Poète, essayiste, théoricien révolutionnaire et historien, captif en Allemagne en 1940, anticolonialiste de la première heure et partisan du droit des femmes et des homosexuels, Guérin fut de toutes les luttes du XXe siècle. Le noyau dur de son œuvre ? Fusionner deux frères ennemis : l’anarchisme et le marxisme. Portrait d’un penseur méconnu hors des cercles militants.
Le jeune Guérin s’affirma d’abord contre. Sa classe, son milieu, ses origines, sa famille. Qui vécut dans les flancs de la bourgeoisie n’ignore rien des ignominies qu’elle charrie. L’adolescent, cœur vif-argent et lecteur de Lamartine – à qui il consacra sa thèse –, savait qu’il n’y aurait jamais rien à attendre des possédants et des privilégiés. Il en vint, vit et n’en douta plus : il lui faudra vaincre jusqu’à ses propres racines. Traître à ses gènes ; parjure à sa lignée : l’héritier se préféra citoyen. « Mes rapports avec ma mère sont probablement le point le plus dérangé de mon psychisme. » Matrice amère. Ventre sec. Il eut donc les yeux plus gros que ce dernier : embrasser le monde entier, celui qui tourne si mal. On quitte toujours une famille pour en fonder une autre, ailleurs, la sienne, où le sens supplante le sang, où les frères sont ceux que l’on élit du doux nom de « camarades ». Son clan ? Celui que son rang méprisait : les sans-grades, les oubliés, les réprouvés, les colonisés et les maudits.
Pour un communisme libertaire
Guérin eut une intense vie de militant : il fut tour à tour membre de la Gauche Révolutionnaire, du Parti socialiste ouvrier et paysan, de l’Organisation révolutionnaire anarchiste et de l’Union des travailleurs communistes libertaires. Il fut également syndiqué, son existence durant, auprès de la CGT. Sa vie politique, donc sa pensée, peut se résumer en trois temps forts : anti-stalinien féroce, Guérin appartint d’abord à la gauche marxiste, proche du mouvement trotskyste (il connut en personne le fondateur de l’Armée rouge, qui le chargea de la rédaction d’une étude), avant d’opter pour l’anarchisme à la fin des années cinquante, moins autoritaire et plus à même à ses yeux de lutter contre la domination étatique. Il s’orienta ensuite vers une synthèse entre les deux mouvements de pensée – position qu’il conserva de la fin des années 1960 à sa mort, en 1988.
« Il partageait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et ramener le pain dont lui n’avait jamais manqué. »
Il n’apprit pas la lutte dans les livres. Du moins, pas dans l’immédiat. La rue lui enseigna les rudiments de la révolte : les salles de boxe, les boutiques de vélos, les pavés de Ménilmontant, les bouis-bouis prolos, les auberges et les routes, sacs de camping sur le dos… Il partageait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et ramener le pain dont lui n’avait jamais manqué. Il découvrait avec émerveillement « leur instinct de classe, leur robuste bon sens, leur merveilleuse faculté d’adaptation au monde, leur ingéniosité combinarde, leur gaieté invincible en dépit d’une chienne de vie ». Tout ne fut pas toujours si rose : on l’accueillit parfois la gueule aux aguets, avec ses mains lisses, trop lisses, ses mains oisives qui souffrent pour un rien… Il ne serait pas le premier fils de bourge à chercher à s’encanailler, on les a vus, les gamins des Messieurs et des Madames, on les a vus se frotter au populo puis s’en aller un beau jour, comme ils étaient venus, la bave aux lèvres et pas qu’un peu. Guérin craignait tant que ses camarades eussent pu découvrir, au hasard d’un étal, l’existence de ses premiers romans… Certaines pages ne souffraient d’aucune ambiguïté quant à son attirance pour la gent masculine : il est des péchés, même de jeunesse, que l’on ne pardonne point.
