Contre le mal-vivre : quand la Meuse se rebiffe


Texte inédit pour le site de Ballast

C’est l’une des deux sous-pré­fec­tures de la Meuse : Commercy, moins de 6 000 habi­tants. Un ter­ri­toire de la « dia­go­nale des faibles den­si­tés » frap­pé par l’effondrement indus­triel ; un taux de chô­mage à 24,5 %. En deux mois à peine, la petite com­mune lor­raine s’est impo­sée comme un point incon­tour­nable du sou­lè­ve­ment natio­nal des gilets jaunes : forts d’une assem­blée quo­ti­dienne, les Lorrains boudent le « grand débat » macro­nien pour mieux louer la démo­cra­tie directe, sans repré­sen­tants ni lea­ders. Des mes­sages de sou­tien leur arrivent sans tar­der du Chiapas et du Rojava. Une Assemblée des assem­blées (ou « Commune des com­munes ») s’est tenue les 26 et 27 jan­vier der­niers, à leur appel, ras­sem­blant 75 délé­ga­tions de toute la France. L’horizon ? Abolir les inéga­li­tés, par­ta­ger les richesses et don­ner le pou­voir au peuple. Nous sommes allés à leur ren­contre. ☰ Par Djibril Maïga et Elias Boisjean


La brume encombre les plaines que les fenêtres du car déroulent. L’horloge indique 9 h 30. Un des pas­sa­gers, un cer­tain Victor, se jette dans la dis­cus­sion qui va s’improvisant : « La plu­part des orga­ni­sa­tions de gauche ont repris toutes les calom­nies sur les gilets jaunes, jus­ti­fiant qua­si­ment la répres­sion, ou bien ont dit qu’elles n’avaient rien à voir avec ça, que ce n’était pas une lutte de la classe ouvrière… Des puristes ! » Brun, tra­pu, volu­bile, la tren­taine ; il se pré­sente à nous comme sym­pa­thi­sant trots­kyste. Un autre pas­sa­ger rebon­dit : « C’est une faillite intel­lec­tuelle de l’extrême gauche. Parce que ce mou­ve­ment est de l’ordre du white trash1, et les mili­tants d’extrême gauche en sont socia­le­ment très loin. Il y a beau­coup de mépris. Il y a une décon­nexion totale avec la réa­li­té sociale. » Le véhi­cule sta­tionne aux abords de la gare de Commercy ; le froid nous sai­sit, la neige n’a tenu que sur les toits. Les gilets jaunes, venus des quatre coins du pays — Sète, Lorient, Nice, aper­ce­vons-nous ici et là sur les cha­subles fluo­res­centes —, convergent en direc­tion de la navette qui nous condui­ra à Sorcy-Saint-Martin : c’est là, à moins de huit kilo­mètres de la sous-pré­fec­ture, que se dérou­le­ra l’Assemblée des assem­blées. Les autoch­tones s’affairent, visi­ble­ment sur­pris par l’afflux. Il faut dire que per­sonne, ou presque, ne connais­sait le nom de Commercy il y a deux mois de cela…

« Il y a beau­coup de mépris. Il y a une décon­nexion totale avec la réa­li­té sociale. »

Nous nous diri­geons vers le centre de la com­mune et inter­pel­lons quelques habi­tants au hasard du bitume : ils ignorent que se tient en ce jour ladite Assemblée. Si la plu­part sou­tiennent le mou­ve­ment des gilets jaunes, bien que de loin, cer­tains se montrent indif­fé­rents, pour ne pas dire scep­tiques. Nous entrons dans le pre­mier bar venu, à deux pas d’un vieux châ­teau édi­fié par quelque comte friand d’opéra. Un client, le tenan­cier ; nous pre­nons des cafés. Tous deux ne savent pas bien de quoi il retourne mais s’y seraient volon­tiers ren­dus s’ils ne tra­vaillaient pas — « Qui va tenir le comp­toir ? », lance l’homme debout der­rière ce dernier.

