Texte inédit pour le site de Ballast
La structure coopérative est une des alternatives économiques que l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie — plus connue sous le nom de Rojava — essaie de mettre en place. Elle s’inscrit dans un cadre politique plus large, celui du confédéralisme démocratique : un « nouveau socialisme1″, dont les piliers théoriques sont la démocratie communale, l’émancipation des femmes et l’écologie. Les coopératives invitent à repenser l’organisation du travail et la distribution des profits ; elles constituent également, pour les femmes, un vecteur d’affranchissement au quotidien. Reportage, dans un village du nord du pays. ☰ Par Loez
[lire en espagnol]
Nafiya est inquiète. Avec Amel, Hafifa et Mawluda, trois amies vivant dans le village de Meshoq, elle examine quelques grains de blé dans le creux de sa main. À quelques mètres, une moissonneuse-batteuse a déjà entamé son travail, gros insecte sombre et vrombissant entre le bleu du ciel et le champ jaune écrasé de soleil. Situé au nord de la Syrie, le petit village est à une poignée de kilomètres de la frontière turque ; on la distingue au loin, marquée par un haut mur de béton. À cause de la sécheresse et de la Turquie qui limite en amont l’eau des rivières et des fleuves, les cultures n’ont pas pu se développer correctement. Les grains sont trop petits, trop secs. Nafiya, chargée du suivi de terrain pour le comité de l’économie des femmes (Aborî jin) de la région de Tirbespiye — une structure liée à l’Administration autonome et au Mouvement des femmes (Kongra Star) —, est chargée de coordonner le travail des vingt-quatre femmes de la coopérative de Meshoq.
« Les coopératives sont aussi un moyen de permettre aux femmes de sortir de chez elles, de s’émanciper et de s’impliquer davantage dans la société. »
Il y a trois ans, elle a aidé les trois amies à la lancer. Aujourd’hui, elles cultivent sur plusieurs centaines de dönem2 du blé, du cumin et des pois chiches sur des terrains fournis par l’Administration autonome. Le visage assombri, elles espèrent malgré tout pouvoir rentrer dans leurs frais. Pour la coopérative de Meshoq, les moissons se termineront au mois de juin. Le produit des récoltes est vendu à l’Administration autonome, qui récupère directement sa part, de 5 à 10 %, pour le prêt des terres. Pour compléter les revenus de la coopérative, les terres en friche sont louées à des éleveurs de moutons. « Nous avons loué 1 400 dönem, pour environ 350 000 LS3 », nous explique Nafiya, âgée d’une cinquantaine d’années, voix ferme et teint buriné par le soleil. « Cet argent servira pour les frais de la coopérative. Quand tout sera payé, sûrement en juin, nous partagerons les bénéfices restant en parts équitables. Ce partage a lieu une fois dans l’année. Ensuite nous nous réunirons pour relancer la coopérative. » Il s’agira alors pour les femmes d’établir ensemble un programme pour l’année suivante, et d’envisager l’arrivée de nouvelles membres, selon des modalités précises : « Celles-ci sont repérées par le Kongra Star et Aborî jin, qui demandent aux communes de faire remonter le nom des familles ou les femmes dans le besoin. Ensuite nous leur rendons visite pour établir une évaluation. Si la famille correspond aux critères, elle peut entrer dans la coopérative. Si une famille n’a pas les moyens de verser sa part, nous pouvons la lui avancer et nous nous rembourserons à la fin de l’année sur sa part des bénéfices. Il y a deux familles dans cette situation. »
Aborî jin touche également une part des bénéfices afin de financer ses activités et aider au développement d’autres projets. Si une femme meurt, ses bénéfices sont reversés à ses enfants. En intégrant une coopérative, chaque femme s’engage à venir travailler régulièrement et à ne pas avoir d’autre activité salariée durant la période où elle en fait partie. Pour faciliter l’organisation du travail, les membres de la coopérative de Meshoq sont divisées en deux groupes, avec chacun une coordinatrice. En plus des réunions d’organisation, des sessions de formation sur des sujets divers sont aussi proposés. C’est que les coopératives n’ont pas qu’un but économique : elles sont aussi un moyen de permettre aux femmes de sortir de chez elles, de s’émanciper et de s’impliquer davantage dans la société.
