Texte inédit | Ballast
Depuis l’été 2015, plusieurs centaines de milliers de personnes sont arrivées sur les côtes grecques, en quête d’un lieu où pouvoir reprendre le fil d’une existence plus sûre. Si ces îles ont toujours vu entrer de nombreux réfugiés, le flux inédit et massif de l’automne et de l’hiver derniers mit en lumière la politique des gouvernements européens : renforcer les frontières quel qu’en soit le prix. L’accord signé entre l’Union européenne et la Turquie, le 18 mars 2016, marque un nouveau tournant, aux conséquences ravageuses. Une de nos auteures s’est rendue sur place durant sept semaines afin d’intégrer les équipes d’actions de solidarité menées sur le terrain. De retour, elle livre ce récit, en deux volets, à hauteur d’hommes. ☰ Par Yanna Oiseau
Février 2032, cours d’histoire dans un collège, quelque part en France : « La crise des réfugiés que connut l’Europe en 2015 fut une catastrophe humanitaire où des centaines de milliers de personnes, sur les routes de l’exil, tentèrent d’échapper à la guerre et à la barbarie de groupes terroristes. L’Europe releva ce défi historique en accueillant un million d’entre eux ; ils y trouvèrent sécurité et refuge et purent se construire une nouvelle vie en son sein. » Il y a fort à parier que nos futurs manuels en parleront de la sorte. Pourtant, pour toutes celles et ceux qui se sont rendus en Grèce cet hiver 2015–2016, l’histoire est tout autre : à nous de la conter.
Vous avez dit asile ?
Jusqu’au 20 mars dernier — date de l’entrée en vigueur de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie —, voici le drame historique qui se déroulait sous les yeux de qui voulait bien voir : des centaines de milliers de personnes arrivaient aux portes de l’Europe, sur les îles grecques, principalement à Lesbos, fuyant la guerre et la persécution. Cet hiver 2015 vit passer un nombre beaucoup plus important encore d’exilés tentant la traversée sur des navires de fortune — mais ce n’était pas là un phénomène nouveau. Les naufrages réguliers au large de Lampedusa percent suffisamment les filets des chroniques journalistiques pour que tous et toutes en aient connaissance. Toutefois, la couverture médiatique, en France, de ce qui se passe depuis plusieurs mois au large des îles helléniques ne permet pas de prendre la mesure réelle des événements, me semble-t-il. Tout apparaît comme une histoire que nous ne connaîtrions que trop bien ; ceux qui dénoncent depuis longtemps l’Europe forteresse n’en semblent que peu surpris, là ou d’autres — la majorité sans doute —, peut-être trop pris par l’émotion suscitée par les images de corps échoués, semblent peiner à discerner la responsabilité politique en jeu.
« Nos gouvernements attendaient les yeux rivés sur la côte grecque, de voir combien débarqueraient vivants et quels autres seraient engloutis par la mer, pour être régurgités quelques semaines plus tard. »
L’ironie caractéristique de ce que nous vivons ces derniers mois réside sans doute en ceci : l’Union européenne avait sous-entendu que les Syriens arrivant en Europe obtiendraient le statut de réfugié politique (en atteste, entre autres, la question des accords sur la répartition des réfugiés). Deux choses sont à entendre ici : les Syriens qui arrivent en Europe. Oui, nos gouvernements attendaient passivement, les yeux rivés sur la côte grecque, de voir combien débarqueraient vivants et quels autres seraient engloutis par la mer, pour être régurgités quelques semaines plus tard. Ils feignaient à chaque fois la surprise de découvrir devant leur porte cet hôte épuisé du combat acharné qu’il venait de mener, en prétendant n’avoir aucune idée des chemins empruntés pour en arriver là — ceux qu’ils avaient bien pris soin de fermer1 — jusqu’à ces maudits 12 kilomètres de mer à traverser. Aussi, nos gouvernements n’évoquent-ils essentiellement que le sort des exilés syriens. Serait-ce par acquit de conscience, puisque tous participent à la guerre en Syrie ? Serait-ce par intérêt — celui de rendre invisible l’existence d’autres exilés demandant, eux aussi, le droit urgent à un refuge, en les excluant de leur discours ? Ou serait-ce encore parce que l’opinion publique penche actuellement en faveur de ces figures médiatiques ? Tendez l’oreille dans certaines sphères : les Syriens auraient vraiment besoin d’aide, « tandis que les autres en profitent ». Si l’on suit nos classes politiciennes, il semblerait qu’en arrivant d’un pays en guerre depuis plus de trente ans, l’Afghanistan, vous excédiez clairement les capacités de mémoire occidentales. Même les quatorze années de guerre et d’instabilité politique de l’Irak ne semblent plus suffire à accorder gain de cause à ses ressortissants. Quant aux Pakistanais, Bangladais et autres Maghrébins, il faudrait qu’ils passent leur chemin ; aux yeux de tous, ils sont des migrants économiques se faisant frauduleusement passer pour des réfugiés. Pourquoi ne leur serait-il pas possible de se réclamer de la Convention de Genève, supposée assurer protection à toute personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » ? Posons-nous, aussi, cette question : quelle est la valeur de cette distinction, a priori si évidente pour certains, entre migrant économique et réfugié ?
