« On s’est vraiment cru à la veille du 10 août 1792 », vient de confier un collaborateur de Macron au JDD. « Eh bien ! que veulent-ils ? » demandait en ce temps un garde des sceaux ; « La déchéance [du roi] », répondait un officier1 : les insurgés s’apprêtaient à prendre les Tuileries puis à emprisonner la famille royale dans une forteresse du Marais. La question, de nos jours, ne se pose même plus ; les rues, unies sous un même gilet, scandent la réponse semaine après semaine : « Macron, démission ! » Quand un régime crève les yeux de citoyens soucieux de justice sociale, c’est là une demande bien raisonnable. Si celle-ci est reprise à Commercy, commune meusienne de moins de 6 000 habitants, ses gilets jaunes voient plus loin que le seul départ du monarque républicain2 : une Assemblée des assemblées s’est tenue ce week-end et 75 délégations de gilets jaunes, venues de toute la France, ont rédigé un appel afin de structurer le mouvement par la base. « Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple ! » Nous y avons passé deux jours, et donnons ici la parole à une dizaine d’entre eux. ☰ Par Stéphane Burlot
Sabrina (professeure des écoles, Paris) : « Je suis là pour porter la parole qu'on m'a autorisée à porter. Et je suis contente des débats qu'il y a ici, sur l'horizontalité, la légitimité et la démocratie. Ce sont des rendez-vous utiles. Certains parlent même d'un moment historique : quand on voit le mot de soutien de la Commune du Rojava, ça a de la valeur pour beaucoup de gens. J'ai jamais été dans un parti, j'ai jamais lutté politiquement. Je regardais les manifestants avec un esprit un peu moqueur... Les gilets jaunes ont extrêmement peur de la centralisation : c'est pour ça que c'est très important pour moi de respecter le mandat qu'on m'a confié, et de tenir la ligne morale qu'on a fixée. Je crois qu'il va y avoir des scissions au sein du mouvement. Entre ceux qui considèrent qu'être apolitique, c'est mélanger les gens en patchwork, en fourre-tout, et les autres. Et entre ceux qui veulent à tout prix garder l'horizontalité — comme ici — et les autres, comme Éric Drouet, qui considèrent que la démocratie, c'est aussi déléguer son pouvoir et avoir des porte-parole. »
Renz (Saint-Nazaire) : « Ce week-end, c'est une étape importante du processus révolutionnaire dans lequel on est. Le plus important, c'est de pérenniser le mouvement et de passer l'hiver. On doit au moins faire 100 actes ! On va pas gagner en un jour, je crois pas au Grand soir. On a fait un gros travail d'éducation populaire au sein du mouvement : au début, on en avait gros, c'est tout, c'est ça qui a lancé le mouvement. Là, on affine. On se demande dans quelle société on veut vivre. Et ce qui ressort de presque tout le mouvement, c'est le pouvoir au peuple. Qu'on arrête de prendre des décisions à notre place. »
Stéphanie (assistante vétérinaire, Saint-Nazaire) : « On se plaint depuis des années de notre système, mais personne ne bouge. La justice sociale, économique, environnementale et judiciaire, c'est ce qu'on veut. On apprend maintenant à s'écouter, et pas parce qu'une personne va gueuler plus fort que les autres ; ça, on n'avait plus l'habitude. On se sentait seuls, démunis, exploités. On était isolés.»
