Alain Damasio : « Se salir les mains » 3/4


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Oubliez le FN et leurs conne­ries, mais oubliez-les, bor­del de merde ! et regar­dez devant, qui nous arrive : les sociaux-démo­crates… Souriez, vous êtes gérés ! », s’emportait Bob Volte, alias l’auteur, dans la post­face de son pre­mier roman. Alain Damasio nous le dit tout de go : il ne com­prend pas que l’on puisse res­ter « neutre » dans « un sys­tème aus­si féroce et lar­ge­ment enva­his­sant que le capi­ta­lisme » — ne pas s’engager serait, peu ou prou, de la « col­la­bo­ra­tion avec le régime ». Mais sur quelles bases et vers quoi s’engager ? Constituer un front uni ou des îlots épars ? Détruire ou construire d’abord ? Parler avec l’adversaire pour le faire chan­ger d’avis ? Autant de ques­tions, et peut-être de réponses, abor­dées dans cet avant-der­nier volet.


Lire le second volet


Vous dénon­cez régu­liè­re­ment le contrôle et la coer­ci­tion à l’œuvre. La Zone du dehors, bien sûr, mais aus­si la nou­velle « La seule vraie voie », qui décrit une forme de dic­ta­ture éco­lo­gique. Pour orga­ni­ser une cité et faire de la poli­tique, il faut pour­tant quelques règles com­munes et une cer­taine dose de contrôle pour les faire res­pec­ter. Comment arti­cu­ler cette oppo­si­tion entre le « com­mun » et la lutte anti-autoritaire ?

Il faut accep­ter le dis­sen­sus — ce qu’on n’a pas l’habitude de faire. Nous sommes encore pri­son­niers, en par­ti­cu­lier sur le plan poli­tique, de l’idée qu’il faut tendre vers un consen­sus. Dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il y a aujourd’hui 70 lieux de vies, 300 per­sonnes, et au moins cinq ten­dances poli­tiques très dif­fé­rentes. On trouve des pri­mi­ti­vistes qui veulent reve­nir avant l’électricité, des éco­los radi­caux qui veulent quand même gar­der l’électricité, des anar­chistes, des com­mu­nistes et des com­mu­na­listes… Je ne dis pas que le modèle est par­fait et repro­duc­tible, mais ils coexistent sur le même ter­ri­toire et s’entendent.

« Je suis plus por­té sur les dyna­miques orales : faire des ren­contres, des confé­rences, des ateliers. »

Dans le groupe Zanzibar [col­lec­tif lit­té­raire de science-fic­tion, ndlr], nous sommes dix et il y a déjà deux « clans » qui se dis­tinguent assez net­te­ment. Certains consi­dèrent que nous devons être des puristes du papier et de l’écriture : on pro­duit des nou­velles avec des sys­tèmes d’origami, on sou­haite faire de l’affichage de nou­velles ou encore inter­ve­nir en biblio­thèque afin de glis­ser des nou­velles dans des dic­tion­naires ou des livres de droit… Personnellement, cela me touche moins ; je trouve que les gens n’arrivent pas à rece­voir une telle quan­ti­té de textes. Mais je ne vais pas les empê­cher de faire ce qu’ils sou­haitent, au contraire : je sais qu’ils le feront avec une poé­sie qui sera belle parce qu’elle émane d’eux. Je suis plus por­té sur les dyna­miques orales : faire des ren­contres, des confé­rences, des ate­liers. Avec la poli­tique, il faut être dans le cam­bouis, pas­ser à la radio, ne pas hési­ter à se salir les mains, par­fois. Ce n’est qu’une approche, je ne pré­tends pas avoir rai­son. Tant que je fais avec éner­gie ce que j’ai à faire dans ce groupe, et qu’eux aus­si, tout va bien ! J’ai une véri­table admi­ra­tion pour ces écri­vains — ce sont les meilleurs actuel­le­ment, en ima­gi­naire SF —, mais on garde le dis­sen­sus. Il faut sur­tout évi­ter qu’on se demande un jour : « Zanzibar, c’est quoi ? » Zanzibar, c’est ce que Zanzibar fait. La solu­tion, c’est l’action. Il faut qu’on accepte que les gens n’aient pas le même avis que nous, qu’on soit des groupes. Guattari disait qu’il faut « méta-modé­li­ser le dis­sen­sus », c’est-à-dire inves­tir poli­ti­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment dans des modèles d’articulation du dis­sen­sus. Ce n’est pas simple, mais c’est la voie de l’extrême gauche pour une socié­té ouverte. Il faut renon­cer à dire « Je détiens la vérité ».