Europe : terre de droits et d’accueil ?
Quelle était la situation cet hiver sur les rives des îles grecques2, avant la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie ? Les derniers mois de l’année 2015, des dizaines de bateaux de fortune ont tenté quotidiennement la traversée — de jour comme de nuit ; certains jours, plus d’une centaine parvenaient sur les côtes de Lesbos. Mais, avec l’arrivée des navires de l’OTAN début mars, venus renforcer les contrôles exercés par les gardes-côtes turcs et grecs et les bateaux de FRONTEX, plus aucune embarcation de réfugiés ne pouvait arriver de jour. Pour traverser les mailles de cet odieux filet, le chemin s’effectuait uniquement de nuit, dans l’obscurité totale. Une mer agitée, du vent, de la pluie ou un moteur qui lâche, et c’était alors plusieurs heures de terreur qui marquaient les visages des réfugiés à leur arrivée sur la côte…lorsqu’ils y parvenaient. Certains bateaux arrivaient chargés pour moitié d’enfants en bas âge et il n’était pas rare de découvrir, en les changeant, leurs parties génitales brûlées d’avoir été trempées des heures dans le froid.
Mettons-nous à cette place un instant — car « réfugié » n’est pas une identité mais une condition, qui un jour s’abat sur vous. Imaginons : vous avez réchappé de la traversée sain et sauf ; commence alors l’absurde jeu bureaucratique européen. Afin de poursuivre votre route pour vous rendre sur le continent, il vous faut passer par des camps d’enregistrement qui vous permettent d’obtenir un numéro, seul sésame apte à vous ouvrir le guichet des compagnies de ferry. Et ce n’est pas une mince affaire. Avant que des ONG ne débarquent en masse dans ce coin du monde et que des équipes de solidarité ne se constituent, il vous faut parfois attendre plusieurs jours, sans nourriture, dans le froid et sans vêtements de rechange – les vôtres ayant été trempés durant la traversée – devant des services d’enregistrement n’ouvrant qu’aux heures de bureau (sic !). Pour se faire une idée du décor, prenons l’exemple du camp d’enregistrement de l’île de Lesbos, le camp Moria : cet ancien camp militaire a été réaménagé, et délimité par deux rangées de murs barbelés installés pour l’occasion. Une fois votre numéro en main, vous pouvez acheter votre billet de ferry et embarquer en direction du port du Pirée. Après des heures – voire des jours – à errer dans les rues d’Athènes, vous poursuivez jusqu’à la frontière avec la Macédoine, au nord, afin d’entamer la longue route des Balkans menant vers les eldorados allemand et scandinave. Rappelons-nous, au passage ; l’arrachement à sa terre comprend un coût financier conséquent. Et partout où il y a de la misère, il y a, pour d’autres, de fructueuses affaires.