Une cabane contre « le mal-vivre »

« Aujourd’hui, les zadistes, ils ne sont plus à Notre-Dame-des-Landes mais ils sont sur les ronds-points : ce sont les gilets jaunes », nous disait un pré­nom­mé Michel lors de notre pas­sage à la ferme de la ZAD dite des « 100 noms ». L’église de Commercy poin­çonne un nuage blême. Ruelles, pierres grises, volets de bois, un snack, un fleu­riste, quelques pan­neaux « À vendre » ou « À louer ». La cabane des gilets jaunes colore tout sou­dain la place Charles-de-Gaulle. « Taxes », « Retraites », « ISF », « Écologie », lit-on au trait noir sur des mor­ceaux de bois clou­tés ; un dra­peau tend ses trois cou­leurs au petit vent. De ce modeste « Chalet de la soli­da­ri­té », tout de bric et de broc bâti, Commercy devint un centre d’intérêt natio­nal puis inter­na­tio­nal : des mes­sages de sou­tien affluèrent d’Allemagne, du Mexique, de Syrie ou de la République domi­ni­caine. L’emplacement ne doit rien au hasard : sa cen­tra­li­té a valeur d’invitation à la ren­contre ordi­naire, et l’occupation du domaine public tient lieu de lutte, ren­dant en sus visibles « les invi­sibles » que sont, c’est là leur mot, les gilets jaunes.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Huit d’entre eux — quatre hommes et autant de femmes — appa­raissent le 30 novembre 2018 sur nos écrans, cinq minutes durant, lisant à tour de rôle un com­mu­ni­qué impri­mé sur une feuille A4 : « Nous avons orga­ni­sé des blo­cages de la ville, des sta­tions-ser­vices, et des bar­rages fil­trants. Dans la fou­lée, nous avons construit une cabane sur la place cen­trale. Nous nous y retrou­vons tous les jours. » Balayant d’un revers de main toute ten­ta­tive de média­tion entre le mou­ve­ment et le gou­ver­ne­ment (garant du « sys­tème »), les Commerciens fus­tigent « les repré­sen­tants » pour mieux louer la seule démo­cra­tie qui soit à leurs yeux : directe et popu­laire. Contre « tous ceux qui se gavent », contre « les puis­sances de l’argent », contre « les inté­rêts des ultra-riches », ils appellent à éri­ger, par­tout en France, des comi­tés popu­laires et des assem­blées géné­rales afin de « reprendre le pou­voir ».

« Des auto­col­lants à prix libre raillent le Premier ministre, exhortent Macron à déga­ger et dénoncent les para­dis fiscaux. »

Des gilets jaunes nous prennent à bord de leur véhi­cule, direc­tion l’Assemblée. L’hiver déplie la cam­pagne de ses doigts maigres ; arbres, champs, un cygne rompt un ins­tant la rudesse des lieux. Le par­king de Sorcy-Saint-Martin, signa­lé par une planche posée sur une cagette, est bon­dé ; on entend râler. 200 per­sonnes, à vue de nez, se trouvent déjà sur place — il n’est pas midi. Ça s’agite, se croise, se ren­contre, se salue, se recon­naît, se découvre : les langues se délient sans le bois dont on fait la scène poli­tique. Nous péné­trons dans la salle des fêtes. Une carte de France est affi­chée, conviant à mar­quer d’une punaise la com­mune d’où l’on vient — le pays se voit constel­lé de points, excep­tion faite du Sud-Ouest. Des tracts, dis­po­sés sur une table, rap­pellent la « méthode pour une assem­blée citoyenne et par­ti­ci­pa­tive » : ce sont là les gestes en usage sur les occu­pa­tions de place, de la Puerta del Sol à Nuit Debout. Des auto­col­lants à prix libre raillent le Premier ministre, exhortent Macron à « déga­ger » et dénoncent les para­dis fis­caux. Un ouvrage sur la révo­lu­tion du Rojava est éga­le­ment pro­po­sé à la vente.

Steven, l’une des figures du Commercy réfrac­taire, nous dit : « Pour l’organisation de l’Assemblée des assem­blées, aucune per­sonne n’a pris de déci­sion en disant Moi je vais faire ça. On a débat­tu et déci­dé au sein de notre assem­blée. » Transport, accueil, point presse, can­tine à prix libre (La Marmijotte), gar­de­rie : tout a été struc­tu­ré en amont — plus de 250 gilets jaunes dor­mi­ront ce soir chez l’habitant. Nous aper­ce­vons des jour­na­listes de l’AFP, de LCI, de Libération, de la chaîne RT ou du Monde. Des indé­pen­dants, aus­si. Et l’« auto­mé­dia » des gilets jaunes. Deux porte-parole font face, du mieux qu’ils peuvent, au rou­le­ment des questions.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Une famille en construction