Vivre libres
Amel habite une maison entourée d’un haut mur qui protège un grand jardin verdoyant, planté de fèves, de concombres, d’oignons, de sésame et d’herbes aromatiques dont les odeurs imprègnent l’air chaud. Alors qu’elle est en train d’y travailler, arrachant quelques mauvaises herbes, cinq femmes du Kongra Star viennent lui rendre visite. Elle les salue chaleureusement de sa voix ferme et, comme chaque fois, elle s’inscrit de bon cœur pour le prochain atelier qu’elles organisent. Après douze ans de prison en Turquie puis en Syrie pour avoir franchi clandestinement la frontière, le mari d’Amel a combattu de 2011 à 2016 dans les YPG4, la laissant seule à élever leurs deux enfants. Elle a dû travailler dur pour s’en sortir. Aujourd’hui, entre la coopérative, son jardin et son petit élevage de poules, de canards et de moutons, elle dit avoir « toujours les mains dans la terre » et affirme avec satisfaction qu’elle peut subvenir aux besoins de sa famille. « J’aime travailler ma terre pour mon mari, mes enfants. Nous avons une vie difficile, nous travaillons tout le temps, mais nous faisons ça pour eux. Nous savons ce que c’est de ne pas vivre libre, nous voulons qu’ils soient libres. »
« Après douze ans de prison en Turquie puis en Syrie pour avoir franchi clandestinement la frontière, le mari d’Amel a combattu de 2011 à 2016 dans les YPG. »
Pour Yusra, veuve de 68 ans au verbe haut et au sourire rivé aux lèvres, travailler dans cette coopérative qu’elle a rejoint à ses débuts lui permet de payer les études de médecine de sa fille, à Damas. Mawluda souligne elle aussi le plaisir du travail collectif, « qui profite à toute le monde ». Et qui crée des solidarités. En 2019, la maison de Nafiya, située dans un petit village isolé, s’est effondrée à cause de fortes pluies. Célibataire, Nafiya est fière d’affirmer qu’elle vit de manière indépendante depuis plus de trente ans, sans compter sur l’aide de ses frères. Quand elle s’est retrouvée sans logis, elle a vu débarquer chez elles les familles des membres de la coopérative : elles l’ont aidée, bénévolement, à reconstruire son habitation.
Les femmes de la coopérative ne se contentent pas de leur travail agricole. Avec Yusra, Hafifa et Mawluda sont également membres du comité de justice du district d’Aliyan, qui regroupe douze villages. « La Révolution est dans mon sang, dans celui de ma famille et de mon mari », nous lance Hafifa. Âgée de 42 ans, elle vivait à Damas avant de revenir dans la région en 2012 avec sa famille, un an après le début du soulèvement contre le régime. Elle s’est d’abord installée à Ali Badr Xan — où se situent les terres de la coopérative — mais, faute de maison, elle a emménagé à Meshoq, juste à côté. Hafifa a toutefois un jardin là-bas, où, comme Amel, elle cultive des légumes qu’elle revend dans le village. Son mari est engagé dans les Forces démocratiques syriennes, en charge de la surveillance d’une base militaire.
Régler les problèmes à la base
Comme tous les dimanches et mercredis, les huit bénévoles du comité de justice se réunissent dans les locaux du conseil du district d’Aliyan. Ce conseil, coprésidé par une femme et un homme — la règle, au sein de l’Administration autonome —, représente cette dernière. Les gens y viennent pour régler leurs formalités et chercher une solution à leurs différents problèmes : obtention de documents officiels, déclarations diverses, demandes de mazout, besoins en eau, en pain… Les quatre femmes du comité de justice sont là, mais seulement deux hommes sont venus. Comme beaucoup d’habitant·es, la plupart d’entre elles et eux travaillent dans l’agriculture ou l’élevage. Le comité de justice a pour but de régler le plus de problèmes possible à l’échelle locale, par la médiation, sans passer par les forces de sécurité (les Asayesh) ni le système judiciaire. Alors que la petite assemblée commence à examiner des documents concernant plusieurs affaires, un homme arrive : son voisin, éleveur, a fait brouter ses bêtes dans ses champs, dévastant les récoltes. Vidéo à l’appui, il demande au conseil de lui parler afin d’obtenir réparation. Assis en cercle dans la pièce, les membres lui posent quelques questions pour obtenir plus de précisions. Le comité laissera passer deux jours avant de convoquer le voisin en question : il laisse ainsi une chance aux personnes concernées de régler le différend par elles-mêmes.