Comprendre l’accord entre l’Union européenne et la Turquie
« Mettons-nous à cette place un instant – car
réfugién’est pas une identité mais une condition, qui un jour s’abat sur vous. »
Mais cette procession quotidienne, c’était avant. Car depuis, les frontières se sont fermées les unes après les autres, comme un jeu de domino lancé par la Hongrie3, jusqu’à la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, le 18 mars 2016. Ce dernier consiste principalement en ceci : à partir du 20 mars, toute personne entrée illégalement sur le territoire grec depuis la Turquie sera déportée. Par ailleurs, pour chaque exilé syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien du territoire turc sera envoyé vers l’Europe… dans la limite de 72 000 personnes. Un trafic humain organisé dans les plus hautes sphères. Il est fondamental, je pense, de mettre les chiffres en perspective : l’agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) décompte soixante millions de réfugiés à travers le monde, et l’Union européenne — l’une des plus grandes puissances économiques avec ses plus de 508 millions d’habitants — en accueille moins que le Liban, pays de 4,5 millions d’habitants.
Les réfugiés, qui — à force de sommets européens les semaines précédent l’accord — avaient dû changer de trajectoire, ce qui augmentait non seulement de plusieurs jours les distances de marche, mais aussi le danger, se retrouvèrent confrontés à une nouvelle situation : plus aucune route n’était ouverte. L’accord révéla quant à lui deux réalités nouvelles : la prise en otages de plus de 50 000 personnes coincées en Grèce, et l’organisation d’une logistique de déportations massives des nouveaux arrivants sur les îles après le 20 mars 2016. Prise d’otages et déportations massives. N’ayons pas peur des mots, et prenons une chose après l’autre. Si les grèves dans les transports publics en France sont si aisément qualifiées de « prise d’otages des usagers », ne craignons pas d’employer le terme lorsque des dizaines de milliers de personnes sont retenues contre leur gré, qui plus est dans un pays en faillite, qui brille par son absence de mise en œuvre de structures d’accueil dignes de ce nom. Quant aux déportations… Forcer des personnes à entrer dans des bateaux contre leur volonté, en faisant si besoin usage de la violence, afin de les acheminer vers un autre pays : est-ce autre chose ? Ne nous y trompons pas, le ciel azur de la Grèce et les bateaux des compagnies de transport touristiques turques mises à disposition (pour épauler FRONTEX) n’adoucissent en rien la violence perpétrée. Une violence instituée, réfléchie, actée politiquement, qui bafoue sans hésiter les textes internationaux ratifiés après la Seconde Guerre mondiale. Ne pas être surpris face à cette nouvelle preuve que les lois de nos États « démocratiques » et « avancés » répondent à un principe d’élasticité qui correspond étrangement à leurs perceptions et intérêts de l’heure, ne suffit pas à justifier le silence qui enveloppe cette triste page de notre Histoire… ni l’usage de la novlangue qui veut nous la rendre plus acceptable.
Il est primordial de se pencher sur le contenu de cet accord pour en saisir l’impact ; à défaut, tout témoignage — y compris celui-ci — se retrouverait amputé de toute possibilité d’analyse politique, le réduisant au mieux à un cri compassionnel. Dans l’esprit du texte, les déportations se veulent justifiées par l’illégalité de l’entrée sur le territoire. Mais à quel moment ceux qui fuient la guerre et la persécution pourraient-ils effectuer une demande officielle, en bonne et due forme, avant d’arriver sur le territoire où ils souhaitent demander l’asile ? Il est ici essentiel de savoir que c’est justement la demande d’asile qui régularise la situation d’une personne à son arrivée dans un pays. Mais ce sont les conditions d’accessibilité à une telle procédure qui sont la clé de voûte du problème. En Grèce, la réponse est claire ; les dispositifs destinés à traiter les demandes sont largement insuffisants au vu de leur nombre, et l’information prodiguée aux réfugiés, quasi inexistante. Plus loin dans le texte, on peut lire que ce sont les personnes dont les demandes seront jugées infondées ou irrecevables qui seront déportées. On ne comprend plus : les personnes en question auront-elles le droit de demander l’asile, ou seront-elles directement déportées4 ?