Guérin lut Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lénine et Trotsky sur les mers, dans les navires qui reliaient l’Indochine à la France des années 1930. L’auteur du Capital retint tout particulièrement son attention. Il découvrit plus tard son grand rival, l’ogre russe, barbu aristocrate et défroqué qui courait l’Europe de barricade en barricade : Mikhaïl Bakounine. Un nom comme un coup de fouet. On peut sans peine parler d’une révélation. Guérin réalisa au fil des six volumes composés par l’anarchiste que le socialisme n’avait fondamentalement pas vocation à emprunter les voies de l’autoritarisme. Le jacobinisme centralisateur, le Parti, le chef, la dictature du prolétariat ? Impasses. Sacrilèges et culs-de-sac. Le bolchevisme, qu’il admirait, devint pour lui l’un des symboles de ce que l’affranchissement ne devait être : totalitaire, répressif, despotique et absolutiste.
Le tout-venant a trop longtemps, par ignorance ou mauvaise foi, assimilé l’anarchisme à la seule contestation, à l’ivresse chaotique, à la pure négativité infantile et destructrice. L’anarchisme n’est pas, écrivit-il, « l’émiettement, mais la recherche de la véritable organisation, de la véritable unité, de l’ordre véritable ». Guérin estimait que l’anarchisme avait pour lui son génie prophétique : il décrivit bien avant la naissance de l’URSS, sur la base des analyses marxistes, ce que serait un régime communiste : le prolétariat subirait la dictature faute de pouvoir l’exercer (lire ou relire Étatisme et anarchie de Bakounine). L’anarchisme dénonça les prétentions élitistes du léninisme – l’idée d’une avant-garde éclairée – tout comme il mit en garde contre la dangerosité d’un État tout-puissant (Marx et Engels aspiraient à son dépérissement, les anarchistes à son anéantissement immédiat). L’anarchisme, via Proudhon, a promu l’association ouvrière et l’autogestion – autrement dit, la démocratie dans les lieux de travail. L’anarchisme est fédéraliste, il s’oppose à un pouvoir aussi fort que central et fait l’éloge du syndicalisme révolutionnaire. Enfin, l’anarchisme renvoie dos à dos l’individualisme libéral et certaines formes, grégaires et moutonnières, du communisme – il fait l’éloge d’un individu autonome mais socialisé, affranchi mais vivant au sein d’une communauté. Guérin pensa trouver dans cette tradition, plurielle et protéiforme, tout ce qu’il fallait pour remettre la Révolution sur les rails. Son ouvrage L’anarchisme, paru en 1965, plaida ainsi en faveur d’un anarchisme constructif : les pépites noires allaient briller dans le ciel de sang des démocraties prétendument populaires…
« Trop de libertaires prennent leurs rêves pour une réalité qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logorrhée, chimères et catéchisme, le drapeau noir a des élans que la raison réprouve… »
Le temps se flatte d’emporter les passions. Les années passent les certitudes à la trappe. Guérin en vint à réviser sa position : le terme anarchiste lui sembla trop réducteur. Honteuse palinodie ? Le militant réalisa seulement qu’il fallait nettoyer l’anarchisme de son lot « d’infantilisme, d’utopies, de romantismes, aussi peu utilisables que désuets ». Trop de libertaires prennent leurs rêves pour une réalité qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logorrhée, chimères et catéchisme, le drapeau noir a des élans que la raison réprouve… Guérin prôna dès lors, de texte en texte et durant deux décennies, une synthèse et un dépassement de l’anarchisme et du marxisme (un positionnement théorique que l’historien anarchiste Michel Ragon jugea comme une « idée pernicieuse », dans son Dictionnaire de l’Anarchie). C’est ainsi, seulement, que l’on pourrait bâtir une troisième voie : ni le réformisme social-démocrate et ses pitreries parlementaires, ni le communisme de caserne et ses matraques pour tous. Son ouvrage À la recherche d’un communisme libertaire, paru en 1984, rappela qu’il ne s’agissait ni d’un dogme ni d’un absolu mais d’une réflexion susceptible de nourrir les prochains soulèvements révolutionnaires. « En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré », notait celui qui refusait d’entériner l’ancestrale querelle : l’anarchisme et le marxisme sont des frères, ennemis, certes, mais des frères tout de même. Ils partagent le même sang, nonobstant celui qu’ils firent couler en s’entredéchirant ici ou là — Révolution russe, guerre civile espagnole, etc.
