Croit-on pouvoir faire la révolution sans les femmes ?


Sanité Bélair, Suzanne Voilquin, Claire Démar, Antoinette Pascal, Flora Tristan : qui se sou­vient de ces noms ? Le patro­nyme de la der­nière est sans doute celui qui sonne le plus fami­lier. Avec ces contem­po­raines, celle sur­nom­mée « la paria » fait par­tie de ces « fémi­nistes d’avant le mot » qui, au début du XIXe siècle, s’at­tachent à pour­suivre le com­bat de leurs ainées des Lumières et pavèrent la route pour les sui­vantes – les Louise Michel, Madeleine PelletierHubertine Auclert et tant d’autres. Ce sont elles qui peuplent une par­tie des pages de l’ou­vrage de l’his­to­rienne Ludivine Bantigny qui paraît ces jours-ci : Nous ne sommes rien, soyons toutes ! Un récit cou­rant de 1789 à aujourd’­hui, qu’in­carnent les figures recon­nues comme oubliées des luttes fémi­nistes et dont nous publions un extrait. 


Qui parle pour les effa­cées1 ? Qui prend vrai­ment conscience que les oppres­sions sont croi­sées ? Les femmes révo­lu­tion­naires sont peu nom­breuses encore [au début du XIXe siècle] à pen­ser que leur lutte peut embras­ser d’autres com­bats : contre l’esclavage en par­ti­cu­lier. Certes, Olympe de Gouges et Sophie de Grouchy se pro­noncent très tôt pour son abo­li­tion. Cependant, l’émancipation semble ne pou­voir venir que des pre­miers et pre­mières concer­nées, même s’il y faut aus­si des soli­da­ri­tés. Tout est si trans­gres­sif alors dans les luttes des femmes : les fémi­nistes d’avant le mot connaissent la mar­gi­na­li­té poli­tique et sociale. Elles sont moquées, raillées, huées, cari­ca­tu­rées, humi­liées. Le nou­vel homme fort, Napoléon Bonaparte, entend les repla­cer dans une caté­go­rie que la Révolution avait ébré­chée. Parallèlement, il réta­blit l’esclavage, fai­sant de son régime un empire liber­ti­cide. D’après le Code civil nou­vel­le­ment ins­tau­ré, la femme est un objet ; elle « doit obéis­sance à son mari ». Les femmes sont rame­nées à la ser­vi­li­té juri­dique. De règne en règne et d’insurrections en révo­lu­tions, même l’universalité pro­cla­mée sous la répu­blique contri­bue à les exclure, en les pri­vant de citoyenneté.

C’est pour­quoi celles qui contestent cet ordre éta­bli, au nom du droit et de l’égalité, sont mar­gi­na­li­sées. Elles tentent de trou­ver un équi­libre, tou­jours pré­caire et mena­cé, entre pas­sé et ave­nir : elles puisent dans l’histoire la puis­sance d’exemples vivants capables de les ins­pi­rer et se pro­jettent sans cesse dans un futur éman­ci­pé. Encore faut-il le façon­ner et se battre pour qu’il advienne. Cela se fera d’abord par elles, sans attendre qu’il sur­gisse d’en haut, puis­sance divine, pou­voir sécu­laire et même hommes révo­lu­tion­naires : pour ce qui est de ces der­niers, leurs contra­dic­tions ou leur pusil­la­ni­mi­té déçoivent sou­vent. Ces femmes, leurs pen­sées, leurs actions et leurs ini­tia­tives, for­cé­ment sub­ver­sives, appa­raissent anti­con­for­mistes. Elles sont dès lors intem­pes­tives, comme déca­lées dans leur époque qu’elles contri­buent pour­tant à forger.

« Tout est si trans­gres­sif alors dans les luttes des femmes : les fémi­nistes d’avant le mot connaissent la mar­gi­na­li­té poli­tique et sociale. »

Surtout, elles incarnent des idées, avec leurs corps, qui comptent. Même cri­ti­quées et bafouées, elles se livrent à leurs luttes. « Se livrent », y com­pris en se racon­tant, car les récits de vie révèlent le poids des chaînes et le far­deau des injus­tices. Cette mise au jour comme mise à nu sup­pose beau­coup de cou­rage, en un temps où la parole et l’action des femmes sont ren­voyées à l’illégitimité et l’opprobre. Leur reproche-t-on de trou­bler l’ordre ? Elles ren­versent la charge accu­sa­trice, fortes d’une volon­té opi­niâtre : mon­trer que le « désordre » n’est pas où on le croit.

« Viv libète ! A ba esclavaj ! »
Sanité Belair

Qui parle pour les effa­cées en effet ? Pour les femmes qui, à La Réunion, en Guadeloupe ou à Saint-Domingue, se dressent contre le réta­blis­se­ment de l’esclavage, se battent à la vie à la mort, le plus sou­vent à la mort et pour la liber­té ? Elles sont ense­ve­lies dans le tom­beau de l’oubli. Enfermées, même, à triple tour. D’abord par le manque criant de sources écrites que dis­putent néan­moins la trans­mis­sion orale et sa vita­li­té : la tra­di­tion par exemple qui invoque les prê­tresses mam­bos de Saint-Domingue, arti­sanes de rites vau­dous entou­rées de légendes. Elles ont été actives, comme Cécile Fatiman, dès le pre­mier sou­lè­ve­ment d’esclaves et affran­chis, en 17912. Ensuite par une his­to­rio­gra­phie elle-même andro­cen­trée, qui les a long­temps relé­guées dans des notes de bas de page, appen­dices ou nota bene. Enfin par la tra­di­tion mas­cu­li­niste qui les a mino­rées, posées en vic­times, en épouses, en objets mais rare­ment éri­gées au sta­tut de « mères de la nation » libé­rée par la révo­lu­tion. Partant, com­ment évo­quer le com­bat de l’esclave Héva à La Réunion ? Comment sor­tir Marinet Bwachèche, Erzulie Dantó ou Défilée Bazile des nimbes de mys­tère qui les enve­loppent et les enserrent3 ? Comment par­ler des « sœurs de Solitude4 », sœurs en révolte achar­née, cou­tu­rières, domes­tiques, blan­chis­seuses ou paco­tilleuses, res­tées ano­nymes tan­dis que Solitude fini­ra par avoir sa sta­tue sur une petite place de Paris ?