« La Turquie, qui n’appartient ni à l’Union européenne, ni à l’espace Schengen, se voit indirectement attribuer le rôle de gestionnaire des demandes d’asile. »
Quand au caractère « infondé » ou « irrecevable » d’un dépôt de dossier, rien de plus arrangeant. En effet, l’administration peut juger une demande d’asile de fait « infondée » au regard de la Convention de Genève, donc tout simplement refuser de l’instruire. Pour quels motifs ? Comment fait-on pour juger en amont de la pertinence d’une demande de protection en faisant abstraction d’une évaluation détaillée et prenant en compte chaque situation spécifique ? Dans la pratique, c’est souvent le pays d’origine qui sert de facteur déterminant. Le tampon bureaucratique de « pays en guerre » peut lui aussi servir à cautionner un tri arbitraire — alors que la Convention de Genève ne mentionne nullement que les ressortissants d’un pays en guerre sont seuls en droit de demander l’asile à un pays tiers. Est considérée comme « irrecevable », entre autres, une demande déposée par une personne qui aurait déjà fait une demande d’asile dans un autre pays. Il s’agit là des procédures Dublin successives qui, depuis plus de vingt ans, cherchent à limiter l’arrivée de réfugiés en Europe. Une demande d’asile déposée dans un État de l’Union vaut pour tout le territoire européen : un seul coup d’essai sera permis, dans le pays par lequel vous êtes entré et qui aura pris vos empreintes digitales (fichier Eurodac)5. Quand on constate que certains pays accordent le statut de réfugié bien plus facilement que d’autres, on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé d’une telle règle…
Le paradoxe majeur de la situation actuelle réside sans doute en ceci : la Turquie, qui n’appartient ni à l’Union européenne, ni à l’espace Schengen, se voit indirectement attribuer le rôle de gestionnaire des demandes d’asile de ceux qui cherchent à trouver protection sur le territoire européen. Cette logique n’est pas nouvelle et elle ne cesse de faire école : il y a quelques jours, un dirigeant libyen en déplacement en Italie proposait qu’un accord analogue à celui conclu avec la Turquie soit mis en œuvre avec la Libye : l’externalisation de la gestion de l’asile en Europe a de beaux jours devant elle. Face à cette tendance, on en vient à penser que nos gouvernements « gagneraient en franchise » en se retirant des accords internationaux qui protègent les réfugiés, tellement il ne semble plus rien rester de leur essence aujourd’hui.
La Turquie décrétée pays tiers sûr
Que pourrait-on attendre de ces sommets européens qui reconnaissent la Turquie comme « pays tiers sûr » ? Précisons que cela indique que les cravates de l’Union considèrent le gouvernement turc comme apte à protéger des réfugiés sur son territoire, bien que non apte à protéger ses propres ressortissants (l’appellation serait alors « pays sûr »). Curieux paradoxe… mais félicitons-nous de ce nouveau concept (sic) ! La distinction qu’il introduit permettra encore aux Kurdes de Turquie — et à tout opposant politique persécuté — de fuir ce pays et demander protection en Europe. Faudrait-il rappeler que l’État turc, dirigé par un président mégalomane et autoritaire, bombarde depuis plusieurs mois des villes et quartiers entiers de son propre territoire, dans la poursuite de cette logique vieille d’un siècle : se débarrasser de la « question kurde » ? Qu’il se saisit et même invente tous les prétextes possibles pour bombarder le Rojava syrien proche — région autonome kurde — qu’il redoute tant ? On sait aussi depuis quelque temps qu’à la frontière avec la Syrie, la police turque tire à armes réelles sur les réfugiés qui tentent d’entrer sur son territoire. C’est ce même gouvernement qui exige la poursuite de satiristes européens, et finit par l’obtenir. Il ne s’agit probablement que du début d’un engrenage douteux, où le racisme des uns alimenterait l’abus de pouvoir des autres. Mais, entre la Turquie d’Erdogan et les gouvernements de l’Union européenne, qui doit retenir notre attention ? Les Espagnols ont choisi : ils viennent de lancer une plainte contre leur Président pour crime contre l’humanité.
Des camps de détention et de déportation
« C’était le 19 mars : en vingt-quatre heures et sans faire l’objet d’aucune communication officielle, 8 000 personnes furent déplacées des îles vers le continent. »
J’étais à Lesbos lorsque le vent a tourné. L’une des conséquences immédiates de la signature de l’accord fut, côté grec, le déplacement de tous les réfugiés présents sur les îles de Lesbos, Chios et Samos, dans la confusion et le silence le plus total. C’était le 19 mars : en vingt-quatre heures et sans faire l’objet d’aucune communication officielle, 8 000 personnes furent déplacées des îles vers le continent. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il était alors beaucoup plus simple de gérer les arrivées sur les îles à partir du 20 mars, date d’entrée en vigueur de l’accord — et ainsi d’organiser les déportations. À Lesbos, seuls les Pakistanais et Bangladais étaient retenus dans le camp Moria : premiers candidats à la déportation puisqu’ils n’avaient pu obtenir d’enregistrement ni le droit de déposer une demande d’asile. Les Maghrébins, eux, n’avaient même pas pu y mettre les pieds ; ils étaient depuis longtemps déjà entièrement exclus des dispositifs officiels.