« Le comité de justice a pour but de régler le plus de problèmes possible à l’échelle locale, par la médiation, sans passer par les forces de sécurité. »
Dans les villages, les affaires concernent souvent des problèmes liés aux terres, à leur partage, leur exploitation, mais aussi, parfois, aux histoires de famille : mariages précoces, divorces compliqués… La présence des femmes, dont l’une travaille également avec le Kongra Star, est à ce titre particulièrement importante. « Notre société a de nombreux problèmes, souvent hérités de la politique du régime syrien qui visait à diviser les gens à propos de tout : social, services, terres… Nous connaissons l’état de notre société puisque nous en sommes également membres. Les gens nous saisissent par l’intermédiaire des communes pour résoudre leurs conflits. Quand un problème surgit, nous le suivons et essayons de trouver une solution. Nous convoquons les parties en présence pour les entendre avant d’entamer une discussion. S’ils ne viennent pas, nous les convoquons une deuxième fois. Si nous ne parvenons pas à résoudre un problème, nous le faisons remonter au comité de justice de Tirbespiye, auquel nous transmettons notre analyse du problème. Nous travaillons dur pour essayer de trouver des solutions. Nous déconseillons aux gens d’aller en Cour de justice. C’est un processus long, coûteux. Nous leur disons que nous pouvons les aider, nous pouvons aussi les aider à récupérer des documents de la Cour si besoin. Notre but est que les problèmes soient résolus au sein de la société », explique Mahmud Sulayman, qui semble jouer le rôle d’animateur du comité.
Les membres du conseil n’ont pas de formation juridique, mais sont reconnu·es par leurs pairs pour leurs compétences et ont été élu·es au sein des communes. Mawluda, malgré ses sept enfants dont elle doit s’occuper, est d’ailleurs coprésidente de l’une d’elles. Comme elle nous l’explique, son travail consiste à faire l’intermédiaire avec l’Administration autonome, en faisant notamment remonter les besoins des habitant·es au conseil du district d’Aliyan. Son mari, asayesh, l’a toujours laissée libre de ses activités, comme elle tient à préciser. La commune est un passage obligatoire pour toutes les formalités. Sa taille restreinte, de quelques dizaines à quelques centaines de personnes, permet un lien social fort. Mawluda organise les distributions de gaz, de mazout, veille à la fourniture du pain et anime des réunions régulières au cours desquelles sont faits des résumés de l’actualité politique, suivis de discussions et de débats sur les besoins du village.
Travailler et s’émanciper
Vers 13 heures, la réunion du comité se termine. Hafifa, Mawluda et Yusra se hâtent de sortir pour aller se changer. Avec d’autres femmes de la coopérative, dont Amel, qui coordonne ce groupe, elles iront dans l’après-midi commencer à moissonner à la main leur champ de pois chiches. Pour l’heure, toutes se retrouvent avant dans le salon de Mawluda. Un sol de béton couvert de tapis, des murs blancs. Dans un coin, un téléviseur au-dessus duquel sont accrochées quelques photos de famille et un grand portrait d’Abdullah Öcalan, leader du PKK et théoricien du confédéralisme démocratique5 — le projet politique porté par l’Administration autonome. Après un thé et quelques plaisanteries, les femmes se mettent en route. Elles se rendent en stop aux champs, n’ayant pas voulu investir dans une voiture et perdre toutes leurs économies. Au bord de la route, elles attendent le passage d’un véhicule assez grand qui voudra bien les prendre ; derrière elles, des derricks au balancement lancinant arrachent le pétrole de la terre.
« Avant la Révolution, le travail des femmes n’était pas possible, elles n’avaient pas de droits. »
Une petite camionnette blanche à plateau finit par s’arrêter — autrement, il aurait fallu faire la route à pied : des kilomètres éprouvants sous un soleil de plomb. En lisière du champ, des éleveurs ont planté leurs tentes. Mawluda ne tarde pas à hurler sur l’un d’eux, dont les bêtes s’approchent un peu trop près des cultures. Les récoltes seront déjà mauvaises ainsi, il ne faudrait pas, en plus, qu’elles soient mangées par des moutons ! Mais eux aussi manquent de nourriture à se mettre sous la dent. Les pois chiches sont minuscules ; Hafifa pense qu’ils ne pourront servir qu’à faire de la farine ou de la nourriture pour animaux. Puis les femmes de se mettre au travail. Accroupies ou le dos ployé, elles collectent des brassées de plantes qu’elles empilent progressivement. Le travail est dur et, en dépit de leur entraînement, les douleurs au dos restent monnaie courante. Mais les femmes vont vite. D’après Amel, elles peuvent moissonner près de 600 dönem en trois jours ; le champ en fait 1 000 de surface. Après trois quarts d’heure de travail, elles s’arrêtent. Puis partagent eau glacée, concombres et pain.
