Traduction d’un article de Rebel pour Ballast | Série « Résistances irlandaises »
La disparition de la reine d’Angleterre fut, en septembre dernier, l’occasion d’un spectacle affligeant. Quelques voix ont brisé le gros concert : d’Irlande, le plus souvent. Il faut dire que le peuple irlandais a payé cher le « charme » monarchique voisin. En 1911, Constance Markievicz, 43 ans, était arrêtée pour avoir manifesté contre la venue du roi George V dans son pays. Cinq ans plus tard, elle se battait à la tête de l’Irish Citizen Army, une milice ouvrière d’autodéfense. Née au sein de l’aristocratie, Markievicz avait rompu avec sa classe pour rallier la cause du socialisme et de l’indépendance. Condamnée à mort puis libérée à la faveur d’une amnistie, elle devint l’une des figures de la résistance irlandaise. Et, par la même occasion, la deuxième femme du monde à occuper un poste ministériel au sein d’un gouvernement — la première étant la communiste russe Alexandra Kollontaï. Un portrait que nous traduisons, signé David Swanson.
Quiconque s’intéresse à l’histoire radicale trouvera dans l’héritage de Constance Markievicz quelque exemple à suivre. Révolutionnaire intransigeante durant la majeure partie de sa vie, elle s’est dressée contre la misère imposée à l’Irlande au cours d’une longue période de domination coloniale. Née dans la richesse et les privilèges de la classe possédante irlandaise, elle est la preuve que tout un chacun peut rejeter le confort de la bourgeoisie au profit de la recherche d’une société meilleure : luttant pour la prospérité du plus grand nombre, elle a ainsi rallié la cause du socialisme et de la république des travailleurs.
Un esprit éveillé
Markievicz n’aurait peut-être jamais développé de conscience révolutionnaire si elle n’était pas retournée en Irlande après avoir décidé d’étudier l’art à Londres, où elle a rencontré puis épousé un riche comte polonais. C’est en lisant les journaux et la littérature laissés par l’ancien locataire de son cottage dublinois qu’elle prend connaissance, en 1906, de l’existence du mouvement révolutionnaire national et des conditions qui mèneraient à une insurrection. Cette découverte la pousse à assister à des rassemblements et à des réunions animés par des figures emblématiques de la campagne républicaine qui renaît alors, tant et si bien qu’elle finit par rejoindre les Irish Volunteers et les Inghinidhe na hÉireann [« Filles d’Irlande » en gaélique, ndlr]. Elle tourne le dos à la personne qu’elle était, devenant une membre particulièrement active de la campagne d’opposition à la visite du roi George V, en 1911. Le pouvoir colonial britannique installé en Irlande l’identifie bientôt comme une cible privilégiée : on la condamne à une peine de prison pour avoir incité plus de 300 000 personnes à manifester leur opposition à la venue du monarque — une démonstration magistrale de la puissance du peuple. Il en faut plus, cependant, pour la dissuader de poursuivre : à sa libération et après que Inghinidhe na hÉireann a été dissoute, elle forme avec la féministe radicale Maud Gonne une nouvelle organisation féminine révolutionnaire appelée Cumann na mBan [« Le conseil des femmes » en gaélique, ndlr].
La comtesse rebelle
« Le renversement de la domination coloniale doit être lié à l’abolition du système économique en vigueur, sans quoi une grande partie de la corruption subsistera. »
Sa passion pour la révolution la conduit à mettre un terme à son mariage avec le comte Markievicz. Elle garde cependant le nom de ce dernier pour couper, une fois pour toutes, avec le nom des siens. On commence à la surnommer affectueusement « la comtesse rebelle ». Si l’on songe généralement à Constance Markievicz pour son rôle dans l’insurrection de Pâques de 1916, ce sont, quelques années plus tôt, les événements et les circonstances sociales qui ont conduit au grand blocage de Dublin, en 1913, qui furent déterminantes dans sa rébellion. Dans le cadre d’une campagne énergique menée par l’Irish Transport and General Workers’ Union (ITGWU), l’auto-organisation de la classe ouvrière se transforme alors en une arme contre les employeurs dans la lutte pour de meilleures conditions de vie et de travail. En guise de réponse, les patrons organisent une véritable campagne antisyndicale et, plutôt que d’accepter les demandes raisonnables des membres de l’ITGWU, les empêchent physiquement de travailler. Ils exercent également leur influence sur la presse écrite de Dublin afin de déstabiliser les grèves et les manifestations. La police d’État et le clergé répondent à leur tour, l’une en frappant les travailleurs dans la rue, l’autre en condamnant la campagne depuis sa chaire. Toutes ces scènes influencent fortement Constance Markievicz. C’est à cette occasion qu’elle joue son premier rôle important en apportant son aide aux travailleurs en grève. Aux côtés des militants emblématiques que sont James Larkin et James Connolly, elle offre un soutien régulier aux travailleurs en organisant une cantine et un programme d’hébergement dans sa propre maison. Les prouesses de Markievicz permettent à de nombreuses familles ouvrières d’être mieux loties pendant le blocage que lorsqu’elles travaillaient pour des employeurs capitalistes.