En quoi consiste, à grands traits, cette synthèse ? Le communisme libertaire (appelé parfois anarcho-communisme) refuse « la pagaille de l’inorganisation tout autant que le boulet bureaucratique ». Il prélève dans le corpus marxiste (constitué par les recherches de Karl Marx et d’Engels) tout ce qui s’avère compatible avec l’idéal libertaire et rejette « le vieil anarchisme démodé et fossilisé ». Il ne croit ni à la toute-puissance d’un parti ni à l’horizon indépassable des scrutins à date fixe. Il n’entend pas s’asseoir à la table de la realpolitik et assister, béat, aux ballets diplomatiques des grandes puissances. Il accorde bien plus de crédit aux masses qu’aux élites pour régler les crises politiques et s’édifie de bas en haut, par un système de coordination fédéraliste. Il donne aux travailleurs, via l’autogestion, la possibilité d’administrer leur propre travail, sans subir l’exploitation patronale (et n’abolit pas sur-le-champ la petite propriété agricole, paysanne et commerciale). Il prône, lorsqu’il s’agit d’élire des délégués, les mandats courts, révocables et contrôlables. Il limoge l’oligarchie qui régente les médias de masse, engage un autre rapport à la nature et réduit la durée du travail. Il entend par prolétariat quiconque crée de la plus-value ou œuvre aux côtés des travailleurs (intellectuels ou étudiants). Il est internationaliste mais ne compte pas modeler les pays dans le même moule unificateur : chaque peuple dispose de ses spécificités culturelles – Guérin avait suffisamment voyagé pour le savoir.
De l’Indochine aux Black Panthers
1927. Daniel Guérin découvrit la Syrie, alors sous mandat français depuis sept ans. Le jeune homme avait 23 ans. « Je vis à l’œuvre les colonialistes, militaires, civils, ecclésiastiques, leur racisme, leur brutalité, leur cynisme, leur fatuité, leur sottise », écrivit-il plus tard dans Ci-gît le colonialisme (1973). Il fit la connaissance de nationalistes arabes puis se rendit en Indochine. Les autorités hexagonales occupaient la région depuis la moitié du XIXe siècle et la métropole rançonnait à sa guise les indigènes : l’exploitation n’en est plus une dès lors qu’on la farde à la Démocratie. Deux années plus tôt paraissait Le Procès de la colonisation française, rédigé par celui que l’on ne nommait pas encore Hô Chi Minh mais Nguyên Ai Quôc – le patriote vietnamien y rappelait des vérités fâcheuses : « On voit que, sous le masque de la démocratie, l’impérialisme français a transplanté dans le pays d’Annam, le régime maudit du Moyen Âge, et que le paysan annamite est crucifié, par la baïonnette de la Civilisation capitaliste et par la croix de la Chrétienté prostituée. »
« Jeter l’encre, partout, dans les eaux profondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix littéraires ? »
Heureux hasard : Guérin arriva le jour où le Parti nationaliste vietnamien (socialiste et révolutionnaire) organisa un soulèvement contre les troupes d’occupation impérialistes : à Yên Bái, des rebelles hissèrent l’étendard indépendantiste en haut d’une caserne d’infanterie, des soldats français furent tués, d’autres blessés ; à Hưng Hoá, un groupe de combattants tenta de s’emparer d’une caserne ; à Lâm Thao, les troupes coloniales furent désarmées et le drapeau battit au vent de la ville libérée. Un temps seulement. La résistance ne manqua pas d’être écrasée par l’armée française, épaulée de ses supplétifs vietnamiens. L’aviation frappa et incendia près de soixante-dix habitations civiles en guise de représailles. On ne transige pas avec les Droits de l’Homme. Louis Aragon rendit hommage aux insurgés dans l’un de ses poèmes : « Yen-Bay / Quel est ce vocable qui rappelle qu’on ne bâillonne / pas un peuple qu’on ne le / mate pas avec le sabre courbe du bourreau ». Quant à Guérin, il ne put supporter de voir les colons dans les rues, « sangsues agrippées aux flancs de ce pays » qui ne leur appartenait pas mais dont ils se croyaient pourtant les maîtres. Il rencontra le leader nationaliste Huyng Thuc Khang et n’oublia jamais cette entrevue : tout Blanc qu’il fut, l’indépendantiste le traita « comme un frère ».
