« Le coup est parti. On ne peut pas revenir en arrière. » Voilà ce que répond le ministre des Transports lorsqu’on lui demande ce qu’il est possible de faire pour le projet d’autoroute A69, ces 53 kilomètres de tronçon en construction entre Castres et Toulouse. Alors que toutes les alertes climatiques exigent de tirer le frein d’urgence, quelques centaines de millions d’euros engagés par des concessionnaires et les pouvoirs publics empêcheraient de stopper un projet « écocidaire et injuste », comme nous le rappelait l’économiste Geneviève Azam en marge d’une manifestation. Là où défilaient 10 000 opposants en octobre dernier se trouve aujourd’hui la ZAD de la Crem’Arbre, le nom donné au bois de la Crémade par celles et ceux qui le défendent, sur la commune de Saïx, dans le Tarn. Depuis le début de l’année, des « écureuils » occupent plusieurs arbres situés sur le tracé afin d’empêcher qu’on les abatte, tandis que plus bas, leurs soutiens s’organisent pour les ravitailler malgré la répression. Le photographe Alain Pitton suit de longue date la mobilisation. Il en livre le récit des trois derniers mois.
21 janvier 2024. Une partie des habitants et des sympathisants de la Crem'Arbre se retrouvent autour d'un feu dans la prairie pour discuter, débattre, préparer la reconstruction et la suite de la lutte contre l’A69 entre Toulouse et Castres. La veille, les gendarmes mobiles sont intervenus avec une pelleteuse et ont littéralement ravagé la pâture devant le bois de la Crémade en enfouissant les constructions, les affaires personnelles et la cuisine de la ZAD. Pour l'heure, le bois est encore désigné comme une « zone à fort enjeu écologique » par la Délégation régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ainsi que la Préfecture du Tarn. Si le concessionnaire NGE/ATOSCA en a pris note dans ses documents, ça ne l'empêchera pas de commencer à abattre les arbres suite à la déclassification surprise décidée par le Préfet du Tarn le 14 février suivant.
22 janvier. Thomas Brail du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) et deux écureuils discutent à l’entrée du pré ravagé. Le premier s’exclame : « On parle aujourd’hui de tri sélectif, de faire attention un petit peu à la planète. Là, ils ont tout recouvert, tout enterré, c’est un vrai champ de bataille ! Ils ont enterré des bouteilles de gaz, des téléphones portables, des batteries… C’est une honte ! »
Reva a été l'un des sept grévistes de la faim contre l'A69 en septembre et octobre 2023. C’est également l'un des principaux écureuils de la lutte. Il habite dans Majo, un magnifique platane multicentenaire. Plus d’une dizaine d’écureuils ont occupé simultanément des arbres qui, outre Majo, ont reçu des patronymes aussi divers que Sorcière, Fourmi, Espoir ou la Cabanaky.
10 février. À l'occasion du weekend de la « Cabanacade » consacré à la construction de cabanes sur la ZAD de la Crem’Arbre, Greta Thunberg est venue en compagnie d’activistes français pour partager ses combats et soutenir celui-ci. « C’est de la pure folie que ce projet se poursuive. On va droit dans le mur, on gaspille des ressources pour quelque chose qui va à la fois détruire la nature et nous enfermer davantage dans ce système destructeur. »
Suite à une alerte d’intervention des gardes mobiles sur le site de la Crem’Arbre, les participants à la « Cabanacade » se sont rendus sur place avant même la conférence de presse organisée, non loin de là, par les zadistes, le collectif La voie est Libre et Greta Thunberg. Les gendarmes interviendront le lendemain avec force lacrymogènes, occasionnant la destruction des quelques cabanes faites durant le week-end de mobilisation. Quatre jours plus tard, le 14 février, le bois de la Cremade verra son statut de « zone à fort enjeu écologique » revu par le Préfet. Les documents permettant la déclassification n’ont toujours pas été rendus publics.
La Crem'Arbre est située à proximité immédiate de plusieurs axes de communication opérationnels, dont la voie ferrée Castre-Toulouse.
17 février. Un gendarme mobile garde la ZAD près d’un panneau déplacé par les zadistes indiquant une « Route Pierre Fabre ». Pierre Fabre, entrepreneur local et fondateur des laboratoires du même nom, avait fait promettre à François Hollande la construction de l’A69 pour « désenclaver » Castres. Depuis, les Laboratoires Pierre Fabre comptent parmi les principaux soutiens à l’A69. Ils ont même pris une participation à hauteur de huit millions d'euros dans la société Atosca, en charge du chantier, via un fonds créé en 2019 appelé « Tarn Sud Développement ».