La lutte des classes et la question nationale
La conscience politique de Constance Markievicz continue à se développer grâce à l’influence de l’ITGWU, qui l’éloigne de la retenue du nationalisme petit-bourgeois prôné par Patrick Pearse [leader républicain, ndlr] et les Irish Volunteers. Frustrée par leur orientation essentiellement nationaliste à une époque où la plupart des leaders républicains traditionnels ont négligé les événements de 1913, elle se met à défendre l’idée que la lutte des classes est intimement liée à la question nationale. L’Irlande ne peut pas être libre tant qu’un parti révolutionnaire de masse inspiré par la classe ouvrière ne sera pas formé et ne visera pas l’établissement d’un gouvernement ouvrier. Le renversement de la domination coloniale doit être lié à l’abolition du système économique en vigueur, sans quoi une grande partie de la corruption subsistera. En somme, estime-t-elle, les Irlandais ne pourront se libérer qu’à la condition de saisir que le capitalisme est la plus étrangère des présences au sein de leur patrie. Les classes possédantes irlandaises se sont montrées aussi corrompues que les Anglais durant le grand blocage de Dublin ; elles ont utilisé leur position privilégiée, ainsi que les fidèles défenseurs de l’État qui se trouvent dans leurs rangs, pour écraser la lutte sans la moindre pitié. Le régime colonial a créé en Irlande une classe dominante qui entretient une concurrence féroce pour le logement et l’emploi. Son but : soumettre protestants et catholiques à sa volonté et allumer des tensions sectaires pour diviser les travailleurs les uns contre les autres afin de maintenir en place son régime corrompu.
Une femme au combat
Tandis que les travailleurs conservent leur esprit de révolte hérité des événements de 1913, Markievicz renforce sa collaboration avec James Connolly et joue un rôle à part dans l’Irish Citizen Army (ICA). Cette milice du prolétariat, qui œuvre à la libération sociale et nationale, est le premier groupe révolutionnaire armé de la classe ouvrière en Europe occidentale. Elle accepte les femmes dans ses rangs, alors que les Irish Volunteers maintiennent les traditions sexistes et catholiques du début du XXe siècle concernant la place des femmes dans le cadre des combats. Au sein de l’ICA, Constance Markievicz éduque les recrues à l’histoire socialiste internationale, les entraîne et les forme sans relâche. Elle finit par être nommée commandante en second dans le détachement de Michael Mallin. Ainsi, en 1916, ce petit groupe de travailleurs qui s’est constitué pour défendre les grèves pendant le blocage de 1913 a acquis suffisamment de confiance pour affronter l’une des armées impériales les plus puissantes du monde : c’est l’insurrection de Pâques. L’esprit bien trempé de Markievicz et son exceptionnelle capacité de commandement ont été des facteurs importants du développement de l’ICA.
L’organisation a temporairement mis de côté ses différents avec les Irish Volunteers pour former une alliance forte et courageuse contre l’armée britannique. Cette dernière est rompue aux combats en raison de ses incursions en Europe pendant la Première Guerre mondiale impérialiste. Markievicz milite pour que l’insurrection de Pâques soit la première étape vers une révolution socialiste dans l’ensemble du pays. Aux côtés de Connolly, elle prévient : s’ils réussissent, l’ICA devra conserver ses armes car ceux qui sont aujourd’hui leurs camarades dans la bataille pour évincer le colonialisme du château de Dublin [siège du pouvoir britannique en Irlande, ndlr] deviendront leurs ennemis dans la future lutte des classes, quand il s’agira, pour l’Irlande, de faire en sorte que le socialisme devienne une réalité. La prédiction de Markievicz se réalisera en partie, bien que dans des circonstances assez différentes de celles que l’ICA avait imaginées.