Son Autobiographie de jeunesse témoigne de l’admiration qu’il porta à ces jeunes révolutionnaires asiatiques « prodigieusement intelligents et raffinés ». Le choc fut tel qu’il décida, une fois rentré en terre natale, de se consacrer entièrement à la lutte sociale. Plus de poésie, plus de romans, plus d’Art : seulement la politique. Écrire, oui, mais à condition que chaque mot ait vocation à changer le monde. Planter sa plume dans les plaies. Dégoupiller les syllabes pour les lancer sous les tables des assis et des gensdelettres. Creuser dans les nombrils jusqu’à la terre rouge des damnés. Jeter l’encre, partout, dans les eaux profondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix littéraires ? Chaque page doit prendre le réel à la gorge. Il brûla ses textes inédits, rompit avec son milieu et s’installa dans un quartier ouvrier de Paris. « Je rejetai en bloc tout ce superflu. » La jeunesse n’a pas le goût des compromis. Guérin entra dans le socialisme comme d’autres en religion : foi vorace et zèle au ventre. « La vérité et la justice » étaient maintenant à ses côtés. Il trouva un emploi dans le bâtiment puis comme correcteur et collabora aux journaux La Révolution prolétarienne et Le Cri du peuple.
Il se lia au Mouvement national algérien, fondé par Messali Hadj, puis rencontra Hô Chi Minh en 1946 afin de l’informer des manœuvres sournoises de l’establishment français, au lendemain de la victoire contre le nazisme. Deux mois plus tard, le président vietnamien qu’il n’était pas encore écrivait, dans son texte « Réponse à une mère française » : « Les Français ont souffert de l’occupation pendant quatre années. Pendant quatre années, vous avez fait « la résistance et le maquis ». Les Vietnamiens ont souffert de l’occupation pendant plus de quatre-vingt années ; eux aussi ont fait la résistance et le maquis. Pourquoi les résistants français sont-ils considérés comme des héros ? Pourquoi les maquisards vietnamiens sont-ils traités en bandits et en assassins ? On prétend que les Français sont venus en Indochine comme civilisateurs. Je veux bien ! Mais on ne civilise pas les gens avec des canons et des tanks ! […] Partisans de la fraternité universelle, j’aime autant les jeunes français que les jeunes vietnamiens. Pour moi, la vie d’un Français ou la vie d’un Vietnamien est également précieuse. » (Hô Chi Minh, Textes 1914–1969, L’Harmattan, 1990).
« La jeunesse n’a pas le goût des compromis. Guérin entra dans le socialisme comme d’autres en religion : foi vorace et zèle au ventre. »
Diên Biên Phu se révéla être une victoire pour la France : son échec militaire fut un triomphe moral — celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Les maquisards vietnamiens redonnèrent tout son sens à cette Marseillaise qu’ils avaient combattu : « Quoi ces cohortes étrangères ! Feraient la loi dans nos foyers ! » Leur succès encouragea et conforta les nationalistes algériens dans leur désir d’autonomie. Guérin fut l’un des signataires du Manifeste des 121, qui soutenait le droit à l’insoumission des militaires français, puis il travailla, un an après l’indépendance de l’Algérie, pour le président socialiste Ahmed Ben Bella. Il publia en 1964 L’Algérie qui se cherche, dans lequel il fit part de son expérience sur le terrain et du « soutien critique » qu’il apportait au régime. Il livra également l’analyse qu’il effectuait de l’autogestion mise en place dans le pays, étudia la réforme agraire, le poids de la bourgeoisie locale, la situation des femmes ainsi que le rôle de l’armée. Il décela dans le nouveau régime une tension entre deux pôles : l’un autoritaire et conservateur, l’autre socialiste et libertaire. Un an plus tard, le pouvoir fut renversé par un coup d’État militaire fomenté par le colonel Houari Boumédiène. Le président déchu fut placé en résidence surveillée jusqu’en 1980 et Daniel Guérin s’impliqua auprès du Comité de défense de Ben Bella.
