Entretien inédit pour le site de Ballast
Costa-Gavras n’a pas abandonné son pays d’origine, la Grèce : il l’a injecté dans ses idées, en pensées et en images. Il n’a pas oublié : ni l’opposition virulente de son père face au régime oppresseur grec, ni le jour où il dut fuir sa ville natale. Né en 1933, le réalisateur s’est imposé comme l’une des voix du cinéma politique avec des films comme autant de fresques et de spectacles dépeignant les travers du pouvoir. Mais c’est en France qu’il commencera, officiellement, sa carrière de réalisateur. Et c’est dans sa maison cachée au fond d’une cour, non loin du jardin du Luxembourg, à Paris, que nous l’avons rencontré. Près d’un olivier : symbole fort du pays qui le vit naître. Il sera cette année l’un des parrains du festival Ciné-Palestine qui se tiendra à Paris, Saint-Denis et Aubervilliers, du 23 mai au 5 juin.
Je suis parti en 1955. À l’époque, mon père avait fait la Résistance avec le Front de libération nationale. Il a pris des positions antiroyalistes, ce qui lui a coûté très cher : après le référendum de 1945, le roi est revenu et les gens qui faisaient partie de la petite classe moyenne grecque ont perdu leur travail. Leurs enfants ne pouvaient pas aller à l’université, il leur fallait un certificat de bonne conduite de la famille. La seule façon de faire des études, c’était d’aller à l’étranger. La famille de ma mère était aux États-Unis, mais mon père était considéré comme communiste : impossible d’y aller. Pas moyen pour moi de faire des études en Grèce, ni pour mes parents de m’aider ; j’ai donc travaillé pendant un bon moment et j’ai fait des économies pour partir ailleurs. Je suis venu en France et me suis inscrit à la Sorbonne pour y faire une licence de lettres. Très vite, j’ai changé de voie : je suis rentré à l’IDHEC et j’ai été pris dans un élan formidable de découvertes. Le cinéma, les techniques et son histoire m’ont fasciné.
En sortant de l’IDHEC, j’ai eu la chance de faire un stage de quinze jours de mise en scène auprès d’Yves Allégret, qui, à l’époque, travaillait sur L’Ambitieuse. J’ai pu rencontrer Pinoteau et devenir, à la fin du stage, son second assistant sur un autre film. Je n’avais même pas le droit de travailler en France à l’époque ! Ensuite, j’ai été premier assistant de René Clair, René Clément, Jacques Demy, Henri Verneuil, Marcel Ophüls… J’ai eu vraiment beaucoup de chance. Un jour, je suis tombé sur un livre qui s’intitulait Compartiment tueur, de Sébastien Japrisot. Je travaillais pour René Clément qui attendait son prochain film, j’avais donc quelques semaines de libres et j’ai écrit un scénario avec ce livre. Je l’ai donné au directeur du studio qui m’a appelé pour me dire : « C’est un bon scénario, faisons le film. » Il a bloqué les droits et m’a demandé quels acteurs je souhaitais. J’étais intéressé par Jacques Perrin et Catherine Allégret, que j’avais rencontrés pendant mon stage. Entre-temps, j’avais rencontré Simone Signoret : elle m’avait invité à la campagne, je lui avais parlé de la Grèce, elle voulait tout savoir sur la guerre civile et sur mon père qui avait été en prison. Je lui ai donc parlé de mon projet et elle m’a répondu : « Non, il faut d’abord que Catherine ait son bac, mais moi, si tu veux, je veux bien faire l’actrice. » C’est comme ça que c’est parti ; je n’en revenais pas.
« La technique, c’est surtout ce qu’il y a de bon dans un roman, la bonne phrase, le bon adjectif. Ce sur quoi je me focalise le plus, c’est le jeu d’acteurs et la mise en scène. »
Yves Montand est venu me voir et m’a demandé à son tour : « Dis donc, il paraît que tu as fait un beau scénario, il n’y aurait pas un rôle pour moi ? » Rapidement, c’est devenu un film « entre amis ». Ça faisait peur parce que, si le film ne marchait pas, ça allait être une catastrophe pour tout le monde. Heureusement, le film a marché et a reçu, même en Amérique, des critiques formidables. Ce premier film, c’était un polar. Les gens étaient épatés par la qualité de la mise en scène mais aussi de la technique.
