Danièle Obono : « Il faut toujours être dans le mouvement de masse »


Entretien inédit pour le site de Ballast

La dépu­tée nous a don­né ren­dez-vous dans un café du XIXe arron­dis­se­ment de Paris, non loin de La Chapelle. En che­min, nous croi­sons quan­ti­té d’affiches la mon­trant, riant, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon dans le cadre des der­nières élec­tions légis­la­tives. Ancienne biblio­thé­caire, la mili­tante n’en finit pas d’agiter la presse et les réseaux sociaux : là n’est pas l’objet de cette ren­contre. Nous tenions plu­tôt à reve­nir sur son par­cours, de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire à La France insou­mise, à sai­sir les fils rouges et les inflexions. Et Danièle Obono, devant un verre de vin blanc, de trans­for­mer cet entre­tien en cha­leu­reuse dis­cus­sion à bâtons rompus.


Aimé Césaire par­lait de la « colère créa­trice ». Ça vous évoque quoi ?

La colère et la rage du peuple. C’est très beau et ins­pi­rant. On peut trans­for­mer tout ce qu’on se prend dans la tête, l’humiliation, en une force. Une force de révolte et de construc­tion. La lutte col­lec­tive naît de la colère : c’est sain. Dans une époque où tout le monde se doit d’être propre sur soi, où il faut s’exprimer gen­ti­ment lorsqu’on n’est pas d’accord, une parole qui dérange, une fois orga­ni­sée, peut bous­cu­ler l’ordre éta­bli. Et ouvrir des brèches.

C’est un sen­ti­ment qui vous met en mou­ve­ment, personnellement ?

Ça dépend des moments. Je me sou­viens, à Gênes, en 2001, quand Carlo Giuliani s’est fait assas­si­ner. On était là, on se fai­sait gazer ; j’ai res­sen­ti une colère anar­chique à l’endroit des forces de l’ordre, de l’État, de sa violence.

Vous étiez déjà mili­tante, alors. Votre « conscien­ti­sa­tion » a-t-elle été pro­gres­sive ou existe-t-il un point de bas­cule dans votre parcours ?

C’est pro­gres­sif. J’ai com­men­cé à mili­ter au lycée, comme beau­coup. La mobi­li­sa­tion de 1995, puis les mobi­li­sa­tions anti­fas­cistes contre le Front natio­nal. Tu rentres dans une dyna­mique ; c’est moins une rup­ture qu’un élan. C’était le temps des mou­ve­ments alter­mon­dia­listes, des Teamsters and Turtles [l’union des rou­tiers et des éco­lo­gistes, ndlr] ; je regar­dais des vidéos de Seattle, c’était très ins­pi­rant. Tu plonges et tu te laisses por­ter. Le zapa­tisme était une réfé­rence, le sous-com­man­dant Marcos… Mais je le per­ce­vais de manière plus loin­taine, ça, de même que la pro­blé­ma­tique indigène.

Vous vous êtes pré­sen­tée récem­ment comme « bol­cho-trots­ko-mar­xiste » et « indi­gène » !

« La lutte col­lec­tive naît de la colère : c’est sain. »

J’ai com­men­cé à mili­ter dans les milieux alter­mon­dia­listes et j’ai ren­con­tré, dans le même temps, des trots­kystes. J’ai donc lu Lénine, Marx et Trotsky. C’est ce qui m’a for­mée poli­ti­que­ment et théo­ri­que­ment. (un client du café féli­cite en pas­sant la nou­velle dépu­tée ; elle le remer­cie) D’autres lec­tures viennent ensuite s’ajouter, enri­chir, élar­gir. Je m’amuse à reven­di­quer ces « ismes » quand on nous dit qu’il n’existe plus d’idéologie.

Pourquoi manque-t-il « anarchiste » ?

Parce que « trots­kyste ». (rires) Le léni­nisme a été ma porte d’entrée. Mais les anar­chistes sont des alliés.

La prise de parole publique vous est intuitive ?