Le 20 mars, les portes de ce camp (et celles des autres centres d’enregistrement des îles) se sont fermées. Les murs de barbelés prirent ce jour-là tout leur sens. En un tour de clé, le lieu se transforma en camp de détention — ce à quoi il avait toujours ressemblé. La police et l’armée passèrent aux commandes ; toutes les petites ONG créées à l’occasion furent chassées, toutes les actions menées par des groupes de solidarité cessèrent d’office. Les organisations les plus importantes, à l’instar de Médecins sans frontières ou l’UNHCR, publièrent des communiqués officiels refusant de prendre part à cette nouvelle politique, et se retirèrent (leur action sur le terrain semblera parfois moins tranchée). Depuis, les personnes détenues à l’intérieur du camp Moria ont fait savoir qu’il manque de tout : ni nourriture suffisante, ni eau, ni couchage pour tous. Comment croire qu’un gouvernement puisse être capable de mettre en place la logistique nécessaire au déplacement de plusieurs milliers de personnes, depuis plusieurs îles vers le continent en un jour, mais ait « oublié » d’anticiper les implications logistiques liées à la création de camps de détention ? J’ai appris sur place que les premiers jours, les gens n’étaient pas seulement enfermés dans Moria, mais dans les baraques à l’intérieur du camp. Ce sort est désormais réservé aux contestataires et autres « agitateurs », retenus dans des sections spéciales. Aujourd’hui, ce sont 3900 réfugiés parqués à l’intérieur de ce camp, conçu pour 1500 personnes. L’émeute gagne parfois ce lieu ; il arrive aussi que des individus tentent de mettre fin à leurs jours.
Le plus alarmant, pour tous, c’est l’opacité dans laquelle tout cela se déroule depuis le 19 mars. De l’intérieur, les réfugiés ne cessent de demander à qui se présente de l’autre côté des barbelés s’il détient plus d’informations, ce qu’il va en être d’eux, s’ils vont être déportés ou pouvoir sortir librement du camp. Depuis, ce ne sont ni les vidéos ni les articles sur le Net qui manquent, témoignant des conditions inhumaines dans lesquelles ces personnes sont détenues, l’angoisse montante due à l’absence totale d’information, la colère, les grèves de la faim tentées pour percer le silence et l’horreur… Le double jeu du gouvernement grec est un autre remarquable « détail », bien que peu surprenant. Pendant qu’il met en application pratique les modalités de cet accord, il se retire politiquement ; des propos tenus par le ministre de l’Intérieur (qui a comparé Idomeni au « Dachau des temps modernes »), à la carte blanche donnée aux autorités policières pour gérer en toute autonomie les camps6, les indices sont clairs. Demain, ce gouvernement pourra, aussi bien que chacun des autres gouvernements européens, se laver les mains de ce dont il aura été acteur pendant cette très sombre page de l’Histoire.
Idomeni, à la frontière avec la Macédoine
« Et tant pis pour cette odeur nauséabonde de plastique brûlé qui vous frappe dès votre arrivée, vous donne un mal de crâne dément, une toux sans fin et vous poursuit longtemps après. »
En avril, je me suis rendue à Idomeni, ce lieu où des milliers de personnes attendent — et espèrent — la réouverture de la frontière afin de poursuivre leur chemin… et j’ai vu cette face de l’Europe que l’on ne s’efforce même plus de cacher. 12 000 personnes en attente sur un terrain plat et argileux où, après l’horreur de la pluie et de la boue, vient celle des coups de soleil et de la chaleur écrasante. Pas une once d’ombre sur ce campement qui se trouve à 20 km du premier village. 32 douches installées par Médecins sans frontières, moins d’une centaine de toilettes chimiques pour autant de monde. Des enfants qui courent dans tous les sens. Des excréments de partout — gare à où vous mettez vos pieds —, car la nuit à Idomeni, il n’y a pas de lumière, alors on évite de trop s’éloigner de sa tente de fortune ; on se soulage où on peut. Certains ont creusé des trous à côté de leurs tentes pour y faire leurs besoins et y mettre le feu le jour suivant. D’ailleurs, on y brûle tout, les déchets, les vêtements sales, les emballages alimentaires, les couvertures salies. Tout est bon pour se réchauffer la nuit et tant pis pour cette odeur nauséabonde de plastique brûlé qui vous frappe dès votre arrivée, vous donne un mal de crâne dément, une toux sans fin et vous poursuit longtemps après.