Si la cri­tique des lea­ders est lar­ge­ment par­ta­gée par les gilets jaunes réunis ce jour, il est un mot qui semble fédé­rer les citoyens mobi­li­sés depuis le mois de novembre : « famille ». Celui-là même que Jérôme Rodrigues, muti­lé à Paris par les troupes du gou­ver­ne­ment Macron lors de l’acte XI, ne cesse d’employer dans les mes­sages qu’il adresse au mou­ve­ment. « On a fait Noël à la cabane. Moi je suis pas­sé pour l’apéro, et après je suis ren­tré en famille, mais beau­coup sont res­tés ensemble. C’est des per­sonnes qui n’avaient pas for­cé­ment de famille, ou qui vou­laient sim­ple­ment res­ter ensemble. C’est magni­fique », nous raconte John, un boxeur ama­teur aux traits émaciés.

« Rompre l’isolement struc­tu­rel ; apprendre à s’écouter, donc éga­le­ment apprendre à se taire. »

Rompre l’isolement struc­tu­rel ; apprendre à s’écouter, donc éga­le­ment apprendre à se taire ; éla­bo­rer des espaces où la parole peut libre­ment se déployer, sans juge­ments hâtifs ni raille­ries. Stéphanie est assis­tante vété­ri­naire en Bretagne ; leur lutte repose à ses yeux sur quatre piliers : la jus­tice sociale, éco­no­mique, envi­ron­ne­men­tale et judi­ciaire. « On se sen­tait seuls, dému­nis, exploi­tés. On était iso­lés. On est tous dans des mou­ve­ments cha­cun dans notre coin et, ici, cette réunion nous a per­mis de prendre une tem­pé­ra­ture natio­nale. On a vu que nous n’étions pas seuls à défendre ces valeurs, et qu’elles étaient com­munes à tout le monde. Et ça fait plai­sir ! » Renz, qui affiche une barbe touf­fue et une cha­suble pous­sié­reuse sur laquelle on peut lire « RIP capi­ta­lisme », com­plète entre deux éclats de rire : « Ce mou­ve­ment, ce qu’il a créé, c’est un sen­ti­ment fami­lial, une fra­ter­ni­té. En venant ici, on réa­lise que la famille s’est agran­die. On a créé des liens qui sont forts et qui, j’espère, vont durer. »

Une politique des assemblées

L’autonomie, avan­çait en 1993 le phi­lo­sophe Cornelius Castoriadis, « c’est le pro­jet d’une socié­té où tous les citoyens ont une égale pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per à la légis­la­tion, au gou­ver­ne­ment, à la juri­dic­tion et fina­le­ment à l’institution de la socié­té2 ». Nous y voi­là. Une seconde vidéo — inti­tu­lée « Deuxième appel des gilets jaunes de Commercy » et pos­tée un mois après la pré­cé­dente — est à l’origine du pré­sent ras­sem­ble­ment. Sous le toit de for­tune de leur cabane, les habi­tants mobi­li­sés défilent alors pour convier le mou­ve­ment tout entier à venir ici afin de « ras­sem­bler les cahiers de reven­di­ca­tions et [de] les mettre en com­mun », de « débattre tous ensemble des suites [du] mou­ve­ment » et de « déci­der d’un mode d’organisation col­lec­tif des gilets jaunes, authen­ti­que­ment démo­cra­tique, issu du peuple et res­pec­tant les étapes de la délé­ga­tion ». L’appel s’achève ain­si : « Ensemble, créons l’Assemblée des assem­blées, la Commune des com­munes. C’est le sens de l’Histoire, c’est notre pro­po­si­tion. »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Des made­leines — la spé­cia­li­té locale — et des fruits sont à dis­po­si­tion près de la fon­taine à café. Des pâtes sont au menu ; demain, du cous­cous. Nous dis­cu­tons, en cas­sant la croûte, avec un gilet jaune venu de Saillans : depuis 2014, fort d’un mou­ve­ment d’opposition à la construc­tion d’un super­mar­ché, ce vil­lage de la Drôme est admi­nis­tré par un « pou­voir citoyen » — un conseil muni­ci­pal col­lé­gial, des com­mis­sions par­ti­ci­pa­tives, un conseil des sages et le recours au tirage au sort. Il est 13 heures ; l’Assemblée, retrans­mise en direct sur Internet, débute dans la salle poly­va­lente aux murs rose et blanc. Claude, mili­tant anti­nu­cléaire enga­gé à Bure, s’empare du micro, un sym­bole fémi­niste tra­cé au dos de son gilet : « On repré­sente une idée, un mode de fonc­tion­ne­ment qu’on va essayer d’expérimenter. Donc on va être humbles. […] Il s’agit de s’engager dans un pro­ces­sus, si tout le monde est d’accord, un pro­ces­sus par le bas. […] On va pou­voir atta­quer, sans plus tar­der ! » La délé­ga­tion de Poitiers s’avance la pre­mière, sous les applaudissements.