[Bice Lazzari]

Après com­bien d’années ? Plus de deux cents ans pour se rap­pe­ler son enga­ge­ment dans une Guadeloupe insur­gée et fina­le­ment écra­sée par les troupes du géné­ral Richepance. Solitude, son enfant à peine né, est exé­cu­tée le 29 novembre 1802. Comment ne pas enfer­mer Claire Heureuse et Sanité Belair dans l’identité subal­terne et figée de « femme de » ? À Saint-Domingue, toutes deux par­ti­cipent pour­tant à l’insurrection, deve­nue révo­lu­tion puisqu’elle fini­ra par ren­ver­ser la domi­na­tion fran­çaise et conqué­rir l’indépendance. Claire Heureuse, com­bat­tante et infir­mière — insé­pa­ra­ble­ment les deux —, orga­nise le ravi­taille­ment et les soins tout en tenant par­fois les armes à la main. Elle est l’épouse de Jean-Jacques Dessalines, héros en Haïti dont il sera le pre­mier roi. Cependant, épouse, elle n’est pas que cela. Elle s’oppose d’ailleurs à Dessalines en exi­geant plus d’humanité dans le trai­te­ment réser­vé aux colons, ce qui n’empêche pas les mas­sacres pour autant ; elle se bat dans ce déchi­re­ment. Et Sanité Belair, une offi­cière, ser­gente puis lieu­te­nante, confron­tée aux troupes du géné­ral Leclerc qu’a envoyées Bonaparte. Ce Leclerc le recon­naît, dans l’acharnement des batailles : « Les hommes meurent avec un fana­tisme incroyable, ils se rient de la mort. Il en est de même des femmes5. » Il ordonne qu’on tue jusqu’au der­nier « les nègres des mon­tagnes, hommes et femmes ». C’est dans ces mon­tagnes, sur les hau­teurs de l’Artibonite, que Sanité Belair s’engage.

Ces femmes par­fois crient « Vive la mort ! », la pré­fé­rant à la ser­vi­tude. Les esclaves mar­ronnes s’enfuient, sont reprises, tor­tu­rées, tentent de nou­veau leur chance, muti­lées encore et s’échappant encore, comme l’esclave Rosette qui a un cou­teau pour se défendre et le bran­dit à la face des maîtres. Certaines marchent à l’échafaud en rele­vant la tête, déci­dées à n’être pas tout à fait déses­pé­rées au seuil de leur sup­plice : au moins, leur ventre ne por­te­ra plus d’esclaves6. Elles sont presque heu­reuses alors de déro­ber leur corps à la pos­ses­sion radi­cale fixée par l’esclavage. Quelques-unes savent fabri­quer des armes et placent des concoc­tions létales dans l’attirail de leurs résis­tances. Malgré l’anachronisme de l’expression, il y a sans doute un « fémi­nisme mar­ron7 », por­té par des femmes escla­va­gi­sées qui réus­sissent à s’échapper. Cela s’avère d’ailleurs tou­jours plus dan­ge­reux pour elles, car elles sont frei­nées par les soins à appor­ter aux enfants. On le voit par exemple en août 1802, lors d’une opé­ra­tion de fuite col­lec­tive : les colons lan­cés à leur pour­suite ne par­viennent pas à rat­tra­per les hommes, mais les femmes, res­tées un moment en arrière, sont cap­tu­rées et exé­cu­tées8.

Exécutée, Sanité Belair va l’être aus­si, ce 5 octobre 1802. Faite pri­son­nière au côté de son mari et d’autres insur­gés, elle exige de rece­voir le même trai­te­ment que les hommes : elle se débat face au bour­reau et n’aura pas la tête tran­chée. Elle mour­ra debout, fusillée comme les autres, comme les hommes. Avec un der­nier cri à ce que l’on dit : « Viv libète ! A ba escla­vaj9 ! » Aujourd’hui encore, la tra­di­tion la main­tient dans la place exi­guë de l’épouse, toute guer­rière qu’elle ait été. En Haïti du moins, la sta­tue de Sanité se dresse à Verrettes où elle est née. Mais en France, nulle part. Jusqu’à ce que peut-être son his­toire gagne la bataille contre l’oubli et son sarcasme.

« Pitié donc ! de ces codes de morale que les hommes ont faits seuls »
Suzanne Voilquin

Les nou­velles phi­lo­so­phies qui appa­raissent à cette époque, à l’instar des uto­pies sociales, ne res­tent pas silen­cieuses sur l’esclavage. Les saint-simo­niens s’y opposent, en rai­son de l’asservissement infli­gé hors de tout droit moral, mais éga­le­ment avec un par­ti pris éco­no­mique : abo­li­tion­niste, l’école saint-simo­nienne cal­cule que le déve­lop­pe­ment indus­triel et la pros­pé­ri­té peuvent se pas­ser de la ser­vi­tude10. Mais bien qu’il soit basé sur une pen­sée de l’égalité, pro­po­sant concrè­te­ment l’abrogation de l’héritage et la sup­pres­sion de tous les pri­vi­lèges, le saint-simo­nisme garde ses points aveugles. Forcément, comme tous les angles morts, ils réduisent le champ de vision et l’imagination d’une socié­té éman­ci­pée de tous ses rap­ports d’oppression. Si l’esclavage ne mérite pas de sub­sis­ter, la colo­ni­sa­tion est quant à elle prô­née11 : l’utopie alors serait réa­li­sée parce qu’elle serait loca­li­sée, ancrée dans un lieu que l’on pour­rait prendre à autrui – mais cet aspect reste impensé.