Idomeni est la terre de tous les contrastes, le lieu de l’exercice mental ultime, où les cases imaginaires ne cessent de tomber, l’une remplaçant l’autre, mais aucune ne tient plus de vingt-quatre heures. Si avant d’y être, on craint le pire, on se dit à l’arrivée que « ce n’est pas si mal que ça », qu’il y a beaucoup d’enfants souriants, que l’on y rencontre des personnes formidables, et que tout ce petit monde semble s’organiser, finalement. Mais bien vite : l’horreur derrière les sourires, les tentes de fortune, les bâches sur le sol pour les chanceux, les femmes enceintes épuisées — certaines accoucheront seules dans leur tente —, les enfants malades, les infections de toutes sortes, les invalides coincés dans leur tente, et les queues interminables. La queue pour manger, la queue pour boire, la queue, encore et toujours. Et la tension, présente en continu, qui peut exploser à la moindre occasion. Les bagarres dans la queue justement, les débordements de foule sur certains camions de distribution qui n’ont pas prévu assez de monde pour gérer l’afflux des personnes dans le besoin et en état de stress sévère. Il n’est pas facile pour tous de gérer ce niveau de tension et de violence sourde permanents. Et non, il ne s’agit pas là du vrai visage de cet étranger « sauvage et incontrôlable », comme on peut le lire trop souvent sur les réseaux sociaux.
Ce visage, c’est celui de la violence politique, le fruit de son œuvre, le résultat sur les hommes de la guerre, d’un périple long et dangereux où il est plus d’une fois question de vie ou de mort, jusqu’à ce mur invisible qu’on ne peut accepter, ce mur qui dit que le chemin s’arrête là, que vous n’avez plus rien à espérer si ce n’est d’attendre dans des conditions plus que dégradantes qu’un miracle s’opère et que le mur se fissure. Que vous puissiez aller rejoindre votre frère, votre mère, votre ami, ou tout simplement votre avenir. Mais même à tout cela vous n’avez pas le temps de penser, car il faut aller faire la queue pendant des heures pour manger, pour que vos enfants mangent, il va falloir attendre la nuit pour aller vous soulager dans un coin — quand vous n’avez pas perdu toute inhibition sociale, au bout de plusieurs jours et plusieurs semaines, qui fait que vous finirez par baisser votre pantalon et vous accroupir, à la vue de tous, pour vous soulager enfin… Il y a des détails, essentiels pourtant, dont on ne peut plus s’encombrer à partir d’un certain stade de maltraitance. Ou bien serait-ce qu’à force de se sentir invisible, on finit par croire qu’on l’est ? Le 10 avril, quelques centaines de personnes se sont dirigées vers le mur de la frontière, dans une énième tentative de le traverser. La police de la Macédoine n’a pas hésité à gazer et tirer au flashball sur la foule, faisant 260 blessés, dont de nombreux enfants.
On ne sait pas ce qu’il va advenir de ces 50 000 personnes en attente sur le territoire grec. Rendons-nous bien compte, il s’agit seulement de 50 000 personnes — en terme de volonté politique, ce n’est qu’une goutte d’eau. Le 14 avril, un pompier espagnol, volontaire à Idomeni, m’a informée de ce que plusieurs hélicoptères et avions de guerre avaient survolé le camp, terrorisant tout le monde. Une nouvelle tactique pour convaincre les personnes sur place d’accepter de se rendre dans les camps officiels ? Cela permettrait sans doute au gouvernement de mieux gérer la question ! J’ai rencontré des réfugiés qui ont accepté de s’y rendre ; mais pour ceux placés dans des camps dont les portes étaient ouvertes (ce qui n’est pas toujours le cas), ils sont revenus aussitôt à Idomeni. Si ces personnes ont préféré ce terrain vague aux camps officiels, on ose à peine imaginer ce qu’il s’y passe. Quant à ceux qui chercheront encore à fuir la guerre — ces guerres dans lesquelles nos gouvernements sont tout sauf innocents – ils ne feront que changer de route. Et de la Libye vers l’Italie, ce ne sont pas quelques heures de traversée, mais trois à quatre jours.