« Un dra­peau frap­pé des mots muni­ci­pa­lisme liber­taire ornait à la mi-novembre l’un des ronds-points de la sous-préfecture. »

Chaque délé­ga­tion, man­da­tée par sa base locale — un binôme pari­taire, le plus sou­vent —, se pré­sente à tour de rôle ; elles sont au nombre de 75. Les porte-parole relatent, le temps d’une à cinq minutes, leur expé­rience, leurs dif­fi­cul­tés, leurs avan­cées. Les luttes se res­semblent, se com­plètent. Blocage de routes, occu­pa­tions, construc­tions, éva­cua­tions du mois de décembre, recons­truc­tions. Ici, un dis­cours, lar­ge­ment salué, contre le sexisme et le racisme ; là, un appel à arti­cu­ler les com­munes aux régions, via l’intercommunale et le dépar­te­ment. L’Isère invite à la démo­cra­tie directe à échelle natio­nale ; Paris tance « la caste des bobos » ; l’Ardèche rap­pelle, accla­mée, que les gilets jaunes ne sont pas les « fac­tieux » tant vomis mais les héri­tiers des idéaux répu­bli­cains ori­gi­nels ; Belfort conte sa jonc­tion à la fron­tière avec les gilets jaunes suisses et alle­mands ; Saint-Nazaire revient sur la créa­tion de leur Maison du peuple, la pre­mière du mou­ve­ment — les applau­dis­se­ments sont nour­ris, un poing se lève, le cri de guerre des spar­tiates est entonné.

Bookchin en Lorraine ?

Un dra­peau frap­pé des mots « muni­ci­pa­lisme liber­taire » ornait à la mi-novembre l’un des ronds-points de la sous-pré­fec­ture. « Commercy ouvre la voie du muni­ci­pa­lisme », titre quelques semaines plus tard le men­suel CQFD ; « À Commercy, des Gilets jaunes pour le com­mu­na­lisme liber­taire », enté­rine en jan­vier le site Arrêt sur images ; « La Meuse sera-t-elle le pro­chain Rojava ? », demande même Radio Parleur à la veille de l’Assemblée des assem­blées. Qu’est-ce à dire ? Si la notion résonne de longue date au sein de la tra­di­tion anar­chiste, c’est au pen­seur état­su­nien Murray Bookchin, dis­pa­ru en 2006, que l’on en doit la for­mu­la­tion la plus abou­tie. « Un peuple dont la seule fonc­tion poli­tique est d’élire des délé­gués n’est pas en fait un peuple du tout, c’est une masse, une agglo­mé­ra­tion de monades3. La poli­tique, contrai­re­ment au social et à l’étatique, entraîne la recor­po­ra­li­sa­tion des masses en assem­blées riche­ment arti­cu­lées, pour for­mer un corps poli­tique dans un lieu de dis­cours, de ratio­na­li­té par­ta­gée, de libre expres­sion et de modes de prises de déci­sion radi­ca­le­ment démo­cra­tiques4 », expli­quait-il. Sous l’appellation « muni­ci­pa­lisme liber­taire » — ou « com­mu­na­lisme » —, ce mili­tant éco­lo­giste de for­ma­tion mar­xiste écha­fau­da, à par­tir des années 1970, une « solu­tion de rechange5 » au capi­ta­lisme : il s’agit, afin de dis­soudre l’État et d’« enle­ver l’économie à la bour­geoi­sie », de créer des com­munes, struc­tu­rées autour d’assemblées popu­laires et défen­dues par une garde civile, puis de les fédé­rer entre elles jusqu’à éri­ger « une Internationale dyna­mique, soli­de­ment enra­ci­née dans une base locale ».