[Bice Lazzari]

Les femmes jouent un rôle puis­sant dans ces cou­rants fémi­nistes avant que l’adjectif existe. À la tête du saint-simo­nisme au côté d’Armand Bazard, Prosper Enfantin défend une vision spi­ri­tuelle fon­dée sur la Femme-Mère12. Les contra­dic­tions demeurent néan­moins, en même temps que les ten­sions. D’abord, c’est lui, un homme, « le Père » dans ce cou­rant mêlant ratio­na­lisme et mys­tique, qui en décide. C’est lui, un homme, avec d’autres hommes, qui invite les femmes à s’exprimer et prendre la parole pour décrire leur condi­tion. Cette parole, ils la leur donnent, comme s’ils la leur octroyaient, par convic­tion mais aus­si magna­ni­mi­té, du haut d’une supé­rio­ri­té mas­cu­line main­te­nue envers et contre les prin­cipes. Enfantin crée certes une rup­ture par­mi les siens en pro­cla­mant l’égalité des sexes, ce qui pro­voque une dis­si­dence dans le mou­ve­ment. Mais dans la com­mu­nau­té pour­vue de « degrés », les femmes n’occupent pas les places impor­tantes pour autant. Enfantin encou­rage les femmes à se confier, à faire le récit de leur vie, maté­riau pour explo­rer les inéga­li­tés qui recouvrent la socié­té d’un lourd man­teau troué. Or même dans le saint-simo­nisme, mal­gré l’insistance sur l’importance des femmes, à com­men­cer par la Mère-matrice d’une har­mo­nie uni­ver­selle, les femmes sont tou­jours plus expo­sées au mora­lisme et à la critique.

En tout cas, Suzanne Voilquin n’hésite pas : elle est déci­dée à se racon­ter. Elle se sent les forces néces­saires pour accom­plir de grandes choses et arra­cher, bien plus que le prin­cipe de l’égalité des sexes, sa mise en œuvre concrète. « Fille du peuple », elle mène long­temps une vie d’ouvrière, de cou­tu­rière qui connaît pri­va­tions et pau­vre­té. Rue Sainte-Opportune, dans le cœur du Paris popu­laire, elle occupe à la fin des années 1820 une man­sarde dans la mai­son « la plus noire, la plus sin­gu­liè­re­ment bâtie et la plus mal­saine de tout ce vieux quar­tier13 ». Elle essuie la cruau­té d’une rup­ture amou­reuse avec un homme qui l’a agres­sée, puis séduite, qui lui avait fait des pro­messes pour fina­le­ment l’abandonner. Elle en conçoit long­temps du mépris, non pas seule­ment pour lui, mais « pour son sexe ». Soubassement de son fémi­nisme peut-être. Ces ouvrières, qui par­viennent à se main­te­nir « fières et dignes » mal­gré l’exploitation, la vio­lence mas­cu­line et la misère, elle ne ces­se­ra plus de les défendre et de se battre pour l’amélioration de leur sort. Elle apprend les métiers de sage-femme et d’infirmière. Et se pas­sionne pour le saint-simo­nisme, qu’elle découvre dans le milieu ouvrier des typo­graphes et impri­meurs. C’est d’ailleurs avec des ouvrières, « deux jeunes filles pro­lé­taires », qu’elle fonde un jour­nal fémi­niste avant la lettre : La Femme libre. Ses com­pagnes d’écriture et d’élan poli­tique se nomment Désirée Véret et Reine Guindorf. C’est vrai, elle se sent d’abord « plus timide » qu’elles et son pre­mier article est pru­dent : les femmes doivent mener une « croi­sade paci­fique » ; com­battre, d’accord, et lut­ter, mais avec « des armes cour­toises ». Ces armes au contraire, Reine Guindorf et Désirée Véret entendent les affû­ter, aigui­ser les lames d’une bataille à gagner : celle de l’égalité. Elles s’éloignent et laissent à Suzanne le jour­nal, dont elle change le titre, et qui hésite, en change encore, pour ne pas s’attirer les raille­ries — c’est peine per­due dans une époque qui ne peut être convain­cue. Trop en avance, trop éclai­reuse. Mais Suzanne en est per­sua­dée : c’est là le germe de l’avenir. Le jour­nal s’appelle donc tour à tour Apostolat des femmes, Affranchissement des femmes, La Femme nou­velle puis La Tribune des femmes, jugé plus neutre et moins rebelle14. La rébel­lion est dans son conte­nu : il réclame l’« affran­chis­se­ment des sexes », la mise à bas des pré­ju­gés, le droit au divorce et même une « fémi­ni­sa­tion de la socié­té ».

Suzanne Voilquin se sent libre en effet. Elle ne sou­haite pas se fixer à un seul port d’attache, elle ne veut pas s’amarrer. Ses ori­gines ne la dis­posent peut-être pas aux grands voyages. Pourtant, elle part, elle en est capable. Prête pour l’Orient otto­man, prête à la décou­verte, prête à rem­plir cette mis­sion qu’elle répète : « Colonisons, colo­ni­sons ! », tout impré­gnée sans doute de la conquête de l’Algérie amor­cée sous Charles X. Alors, quand une par­tie des saint-simo­niens, après les arres­ta­tions et la répres­sion de 1832 avec l’incarcération d’Enfantin, décide de quit­ter la France pour l’Égypte, elle s’embarque elle aus­si. Elle n’est pas au Caire en tou­riste et ne se ménage aucune peine. La peste effroyable qui décime la popu­la­tion ne la fait pas fuir : elle reste, ne se pro­tège pas, soigne, se rend au che­vet des malades, accom­pagne dans la mort les per­sonnes les plus proches, blanches et arabes. Elle-même contracte la mala­die, à laquelle elle sur­vit15. Fille du peuple, c’est le peuple qui l’intéresse et par­mi lequel elle veut vivre. Féministe, c’est auprès des femmes égyp­tiennes qu’elle veut être.

