa poursuivante. Puis les deux femmes quittent notre champ de vision. Quelques secondes passent, nous continuons à avancer mais bientôt on entend les trompes et les cris qui sonnent l’hallali12 : l’animal a dû s’arrêter tout près. Qu’il soit debout ou couché, il est aux abois. Soudain un coup de feu détonne sur notre gauche, cinquante mètres plus avant. Le retour des cors et des cris ne fait aucun doute : le cerf a été abattu. De nouveau une voix railleuse s’élève et crie en boucle dans notre direction « Bravo Keely ! », imputant ironiquement la mort du cerf à l’action de la jeune fille.
12 heures 30
Mais les chasseur·ses sont fier·es et heureu·ses : ils et elles fêtent leur victoire au son des cors. Pourtant, selon le vocabulaire euphémisé propre à la chasse, ce n’est pas à l’arme blanche que l’animal a été « servi » (comme le veulent les règles), mais par un coup de fusil. « Celui qui a tiré, c’est Bonnefoy, l’un des trois cavaliers à posséder l’habilité à tuer
», nous explique Keely. « C’est la troisième fois qu’il tue un cerf [cette saison]. Les chasseurs ont fait exprès de choisir quelqu’un d’expérimenté pour que ça aille plus vite », craignant sans doute que les militant·es d’AVA ne parviennent à mettre fin à leur course comme la semaine précédente dans la commune de Saint-Sauveur. Une fois l’animal mort ou supposé mort, un « bracelet » est attaché à l’une de ses pattes, bracelet correspondant à une « autorisation de prélever » attribuée par l’Office national des forêts (ONF) aux veneurs. Tout, ensuite, s’enchaîne très vite. Alors que le cerf bouge encore nerveusement les membres, il est tiré par les bois hors du taillis puis porté et déposé en toute hâte à l’arrière d’une camionnette.
Keely, qui se trouvait à proximité immédiate du cerf avant qu’il ne soit abattu, a tout filmé. On retrouvera ses images et sa voix en ligne peu de temps après la sortie en forêt. Choquée, en colère, elle affirme qu’elle ne pourra jamais « retirer ces images de [son] cerveau », que c’est « un traumatisme de plus ». Elle qui connaît si bien la forêt a pu sentir « l’odeur du cerf en train de mourir », constater qu’il bougeait encore lorsque le bracelet a été posé et s’apercevoir que c’était un jeune cerf qui aurait pu vivre encore longtemps. Mais une fois les dernières images capturées et le cadavre dérobé à notre vue, il n’y a plus rien à faire. Nous retrouvons alors plusieurs militant·es qui s’étaient dispersé·es au gré des événements. La plupart ont le visage fermé, certains semblent sur le point d’exploser tandis qu’une autre a les larmes aux yeux. Ils ont perdu cette bataille, et tous les chasseur·ses présent·es se font une joie de le leur signaler. On décide de quitter les lieux et de se rassembler vers les voitures, où attendent, inquiet·es, les conducteurs et les conductrices, dont la mère de Keely. En chemin, on croise une nouvelle fois les gilets fluo des « J’aime la chasse ». Leurs sourires sont radieux. D’un côté comme de l’autre, des dents serrées fusent des provocations, des insultes qui finissent en bousculades. Les plus énervé·es sont mis·es à l’écart et les autres parlementent, chacun·e faisant montre d’une mauvaise foi qu’on sait de bonne guerre. Une gendarme intervient. Son front plissé indique une lassitude évidente. Sur le ton de la rengaine, elle demande si des dépositions veulent être faites, si des plaintes sont à enregistrer.
« Au-delà de la victoire que constitue chaque animal sauvé, le combat est également symbolique, politique et territorial. »
Une fois les tensions calmées, on tâche de dresser le bilan : le nombre de cerfs tués a‑t-il diminué ces dernières années ? D’après Keely, une vingtaine d’animaux étaient abattus chaque saison avant qu’AVA ne commence à intervenir, là où quatre seulement l’ont été depuis le début de celle-ci. C’est bien peu d’individus, comparé au nombre d’animaux tués dans ce même massif par la chasse à tir ; c’est bien peu, aussi, si l’on songe au millier de cerfs abattus sur l’ensemble du département tous les ans13. Mais au-delà de la victoire que constitue chaque animal sauvé, le combat, on l’a vu, est également symbolique, politique et territorial.