Vous accordez beaucoup d’importance à la technique ?
Je m’y intéresse mais, pour moi, la technique, c’est surtout ce qu’il y a de bon dans un roman, la bonne phrase, le bon adjectif. Ce sur quoi je me focalise le plus, c’est le jeu d’acteurs et la mise en scène. Il faut dire qu’après mon premier film et son succès, je me suis un peu précipité sur d’autres projets. J’ai fait un deuxième film, vite, tout de suite, sans faire attention, qui portait sur la Résistance en France et s’appelait Un homme de trop : ça n’a pas marché du tout, le film a été très mal accueilli. J’ai ensuite eu l’idée de faire Z : au départ, personne ne voulait le réaliser, et puis tous les acteurs ont accepté. C’est devenu une aventure absolument unique ; personne ne s’y attendait.
Alors vous êtes allé le présenter en Grèce, quelques années après…
Oui, je suis allé le présenter avec Montand et Semprún dès que les colonels sont partis. Pas immédiatement, parce que le Premier ministre, qui avait été appelé à reprendre le pouvoir, voulait faire un référendum pour le roi, et m’a prévenu, par des proches, qu’il préférait que le film ne sorte pas avant le référendum afin qu’il n’y joue pas de rôle. Et puis le référendum a eu lieu… Le roi a été renvoyé et le film est sorti le lendemain.
Quelle a été la réception en Grèce ?
Énorme, considérable.
Et pour vous, c’était important ?
C’était essentiel, et c’était même inquiétant parce qu’un film sur l’histoire grecque, fait en français et avec des acteurs français, c’était risqué. Pourtant, c’est très bien passé. D’ailleurs le film était déjà relativement connu, par ouï-dire, pendant toute la période des colonels — comme le film a eu du succès en France, il a été à Cannes, il a eu l’Oscar… et ça, les Grecs le savaient. Donc il y avait une attente extraordinaire et le film y a très bien répondu.
Il semble que le fait de considérer son équipe de tournage comme une famille soit primordial pour vous…
C’était important parce que je n’avais pas de famille, je n’avais personne, ici. Avec Simone, Yves et Jorge, nous étions très solidaires. J’ai découvert un monde — parce qu’ils appartenaient quand même à un univers très spécial en France, par rapport à la droite, la gauche et le communisme. Je suis entré, à mon avis, dans le meilleur de ce qu’il y avait en France ; il n’y avait pas d’excès de pensée, il y avait de la discussion — pourquoi ceci, pourquoi cela… et Jorge était un grand orateur. Ça donnait des discussions passionnantes, surtout à la campagne : on commentait tous les événements. Je me souviens d’un événement formidable, la venue de Sadate à Jérusalem, en 1977 : nous sommes restés devant la télévision toute la journée et quand Begin a parlé, avant la fin de ce discours, Simone a dit : « C’est une catastrophe, il n’a rien lâché. » Et c’était vrai. Et Jorge a commencé à nous faire part de son analyse : c’était passionnant.
Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’Amérique latine ?