[Stéphane Burlot | Ballast]

Si la pro­po­si­tion de Bookchin n’eut guère d’écho de son vivant, le Rojava — par le tru­che­ment d’Abdullah Öcalan, cofon­da­teur du PKK — s’en ins­pi­ra pour bâtir la révo­lu­tion com­mu­na­liste qu’il amor­ça en Syrie sur fond de guerre civile. Deux jours durant, nous ques­tion­nons les gilets jaunes que nous ren­con­trons : l’immense majo­ri­té d’entre eux ignore tout du muni­ci­pa­lisme liber­taire. Rico, ori­gi­naire de l’Ariège, nous avoue : « J’ai décou­vert le terme hier soir, donc je vais aller me ren­sei­gner. » Adel, agent d’une filiale pri­vée de la SNCF en Île-de-France, nous demande de répé­ter le mot : « Trop tech­nique. Impossible à faire entendre dans les ban­lieues. » Chantal, tech­ni­cienne de labo­ra­toire retrai­tée dans l’Ariège, se méfie d’ailleurs de l’importation de théo­ries exté­rieures au sou­lè­ve­ment : « C’est aux gens d’écrire eux-mêmes les façons dont ils veulent fonc­tion­ner. On peut s’inspirer des choses qui ont été pro­po­sées, par le pas­sé, mais sur­tout pas de pro­jet de socié­té tout fait ! Il y a eu la Commune de Paris, il y a le Chiapas, les gens ne sont pas cons : ils ont su le faire, ils sau­ront le refaire — même sans avoir lu les livres de Bookchin ! »

« On s’en fiche des mots, on les met en pra­tique ! On s’en fiche que ça soit book­chi­nien ou non. »

Claude insiste, sou­cieux du res­pect de la parole col­lec­tive : il ne nous répond qu’en son nom propre. « Le terme muni­ci­pa­lisme liber­taire n’est plus employé à Commercy, on pré­fère par­ler d’assemblées popu­laires — ce qui revient au même. On s’en fiche des mots, on les met en pra­tique ! On s’en fiche que ça soit book­chi­nien ou non, on ne veut pas pla­quer des idéo­lo­gies pré-exis­tantes sur les pra­tiques qu’on expé­ri­mente. » Et Steven, édu­ca­teur spé­cia­li­sé, d’ajouter que 12 groupes, sur 15, ont esti­mé qu’il était pré­ma­tu­ré de pro­mou­voir le modèle book­chi­nien dans la com­mune meu­soise. « Sur le papier, c’est une très belle idée, mais comme les com­munes ont de moins en moins de pou­voir, faut y réflé­chir. Mais ça pour­rait être une des suites du mou­ve­ment : prendre le pou­voir au niveau local… »

Sabrina, pro­fes­seure des écoles venue de Paris, a ins­crit « Quartier popu­laire » sur le dos de son gilet ; elle nous dit : « Certains parlent d’un moment his­to­rique : quand on voit le mot de sou­tien de la Commune du Rojava, ça a de la valeur pour beau­coup de gens. » Au mois de décembre 2018, une jeune femme vêtue d’une cha­suble jaune pro­cla­mait en effet, fil­mée : « Nous nous adres­sons à vous en tant que Commune inter­na­tio­na­liste depuis le Rojava, le Kurdistan de l’ouest, au nord de la Syrie. Nous sui­vons avec atten­tion depuis plus d’un mois la révolte popu­laire qui a lieu en France. Nous avons été impressionné·es, aus­si bien par la déter­mi­na­tion des manifestant·es que par le niveau de répres­sion poli­cière et éta­tique. Nous adres­sons notre soli­da­ri­té à toutes celles et ceux qui en font les frais. Force à vous, votre résis­tance est popu­laire jusqu’ici. » Elle était entou­rée d’une dizaine de mili­tants, mas­qués pour cer­tains d’entre eux — dans leur dos, une ban­de­role affi­chait le visage de la com­bat­tante inter­na­tio­na­liste bri­tan­nique Anna Campbell, tom­bée sous les tirs de l’armée fas­ciste turque le 15 mars 2018. Rares sont les habi­tants de Commercy à avoir enten­du par­ler du Rojava, nous pré­cise-t-on tou­te­fois. « On va leur adres­ser un mes­sage de sou­tien en retour, qu’on a déci­dé col­lec­ti­ve­ment en assem­blée », pour­sui­vra Claude.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Un appel à la dignité