Renz : « Ce mouvement, ce qu'il a créé, c'est un sentiment familial, une fraternité. En venant ici, on réalise que la famille s'est agrandie. À Saint-Nazaire, on a fait la première Maison du peuple du mouvement ! Comme la préfecture voulait pas qu'on fasse une assemblée dans ses murs, on a pris l'ancienne sous-préfecture : aussi simple, magique ! La BAC est là en permanence et on est tous sur écoute. La pression est permanente, on a les amendes qui pleuvent. On passe bientôt au tribunal. On a même un camarade qui est interdit de Saint-Nazaire. »
Chantal (retraitée technicienne de laboratoire, Ariège) : « Ça fait longtemps que ce système, je ne le supporte pas ! J’ai participé à plein de luttes, mais l’originalité du mouvement des gilets jaunes c’est de faire participer des gens qui, justement, n’étaient pas en lutte avant. Et qui pourraient être désarçonnés si on leur donne des menus et des cartes pré-écrits. C’est aux gens d’écrire eux-mêmes les façons dont ils veulent fonctionner. On peut s’inspirer des choses qui ont été proposées, par le passé, mais surtout pas de projet tout fait de société ! Il y a eu la Commune de Paris, il y a le Chiapas, les gens ne sont pas cons : ils ont su le faire, ils sauront le refaire — même sans avoir lu les livres de Bookchin ! »
Rico (sculpteur, Ariège) : « Ces assemblées, ça me regonfle à bloc. C’est rassurant de voir que, partout en France, on butte tous sur les mêmes problématiques. Mais en discutant on fait avancer le schmilblick. Ça va pas se faire en deux jours, mais ça va se faire. »
Chantal : « Je suis presque venue à Commercy à reculons. J’avais peur qu’ils disent qu’ils sont les plus beaux, les plus forts et qu’ils ont raison. Qu’ils centralisent. Mais, au final, je suis très contente : il s’agit bien d’une coordination, de rencontres. C’est très humain, très chaleureux, ici. Il n’y a pas de diktats, de bureau politique, toutes ces conneries. Il faut se faire confiance, il faut accepter de faire des erreurs. Depuis toutes ces années où, nous, les militants, on a fait tout ce qu’il fallait et qu’on n'a rien gagné, à part rester entre nous ! Eh bien, il faut être ensemble. Je me méfie des avant-gardes : on ne doit pas dire aux gens ce qu’ils doivent faire, on doit être avec eux. Gauche et droite, c’est une place à l’Assemblée nationale, ça ne veut rien dire : les gilets jaunes, c’est les exploités, les humiliés, les gens à qui on vide les poches et pas ceux qui se les remplissent. »
Rico : « Il faut que le mouvement dure, qu’on se démoralise pas. Qu’on continue à secouer toutes les branches de l’arbre, qu’on se renforce, qu’on s’ouvre sur l’extérieur, sur tous les Français. On n’est pas “le peuple”, on est une partie du peuple. Faut ouvrir à fond. »
Chantal : « On est les plus nombreux, donc si on freine, ça fera quelque chose. On doit être contre les institutions. Les syndicats, c’est devenu du carriérisme, c’est des professionnels, mais le syndiqué qui fait grève, c’est important. La grève générale, c’est un grand mot, mais c’est comme la lutte des classes, il ne faut pas les abandonner. »
Victor (cheminot, Poitiers) : « Je salue l'initiative de Commercy : on doit se rencontrer, se coordonner, se structurer. Je regrette seulement qu'on n'ait pas discuté, d'entrée, la situation sociale et économique, donc de la crise du capitalisme. Il fallait faire un point analytique général : quel est le cadre dans lequel s'inscrit le mouvement des gilets jaunes ? »
Magali (au chômage, Poitiers) : « On a pris de l'information. Mais j'ai l'impression que les syndicats phagocytent, et on ne peut pas parler avec eux. Les gens ne veulent plus faire grève, il y a une défiance généralisée. Les syndicalistes sont très habitués à parler en public, mais pas moi : plein de gens n'ont pas osé prendre la parole donc personne ne les a entendus. C'est impressionnant de voir des gens qui savent parler. Le mouvement est parti des invisibles, des gens qui ne parlaient jamais, alors c'est dommage de voir qu'ils ne peuvent pas toujours s'exprimer dans ce type d'assemblée. Je me dis que la révolution n'est pas pour demain si, déjà, on n'arrive pas à s'écouter. »
Victor : « Il ne faut pas se cacher que, depuis le 17 novembre, la participation, à l'échelle du pays, s'est rétrécie. Il faut une nouvelle vague, un nouveau soulèvement pour apporter un second souffle au mouvement. Mais tout ne dépend pas de nous : l'économie mondiale est proche du lock-out généralisé, et cela produira sans doute bien plus de choses que toutes nos actions et nos appels. »