« Pendant la période d’Allende, j’ai reçu un coup de fil venant du Chili, me disant que la droite allait interdire mon film L’Aveu. »
Le premier film que j’ai fait a été tourné en grande partie en Espagne. J’ai passé trois ou quatre mois là-bas, et j’y ai appris l’espagnol. Pendant la période d’Allende, j’ai reçu un coup de fil venant du Chili, me disant que la droite allait interdire mon film L’Aveu. On m’a demandé de faire quelque chose. J’ai appelé Paramount qui avait acheté les droits pour l’Amérique en demandant ce qu’il se passait au Chili. Ils m’ont juste répondu qu’il ne se passait rien et qu’ils attendaient l’hiver pour le sortir. Pourtant, le coup de fil que j’avais reçu était vraiment dramatique, la veille des élections municipales pour Allende, un mois et demi avant. J’ai pris l’avion et je suis parti. J’ai appelé le réalisateur qui m’avait téléphoné à Paris. Ils sont venus me voir et j’ai découvert dans les journaux chiliens toute cette histoire. J’ai rencontré Allende et on a décidé de ne pas faire de déclaration dans les journaux, mais de faire une émission le dimanche soir, un peu comme « 7 sur 7 ». Ça a fait beaucoup de bruit. Ça a donc créé une première relation avec ce continent. Ensuite, après Z, j’ai voulu faire un film sur un ambassadeur américain qui s’appelait Foy et qui a dirigé la Grèce après la guerre civile, pendant deux ans. C’était un grand technicien. Après la Grèce, il a été au Guatemala. L’histoire de Arbenz, c’était lui. J’étais au Mexique et j’ai commencé à enquêter sur Foy. J’ai rencontré des Guatémaltèques qui m’ont raconté des choses horribles à son sujet : il est allé à Kuala Lumpur et il a été tué par des révolutionnaires qui ont poussé sa voiture, dans laquelle il était avec son fils, du haut d’un pont. Comme je parlais l’espagnol, j’ai pu lire beaucoup de choses et me passionner pour cette histoire. Comme quoi, les films ne naissent pas comme ça… Les films sont comme les enfants, il faut beaucoup d’amour avant de les voir naître. La plupart des informations que j’ai trouvées venaient de la Librairie du Congrès, à Washington. Tout y était. J’ai pu entrer partout grâce à Z. Les employés avaient vu Z, donc ils me faisaient des faveurs, me parlaient, me montraient des choses. Il y a plein de gens formidables en Amérique.
Vous avez eu l’idée d’écrire le scénario de Z avant 68… un hasard ? Vous en mesurez l’impact, avec le recul ?
On a écrit le scénario en 1967, aussitôt après le coup d’État des colonels, qui a eu lieu en avril. J’avais lu le livre par hasard : mon frère me l’avait donné. J’en ai parlé tout de suite à Jorge et on a commencé à travailler sur l’idée. Ensuite, on a attendu un producteur pendant très longtemps. Mai 68 est arrivé et on était en grève, à Cannes. On avait trouvé les premiers fonds, commencé à préparer le casting mais tout s’est arrêté du fait des événements. Aussitôt la grève terminée, on a repris la production. Je pense que Z a participé de tout ça, sans aucun doute. C’était un peu le film qu’on attendait. Ce bouche à oreille inattendu nous laisse penser que, oui, sa réception a apporté un autre regard sur l’Histoire.
Le fait de le tourner en Algérie, où les libertés publiques étaient tout de même restreintes, ça a été une difficulté ?
Au contraire, nous étions complètement libres. Le seul problème qu’on avait, c’était le manque de femmes à la caméra. En Grèce, les femmes sont présentes dans toutes les manifestations. En Algérie, il a fallu trouver des Françaises ; c’était plus compliqué… À part ça, pas de difficultés.
Dans vos films, vous avez choisi de traiter des sujets politiques par le biais narratif. Était-ce un parti pris dès le début ? Le documentaire ne vous a‑t-il jamais tenté ?
« On va au cinéma pour voir un spectacle, pas pour entendre un discours. Il fallait que ça soit organisé un peu comme… une tragédie grecque. »
Il n’y avait pas d’archives [dans le cas de Z, ndlr] et, de toute manière, c’était impossible d’en obtenir. On a réalisé Z comme si nous manifestions. Il y a eu des mouvements un peu partout, des pétitions, des gens qui descendaient devant l’ambassade grecque, etc. Quand j’ai dit à Jorge : « Je vais faire ça », c’est parce que, selon moi, les pétitions c’est très bien, mais bon… On n’a jamais pensé que le film allait marcher, on l’a fait, tous, et on n’a pratiquement pas été payés. C’était un peu notre réaction contre les colonels. Si la dimension narrative m’a attiré, c’est aussi parce que j’avais une culture cinématographique de la fiction. Je crois que le cinéma est un spectacle, même si ça agace beaucoup de gens que je dise ça. On va au cinéma pour voir un spectacle, pas pour entendre un discours. Il fallait que ça soit organisé un peu comme… une tragédie grecque. Pour L’Aveu, en revanche, on a eu les documents du procès par des amis tchèques de London et de moi-même. On a simplement reconstitué ces archives. Je crois aussi que le documentaire, qui est essentiel au cinéma, a ses limites. Il n’a pas une grande pénétration dans l’univers du public, tandis que le récit en a davantage. Ceux qui avaient vu le film pensaient qu’il constituait un programme politique : ce n’était pas le cas. Les choses sont venues les unes après les autres. J’essaie justement en ce moment d’écrire un livre pour préciser comment chaque film est né, parce qu’il n’y a pas de programme. Par exemple, quand le livre L’Aveu est sorti et que je l’ai lu, des souvenirs de jeunesse ont ressurgi en moi : les relations avec le Parti, les liens avec l’histoire de mon père, l’arrivée en France et, surtout, le fait que ma génération a plongé la tête la première dans le Parti. Les propositions du Parti, c’était la promesse d’une modernité politique absolue : le monde allait complètement changer. La vie des ouvriers, la vie des paysans, allaient devenir le paradis. Il y a des gens qui disaient « Ce n’est pas vrai » ; on disait « Mais non, c’est la droite ! »… En même temps, la droite, qu’est-ce qu’elle faisait ? La guerre d’Algérie, la guerre d’Indochine, la colonisation en Amérique du Sud… Au moment où l’on réalisait que ce qui passait pour « les bons » était en réalité pour « les méchants », il était déjà trop tard.