Une brèche s’ouvre ici, l’une de ces contra­dic­tions qui n’épargnent pas les mou­ve­ments d’émancipation. Suzanne Voilquin prône l’égalité et l’harmonie uni­ver­selle, elle se détache d’un Occident qu’elle trouve figé et trop ancien. Cela n’extirpe pas ses pré­ju­gés et un racisme enra­ci­né, quand bien même elle ten­te­rait de s’en défaire, autant par l’enquête que par la vie quo­ti­dienne, deux ans durant. Ses mots sur les hommes et les femmes du Congo sont aujourd’hui insup­por­tables : elle en parle comme d’un « type bes­tial ». Et la « phy­sio­gno­mie étrange » des Arabes l’inquiétera long­temps. Une même ambi­guï­té se loge dans son rap­port aux femmes égyp­tiennes. D’un côté, depuis des années, elle défend l’amour libre, une sexua­li­té éman­ci­pée de contraintes hypo­crites impo­sant aux femmes une chas­te­té de mœurs. De l’autre, elle juge avec un éton­ne­ment mêlé de condes­cen­dance les femmes arabes dont les yeux sont pour elle « d’une lan­gueur pro­vo­cante » et plus encore la danse des almées qu’elle com­pare à des bac­chantes, devant ce qu’elle nomme las­ci­vi­té et impu­deur : la « sen­sua­li­té volup­tueuse » semble tout à la fois la cho­quer et la trou­bler. Un abîme s’ouvre sous ses pieds. Où se situe la liber­té ? Où est donc cette chair admise et assu­mée sans le mora­lisme en vigueur ? Suzanne s’efforce tou­jours d’être hon­nête dans ses des­crip­tions : elle met en valeur les femmes égyp­tiennes quand elle décrit leur démarche, leur tour­nure, leur allure d’une « grâce » et d’une « noblesse de nymphes16. C’est elle, sans doute, qui est per­due dans ses repères. Elle se trouve au milieu du gué.

[Bice Lazzari]

Mais ce qu’elle fait est déjà énorme, abso­lu­ment dis­so­nant et déto­nant pour son époque. Elle s’habille en homme17. Sans cesse, sans cesse, elle sou­haite vivre « indé­pen­dante », fai­sant « bon mar­ché de l’opinion du monde », par­tant dans des contrées plus éloi­gnées encore, la Russie et l’Amérique. Une « odys­sée fémi­nine18 », sans doute : l’adjectif sou­ligne qu’elle est excep­tion­nelle. Une odys­sée fémi­niste aus­si. Elle admire George Sand comme « une étoile brillante », pour la musique de son style, pour ses « pages élo­quentes » mais sur­tout pour son immense liber­té. Elle a conscience d’avoir publié quant à elle un jour­nal modeste — mais bel et bien celui d’une Femme libre. Il s’agit de ne négli­ger aucune pierre dans l’édifice de l’égalité des sexes, en soi très révo­lu­tion­naire. Dans ses mémoires, c’est une phrase de Lamartine qu’elle place en exergue : « Le pas d’une four­mi pèse sur l’univers19. »

Suzanne Voilquin est confiante : elle croit en la prise de parole des femmes, en la « véri­té toute nue » devant laquelle le reste n’est plus que « fausses ver­tus ». La digni­té humaine n’est pas dans le silence contrit ni dans les par­che­mins des secrets. Elle est dans les cris qui demandent jus­tice, elle est dans la har­diesse. Les hommes auront tout inté­rêt à écou­ter. Car pour Suzanne, pra­ti­quant là un retour­ne­ment que les fémi­nistes ren­dront fami­lier, les femmes ne sont pas seules à subir le joug de l’oppression. Les hommes, dit-elle, sont « esclaves autant que nous » tout en s’en ren­dant res­pon­sables : si les femmes sont sou­mises à la force, les hommes le sont au men­songe et à la ruse, « qui les enlacent toute leur vie ». Foin de l’hypocrisie. Foin de ce « vieil Occident » qui se pré­tend moral mais qui est déca­dent, recon­dui­sant l’exploitation et l’abaissement. Les liens du mariage que la socié­té juge sacrés sont un som­met de dupli­ci­té. Leur double morale sexuée main­tient les femmes sous tutelle tan­dis qu’ils donnent aux hommes la part belle : ils en font des maîtres. C’est un absurde abso­lu­tisme — le sym­bole de « l’exploitation qui abru­tit notre sexe ». C’est bien pour­quoi le « monde moral » auquel aspirent les saint-simo­niennes ne sau­rait être celui-là. Ce qu’elles veulent, c’est la liber­té et l’indépendance maté­rielle. Alors il FAUT par­ler. Confier et publier des « véri­tés utiles aux femmes », quitte à y perdre, en répu­ta­tion et en humi­lia­tion. Suzanne Voilquin s’y consacre ; elle ne craint pas le qu’en-dira-t-on. Elle ne redoute pas de publier le texte d’une autre femme, quand bien même le fait de mêler son nom au sien pour­rait accroître encore les quo­li­bets et sur­tout la condam­na­tion. Parce que ce texte, « ce grand cri de liber­té est le plus fort, le plus éner­gique qui ait été jeté au monde par une voix de femme20 ».

L’heure est sonnée
Claire Démar

Son cadavre dans la fosse com­mune. Enseveli au Père-Lachaise, avec les pauvres, comme un chien. Claire Démar est morte dans la misère. Deux jours plus tôt, rue de la Folie-Méricourt, la balle a tra­ver­sé son crâne. Le double sui­cide de cette femme encore jeune, d’environ trente-quatre ans, et de Perret Desessarts, âgé quant à lui de vingt ans, sus­cite la rumeur, le scan­dale, le débat : il fait beau­coup par­ler la presse, en août 1833. À l’heure de sa mort choi­sie, Claire Démar a lais­sé en évi­dence sur une table deux lettres et un manus­crit, à l’intention de Prosper Enfantin. Et c’est ce mani­feste que Suzanne Voilquin se charge de publier, en signant sa pré­face : Claire Démar le réser­vait à La Tribune des femmes.