« Rendons-nous bien compte, il s’agit seulement de 50 000 personnes − en terme de volonté politique, ce n’est qu’une goutte d’eau. »
Une considération datant de mes années d’écoles, lorsque sur les bancs du collège nous était enseignée l’horreur de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration, n’a cessé de me revenir. Une question surtout, restée sans réponse depuis – malgré les lectures et conférences d’experts sur le sujet : pourquoi les gens n’ont-ils rien dit, pourquoi ont-ils laissé faire ? De retour de l’enfer des réfugiés, croisés et rencontrés sur un court temps de leur périple, une idée s’est ancrée en moi. L’horreur de la violence politique ultime n’a toujours concerné qu’une minorité de personnes. En tout temps et en tout lieu. Où est la voix de la majorité ? Qu’en dit-elle ? Que disent les plus de 500 millions d’habitants d’Europe de ce qui se déroule en ce moment même chez eux ? Sont-ils au courant ? Ont-ils été dupés par la novlangue des médias de masse et des politiciens ? Ou sont-ils si nombreux à être contaminés par le racisme structurel qui les entoure ? Pour l’heure, cette violence systémique semble dépasser toute capacité d’action – mais aussi d’imagination – et c’est là que nous avons certainement perdu… Mais si la majorité s’y mettait enfin ? Certes, ce qui se passe à Lesbos ou à Idomeni n’est qu’une facette — la plus manifeste et explicite — de la violence qui régit nos sociétés. Les mots sont importants : il ne s’agit pas là d’une « crise humanitaire » (situation dans laquelle la vie d’un grand nombre de personnes est menacée) ; cette formulation par trop utilisée ne fait que masquer l’essentiel de ce qui s’y déroule. Il s’agit d’un autre moment historique où la violence politique s’abat férocement sur une population, minoritaire, face à une majorité d’observateurs/non observateurs passifs. Entre celui qui fixe la scène, consterné, et celui qui tourne la tête de l’autre côté, l’Histoire nous enseigne qu’il n’y fait peut-être pas vraiment de différence. Combien sommes-nous à être révoltés ? Et que sommes-nous prêts à faire ?
Photographies bannière & vignette : Christina Georgiadou
- La Grèce avait barricadé sa frontière avec la Turquie en 2011 avec la construction du mur d’Evros.[↩]
- Lesbos, Chios et Samos sont les principales îles d’arrivée.[↩]
- Carte datant du 27 octobre 2015, mais donnant un bon aperçu de la situation. La Macédoine, la Croatie et la Slovénie ont depuis fermé leurs frontières. https://francais.rt.com/international/9213-crise-migratoire-carte-fermeture-frontieres[↩]
- Une analyse juridique de l’accord (en anglais) faite par un avocat est disponible ici.[↩]
- L’esprit de la procédure Dublin nuit à tous les pays qui dessinent les frontières de l’Europe. Leur situation géographique et la logique de la procédure – qui veut que ce soit le pays qui a vu entrer le réfugié sur son territoire qui se charge de sa demande d’asile – induit que la question des déplacements humains ne concernerait que ces pays, préservant les autres pays d’Europe… si les premiers s’attelaient consciencieusement à enregistrer toutes les personnes traversant leur territoire.[↩]
- Le ministère de la Justice, sous le contrôle duquel étaient placés ces camps, s’est retiré de cette responsabilité pour les laisser sous la gestion du ministère de la Protection citoyenne – équivalent du ministère de l’Intérieur en France.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « La guerre contre les enfants », Nicolas Séné, janvier 2016
☰ Lire notre article « Grèce : « C’était un Non à l’Europe des experts, un Oui à l’Europe des peuples » », Sarah Kilani, juillet 2015