Dans les villages autour de Tirbespiye, on compte actuellement trois types de coopératives, avec, au total, environ cinquante femmes qui y travaillent. C’est ce que nous explique Guljin, directrice de Abori jîn dans la région de Tirbespiye — nous la rencontrons dans les locaux de l’Administration autonome de la ville. Les coopératives de femmes ont commencé à se lancer en 2014 avec une poignée de femmes volontaires : elles en ont rapidement encouragé d’autres à les rejoindre. Aujourd’hui, il y a une boulangerie, une petite échoppe dans une école et quelques coopératives agricoles de différentes tailles, en nombre inférieur à ce qui a pu exister les années d’avant. La pandémie de Covid et la quarantaine mise en place pour lutter contre la propagation du virus, ajoutées aux difficultés économiques de la région, ont plombé le fragile équilibre des coopératives ; beaucoup ont dû fermer.
Certaines ont choisi de revenir à un fonctionnement classique et de travailler sans lien avec l’Administration autonome. Pour les femmes, s’ajoute la difficulté de résister aux pressions de la société dans des villages parfois conservateurs : le fait qu’elles travaillent peut être mal vu. Assise à côté de Guljin, Lama Khalif, qui coordonne le projet de boulangerie dans le village arabo-kurde de Hilwa, raconte ainsi qu’au début de leur activité, elles ont retrouvé leur local caillassé et se sont fait voler leur matériel. Mais, lentement, les mentalités ont changé ; leur activité est désormais acceptée. Il faut dire que, les affaires marchant bien, les femmes ramènent un argent indispensable dans une région où le chômage est important.
« Avant la Révolution, le travail des femmes n’était pas possible, elles n’avaient pas de droits », nous raconte Lama, 40 ans, mère de deux enfants, dont le mari est sans emploi. Aujourd’hui encore, elle affirme que certaines familles du village lui ferment leur porte, les hommes craignant de voir leurs femmes s’émanciper du foyer. Elle a découvert le mouvement des femmes quand, suite à la prise de contrôle de la zone par le PYD6 et le Tev-DEM7, des hevals, c’est-à-dire des « camarades », membres du Kongra Star, sont venues faire du porte-à-porte dans les villages afin de convaincre les femmes de participer à leurs activités pour mettre en place le projet politique de confédéralisme démocratique. Elle les a rejoint en 2014. « J’aime la pensée démocratique, je veux la faire connaître. Au début, les hevals sont venus, et petit à petit nous avons commencé à prendre conscience que nous pouvions faire quelque chose. Nous avons fait nos preuves et, progressivement, nous sommes sorties et avons commencé à travailler dans la société. » Et à y croire.
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Pour reprendre la formulation de Cemil Bayık, membre fondateur du PKK.[↩]
- Unité de surface équivalente à 0,1 hectare.[↩]
- Livres syriennes.[↩]
- Unités de protection du peuple, majoritairement kurdes, aujourd’hui intégrées au sein de la coalition plus large des Forces démocratiques syriennes.[↩]
- Il est emprisonné en Turquie depuis 1999.[↩]
- Parti de l’union démocratique : lié au PKK turc, il est l’un des principaux organes de la Révolution.[↩]
- Le Mouvement pour une société démocratique est l’organisation qui a initialement porté le projet de confédéralisme démocratique, en réunissant tous les groupes de la société civile. Aujourd’hui, son rôle a évolué : elle travaille en dehors de l’Administration autonome et veille à lui transmettre les demandes des organisations de la société civile qu’elle regroupe en son sein.[↩]
REBONDS
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☰ Voir notre portfolio « Rojava, sous le feu », Laurent Perpigna Iban et Sylvain Mercadier, octobre 2019
☰ Lire notre article « Une coopérative de femmes au Rojava », Hawzhin Azeez, janvier 2017
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