John nous parle de René, un retrai­té de sa connais­sance : c’est lui qui, tou­jours, rap­pelle au groupe « qu’il y a cette urgence sociale liée à la misère ». Parole nue et crue qui « ramène à la réa­li­té ». Et de cela, John se féli­cite : le risque serait grand de se perdre « dans des réflexions sur la ques­tion de la démo­cra­tie, de la Constitution ». « Il y a des gens qui crèvent la dalle, qui n’ont pas de loge­ment. C’est cette rage qui nour­rit notre enga­ge­ment. Il y a beau­coup de parents iso­lés, de per­sonnes au RSA. Il y a peu de tra­vail dans le coin, et pour en trou­ver un, il faut une voi­ture. Le cercle vicieux est que si tu as pas de tra­vail, tu peux pas avoir de voi­ture… » Dans la salle, le micro part à droite, puis à gauche ; cer­tains prennent des notes, d’autres invitent à plus de silence. Les quatre pro­chaines heures sont dévo­lues à l’élaboration des « suites et [des] pers­pec­tives du mou­ve­ment » ain­si qu’à l’« orga­ni­sa­tion démo­cra­tique à toutes les échelles ». Des mots se cherchent, d’autres se trouvent. Nanterre loue la mul­ti­pli­ca­tion des liens avec « les syn­di­ca­listes de base » ; Saint-Nazaire met sur la table l’impérieuse néces­si­té qu’il y a à orga­ni­ser une défense col­lec­tive contre les assauts de la police ; Poitiers pro­pose de boy­cot­ter les banques. Les échanges se suc­cèdent, dans les applau­dis­se­ments et par­fois les huées ; un homme gri­son­nant juge bon de ren­for­cer « la jonc­tion avec le mou­ve­ment ouvrier » ; une jeune femme exhorte l’assistance à se mobi­li­ser contre l’infiltration de mili­tants d’extrême droite au sein des mani­fes­ta­tions. Le ton monte, l’écoute reprend.

« Une jeune femme exhorte l’assistance à se mobi­li­ser contre l’infiltration de mili­tants d’extrême droite au sein des manifestations. »

Nous par­cou­rons la feuille de route du week-end (les rôles y sont défi­nis — obser­va­teurs, modé­ra­teurs, délé­gués, ani­ma­teurs, presse — et les horaires fixés) ain­si qu’un docu­ment local pré­pa­ra­toire inti­tu­lé « Synthèse des reven­di­ca­tions » : démis­sion de Macron, dis­so­lu­tion de l’Assemblée natio­nale, réduc­tion des élus, abo­li­tion des pri­vi­lèges, relaxe des gilets jaunes, sor­tie de l’état d’urgence, retraite à 60 ans, tran­si­tion éner­gé­tique, agri­cul­ture bio­lo­gique, qua­li­té des ser­vices publics, sup­pres­sion de Parcoursup, mutua­li­sa­tion des médias et défi­nan­cia­ri­sa­tion de la presse — autant de thé­ma­tiques mises au pot com­mun comme à l’ordre du jour. « Là, on encule les mouches ! », s’impatiente une délé­guée ; « Faut arrê­ter de se prendre la tête », objecte un homme face à l’intransigeance démo­cra­tique et hori­zon­ta­liste à l’œuvre : le strict res­pect des man­dats et la légi­ti­mi­té des prises de déci­sion hantent les échanges.

La jour­née du dimanche accou­che­ra d’un appel col­lec­tif, rati­fié par cette pre­mière Assemblée des assem­blées, pour « vivre dans la digni­té » : « Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inéga­li­tés sociales ! Nous exi­geons l’augmentation immé­diate des salaires, des mini­mas sociaux, des allo­ca­tions et des pen­sions, le droit incon­di­tion­nel au loge­ment et à la san­té, à l’éducation, des ser­vices publics gra­tuits et pour tous. » Le texte, lu face camé­ra et aus­si­tôt dif­fu­sé sur Internet, invite tout un cha­cun à rejoindre le mou­ve­ment et, après avoir fait sien le mot d’ordre natio­nal du sou­lè­ve­ment (« Macron démis­sion ! »), conclut : « Vive le pou­voir au peuple, pour le peuple et par le peuple ! »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Le retour du peuple