Il s’intitule Ma loi d’avenir. Le titre parle évi­dem­ment : d’un espoir au futur et d’une nou­velle morale qui ne serait plus enta­chée d’hypocrisie et d’infamie. Comme Suzanne, Claire est per­sua­dée que les femmes doivent par­ler, quelles que puissent être leurs voix : puis­santes et éner­giques, trem­blantes et indé­cises, dis­cor­dantes et heur­tées, inar­ti­cu­lées peut-être, ou bien har­mo­nieuses. Qu’importe : en la matière il ne faut ni normes ni règles. « Toute voix de femme sera enten­due et écou­tée. » Elle-même se dit inca­pable d’étouffer ce qu’elle a à dire, de le pas­ser au crible, au filtre des conve­nances d’un monde trop vieux pour elle ou pru­de­rie chré­tienne. Suzanne et Claire se rejoignent dans la condam­na­tion du mariage tel qu’il est, l’union légale et conju­gale qui sou­met la femme. Mais Claire Démar va plus loin. À ses yeux, le jour des noces est une fête « licen­cieuse » et « lubrique », moment où un homme montre à la face des invi­tés qu’il va mettre une femme dans sa couche. Le lit nup­tial est ici cam­pé en objet de raille­ries par des hommes échauf­fés. La jeune mariée est comme livrée, exhi­bée aux regards vicieux, au milieu d’une orgie de danse et de vins. Le contrat de mariage, loin d’être le signe émou­vant qui unit deux amants, res­semble au pro­to­cole d’un usu­rier : « cent pour cent [d’intérêt] ; c’est à prendre ou à lais­ser21 ». Pour Claire Démar, cette céré­mo­nie-là ne sau­rait être une joie ; elle scande plu­tôt le che­min d’une « EXPLOITATION ».

[Bice Lazzari]

Ce qu’elle veut pour les femmes — et par consé­quent pour les hommes —, c’est un amour libre et digne, d’égale à égal, sans le mora­lisme fac­tice qui cache sou­vent mal en réa­li­té son immo­ra­li­té. Dit dans les mots de son temps, avec déli­ca­tesse et tact, elle fait com­prendre que la vir­gi­ni­té des femmes ne doit pas être arri­mée à l’heure des épou­sailles. Toute femme doit pou­voir être libre, quand elle s’y sent prête, de connaître le plai­sir, l’« essai de la CHAIR par la CHAIR ». Ces termes, qui nous paraissent à nous si pudiques, sont jetés de sorte que même les plus « har­dis nova­teurs » pour­raient en être « effrayés ». Et qu’une femme les écrive paraît encore plus sub­ver­sif. Elle n’hésite pas à évo­quer la pos­si­bi­li­té d’avoir plu­sieurs amants sans que cela semble incon­ve­nant : don­ner « satis­fac­tion à plu­sieurs hommes dans leur amour » appa­raît comme une géné­ro­si­té en même temps qu’une liber­té. On com­prend que, pour Suzanne Voilquin, il y ait aus­si un cou­rage effron­té à publier ce texte. Claire Démar a hési­té, bien sûr, inquiète à l’idée du « flot popu­laire » où sa répu­ta­tion pour­rait être empor­tée. Mais, s’écrie-t-elle, « je parle ». Et tout est là : dans ces deux mots qui font le socle de cette pen­sée nou­velle, infi­ni­ment mino­ri­taire et en soi révo­lu­tion­naire22.

Non, ce ne sont pas des « criaille­ries fémi­nines », comme cer­tains hommes ont cou­tume de les appe­ler, mais une exi­gence de droits et de liber­tés. Car « l’heure est son­née » pour les récla­mer : le droit de pro­prié­té, sans dépen­dances mas­cu­lines, le droit d’élection, le droit d’adhésion libre et spon­ta­née dans la famille, la cité et le royaume entier. Claire Démar reven­dique le droit de vote, l’éligibilité, en somme la pleine citoyen­ne­té. Il est « néces­saire, indis­pen­sable, sacré de faire assis­ter les femmes à la rédac­tion de toute loi ». Ainsi parle-t-elle, dans son Appel d’une femme au peuple pour l’affranchissement de la femme « au peuple », c’est-à-dire aux femmes comme aux hommes qui le com­posent, aux femmes que l’on oublie alors que pour­tant elles en forment au moins la moi­tié, soignent l’enfance et consolent la vieillesse, engagent leur dévoue­ment à toutes les étapes et dans tous les liens que tisse la socié­té. C’est aus­si une adresse qu’elle tourne vers les répu­bli­cains : d’après elle, les seuls dignes de por­ter ce nom sont ceux qui ne tolèrent aucune oppres­sion. Aux res­pon­sables poli­tiques, elle lance leurs quatre véri­tés : c’est aux femmes, leur dit-elle, de « cre­ver le papier brouillard der­rière lequel appa­raît votre fan­tas­ma­go­rie par­le­men­taire », de « cou­per le fil doré de vos marion­nettes diplo­ma­tiques ». La vigueur de sa plume, l’insolence de son style sont à l’époque et pour une femme d’une rare­té abso­lue. Ce qu’elle veut, c’est une révo­lu­tion. Mais pas seule­ment de celles qu’on fait en trois jours dans le ciel bleu des rues, comme aux Trois Glorieuses de juillet 1830 : celles qui se mènent chaque heure et chaque nuit, une révo­lu­tion quo­ti­dienne qui vien­dra tout bou­le­ver­ser, sans un trône pour chas­ser l’autre. L’œuvre révo­lu­tion­naire devra mêler « l’affranchissement de notre sexe » à « l’affranchissement du pro­lé­taire23 ».

Sous le drapeau noir
Antoinette Pascal

À l’heure où Claire Démar s’éteint, d’autres comme elle com­battent pour cet affran­chis­se­ment qu’elle a appe­lé de ses vœux. Il y a eu les Trois Glorieuses de 1830 : les femmes y ont par­ti­ci­pé, cer­taines d’entre elles, comme Marie Deschamps, contri­buant à dres­ser les bar­ri­cades et même tenant le fusil, ne se conten­tant pas d’apporter leurs soins aux bles­sés. […] À ces jour­nées font écho, l’année sui­vante, les « Trois Glorieuses pro­lé­ta­riennes24 » des 21, 22 et 23 novembre 1831, chez les canuts lyon­nais. Hommes et femmes s’y battent pour la digni­té du tra­vail, la liber­té et la répu­blique, aspi­ra­tion répri­mée sous la férule de Louis-Philippe. Cette insur­rec­tion marque les esprits par la prise de parole ouvrière, por­tée par la « classe qui ne pos­sède pas face à la classe qui pos­sède » ; elle se mène contre l’organisation capi­ta­liste du tra­vail, en ten­tant d’y échap­per par la coopé­ra­tion, le mutuel­lisme et les asso­cia­tions popu­laires. Depuis juillet 1830, les grandes villes comme Lyon connaissent une effer­ves­cence de jour­naux et, pour la pre­mière fois, l’apparition d’une presse ouvrière. Les canuts se battent pour la recon­nais­sance de leur tra­vail et sa digni­té, reven­diquent un tarif pro­po­sé aux entre­pre­neurs, qui le refusent au nom du mar­ché et de la liber­té du pro­prié­taire. L’aspiration est à l’unité ouvrière et à la soli­da­ri­té. Les cou­rants socia­listes y prennent leur part dans une pers­pec­tive émancipatrice.