Guérin vécut également deux ans aux États-Unis et, après l’ouvrage Où va le peuple américain ?, publia en 1973 De l’Oncle Tom aux Panthères, sous-titré Le drame des Noirs américains. Son étude, entre analyse sociologique, document historique et texte militant, apportait au lecteur français les informations qui lui permettraient de saisir la nature des luttes afro-américaines. Qui était réellement Malcolm X ? Pourquoi Martin Luther King fut-il assassiné ? Quels courants s’affrontaient au sein de l’activisme noir ? Quelle était la place de l’islam ? Que signifiait Black Power ? Pourquoi tant de Noirs crevaient-ils au Vietnam ? Guérin conclut l’ouvrage en analysant les forces et les faiblesses du Black Panther Party, fondé en 1966. Louer leur combat tout en dépassant le mythe, tel était son objectif. Il tint ainsi à mettre en évidence « leur fulgurante contribution au mouvement de libération noire » et leur participation, aux côtés des activistes blancs, « aussi courageuse qu’active à la dénonciation de l’impérialisme américain ». Leurs failles ? Le caractère utopique de leur programme en dix points, l’existence du culte de la personnalité (notamment de Huey P. Newton), la rigidité et l’autoritarisme du Parti, sa conception messianique de l’avant-garde, son ambiguïté quant à l’usage des armes (lorsqu’elles étaient utilisées, par une jeunesse marginalisée, à des fins personnelles) et la surreprésentation du lumpenprolétariat dans ses rangs (dont on sait le peu d’estime que Marx et Engels lui portaient). Et Guérin de conclure : seule une défaite cuisante au Vietnam ou une féroce crise économique pourraient être en mesure d’abattre le grand Moloch nord-américain… Une révolution nationale (à la fois démocratique, libertaire et enracinée dans la culture américaine) devra susciter l’adhésion de toutes les communautés afin d’écarter les forces libérales-capitalistes et crypto-fascistes du pays – seul un tel mouvement pourra « mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme » tout en anéantissant le « racisme qui persécute les Afro-Américains ».
Homosexualité & socialisme
Longtemps, Guérin se sentit « comme coupé en deux » : le militant révolutionnaire, d’une part, et l’homme qui, dans son intimité, entretenait des relations homosexuelles (tout en étant marié et père de famille). Dichotomie cruelle et douloureuse sécession. Garder sa langue et son secret dans sa poche. Faire comme si. Rire, sans doute, des calembours et des quolibets des copains. Surjouer, probablement, la camaraderie virile – bourrades et coups d’épaule. Guérin confia par écrit les humiliations qu’il eut à endurer : « La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte. » Il fallut Mai 68 pour qu’il osa enfin, soixante ans passés, avouer aux autres qu’il n’était pas tout à fait comme eux – du moins, que son amour et ses désirs ne correspondaient pas aux canons majoritaires. L’avouer puis l’écrire. Quitte à faire le jeu de l’ennemi ; quitte à fragiliser son camp.