Les gendarmes mobiles et les CRS bloquent tout ravitaillement (nourriture, eau, médicaments) aux écureuils depuis le 16 février. À grand renfort de gaz lacrymogène, ils repoussent les activistes.
20 février. Après une dure journée pour la Cellule nationale d’appui à la mobilité (CNAMO), chargée de déloger les écureuils, les forces de l’ordre ont pris la décision de repousser les zadistes un peu plus loin de la Crem’Arbre en les chassant de la Vigie, lieu depuis lequel les activistes veillaient et documentaient leurs agissements.
Sitôt la Vigie débarrassée des activistes, NGE/Atosca intervient pour poser des barbelés bloquant l’accès au lieu, sous la protection de nombreux gendarmes mobiles.
Chassés de la Vigie, les zadistes et les activistes se réconfortent de la perte de ce lieu et s’inquiètent pour les écureuils. Il devient difficile de voir ce qu’il se passe à l’intérieur de la Crem’Arbre, sous siège policier depuis plusieurs jours.
Les cabanes des écureuils sont sous surveillance policière 24 heures sur 24. Les gendarmes mobiles se contentent de les éclairer avec leurs projecteurs alors qu’une compagnie de CRS s’amusait le week-end précédent à les empêcher de dormir en poussant des cris d’animaux, proférant des insultes, tapant sur du fer, allumant des projecteurs et des lumières stroboscopiques durant trois nuits d’affilée.
22 février. Alors que Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l'environnement est à la Crem’Arbre suite aux nombreux signalements reçus sur la conduite des forces de l’ordre à l'encontre des écureuils, la CNAMO procède à une arrestation dangereuse de l'un d'entre eux.
La presse a été tenue à l’écart de Michel Forst, qui souhaitait pourtant être accompagné par les médias à l’intérieur de la Crem’Arbre pour mener son enquête auprès des écureuils. Il écrira dans son rapport qu’il n’a pas pu s’entretenir avec ces derniers comme il le souhaitait.
Les activistes contre l’A69 ont pu réinvestir provisoirement la Vigie lors de la venue de Michel Forst.
1er mars. Le collectif La Voie est Libre, la députée LFI du Tarn Karen Erodi, des sympathisants et des zadistes se retrouvent devant le cordon de gendarmes mobiles avec des sacs de nourriture destinés aux écureuils. La pancarte « torture » fait référence aux privations de nourriture, d'eau, de médicaments et de sommeil imposées aux écureuils par les forces de l'ordre.
Après de multiples refus essuyés par les manifestants pour le ravitaillement des écureuils, ceux-ci décident de pousser, sans violence, les rangs de gendarmes mobiles pour atteindre leur objectif.
Après quelques mêlées, les gendarmes mobiles lancent des grenades lacrymogène, aidés en cela par le Centaure, leur nouveau blindé. Toute la zone se retrouve noyée sous les lacrymos. Le ravitaillement des écureuils n’a toujours pas été possible.
24 mars. Les trois écureuils restants dans les arbres de la Crem’Arbre descendent après 39 jours de siège par les forces de l’ordre. L'Office français de la biodiversité (OFB) et le Procureur de Toulouse viennent de confirmer que le bois de la Cremade restera classé à « fort enjeu écologique », tandis que le Préfet de Tarn, Michel Vilbois, a promis que les arbres encore debout ne seront pas abattus avant le 1er septembre. Ici, Reva, l'un des écureuils, est accueilli en « héros » à sa descente du majestueux platane dénommé Majo.
Photographie de bannière : un zadiste au milieu du chaos laissé par les forces de l’ordre défie les gendarmes mobiles qui « protègent » des employés de la mairie de Saïx venus ramasser les « déchets » de la ZAD de la Crem’Arbre | Alain Pitton
Photojournaliste depuis 20 ans, Alain Pitton s'intéresse particulièrement au social et à l'écologie. Il documente l'opposition à l'A69 depuis cinq ans, ce qui ne l'empêche pas de suivre d'autres mouvements qui luttent pour que la Terre reste une planète vivante pour tous ses habitants, jusqu'aux amibes en passant par les végétaux.
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