Les gilets jaunes de Commercy le mar­tèlent : ils sont « apo­li­tiques ». Entendre, en réa­li­té, « apar­ti­sans » — l’ordure poli­ti­cienne et repré­sen­ta­tive a souillé jusqu’à l’étymologie de ce grand mot, « poli­tique », auprès du plus grand nombre : polis, la Cité. La crainte de la récu­pé­ra­tion, de la dépos­ses­sion, est par­tout patente. Celle du pha­go­cy­tage par les par­tis ou les syn­di­cats, syno­nymes de bureau­cra­tie ou d’arrangements avec le pou­voir, éga­le­ment. Aboutir à un mou­ve­ment de mili­tants, assure ain­si Steven, impli­que­rait de fac­to son échec. Les ronds-points et les assem­blées consti­tuent dès lors autant de lieux d’apprentissage quo­ti­dien : les gilets jaunes s’informent, se forment, débattent, apprennent au contact des uns et des autres, rentrent chez eux gran­dis puis élèvent à leur tour. Renz, de Saint-Nazaire, nous raconte : « On a fait un gros tra­vail d’éducation popu­laire au sein du mou­ve­ment : au début, on en avait gros, c’est tout, c’est ça qui a lan­cé le mou­ve­ment. Là, on affine. On se demande dans quelle socié­té on veut vivre. Et ce qui res­sort de presque tout le mou­ve­ment, c’est le pou­voir au peuple. » La plas­ti­ci­té du mou­ve­ment, ori­gi­nel­le­ment pré­sen­té comme une éma­na­tion de l’extrême droite et de la « peste brune6 », est telle qu’elle pous­se­ra Éric Zemmour à déplo­rer la mort dudit mou­ve­ment au motif que les gilets jaunes seraient fina­le­ment trop à gauche7

« Un peuple, construit comme majo­ri­té sociale, en oppo­si­tion à une oli­gar­chie illé­gi­time, décon­nec­tée et spoliatrice. »

Nous croi­sons à Commercy un ancien élec­teur du Front natio­nal pas­sé à la France insou­mise, des syn­di­ca­listes enga­gés à SUD et quelques anar­chistes per­ce­vant là une authen­tique dyna­mique auto­ges­tion­naire bien plus qu’un spectre « rouge-brun ». Un ouvrier d’usine à la retraite nous assure voter Nicolas Dupont-Aignan et l’habitant dési­gné pour nous héber­ger ne nous cache pas ses décon­cer­tantes sym­pa­thies roya­listes. Le muni­ci­pa­lisme liber­taire tel que façon­né par Bookchin garan­tit « l’expression la plus com­plète de tous les points de vue8 » au sein des assem­blées, par prin­cipe inter­clas­sistes. Et Commercy n’agit pas autre­ment : un skin­head est accep­té aux réunions… Les gilets jaunes lor­rains le répètent à l’envi : il importe de se ras­sem­bler sur ce qui fait com­mun en pas­sant sous silence ce qui « clive » et « exclut » — d’où, notam­ment, l’absence mani­feste des ques­tions iden­ti­taires et migra­toires. On sait pour­tant que le refou­lé ne manque jamais de resur­gir, et ce savoir se fait urgence dans un monde en proie aux réveils natio­na­listes. Un pré­nom­mé Bertrand nous glisse : « Seuls les vœux pieux savent faire consen­sus… » Visiblement sou­cieux de cla­ri­fier, une fois pour toutes, les fron­tières éthiques et poli­tiques de la mobi­li­sa­tion des gilets jaunes, l’appel des 75 délé­ga­tions né de l’Assemblée des assem­blées n’en tranche pas moins : « [Macron] nous pré­sente comme une foule hai­neuse fas­ci­sante et xéno­phobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homo­phobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos dif­fé­rences pour construire une socié­té soli­daire. »