Il faut ima­gi­ner ces mil­liers de femmes et d’hommes, en octobre 1831, s’avançant dans les fau­bourgs, mar­chant en silence, sans armes ni bâtons. Leur déter­mi­na­tion impres­sionne même les négo­ciants qui sont leurs adver­saires : leur orga­ni­sa­tion « frappe de stu­peur les spec­ta­teurs ». Leur péti­tion adres­sée au pré­fet y insiste : « La classe ouvrière doit et veut cher­cher un terme à la misère. » Durant la grève qui s’étend, la garde natio­nale ouvre le feu. Alors : « Aux armes, on assas­sine nos frères ! » Comme le disaient trente ans plus tôt, à peine dif­fé­rem­ment, les esclaves en insur­rec­tion : « La liber­té ou la mort ! » C’est que la digni­té est à pré­ser­ver d’abord : « Nous aimons mieux périr d’une balle que de faim. » Les bar­ri­cades s’élèvent, où les femmes sont pré­sentes. Sur l’une d’elles est fiché un dra­peau noir, avec ces mots : « Vivre en tra­vaillant ou mou­rir en com­bat­tant. » Ce sont des femmes, accom­pa­gnées d’enfants, qui se rendent maî­tresses d’une caserne, celle du Bon-Pasteur. Certaines font de la char­pie pour pan­ser les bles­sés sur les lieux des com­bats25. Des ouvrières et ouvriers d’autres métiers rejoignent les canuts. C’est le cas d’Antoinette Pascal, une jeune bou­que­tière, que ses enne­mis pré­sentent en furie, en « véri­table can­ni­bale26 ».

[Bice Lazzari]

Après la répres­sion san­glante de novembre 1831, cette classe ouvrière en voie de for­ma­tion pour­suit ses éla­bo­ra­tions, avec son pre­mier jour­nal ouvrier, L’Écho de la fabrique. Il y est ques­tion de tra­vail, de coopé­ra­tion, de répu­blique. Fait remar­quable : les atro­ci­tés du colo­nia­lisme en Algérie y sont dénon­cées. On y évoque aus­si les droits des femmes. Le 23 juin 1833, un article en appelle à un bou­le­ver­se­ment radi­cal dans la situa­tion des femmes, afin qu’elles ne soient plus réduites au sta­tut ser­vile d’ustensiles de cui­sine ou de meubles de salon, et que les hommes cessent de se conduire « en sei­gneurs et maîtres27 ». L’influence des saint-simo­niennes et fou­rié­ristes pré­sentes à Lyon, comme Clorinde Rogé et sur­tout Eugénie Niboyet, est pré­gnante. En octobre, cette der­nière fonde un jour­nal fémi­niste, Le Conseiller des femmes. L’Écho de la fabrique en repro­duit plu­sieurs articles et encou­rage vive­ment ses pro­jets — « Pour nous, tra­vailleurs, qui jugeons l’ouvrier à son œuvre, et qui avons sui­vi Mme Niboyet dès son début, nous sommes heu­reux de lui trou­ver tout le cou­rage qu’exige sa posi­tion » —, comme l’ouverture d’écoles gra­tuites28.

En avril 1834, les canuts en appellent à la grève géné­ra­li­sée, pour lut­ter contre le gou­ver­ne­ment qui inter­dit les asso­cia­tions. Mais la répres­sion est ter­rible et par­cou­rue d’atrocités : les sol­dats n’hésitent pas à tirer sans som­ma­tion sur des femmes et des enfants. La poé­tesse Marceline Desbordes-Valmore décrit la tra­gé­die dans des poèmes poignants :

Quand le sang inon­dait cette ville éperdue
Quand la bombe et le plomb, balayant chaque rue
Excitaient les san­glots des toc­sins effrayés.

Mais Antoinette Pascal sur­vit ; faute de preuves, elle n’est pas même défé­rée au tri­bu­nal de Riom où d’autres sont jugés. Lors des pro­cès d’avril 1834, un mili­tant répu­bli­cain, Lagrange, écrit, entre rage, déses­poir et déter­mi­na­tion à lut­ter : « Nous avons vu, dans notre mal­heu­reuse ville, vingt mille femmes sans ou presque sans vête­ments, tra­vaillant de 5 heures du matin jusqu’à minuit, sans pou­voir gagner le pain de la jour­née […] et nous avons rêvé la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme29. » Et l’exploitation de la femme ?