« Ni le radicalisme chic des beaux quartiers qui abandonne la majorité à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socialisme scientifique qui n’a d’yeux que pour l’économie. »
Plus singulier fut le lien qu’il établit entre ses attirances pour le sexe masculin et son engagement politique. Un lien parfois mal compris, mal perçu, y compris par ses frères d’armes. Il raconta à plusieurs reprises que sa sexualité le conduisit au socialisme puisqu’elle avait fait de lui « un affranchi, un asocial, un révolté ». Il découvrit l’oppression de l’ordre social, capitaliste et bourgeois, par le rejet qu’il subissait au quotidien. Son désir pour les travailleurs manuels lui permit également d’entrer en contact avec la classe laborieuse et de partager leur vécu, leurs souffrances, leurs espoirs et leur colère. Sa révolte n’avait pas l’odeur du papier ; elle était « subjective, physique, issue des sens et du cœur ». Guérin alla même jusqu’à se justifier, dans Homosexualité & révolution, de n’avoir jamais manqué à ses devoirs révolutionnaires : ses fièvres et ses fureurs, d’une soirée ou d’un été, ne nuisirent jamais à son militantisme.
Guérin estimait que l’homophobie ne pouvait être combattue par des lois ou des réformes : seule une révolution socialiste et anti-autoritaire (libertaire, donc) serait en mesure d’y parvenir. Il se leva contre ce qu’il nommait « la commercialisation de l’homosexualité » : une certaine frivolité et la jouissance pour la jouissance, totalement déconnectées, selon lui, de la lutte des classes. Il s’opposa à cette récupération marchande de la cause homosexuelle et dénonça, sans ciller, l’apolitisme d’un courant qui n’avait d’émancipation que le nom : à quoi bon s’affranchir de certaines chaînes s’il faut ensuite glisser dans d’autres ? Guérin vilipenda les homosexuels issus des classes dominantes qui s’attiraient « la protection du pouvoir », s’opposa à la constitution de « ghettos » communautaires et pourfendit l’homosexualité à ses yeux mondaine et contre-révolutionnaire. Son mot d’ordre ? Articuler. Ne pas hiérarchiser les causes mais les lier ensemble, de concert, en sachant qu’elles servent toutes le même objectif final : foudroyer la classe dominante. Ni le radicalisme chic des beaux quartiers qui abandonne la majorité à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socialisme scientifique qui n’a d’yeux que pour l’économie et foule aux pieds les combats qu’elle juge périphériques.
Point n’est besoin d’attendre la Révolution, c’est-à-dire la démocratie administrée par le peuple, pour commencer à œuvrer : le combat contre l’oppression est affaire de chaque instant. Il milita un temps aux côtés du Front homosexuel d’action révolutionnaire, fondé en 1971, mais ne tarda pas à le quitter : il estimait que leur activisme, volontiers provocateur, spontanéiste et festif (rappelons le slogan des Gazolines : « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous »), échouait à s’organiser et souffrait d’un cruel manque de contacts avec les travailleurs. « Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que l’émancipation de l’homosexuel, même s’il ne s’y voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l’homme de couleur. De son côté, l’homosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle s’effectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si l’espèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les mœurs, mais, bien davantage, à changer la vie. »
« À Cuba, sous Fidel Castro, les homosexuels furent durant quelques années enfermés dans des Unidades Militares de Ayuda a la Producción. »