Une femme sauvée
« Markievicz décide non seulement de se présenter sur un programme ouvertement féministe et socialiste, mais aussi de gagner. »
Le soulèvement de Pâques a finalement été défait. La force et la puissance de feu d’une machine impériale bien huilée se sont avérées trop importantes pour l’alliance entre les Irish Volunteers et l’ICA. Malgré la défaite, la Proclamation de la République irlandaise reste à l’ordre du jour et le gouvernement britannique se sent obligé d’agir. En infligeant la punition la plus sévère qui soit, c’est-à-dire des exécutions générales, à tous ceux qui ont joué un rôle de premier plan dans l’incitation des masses à l’insurrection, le gouvernement tente d’écraser l’esprit de ceux qui restent politiquement actifs. Markievicz est inscrite sur la liste des personnes à abattre — depuis 1911, elle est une épine dans le pied de l’establishment colonial et de l’aristocratie irlandaise. Une longue liste d’accusations pour son opposition à l’État est dressée contre elle. Alors que quinze révolutionnaires de premier plan sont tués et que près de 2 000 sont envoyés dans les prisons anglaises pour empêcher que d’autres mobilisations n’adviennent, Constance Markievicz survit : les fonctionnaires de l’État ont estimé qu’elle devait bénéficier d’un sursis à la peine de mort car elle était une femme. Toutefois, fidèle à ses principes révolutionnaires, elle aurait dit au tribunal : « J’aimerais que vous ayez la courtoisie et la civilité de me tuer. »
Une période d’emprisonnement la conduit en Angleterre, avant qu’elle ne retourne en Irlande, toujours aussi déterminée à faire la révolution. Après avoir vu ses camarades sauvagement massacrés par l’occupation coloniale, elle est ravie de constater que l’opinion radicale reste bien vivante et que les communautés irlandaises se rassemblent en solidarité contre le traitement réservé par l’État aux dirigeants de l’insurrection de Pâques. C’est une période extraordinaire pour l’émancipation et en particulier pour celle des femmes. Constance Markievicz profite d’une vague révolutionnaire pour devenir la première femme élue à Westminster lors des élections générales de 1918. À une époque où le rôle d’une femme dans la société est dicté par des préjugés sexistes et des élucubrations religieuses, c’est un moment décisif pour le mouvement féministe. Markievicz décide non seulement de se présenter sur un programme ouvertement féministe et socialiste, mais aussi de gagner. Elle montre par là combien les communautés irlandaises sont devenues radicales. S’en tenant à ses références révolutionnaires, elle refuse, après sa victoire, de siéger dans un gouvernement colonial et bourgeois, mais est toutefois nommée ministre du Travail en 1919, dans le premier Dáil1. Constance Markievicz devient dès lors la deuxième femme dans l’histoire internationale à occuper un poste ministériel au sein d’un gouvernement. Il faudra attendre 1979 pour qu’une femme occupe de nouveau un poste similaire en Irlande.
Le bon côté de l’Histoire
La célèbre prédiction de l’ICA selon laquelle le combat ne se terminerait pas lorsque le drapeau colonial serait remplacé par un drapeau tricolore irlandais s’est avérée tristement exacte avec la signature du traité anglo-irlandais, en 1921. Constance Markievicz reste du bon côté de l’Histoire : elle démissionne de son poste au gouvernement. Soutenue par ses principes anti-impérialistes et socialistes, elle rejette la nature corrompue de la partition de l’Irlande et se bat pour la faction « anti-traité » lors de la guerre civile irlandaise — contre une aristocratie nationale visant à mettre en œuvre ses propres politiques dans le nouvel « État libre ». Fortement soutenue par l’impérialisme britannique, la classe possédante irlandaise a conclu un accord pour garder sa mainmise sur le pouvoir tout en permettant aux anciens oppresseurs coloniaux de maintenir leur présence dans le Nord.
Cette alliance corrompue s’est finalement avérée trop forte pour les anti-traités. Débute une ère effrayante de despotisme. Loin de l’idéal de la république ouvrière promise par l’ICA, le premier gouvernement de l’État libre réduit les pensions, les salaires et les mesures sociales, tandis qu’une hégémonie unioniste réprime tous ceux qui ne rentreraient pas dans le moule d’un nouvel État sectaire et d’apartheid dans le Nord. Toute tentative de mettre en œuvre la solidarité de la classe ouvrière dans cette nouvelle structure est écrasée par une législation antisyndicale et des lois d’urgence permettent des pouvoirs spéciaux. Markievicz combat cette bureaucratie jusqu’à sa mort en 1927, à l’âge de 59 ans.
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L’émancipation de la classe ouvrière irlandaise reste une tâche inachevée. L’aspiration de Constance Markievicz à une république ouvrière est aussi nécessaire aujourd’hui qu’elle l’était lorsque l’ACI faisait campagne pour elle. Les mobilisations de masse et l’action directe par la base peuvent faire plus que nous protéger : elles peuvent indiquer le chemin vers une société différente, fondée sur les besoins du plus grand nombre. L’Irlande a accompli énormément de choses ces dernières années pour se débarrasser des forces réactionnaires qui détenaient l’équilibre du pouvoir depuis sa partition. Il est maintenant temps de faire valoir nos avantages et de nous rallier à la vision de Markievicz afin d’organiser des mouvements de pouvoir populaire, et de lutter pour la société que nous voulons voir advenir.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | David Swanson, « Constance Markievicz : First Female MP », Rebel, 24 septembre 2018
- Première assemblée irlandaise distincte du parlement du Royaume-Uni, créée après la victoire du parti républicain Sinn Féin lors des élections législatives de décembre 1918. Elle se réunit en secret de 1919 à 1921 et travaille à constituer la République d’Irlande [ndlr].[↩]
REBONDS
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