14 heures
L’énervement est retombé, les « J’aime la chasse » et les gendarmes sont repartis. On s’échange les impressions de la matinée, on reprend quelques forces à coups de chocolat et de café. Des informations arrivent d’un bois proche, où un autre équipage sévit ce samedi. L’envie de ne pas laisser la chasse se dérouler impunément a raison de l’abattement : les groupes se reforment et nous voici reparti·es sur les routes en direction de la forêt de Laigue. Sur la route, Keely se souvient d’images marquantes qu’on imagine difficiles à oublier. « Une fois un cerf est mort d’intoxication, d’empoisonnement du sang. Il est mort devant mes yeux, dans un petit ru. On ne voulait pas donner le cerf. On avait le cerf mort dans nos bras pendant deux heures, la GoPro tournait et tous les chasseurs restaient autour de nous. On ne voulait pas qu’il serve de nappe à la curée14. » On la questionne sur la violence de certaines sorties, tant au niveau émotionnel que physique. Elle égraine les blessures reçues par des membres de l’association, à cause de chutes ou de bousculades. Des risques qui ne sont pas mis en avant sur les vidéos diffusées, afin de ne pas effrayer les militant·es potentiel·les qui voudraient rejoindre l’association, ou au contraire pour ne pas attirer celles et ceux qui seraient en quête de bagarre. La discussion avance, mais notre recherche du nouvel équipage piétine : plusieurs indices nous mènent vers un chemin ou un autre, avant que nous tombions enfin sur un attroupement où chasseurs, suiveurs, chiens et chevaux se mêlent. Les bières ouvertes et les casse-croûtes entamés indiquent qu’ici aussi, la chasse est terminée. C’est trop tard pour aujourd’hui. Pour pallier la déception, Keely rappelle le succès du week-end passé et Willy nous décrit les biches vues le mercredi précédent, sans qu’une action de chasse ait pu se dérouler. La sortie prend fin.
15 heures
Comme au début de la journée, les coffres s’ouvrent sur des en-cas et des boissons que Lily et Christine distribuent chaleureusement. De retour au point de rendez-vous plus tôt que prévu, les discussions traînent, l’excitation persiste, la joie d’être réuni·es compense l’abattement. Après une photo de groupe, le collectif commence à se séparer. Certain·es n’attendront pas le samedi suivant pour sortir et iront suivre la chasse du mercredi. En bottes et en treillis, Tim est parmi les premiers à partir. S’il est originaire de Compiègne et, ajoute-il, n’a jamais habité loin de l’Oise, le travail l’a conduit dans un département voisin. Aujourd’hui il signait sa dernière sortie avant janvier. Un emploi temporaire dans la grande distribution pour les fêtes de fin d’année ne lui laissera pas le temps suffisant pour participer en décembre. Mais, il l’assure, il reviendra « le plus tôt possible ». Dès le lendemain, les images de la journée seront diffusées sur les réseaux sociaux — et il en sera de même chaque semaine pour de nombreuses forêts françaises jusqu’à la fin de l’hiver. En novembre et en décembre, l’association a relayé des informations recueillies et des actions menées à Orléans, en Bretagne, dans le Perche, dans l’Orne. À l’heure de se quitter, Stan se réjouit de pouvoir faire exemple, même s’il se garde d’un excès d’optimisme : « Tous les ans il y a des antennes d’AVA qui meurent, d’autres qui naissent… » Ce qui ne l’empêche pas de conclure, sûr de lui : « ici, ça ne mourra jamais. »
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
- L’historien Jérôme Buridant l’a bien montré pour ce qui est du XVIIe siècle dans l’article suivant : « Les gestions des forêts de vénerie au XVIIe siècle », Dix-septième siècle, vol. 226, n° 1, p. 17–27.[↩]
- À distinguer de la vénerie sous terre, où il s’agit de déterrer blaireaux et renards, du vautrait, chasse à courre au sanglier, et des véneries au chevreuil ou au lièvre, dont certaines se pratiquent à pied.[↩]
- Charles Stépanoff, « La forêt est en guerre. Enquête sur le conflit autour de la chasse à courre », Terrain, 2020.[↩]
- Selon deux sondages parus en 2021, l’un commandé par l’association One Voice, l’autre par la Fédération nationale des chasseurs, plus de la moitié des Français·es seraient défavorables à la chasse, quand seul·es 18 à 20 % lui seraient favorables. S’agissant de la chasse à courre, 79 % des répondant·es se disaient opposé·es à sa pratique.[↩]
- Par exemple Stépanoff, art. cit.[↩]
- Jeune cerf qui en est à sa première ramure.[↩]
- Cerf arborant deux fois dix cors sur chaque bois.[↩]
- Moment où l’on donne aux chiens les abats de la bête abattue, avant qu’elle ne soit partagée entre les veneurs.[↩]
- Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Chasse à courre. Ses rites et ses enjeux, Payot, 1995.[↩]
- Le Courrier picard, 19 janvier 2018.[↩]
- Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, op. cit. ; Héloïse Fradkine, « Chasse à courre, relations interclasses et domination spatialisée », Genèses, n° 2, 2005 ; Charles Stépanoff, L’Animal et la mort, La Découverte, 2021.[↩]
- Signal sonore indiquant que l’animal traqué est épuisé et qu’il peut être mis à mort.[↩]
- Chiffre de la Fédération des chasseurs de l’Oise.[↩]
- Par nappe il faut entendre la peau du cerf disposée sur sa carcasse et ses abats, lors de la curée. Une fois la peau soulevée, les abats sont découverts et les chiens peuvent s’en repaître.[↩]
REBONDS
☰ Lire les bonnes feuilles « Élisée Reclus : les animaux, ces autres exploités », Roméo Bondon, décembre 2020
☰ Lire notre entretien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinction de masse et inégalités sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entretien avec Jérôme Segal : « Qui sont les animaux ? », avril 2020
☰ Lire notre entretien avec Dalila Awada : « Si la justice exclut les animaux, elle demeure partielle », décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Pierre Rigaux : « Gagner contre la chasse », septembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Sue Donaldson et Will Kymlicka : « Zoopolis — Penser une société sans exploitation animale », octobre 2018