Avez-vous eu une carte au PC ?
Non, jamais. J’aurais pu l’être, mais quand je suis arrivé en France, les quelques amis que j’avais me disaient : « Ne va pas aux manifestations ! » Moi, je restais dans les bistrots juste à côté, et je regardais les manifestants. J’étais spectateur et ça m’a permis en même temps de réfléchir davantage, à défaut d’être moi-même en immersion dans ces luttes.
Quel est votre rapport avec le communisme, politiquement, mais aussi cinématographiquement ?
J’ai connu le communisme au sein des équipes de tournage. J’ai vu des équipes françaises qui comptaient des communistes formidables. De bons travailleurs, sincères, qui faisaient leur travail formidablement. Le seul problème qu’on avait avec eux, c’étaient les jours de grève. Quand il y avait grève, on ne discutait pas : il fallait s’arrêter à tout prix. Ce qui était insupportable, c’est que la moindre critique faisait de vous l’ennemi de la classe ouvrière mondiale et ça, c’était la catastrophe du Parti. C’est dommage, car je suis très attaché aux idées du Parti — ces bonnes idées ont été gâchées. Si les Italiens et les Français avaient pris des positions plus nettes, la situation du Parti et de la politique en France et en Italie aurait été, selon moi, largement différente.
Vous continuez de vous revendiquer de la gauche ?
Naturellement. Sur le plan philosophique, oui… Mais c’est quoi la gauche ? Il faut distinguer la gauche de la droite, sans la ramener uniquement au plan électoral. Il est nécessaire de prôner et d’étudier des valeurs humanistes comme l’égalité. Les Grecs parlent très bien des idéologies. Selon eux, les idéologies naissent, grandissent et vieillissent. Quand elles sont périssables, il faut les remplacer par d’autres. C’est ça, l’idéologie.
Dans Le Couperet, vous montrez que c’est l’ultracompétitivité qui pousse certains individus au capitalisme et au néolibéralisme. Comment combattre ça ?
Il faut changer les hommes. Le drame provient de l’acceptation d’une idéologie liée à l’argent, une idéologie typiquement américaine : il faut avoir les moyens, il faut être riche, il faut avoir des biens, etc. Ça nous a conduits à une sorte d’isolement complet. L’argent est devenu une religion, une religion du « vouloir » qui fait automatiquement grandir et imposer le capitalisme agressif. Que dire de plus là-dessus ? Nous sommes prisonniers d’une situation où le système appartient aux privilégiés. Quand on pense que des milliards de gens ne mangent pas à leur faim tandis qu’on jette de la nourriture par tonnes et que des gens sont prêts à payer 200 000 euros pour avoir une voiture qui les transporte d’un endroit à l’autre, c’est abominable. Il faut combattre cette religion de l’argent.
Les gens changent, mais le système peut-il vraiment changer ?