Une fois que tu as levé la main et qu’on te donne la parole, tu y vas ! Les cadres dans les­quels j’ai été for­mée m’ont don­né confiance. L’effet de groupe joue aus­si, sans doute. Mais je n’aime pas trop l’analyse psy­cho­lo­gique et indi­vi­duelle. Être sou­vent la seule Noire dans une orga­ni­sa­tion pro­duit une posi­tion sin­gu­lière — tant qu’à être là, autant dire ce qu’on a à dire.

Vous avez recon­nu avoir ini­tia­le­ment eu des réti­cences avec l’appellation « France insou­mise ». Comment les avez-vous dépassées ?

La stra­té­gie m’a convain­cue. Je m’en fiche de l’étiquette, au final : ce qui importe, c’est ce qu’on va faire. Je vou­lais faire cam­pagne, je ne vou­lais pas en res­ter aux com­men­taires. Je trou­vais hal­lu­ci­nant qu’on se laisse embar­quer dans les débats du Parti socia­liste, ses pri­maires, qu’il en vienne à don­ner le la et qu’on perde l’initiative… Il fal­lait rompre avec ce par­ti de manière claire, défi­ni­tive et sans ambi­guï­té. Et tirer les leçons de l’échec du Front de gauche — pour par­tie à cause de ce flou, jus­te­ment. Les bases posées par Jean-Luc Mélenchon et le Parti de gauche, avec « L’humain d’abord », me convenaient.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Vous avez, plus jeune, mili­té à la LCR puis au NPA. Comment passe-t-on d’un cou­rant ouver­te­ment « révo­lu­tion­naire » au « réfor­misme », disons, de La France insoumise ?

Je me consi­dé­rais comme une bol­che­vik sans par­ti. Je conti­nue à croire à la néces­si­té d’une révo­lu­tion, d’un chan­ge­ment radi­cal de sys­tème. Je suis une révo­lu­tion­naire qui ne croit plus au noyau révo­lu­tion­naire qui va agré­ger les gens dans la fou­lée d’une grève géné­rale. Ça ne se fera plus autour du noyau et du grand par­ti de la classe ouvrière. Mais il faut s’organiser. Le NPA est pas­sé à côté du Front de gauche, en 2009. Dès 2005, au moment du Traité consti­tu­tion­nel euro­péen, je mili­tais pour l’émergence d’une force de ce type, pour la tra­duc­tion poli­tique de ce « non », des débats. Le NPA chan­geait sur la forme mais l’appareil de la LCR demeu­rait le même. On voit rapi­de­ment les limites d’un mou­ve­ment, même « nou­veau », qui se construit autour d’une seule force, qui conserve ses cadres, son appa­reil, ses manières de pen­ser. Le NPA, en dis­sol­vant la LCR, a per­du en qua­li­té théo­rique mais n’a gagné qu’en sur­face : les nou­veaux arri­vants n’ont pas tar­dé à repar­tir… Quand Mélenchon et ses copains ont quit­té le PS, de manière très offen­sive, puis se sont alliés avec le Parti com­mu­niste, il se pas­sait quelque chose — mais le NPA conti­nuait de pen­ser qu’il avait la main (qu’il a eue, il est vrai, avec Olivier Besancenot de 2002 à 2009). « De toute façon, ce sont des réfor­mistes », disaient ses mili­tants avec arro­gance. « De toute façon, il a été 30 ans au PS. Et puis le PC, ce n’est pas pos­sible… » Ce sec­ta­risme et cet aveu­gle­ment les ont fait rater le coche.

Les tra­vaux d’un des fon­da­teurs et phi­lo­sophe de la LCR, Daniel Bensaïd, vous nourrissaient ?

Étrangement, non. Mais je viens, à la base, d’un autre cou­rant trots­kyste : le Socialist Workers Party, Tony Cliff, les Anglais… « Bensa » était la réfé­rence théo­rique de la LCR mais, à mon arri­vée, il était déjà malade, en retrait.