C’est ce que l’on retrouve dans vos deux romans, ce res­pect des uns pour les autres au sein des collectifs…

C’est accep­ter l’altérité, tout sim­ple­ment ! Accepter que l’autre soit dif­fé­rent de toi, aller au plus près pos­sible de lui et rece­voir le maxi­mum. Je dis par­fois qu’on a une porte entre les deux épaules, fer­mée à la nais­sance, et, sou­vent, c’est l’autre qui t’amène la clef. Quand je ren­contre quelqu’un qui n’a pas la même opi­nion que moi et que nous dis­cu­tons pen­dant deux heures, mon espace inté­rieur devient un peu plus grand. Je ne demande rien d’autre à la vie que des gens qui me rendent un peu plus vaste ! Mais il semble par­fois que les gens sont ter­ro­ri­sés qu’une poche d’air puisse s’ouvrir en eux. L’un des prin­ci­paux sou­cis actuels, c’est le manque d’ouverture. Les fer­me­tures dans le tech­no-cocon et dans le consu­mé­risme, les fer­me­tures à l’étranger, à l’autre. À par­tir du moment où tu dénoues tout cela, la créa­tion com­mune devient assez facile.

Par Cyrille Choupas

Pour fédé­rer autour d’une lutte ou de reven­di­ca­tions, il faut tout de même un cer­tain consen­sus, de pen­sée et d’action. Comment évi­ter le consen­sus mou dévi­ta­li­sant ou, au contraire, l’imposition d’un consen­sus dur ? 

Le pro­blème n’est pas d’obtenir un consen­sus mais d’avoir un désir com­mun. La ques­tion est cen­trale. Je dis bien « désir com­mun » et pas seule­ment « haine com­mune », ce qui est sou­vent le cas dans l’extrême gauche. Tant que l’on ne dépasse pas ce mode de colère, nous avons du mal à construire ensemble. Sur la ZAD, j’aimerais bien que le D signi­fie plu­tôt « dila­ter ». Ou par­ler de ZAC, de « Zone à créer », dans une forêt ou dans une friche. L’idée est d’articuler le désir com­mun. Je pense qu’à gauche, et jusqu’à l’extrême gauche, il y a une grande quan­ti­té de com­muns — l’écologie, par exemple. Dans la ZAD, faire le mar­ché, la cui­sine, la bou­lan­ge­rie ensemble, je n’ai pas l’impression que cela pose des dif­fi­cul­tés insur­mon­tables à par­tir du moment où il y a cette ouver­ture, ce lien. Deleuze le dit très bien : « Ce qui nous relie est sou­vent informe. »

Le refus des forces réac­tives et de la pure néga­tion, c’est nietz­schéen, non ?

« Nous n’avons pas de hordes suf­fi­sam­ment puis­santes pour résis­ter fron­ta­le­ment au système. »