Le décou­page par­le­men­taire dont nous usons depuis la Révolution fran­çaise, entre une gauche défa­vo­rable au veto royal et une droite par­ti­sane du pou­voir monar­chique, n’apparaît plus aux yeux des gilets jaunes de Commercy comme une grille de lec­ture effi­ciente. « Prenons la que­relle entre la droite et la gauche. Elle a per­du son sens. Les uns et les autres disent la même chose9 », esti­mait Castoriadis dans les années 1990 : les deux espaces s’étreignent, la fin de l’Histoire actée et le Marché sanc­tua­ri­sé, sur les ruines du com­mu­nisme inter­na­tio­nal. Chantal ne nous dit pas autre chose : « Gauche et droite, c’est une place à l’Assemblée natio­nale, ça ne veut rien dire. » C’est bien « le peuple » — et non plus « la classe ouvrière », « le pro­lé­ta­riat » ou « le camp anti­ca­pi­ta­liste » — qui s’avance, dans tous les dis­cours, comme sujet de l’émancipation. Ce peuple, qu’un des volumes de Pierre Larousse défi­nit comme « ceux qui peinent, qui pro­duisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les para­sites », est ici construit comme une majo­ri­té sociale (« nous ») en butte à une oli­gar­chie, illé­gi­time, décon­nec­tée et spo­lia­trice (« eux »). Chantal pour­suit : « Les gilets jaunes, c’est les exploi­tés, les humi­liés, les gens à qui on vide les poches, et pas ceux qui se les rem­plissent. »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Le « grand débat » pour­suit sa tour­née, seul en scène ; la mai­rie de Commercy ordonne le retrait défi­ni­tif de la cabane ; Saint-Nazaire annonce, le 10 février 2019, que la seconde Assemblée des assem­blées se tien­dra chez eux au début du mois d’avril. Les rues, comme chaque same­di, conti­nuent de se rem­plir du jaune des pro­tes­ta­taires et du sang des muti­lés. « On est fiers, car avec nos petits moyens et nos petites idées Commercy a ins­pi­ré beau­coup de gens », nous confie­ra Claude d’une même voix modeste. « En même temps, ça nous fait peur. On incarne quelque chose qui nous dépasse. On doit gar­der la tête froide et conti­nuer. On reçoit des sol­li­ci­ta­tions de par­tout, on nous demande des conseils ou de l’aide, mais on n’est pas déten­teurs d’un savoir que les autres n’ont pas… On est en pleine expé­rience. La tâche devant nous est immense. Quoi qu’il arrive, même si le mou­ve­ment s’éteint, l’émotion qu’on a à vivre tout ça lais­se­ra des traces. »


  1. Argot amé­ri­cain : popu­la­tion blanche pauvre.[]
  2. Entretien paru dans le n° 10 de la revue Propos, mars 1993.[]
  3. Conscience indi­vi­duelle, indi­vi­dua­li­té en tant qu’elle repré­sente à la fois un point de vue unique sur le monde et une tota­li­té close.[]
  4. Murray Bookchin, Pour un muni­ci­pa­lisme liber­taire, Atelier de créa­tion liber­taire, 2003-2018.[]
  5. Janet Biehl, Le Municipalisme liber­taire, Écosociété, 2013.[]
  6. « C’est la peste brune qui a mani­fes­té [sur les Champs-Élysées]. » Gérald Darmanin au Grand Jury RTL, Le Figaro, LCI, 25 novembre 2018.[]
  7. Émission Zemmour & Naulleau, 6 février 2019.[]
  8. Janet Biehl, Le Municipalisme liber­taire, op. cit.[]
  9. Cornelius Castoriadis, Post-scrip­tum sur l’insignifiance, L’Aube, 1998.[]

REBONDS

☰ Voir notre port­fo­lio « Commercy : le pou­voir au peuple », Stéphane Burlot, jan­vier 2019
☰ Voir notre port­fo­lio « Acte X : Liberté, Égalité, Flash-Ball », Stéphane Burlot, jan­vier 2019
☰ Lire notre article « Gilets jaunes : car­net d’un sou­lè­ve­ment », décembre 2018
☰ Voir notre port­fo­lio « Jaune rage », Cyrille Choupas, novembre 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier : ,
Elias Boisjean

Coauteur de Cause animale, luttes sociales (avec Roméo Bondon) au Passager clandestin et coéditeur de La Révolution communaliste aux éditions Libertalia.

Découvrir d'autres articles de

Djibril Maïga

Surdiplômé de l'école buissonnière de Tombouctou, poète des heures perdues, journaliste cherchant la coquille, anarchiste comme « la rencontre fortuite entre une table de dissection et d'un parapluie ».

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.