Faire le 89 des femmes et des ouvriers
Flora Tristan

Dix ans plus tard, Flora Tristan confie en quit­tant Lyon son amour pour cette ville et sa popu­la­tion. Cette cité pour elle est « sacrée » par l’engagement des pro­lé­taires. C’est là qu’elle veut poser la pre­mière pierre du futur Palais de l’Union ouvrière. Car tel est le pro­jet pour lequel elle donne toutes ses forces. Elle n’en ver­ra pas la réa­li­sa­tion : en mai 1844, il ne lui reste que cinq mois à vivre, tant elle est épui­sée par un enga­ge­ment inces­sant. D’ailleurs dans son jour­nal30, elle constate que son « besoin d’agir » lui paraît « effrayant » : elle craint qu’il ne devienne « une mala­die chro­nique ». Elle conçoit cette Union ouvrière comme une vaste asso­cia­tion. L’idée est que les ouvriers et ouvrières cotisent pour mettre en place des assu­rances sociales en cas de mala­die, de chô­mage ou d’accident du tra­vail, et pour faire bâtir un « palais » afin d’accueillir des enfants de classes popu­laires et des per­sonnes seules et malades. Elle-même est une déclas­sée : fille d’un géné­ral péru­vien qui ne l’a pas recon­nue, elle a dû se faire ouvrière dans un ate­lier de gra­vure. Comme Suzanne Voilquin et Claire Démar, l’un de ses prin­cipes d’existence est l’indépendance. Elle sait ce qu’est la mise en tutelle ordon­née par le Code civil : lorsqu’elle voyage au Pérou, elle doit se faire pas­ser pour une céli­ba­taire ; dans le cas contraire, il lui faut l’autorisation de son mari31. Or elle entend bien s’en pas­ser. Cet homme, violent et furieux d’une indé­pen­dance qu’elle ne fait pas que pro­cla­mer, manque de la tuer en 1838. Comme Maréquita d’Alvarez, l’héroïne de son roman Méphis, elle vit entre deux mondes, fré­quente un peu la bour­geoi­sie en s’y ennuyant à mou­rir — « L’ennui règne en des­pote dans ces salons dorés32 » — et sur­tout le monde ouvrier : elle affirme apprendre davan­tage en deux jours auprès des pro­lé­taires qu’en dix ans auprès de bour­geois. Ceux-là d’ailleurs, elle les déteste : « À part les fraudes dans leur com­merce, ils ne sont propres à rien, abso­lu­ment à rien. » Dans ses tour­nées de confé­rences pour pré­sen­ter l’Union ouvrière à tra­vers toute la France, elle aime leur faire des coups pen­dables, les cri­ti­quer avec véhé­mence en leur pré­sence, « effrayer les bour­geois » qu’elle voit comme des « gre­dins » : c’est un « bon­heur qu’elle se pro­cure de temps en temps33 ». Elle a obser­vé les pra­tiques des « gens de la banque et du négoce », qui sacri­fient tout à leur propre inté­rêt, n’ayant que faire de « la masse des misères qui accablent les esclaves de la pro­prié­té34 ». Les ouvrières et ouvriers, qu’elle n’idéalise pas pour autant, elle les connaît parce qu’elle les fré­quente. Elle se fait enquê­trice, dans les bas­tions du monde ouvrier en France et à Londres, pour « révé­ler les ini­qui­tés qui se dérobent dans l’ombre35 ».

Cet enga­ge­ment de classe n’est pas pour plaire à cer­tains répu­bli­cains aux­quels elle s’adresse. Le fou­rié­riste Victor Considerant lui rap­pelle que tout de même les bour­geois « sont aus­si des hommes » ; il lui conseille moins de révolte et plus de cha­ri­té ; son pro­jet pour lui est une uto­pie. Mais ce n’est pas ain­si qu’elle conçoit la vie. Elle réclame le droit au tra­vail, dans l’honneur et la digni­té. Elle sait que ce sont des valeurs car­di­nales : « L’ouvrier peut souf­frir mais il ne peut men­dier. » Elle n’a que faire de la phi­lan­thro­pie, des bonnes œuvres ou de la cha­ri­té. Elle est sou­vent déçue par les por­teurs de phi­lo­so­phie sociale qui n’agissent selon elle pas assez ; ses décep­tions sont cruelles devant « ces amis du peuple qui ont tou­jours le mot fra­ter­ni­té au bout de leur plume36 ». Alors, elle bataille seule, demande des sou­tiens en par­cou­rant la capi­tale en tous sens et à pied, puis en tra­ver­sant le pays dans un véri­table « tour de France ». Elle écrit un roman entre­mê­lant les vies d’une femme plu­tôt aisée et d’un pro­lé­taire magni­fique, qui lui fait décou­vrir les idées socia­listes : Maréquita apprend à conqué­rir l’indépendance, comme Flora Tristan le fait durant son exis­tence. Mais les romans ne suf­fisent pas. C’est pour­quoi, même si elle admire George Sand, elle lui en veut de s’en tenir à des fic­tions. Et puis, c’est comme si Aurore Dupin n’assumait pas d’écrire en femme, en choi­sis­sant ce pseu­do­nyme d’homme. Flora Tristan, elle, mène sa bataille achar­née en femme qui n’entend rien cacher. Même les comptes, dépenses et recettes, liés à ses essais pour les droits des femmes et ceux des ouvriers, elle les publie ligne à ligne, parce qu’elle ne veut pas tou­cher un centime.

[Bice Lazzari]

Révoltée, elle s’adresse tou­te­fois aux pro­lé­taires en leur disant de pré­fé­rer l’auto-organisation à l’émeute : les insur­rec­tions comme celles qu’a vécues Lyon conduisent à une répres­sion féroce. Nous sommes en 1844, Marx et Engels n’ont pas encore rédi­gé le Manifeste du par­ti com­mu­niste qu’elle parle quant à elle de « CONSTITUER LA CLASSE OUVRIÈRE37 », par la conscience de sa force et la puis­sance de son asso­cia­tion. L’affranchissement des femmes et celui des pro­lé­taires, pour elle, c’est tout un. La socié­té tout entière y gagne­ra en huma­ni­té mais aus­si en richesse : « On a obser­vé que le degré de civi­li­sa­tion auquel les diverses socié­tés humaines sont par­ve­nues a tou­jours été pro­por­tion­né au degré d’indépendance dont y ont joui les femmes. » Les luttes sont liées : celles des ouvriers contre l’exploitation, des pay­sans contre leur oppres­sion, des femmes contre leur ser­vi­tude, des juifs contre les per­sé­cu­tions anti­sé­mites38. Au fond, Flora Tristan est non seule­ment fémi­niste, mais inter­sec­tion­nelle avant la lettre.