Exactement. On est sou­vent dans la réac­ti­vi­té. Passer à l’activité, géné­rer quelque chose ensemble, et de nous-mêmes, c’est plus dif­fi­cile. Dans la ZAD, par exemple, ima­gi­nons qu’ils disent « Allez, on vous laisse le ter­ri­toire. » Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est une des pre­mières ques­tions que je leur ai posée là-bas. Arrivera-t-on à res­ter sou­dés ? Les pri­mi­ti­vistes par­ti­ront-ils faire leur truc dans la forêt sans plus vou­loir entendre par­ler des autres ? Je n’en sais rien. La tech­no­lo­gie a appor­té beau­coup de modes de créa­tion à même de nous ser­vir. Je songe à l’open-source : les hackerspaces et les fab labs, entre autres, per­mettent de construire ensemble avec une rela­tive faci­li­té. On a les outils pour faire col­lec­ti­ve­ment un film, une émis­sion de radio ou des objets beau­coup plus faci­le­ment qu’avant. Je ne suis pas trop inquiet là-des­sus ; je suis très opti­miste sur ce que je vois dans les mou­ve­ments d’extrême gauche. Il y a, dans les nou­velles géné­ra­tions, un refus ins­tinc­tif de la hié­rar­chie, du lea­der ou du gou­rou, qui est très forte et qui n’existait pas dans les mou­ve­ments des années 1970, édu­qués avec De Gaulle, l’après-guerre et les logiques dis­ci­pli­naires fortes. Cela peut par­fois poser le pro­blème inverse : dans Nuit Debout, on res­pecte tel­le­ment tout le monde que per­sonne n’ose lan­cer d’action. Il faut pour­tant accep­ter, par­fois, que des per­sonnes créent une impul­sion et que l’on suive. Ma copine est anar­cho-syn­di­ca­liste, à la CNT. La pre­mière fois que je les ai ren­con­trés, c’était en 2005, à la fête de la CNT à Montreuil. Je leur ai deman­dé : « Comment faites-vous pour orga­ni­ser tout ça ? Vous avez un pro­gramme ? » Non, rien n’était écrit : ils s’auto-organisaient tout seuls, en com­mis­sions et avec beau­coup de flui­di­té ! À la ZAD, c’est pareil : s’il y a une livrai­son de poutres, il n’y a pas de chef qui dit com­ment faire : vient qui veut… Aujourd’hui ça ne donne encore rien, mais ce ter­reau-là va pro­duire quelque chose de fabu­leux. Un jour, il y aura une pluie et tout va sor­tir d’un coup — il faut juste le bon moment, le bon déclencheur.

Comment ima­gi­nez-vous l’organisation des luttes dans la gauche anti­ca­pi­ta­liste ? Doit-elle faire bloc pour gagner en puis­sance ou bien opter pour la fluidité ?

C’est com­pli­qué. Aujourd’hui, le pro­blème est que le sys­tème capi­ta­liste est extrê­me­ment puis­sant et recy­clant. Les rares blocs qui se consti­tuent sont sou­vent récu­pé­rés ou sont déri­soires, par rap­port à ce qu’ils affrontent. Il n’y a qu’à voir Nuit Debout : on en parle beau­coup mais, en fait, cela n’impliquait que très peu de gens. La ZAD, c’est génial comme expé­rience et comme sym­bole, mais il s’agit de 300 per­sonnes. Nous n’avons pas de hordes suf­fi­sam­ment puis­santes pour résis­ter fron­ta­le­ment au sys­tème. Il y a eu cette idée d’under­ground, de réseaux sou­ter­rains, mais je n’y crois plus : le sys­tème ne cesse de rame­ner l’under­ground à la sur­face. Dès que quelque chose se met en place, on te met sous la lumière et on essaie de te récu­pé­rer. Tu peux faire le meilleur livre anti­ca­pi­ta­liste du monde, si tu en vends 200 000, le sys­tème capi­ta­liste est content. J’ai chan­gé de vision, de topo­lo­gie poli­tique : je vois davan­tage une émer­gence de points de rouille sur la plaque d’acier du Capital. Les Furtifs, c’est ça : essayer de trou­ver les blind spots [points aveugles, ndlr], les zones non-sou­mises au contrôle et au pou­voir qui se génèrent et s’articulent pro­gres­si­ve­ment ensemble. Ce sont des expé­riences diverses qui vont ron­ger le sys­tème à dif­fé­rents endroits, et se réunir pour fina­le­ment faire un gros trou béant.

J’ai l’impression que ce sont les ini­tia­tives indi­vi­duelles qui doivent prou­ver leur via­bi­li­té à petite échelle, pour ensuite s’agréger. Je vois davan­tage les choses émer­ger ain­si que comme un seul bloc face au sys­tème. En vou­lant faire bloc, on se décou­rage très vite parce qu’on n’arrive pas à réunir rapi­de­ment assez de gens afin de s’opposer. À titre per­son­nel, j’aime bien l’idée de tra­ver­ser les couches ; on est sou­vent pri­son­niers, à l’extrême gauche, de la notion de pure­té. Dans À nos amis, ils sont très forts sur l’analyse de cette espèce de radi­ca­lisme de la pure­té, qui nous tue. Je ne crois pas du tout à cette notion de pure­té et d’impureté : on a tous des parts de l’un et de l’autre — sim­ple­ment, elles ne sont pas répar­ties de la même façon. Dans ma vie, je tra­verse plein de couches : je suis dans une start-up comme Dontnod, qui emploie main­te­nant 80 per­sonnes. Elle sera peut-être ven­due, ce qui me per­met­trait de récu­pé­rer des ronds dans une logique extrê­me­ment capi­ta­liste, et, si c’était le cas, je pour­rais alors finan­cer énor­mé­ment d’actions d’extrême gauche que je n’aurais jus­te­ment pas pu financer.