Guérin était lucide : il savait que le monde du travail n’était pas, tant s’en faut, exempt de préjugés à l’endroit des homosexuels. Il admettait même que les milieux cultivés, progressistes bons teints ou libéraux accommodants, toléraient mieux cette sexualité (après tout, n’a‑t-elle pas enfanté Rimbaud et Gide, Proust et Cocteau, Wilde et Satie ?) que les couches les plus modestes. Guérin a pu constater, de ses yeux, le mépris que les instances communistes et trotskystes affichaient à leur endroit. Il a également condamné la répression exercée par certains pouvoirs supposément socialistes : à Cuba, sous Fidel Castro, les homosexuels furent durant quelques années enfermés dans des Unidades Militares de Ayuda a la Producción (cela signifiait-il que la lutte sociale s’avérait incompatible avec les droits des minorités sexuelles ? En rien, répondait Guérin : ces régimes n’étaient pas socialistes mais capitalistes étatiques). Il tint toutefois à préciser que le travailleur, pris isolément, se comportait fort différemment : il ne subissait plus le consensus ni la pression du groupe. Les ouvriers, parfois, se donnaient sans y penser, pour le plaisir et pour l’instant, sans honte ni nommer le désir qu’ils avaient ressenti. « Seule une société collectiviste de caractère libertaire peut, dans la fraternité retrouvée, faire sa place aux homosexuels. »
Le marquis de Sade le répugnait. Il aimait mieux Charles Fourier, le philosophe français, le socialiste utopique en quête d’harmonie universelle. Guérin aspirait à rompre avec le rigorisme mortifère des révolutionnaires. Pourquoi rendre la lutte austère et sèche comme du bois mort ? Pourquoi concevoir l’activisme comme un sacrifice ? Pourquoi combattre le cœur empli d’aigreur ? Guérin opposait la volupté à la Vertu des grands chefs, qu’ils se nommassent Lénine, Robespierre ou Proudhon… « Baiser, baiser beaucoup, serait-ce nuire à l’action révolutionnaire ou au contraire l’exalter ? » L’élan vital contre le fiel ; la grande santé contre le ressentiment ; Dionysos contre l’idéal ascétique : on ne peut changer le monde qu’à condition de l’aimer. Il écrivit, en 1969, que la nature était foncièrement polysexuelle. Les dominants recourent à la biologie pour justifier leurs privilèges : si la Femme est par essence ce que l’on attend d’elle, pourquoi vouloir la libérer ? Guérin refusait que l’on pût, en deux cases étanches, enfermer les sexes et les réduire à des définitions de dictionnaire. L’homme serait éternellement voué à jouer les gros bras, va-t-en-guerre et sans pitié ? La femme devrait se satisfaire de son statut de nymphe, sexy ou mutine, femme au foyer ou objet publicitaire ? Guérin aspirait au « dépérissement de la détestable division des sexes » telle que la société bourgeoise l’institua en portant à « l’excès la différenciation entre le masculin et le féminin » et nourrissait l’espoir d’une société où « l’amour des deux sexes serait admis et reconnu comme la forme la plus naturelle, la plus courante et la plus complète de l’amour ». Même si le terme genre (forgé dans les années 1950 et utilisé en France quarante ans plus tard) ne se trouve pas sous sa plume, on pourrait sans doute inscrire Guérin dans ce champ d’études que les anglophones appellent gender studies.
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Le citoyen sut redevenir un fils. « Je voudrais t’exprimer ma profonde reconnaissance pour tout ce que je te dois. […] Je t’ai fait souffrir au cours de ma vie. Mais sans l’avoir jamais voulu. J’ai été victime de mon tempérament trop violent, trop contradictoire, de mon besoin extrême d’indépendance. Et là où je t’ai le plus violemment heurté, c’est par fidélité à des convictions qui sont ma raison de vivre », écrivit Daniel Guérin à son père, qu’il pressentait à l’article de la mort. « Tu as touché mon cœur dans ses fibres les plus profondes en me parlant comme tu as fait. C’est une consolation pour moi. […] Mon cher fils que, comme ta grand-mère, j’ai chéri plus que mes autres enfants, mon premier-né, la plus grande joie de ma vie, je te serre sur mon pauvre cœur qui t’a tant aimé », répondit son aîné. Quant à sa mère, rien n’y fit… Il corrigea l’un de ses manuscrits tandis qu’elle agonisait d’une embolie, à quelques mètres de lui.
Daniel Guérin disparut quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand – pour qui, tout libertaire qu’il fut, il avait voté sept ans auparavant (sur la base des 110 propositions du Programme commun). La France entra dans la « rigueur » en 1983 et l’homme d’affaires Bernard Tapie au gouvernement en 1992. Chacun connaît la suite. Un écrivain meurt sans jamais emporter ses pensées ; vingt-sept ans ont passé et tant reste à faire.
Illustration de bannière : Bram Van Velde