« Il faut combattre cette religion de l’argent. Le système est complètement soumis aux banques, au grand capital, à la finance. »
Vous savez, les personnes ne changent pas tellement, finalement. Je n’ai pas de solutions, pas d’idées là-dessus, mais il est évident qu’il faut changer le système. Aujourd’hui, le système est complètement soumis aux banques, au grand capital, à la finance. Dans Le Capitalisme total, Peyrelevade dit que les banques et le grand capital dépendent entièrement des actionnaires. Si un actionnaire ne produit pas plus de 15 ou 20 % de dividendes, alors il sera remplacé. Donc, vous voyez, le système fonctionne très bien comme ça parce qu’il est lié à cette idée de réussite et d’argent. Tant que l’on parle de « moi » et de « premier », notre société fonctionne très bien. C’est quand même terrible de dire des choses pareilles…
Quel rôle peut jouer le cinéma dans ce changement ?
Il a déjà joué un rôle : il a permis de communiquer énormément de choses, d’en dévoiler beaucoup et de donner l’opportunité à beaucoup de pays très éloignés les uns les autres de se connaître. On a pu voir des filles nues au cinéma, une chose qui d’ordinaire était complètement taboue ! Les changements étaient déjà profonds, mais également dans le mauvais sens du terme. On sortait de la salle et les bons étaient toujours les bons et les méchants étaient toujours punis. Malgré tout, de nombreux réalisateurs européens et américains ont fait bouger ces normes-là. Il faut conserver sa liberté de cinéaste car on en a de moins en moins en dépendant de la télévision, qui va nous demander de respecter des règles liées à l’autocensure, qui va nous demander de changer d’acteur, qui va nous demander ceci et cela. Naturellement, on finit par se plier aux conditions, sinon le film ne sort jamais. On ne parle plus de censure, on parle d’autocensure. Évidemment, la tentation de l’argent y est pour beaucoup.
Ken Loach disait récemment qu’il faudrait qu’un grand film européen et antilibéral soit réalisé et qu’il traite, en particulier, de la réaction de l’Union européenne à la victoire de Syriza, en Grèce. Vous partagez cette idée ?
Un documentaire, c’est relativement facile à faire, tandis qu’un grand film, c’est différent. Derrière un film se cache toujours le mythe du réalisateur. Quand Ken Loach fait un film, on se dit « Ah ! Ken Loach a fait un film ! », donc on a envie de le voir. Sinon, on dit « Oh, il y a un très beau documentaire à la télévision ce soir, on va le regarder », et puis le lendemain on n’en parle plus, ça s’oublie… Je partage donc la volonté de Ken Loach : il faut faire ce film.
Sur la BBC, les films sont jugés et coupés. La télévision semble dicter sa loi. Comme vous l’évoquiez, est-ce à craindre pour la cinéma ?
Absolument. En France, on peut dire qu’on a encore suffisamment de liberté et qu’on laisse encore de la place aux jeunes réalisateurs. D’autres pays veulent le faire ; ils essaient mais n’y parviennent pas tous. Le problème, c’est que chaque pays souhaite avoir son cinéma, à l’image d’une nation : on ne peut pas se regarder dans les images des autres. Il faut qu’on se regarde dans son propre miroir, c’est tout. J’avais eu un accrochage très violent avec Barroso [ancien président de la Commission européenne, ndlr] : pendant des années, il nous a donné carte blanche, il nous a reçu chez lui, on était invités partout. Finalement, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a ouvert les portes aux grands groupes américains. Le cinéma devait constituer le ciment de la culture européenne et nous vivions ça comme une comédie tragique. Il faut créer un imaginaire, un collectif européen. C’est ça qui nous unit. Où est l’imaginaire en Europe, quand on ne parle que d’économie ? Le cinéma invite au voyage, c’est pour ça qu’il faut diffuser plus de films qui viennent d’ailleurs. Donner un peu d’argent par ci par là pour qu’on ferme notre gueule, ce n’est pas suffisant. Il faut beaucoup plus de moyens en Europe pour permettre au cinéma de s’élargir à l’international. Qu’est-ce qu’on connaît des Hongrois, par exemple ? On voit un film tous les dix ans sur les Hongrois… Je parle de l’Europe, mais c’est un danger international qui touche le cinéma de beaucoup d’autres pays.
Ce danger qui menace le cinéma est-il total ? Est-ce la fin du cinéma politique ?