« Je suis contre l’idée de je ne parle pas à : j’ai tou­jours dit que si le FN m’invitait à une confé­rence, j’irais. »

Traverser les couches est vrai­ment inté­res­sant. D’abord, parce que tu vois com­ment les puis­sants rai­sonnent. Un truc génial : je me suis un jour retrou­vé ave­nue Montaigne, à Paris, dans une boîte qui cherche des inves­tis­seurs pour ton entre­prise. Tu rentres dans des locaux, tu as des sur­faces énormes tota­le­ment vides, parce que les mecs doivent mon­trer à quel point leur fond est puis­sant sim­ple­ment par l’espace vide qu’ils sont capables de louer sur cette ave­nue. Je ne sais pas com­bien coûte le mètre car­ré… Les mecs sont trois mais tu as un espace colos­sal : c’est de la pure démons­tra­tion de puis­sance. Rien que ça, tu es mort de rire. Le gars, très sym­pa, nous expli­quait que dans son domaine, l’activité que nous fai­sons — en l’occurrence le jeu vidéo — s’appelle le « sous-jacent ». On peut cher­cher des inves­tis­seurs sur des bou­lan­ge­ries indus­trielles, des jeux vidéo ou des vête­ments, peu importe : c’est du sous-jacent. Ils n’en ont rien à foutre ! Pour eux, il y a les chiffres, point barre ! J’ai trou­vé ça génial. Si tu n’es pas confron­té à ces gens-là, tu ne peux pas piger cer­tains trucs.

J’ai un vieil ami qui est un cas hal­lu­ci­nant. Il a édi­té La Zone du dehors, la pre­mière fois. Il est le bras droit de Gattaz au MEDEF. Il bosse depuis 5 ans avec lui : on a là un cas de « traî­trise » par­fait. Lorsque je lui demande : « Comment tu as pu sor­tir La Zone du dehors et être bras droit du MEDEF ? », il me regarde et me dit : « Je ne vois pas le pro­blème : j’adore ce bou­quin, je trouve qu’il est abso­lu­ment néces­saire ». Il fau­drait vrai­ment faire une inter­view de ce mec, il fau­drait l’interroger afin de com­prendre ces zones grises, cette com­plexi­té de l’humain. Parallèlement, il fait du sou­tien sco­laire depuis des années en ban­lieue, il a aidé et même adop­té un Bengali qui habite main­te­nant chez lui. Il aide aus­si, dans le cadre du MEDEF, beau­coup de mou­ve­ments. Il fait plein de trucs bien et, en même temps, il aide Gattaz à trou­ver des argu­ments pour arra­cher 100 mil­liards d’euros à l’État… Ces gens sont sou­vent prêts à t’aider et à sor­tir de l’argent, parce qu’ils sentent qu’ils font de la merde dans leur quo­ti­dien. Il ne faut pas être naïf non plus ; par­fois, c’est pour avoir bonne conscience. Mais je suis contre l’idée de « je ne parle pas à » : j’ai tou­jours dit que si le FN m’invitait à une confé­rence, j’irais. À par­tir du moment où ils ne m’utilisent pas, où je peux dire ce que je veux, je serais très content de dis­cu­ter avec des gens du FN et, peut-être, de chan­ger un mec, de le faire évo­luer dans sa tête. C’est aus­si comme cela qu’on chan­ge­ra les choses. Si tu ne parles pas aux gens, tu ne vas pas les chan­ger, c’est certain.


Lire le der­nier volet



Lire « L’archipel des Calabs » et « Demain com­mence aujourd’hui » : deux nou­velles inédites de l’auteur.


Visuel de cou­ver­ture : http://www.phonophore.fr
Toutes les pho­to­gra­phies d’Alain Damasio sont de Cyrille Choupas, pour Ballast.


REBONDS

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