Texte extrait de Ludivine Bantigny, Nous ne sommes rien, soyons toutes !, Seuil, 2025.
Illustrations de vignette et de ban­nière : Bice Lazzari


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  1. Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, Universalisme, Paris, Anamosa, 2022. Dans le texte, le mot est « effa­cés » ; il désigne l’ensemble des popu­la­tions réduites en escla­vage et colo­ni­sées, pas uni­que­ment les femmes.[]
  2. Jayne Boisvert, « Colonial Hell and Female Slave Resistance in Saint-Domingue », Journal of Haitian Studies, vol. 7, n° 1, 2001, p. 61–76.[]
  3. Jana Evans Braziel, « Remembering Defilee : Dedee Baziles as Revolutionary Lieu de Mémoire », Small Axe : A Caribbean Journal of Criticism, vol. 9, n° 2, 2005, p. 57–87 ; Sabine Lamour, « L’héritage poli­tique de Marie Sainte Dédée Bazile, dite Défilée », Recherches fémi­nistes, vol. 34, n° 2, 2021, p. 107–122.[]
  4. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude. Femmes et escla­vage aux Antilles du XVIIe au XXe siècle, Rennes, PUR, 2010, p. 197–198.[]
  5. Lettres du géné­ral Leclerc, com­man­dant en chef de l’armée de Saint-Domingue en 1802, Société de l’histoire des colo­nies fran­çaises, 1937, p. 206 et p. 256.[]
  6. Bernard Moitt, Women and Slavery in the French Antilles 1635–1848, Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 128 ; Elsa Dorlin, La Matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006 ; Jean Fouchard, Les Marrons de la liber­té, Paris, Éditions de l’École, 1972, p. 391–392 ; Jayne Boisvert, « Colonial Hell and Female Slave Resistance in Saint-Domingue », art. cité, p. 69.[]
  7. Hourya Bentouhami, « Notes pour un fémi­nisme mar­ron », Comment s’en sor­tir ?, n° 5, hiver 2017, p. 115 sq.[]
  8. Philippe Girard, « Rebelles with a Cause : Women in the Haitian War of Independence, 1802–1804 », Gender and History, vol. 21, n° 1, avril 2009, p. 71–72.[]
  9. C. L. R. James,Black Jacobins. Toussaint Louverture and the San Domingo Revolution, New York, Vintage Books, 1989, p. 252 sq ; Phillip Thomas Tucker, Martyred Lieutenant Sanité Belair, Tucker, 2019.[]
  10. Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation, Paris, Albin Michel, 2015, p. 90 sq ; Gilles Jacoud, « L’esclavage colo­nial : une com­pa­rai­son des approches de Say, Sismondi et des saint-simo­niens », Œconomia, 6–3, 2016, p. 363–402.[]
  11. Philippe Régnier, « Le dis­cours colo­nial des saint-simo­niens », in Pierre-Jean Luizard (dir.), Le Choc colo­nial et l’islam, Paris, La Découverte, 2006, p. 57–70.[]
  12. Christine Planté, « Les fémi­nistes saint-simo­niennes », in Jean-René Derré (dir.), Regards sur le saint-simo­nisme et les saint-simo­niens, Lyon, PUL, 1986 ; Alice Primi, Être fille de son siècle. L’engagement poli­tique des femmes dans l’espace public en France et en Allemagne de 1848 à 1870, thèse, uni­ver­si­té Paris 8, p. 53 sq ; Azélie Fayolle, « Dire le désordre. L’utopie des saint-simo­niennes », in Judith Cohen, Samy Lagrange et Aurore Turbiau (dir.), Esthétiques du désordre, Paris, Le Cavalier bleu, 2022, p. 285–298.[]
  13. Suzanne V., Mémoires d’une fille du peuple, Chez Sauzet, 1866, p. 66.[]
  14. Ibid., p. 47, p. 77–78 et p. 95–96.[]
  15. Ibid., p. 281–327.[]
  16. Ibid., p. 250–252, p. 258, p. 261, p. 327 et p. 452–453. Voir Natascha Ueckmann, « Suzanne Voilquin : sou­ve­nirs d’une saint-simo­nienne en Égypte vers 1830 », Genre et orien­ta­lisme, Grenoble, UGA Éditions, 2020, p. 177–209. »[]
  17. Jehan D’Ivray, L’Aventure saint-simo­nienne et les femmes, Paris, Alcan, 1930 ; Christine Bard, Histoire poli­tique du pan­ta­lon, Paris, Seuil, 2010, p. 95–97.[]
  18. Louis Jourdan, « Souvenirs d’une fille du peuple », Le Siècle, 6 août 1866.[]
  19. Suzanne V., Mémoires d’une fille du peuple, op. cit., p. 96–97.[]
  20. Préface de Suzanne Voilquin à Ma loi d’avenir par Claire Démar, Au bureau de la tri­bune des femmes, 1834, p. 5–8, p. 14–15, p. 17 et p. 20.[]
  21. Claire Démar, Appel d’une femme au peuple pour l’affranchissement de la femme, Au bureau de la tri­bune des femmes, 1834, p. 66.[]
  22. Id., Ma loi d’avenir, op. cit., p. 24–25, p. 30 et p. 36–37.[]
  23. Id., Appel d’une femme au peuple pour l’affranchissement de la femme, op. cit., p. 65–67 et p. 74.[]
  24. Fernand Rude, Les Révoltes des canuts (1831–1834), rééd., Paris, La Découverte, 2020.[]
  25. Ibid., p. 111.[]
  26. Jean-Baptiste Monfalcon, Histoire des insur­rec­tions de Lyon, Louis Perrin, 1834, p. 82.[]
  27. M. Jullien, « De la condi­tion sociale des femmes au XIXe siècle », L’Écho de la fabrique, 23 juin 1833.[]
  28. « Le conseiller des femmes », L’Écho de la fabrique, 27 octobre 1833 et 5 jan­vier 1834.[]
  29. Fernand Rude, Les Révoltes des canuts, op. cit., p. 498.[]
  30. Flora Tristan, Le Tour de France. Journal 1843–1844, Paris, Maspero, 1980, tome II, p. 36.[]
  31. Yannick Ripa, Femmes d’exception. Les rai­sons de l’oubli, Paris, Le Cavalier bleu, 2018, p. 85–94.[]
  32. Flora Tristan, Méphis, Ladvocat, 1838, p. 6.[]
  33. Id., Le Tour de France, op. cit.[]
  34. Id., Méphis, op. cit., p. 99.[]
  35. Id., Pérégrinations d’une paria (1833–1834), Bertrand, 1838, p. XXVII. Voir Michelle Perrot, « Flora Tristan, enquê­trice », in Les Femmes ou les Silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998, p. 427–442.[]
  36. Flora Tristan, Union ouvrière, Chez tous les libraires, 1844, p. XIII, p. XI, p. 34.[]
  37. Ibid., p. 5.[]
  38. Id., Pérégrinations d’une paria, op. cit., p. XXIV-XXV.[]

REBONDS

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