« Il faut créer un imaginaire, un collectif européen. C’est ça qui nous unit. Où est l’imaginaire en Europe, quand on ne parle que d’économie ? »
Je partage beaucoup la pensée de Roland Barthes selon laquelle tous les films sont politiques. J’y crois beaucoup. On est engagé parce qu’on s’adresse à des milliers de personnes. Qu’est-ce qu’on raconte ? Qu’est-ce qu’on va leur raconter à ces gens-là ? Ces questions impliquent nécessairement un engagement. Mais c’est vrai qu’il y a des réalisateurs qui prennent une autre voie. Il y en a beaucoup, il y en a toujours eu, qui ont essayé de raconter autre chose. C’est très difficile de raconter le réel, d’avoir le style adéquat et les moyens nécessaires. On peut être très bon, mais si on n’a pas les fonds indispensables, ça devient vite limité. C’est ce qui s’est passé avec Le Capital.
Avec un nom aussi connu que le vôtre, ça reste compliqué ?
Oui, oui, même avec mon nom ! On me le dit souvent, ça. Quelques personnes pensent que faire un film, c’est de la coquetterie. On n’arrive pas chez un producteur qui va nous donner ce qu’on veut quand on le veut même si on a « un nom », ça ne marche pas comme ça.
Vous parliez de « style » : comment définiriez-vous le vôtre ?
Je parlais de tragédie grecque tout à l’heure. Je crois en cette tension permanente de la tragédie grecque. Bergman a dit : « Je fais des films en essayant de tenir le spectateur le plus possible, et de le faire éventuellement réfléchir. » Je pense de cette façon.
Quels films vous ont frappé, lorsque vous étiez étudiant ?
Le premier film, c’était Les Rapaces de Erich von Stroheim. Une tragédie. Il n’y avait pas de happy end. Je me suis dit : ça existe, ça peut exister et, donc, ça peut plaire. La salle était pleine, on était tous fascinés. J’ai aussi été marqué par les films de Kurosawa, de Jean Renoir, mais aussi par les films soviétiques de l’époque. J’ai découvert un cinéma que je ne connaissais pas grâce à la Cinémathèque. J’ai découvert une autre manière de raconter les histoires, une manière incarnée de raconter les choses. J’étais pris, totalement happé. On sortait de ces séances, on allait boire un verre et l’on passait nos nuits à réfléchir sur ces films.
Revenons sur un mot : vous nous dites que le cinéma est un spectacle…
Ce n’est pas le spectacle en lui-même qui m’intéresse : le Moulin Rouge en est un, par exemple, et il ne m’intéresse pas pour autant. Quand je dis « spectacle », ça n’est pas un discours politique. On ne fait pas un discours politique. On ne fait pas non plus un discours universitaire. Mais on essaie de provoquer en vous des sentiments : des rires, des pleurs, de la colère… tous ces sentiments-là, avec lesquels vous vivez au quotidien. Le cinéma, c’est une double liberté : celle de celui qui fait le film et celle qui vous donne le droit d’en faire ce que vous voulez.
En tant que réalisateur européen, vous avez néanmoins pu participer au cinéma américain (Mad City, Music Box, Betrayed). Qu’est-ce que vous en retirez ?
Après Compartiment tueurs et après Z, on m’a proposé beaucoup de films ; j’ai toujours refusé. Parce que, d’abord, c’était partir à nouveau et puis rentrer. Les informations que j’avais — des amis, des metteurs en scène —, c’était qu’il y avait danger, là-bas, avec les studios et tout le reste. On vous paie tout ce que vous voulez… Après Z, on m’a proposé de venir et de signer cinq projets : on m’a proposé une villa, de l’argent, bref, je pouvais faire ce que je voulais. Ça ne correspond pas du tout à ma façon de faire du cinéma. C’est vrai, quand on m’a proposé Missing, j’ai accepté tout de suite : parce que le film se passait au Chili. C’était donc plus facile pour moi — je parle espagnol. Aussi, parce que la post-production allait être faite en France. Wim Wenders était présent, un homme formidable, qui travaillait pour Coppola. C’est vrai que l’Amérique représente un peu la Mecque du cinéma… Dans la réalité, c’est plutôt un cauchemar pour les réalisateurs européens.
Avec Eden à l’ouest, en 2009, vous évoquiez un sujet très actuel : les réfugiés, les immigrés. En les humanisant, contrairement à toutes ces images qu’on nous montre, dans la « Jungle » de Calais ou ailleurs. Que vous inspire cette situation ?