Magali : « Les petits patrons qui se sont mobilisés en novembre sur le prix de l'essence, ils sont partis depuis que le mouvement a évolué vers l'augmentation du SMIC. Les petits commerçants, qui étaient avec nous au départ, nous reprochent maintenant d'avoir foutu en l'air leur chiffre d'affaires à Noël... Ils ne sont plus avec les gilets jaunes. »
Victor : « Mais on peut converger avec eux en revendiquant l'abolition de la TVA, qui est aussi avantageuse pour eux que pour nous. Un agriculteur est pressuré par les banques au même titre que nous... Quoi qu'il en soit, l’État pourra tordre le cou au municipalisme. Les coopératives, ça montre qu'on peut se passer de patron, sauf qu'une coopérative, même dans un cadre municipaliste libertaire, si on ne touche pas au fondement — à savoir la propriété privée —, ça ne changera pas fondamentalement les choses. »
Adel (agent Transkeo, Île-de-France) : « Il y a ici beaucoup de bonnes choses à prendre pour la suite, en termes d'organisation et de structuration. Nous, en Île-de-France, on est en retard par rapport à la province. On est un peu plus infiltrés que les autres en termes d'extrême droite. Mais on fait le ménage. Ce qu'on voit à Commercy devrait nous aider à faire des actions plus fortes et plus concrètes. »
Torya (agente SNCF, Île-de-France) : « Le vrai souci des gens, c'est l'assemblée générale démocratique, horizontale et transparente. Pas de leader, pas de tête d'affiche. Que tout le monde puisse s'exprimer, qu'on soit d'accord ou pas — l'extrême droite, ce n'est pas une opinion, on doit les bannir. On aimerait créer une Maison du peuple pour accueillir les gilets jaunes qui viennent de toute la France sur Paris. Pour les aider, les soigner. Ça nous manque. »
Adel : « L'essentiel, c'est de remettre le peuple au centre des débats. On est dans la rue pour ça depuis plus de deux mois. La grève générale illimitée, à laquelle on appelle, va permettre de toucher des gens plus largement. »
Torya : « Le mouvement des gilets jaunes a mis un coup de pied dans les marches République-Nation, avec le camion de merguez devant. Et dans les appels des syndicats pour les grèves perlées. Les gilets jaunes ont dit Nous, on prend le terrain, on manifeste quand on veut. Les syndicats vont devoir tous se remettre en question et arrêter d'être des organisations pyramidales. Tant qu'on n'aura pas rasé la moustache de Martinez, on n'arrivera pas à le faire descendre ! »
Christophe (agriculteur, Rennes) : « On adhère parfaitement à la vision de la commune de Saillans : une redéfinition des décisions municipales par la base, un maire révocable et tournant, une concertation permanente de la population et une parfaite lisibilité des engagements pris. Ce qu'il faut, c'est l'abolition de la loi NOTRe : encore une usurpation de démocratie signée par Macron. Aujourd'hui, les communes sont privées de leur autonomie financière, via le renvoi de leurs budgets territoriaux par Bercy, qui les dispatchent à des préfets non élus. Les maires sont dépendants du bras armé de Macron, à savoir ces mêmes préfets. L'autonomie doit être à la base. Le pouvoir n'a pas d'attaches réelles au territoire, et c'est le contraire de ce qu'on veut. »
Steven (éducateur spécialisé, Commercy) : « Sur 15 groupes, en assemblée, 12 ont dit que c'était peut-être prématuré de parler de municipalisme libertaire. Sur le papier, c'est une très belle idée, mais comme les communes ont de moins en moins de pouvoir, faut y réfléchir. Des gens ont demandé comment c'était organisable sur une agglomération d'un million d'habitants. Mais il y a un consensus sur le fait qu'on doit réfléchir à cette idée. Le défi qu'on doit relever, c'est que la démocratie elle est pas simple : ça passe par le débat, mais on a une bonne base. Il faut continuer. On doit pas centraliser à Commercy, donc il faut que ça tourne maintenant... Mais comme j'ai peur que ça se perde, qu'on retourne dans notre quotidien, j'aimerais qu'on refasse direct une Assemblée des assemblées ici ! »
Frédérique (mère au foyer, Commercy) : « Il y a encore du taf ! Et ça se fera par la base. »
François-Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu’en 1814, F. Didot père et fils, 1824, p. 264.[↩]
Dont il n’est jamais inutile de rappeler qu’il fut choisi, au premier tour, par seulement 18 % des inscrits du pays.[↩]
Photographe autodidacte, sa passion pour la photographie et la musique l'a amené à participer à de nombreux magazines musicaux depuis le début des années 1990. En 2012, il couvre la campagne présidentielle du Front de Gauche, puis celle de la France insoumise en 2017.
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