« On recevait des coups de fil assez souvent disant qu’une bombe était dans la salle. Alors on arrêtait tout, on sortait tout le monde, puis on recommençait. »
Il y a toujours eu de l’immigration dans le monde, mais elle n’était pas aussi violente et directe qu’aujourd’hui. Il faut tenter de comprendre quelle est la part de responsabilité des grandes puissances dans tout cela, comment on a laissé faire, comment on en est arrivés là. Je comprends la révolte des immigrés parce que, quand vous avez, dans certains pays arabes, des richesses extraordinaires qui pourraient changer le monde, ce n’est pas normal, c’est dégradant. Que deviennent ces richesses ? On paie des footballeurs, on restaure de grands hôtels en France, on investit dans les grandes sociétés, on construit des immeubles imbéciles de 400 mètres de haut alors qu’on pourrait très bien investir pour sauver la vie de ces pauvres gens. Il y a des familles qui vivent en Occident depuis trois générations, ils sont toujours arabes, parce qu’ils ont la gueule arabe. Vous savez, en 1984, ma femme a produit Mehdi Charef. Moi, j’avais lu son livre Le Thé au harem d’Archi Ahmed : j’ai découvert la banlieue de cette époque pendant la préparation du film, qui a d’ailleurs très bien marché, et j’ai découvert des choses extraordinaires. Cette banlieue qu’on voyait lointaine, dans laquelle les jeunes n’avaient aucun espoir d’avenir, aucun changement immédiat… c’était catastrophique. Certains en sont devenus fous, happés par la religion qui leur promet un paradis après la mort. Quand j’y pense, lorsque j’étais jeune, je croyais aussi au paradis. Ce n’est pas du folklore, c’est de la manipulation totale : une manipulation dont nous sommes responsables, nous, les Occidentaux.
Il y a plus de trente ans, vous avez réalisé Hannah K., un film sur le conflit israélo-palestinien. Comment la situation a‑t-elle changé, depuis ce film ?
C’est encore pire. On me dit « Ah, vous faites des films politiques, vous avez aussi parlé de la question israélo-palestinienne » : ça ne se passe pas comme ça. Pour Hanna K., durant deux ans, une jeune Palestinienne est venue me voir, puis Franco Solinas, qui a cosigné le scénario puis écrit La Bataille d’Alger : « Pourquoi vous ne faites pas un film sur nous ? » C’était à l’époque où l’on croyait que tous les Palestiniens étaient des terroristes ; je n’étais pas spécialement emballé. Puis elle est revenue six mois après, puis deux ans après, etc. Un jour, avec Solinas, on s’est dit « Pourquoi pas ? ». Solinas est parti à Beyrouth et il a vu les camps. J’y suis aussi allé avec Michèle, ma femme. On a rencontré Amnon Kapeliouk ; il nous a emmenés partout. On a découvert un monde qu’on ne connaissait pas et on a découvert qu’il n’y avait pas que des terroristes : il y avait plein de Palestiniens qui ne souhaitaient que la paix. Pendant ce voyage, le maire de Jéricho nous a reçus et m’a demandé si j’accepterais de rencontrer quelques maires. J’étais évidemment d’accord et six maires sont venus à mon hôtel, à Jérusalem. Ils nous ont raconté des histoires épouvantables. On a réalisé ce film sur la métaphore de la maison : un Palestinien qui vient sans cesse demander sa maison, on le renvoie, il revient, on le renvoie, sans cesse. Trouver de l’argent fut très difficile, mais nous avons pu tourner en Israël ouvertement, avec des acteurs israéliens, et nous avons pu voyager partout. Quand j’y suis retourné des années plus tard, c’était effrayant. Le film avait fait une toute petite carrière, uniquement en France — il n’est pas sorti ailleurs. Le sujet était là, pourtant : quatre ans plus tard, Yitzhak Rabin disait la même chose que nous : « Il faut leur donner leur pays, leur maison. » En France, Gaumont a fait un travail formidable ; ils ont bien défendu le film, mais on recevait des coups de fil assez souvent disant qu’une bombe était dans la salle. Alors on arrêtait tout, on sortait tout le monde, puis on recommençait.
Pourriez-vous refaire ce film aujourd’hui ?
Ce serait encore plus difficile.
Photographies de Stéphane Burlot, pour Ballast.
REBONDS
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