Du trots­kysme à Mélenchon, un fil rouge se dégage de votre tra­jec­toire mili­tante : vous croyez à la néces­si­té de prendre le pou­voir et l’État. Pourquoi n’avoir pas opté pour les « oasis », l’exode, les zones de séces­sion auto-administrées ?

« Personne n’échappe au pou­voir : on veut chan­ger le monde, pas sa vie. »

Je ne crois pas à l’esca­ping. On ne peut pas faire comme si « ça » n’existait pas. On peut faire son petit truc dans son coin mais ça ne res­te­ra jamais qu’une mino­ri­té. La masse des gens ne peut pas se le per­mettre. Personne n’échappe au pou­voir. Ça ne m’a jamais convain­cue : on veut chan­ger le monde, pas sa vie. Donc entrer en confron­ta­tion avec ce qui le struc­ture, avec les lieux et les centres de pouvoir.

Vieille affaire : le pou­voir s’empare de qui s’en empare. Vous êtes main­te­nant dépu­tée : com­ment vous pré­mu­nir de lui ?

J’ai pro­gres­si­ve­ment été sen­si­bi­li­sée à ces ques­tions, en pas­sant d’un grou­pus­cule trots­kyste, sinon pur, très théo­rique, au Front de gauche. À la démo­cra­tie interne, à la manière de nous orga­ni­ser : nous sommes, nous aus­si, impré­gnés par ce que pro­duit la socié­té — on n’est pas un îlot de par­fait socia­lisme. Il faut avoir cette exi­gence démo­cra­tique. Plus tu occupes des champs larges, plus tu vois que les choses sont plus com­plexes et contra­dic­toires que la théo­rie. Tu ne peux plus édic­ter ou dire « c’est comme ça qu’il faut faire ». Tu dois t’adapter. Mais bon, il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment, c’est-à-dire le mou­ve­ment de masse. Si tu as ta bous­sole — le mar­xisme —, tu peux avan­cer car tu as un conte­nu : ce n’est pas la forme qui compte. Il ne faut pas être rigide sur les formes si l’analyse est claire et tran­chante. On doit faire l’Histoire dans des condi­tions qu’on n’a pas choisies.

[Stéphane Burlot | Ballast]

La France insou­mise a bous­cu­lé le sché­ma clas­sique de la gauche radi­cale en adop­tant le « popu­lisme de gauche ». Vous avez recon­nu que vous n’avez jamais lu ses théo­ri­ciens, Chantal Mouffe ni Ernesto Laclau. De quelle manière appré­hen­dez-vous cette mutation ?

Le « déga­gisme » ne m’a pas tou­chée par la théo­rie, en effet, mais par les expé­riences concrètes du Maghreb. Je n’ai pas lu L’Ère du peuple de Mélenchon…

Vous êtes trop hon­nête : méfiez-vous en interview ! 

« Si tu n’arrêtes pas de par­ler de la gauche à une per­sonne qui entend PS, Hollande ou Valls, c’est un dia­logue de sourds. »

(rires) « Fédérer le peuple pour recons­truire la gauche » : ça m’avait par­lé. La ques­tion de fond n’est pas ma per­sonne, ni ce que je pense : je vous l’ai dit, je n’ai aucun pro­blème à ali­gner les « ismes », mais pour les gens, la majo­ri­té des gens, ça ne veut rien dire. Et c’est de là qu’il faut par­tir. Si tu n’arrêtes pas de par­ler de « la gauche » à une per­sonne qui entend « PS », « Hollande » ou « Valls », c’est un dia­logue de sourds. Nous sommes donc par­ve­nus à inves­tir le terme « peuple » des mêmes idéaux. Le signi­fié est plus impor­tant que le signi­fiant. « Gauche », pour beau­coup, est deve­nu toxique. Du temps de la LCR ou des débats au sein des cou­rants uni­taires, on en par­lait déjà énor­mé­ment ! « Nous, la gauche, nous, la vraie gauche, nos idées, nos prin­cipes »… On réflé­chit alors à par­tir de nous, à nos propres iden­ti­fi­ca­tions, pas à par­tir de la réa­li­té vécue. On fai­sait déjà le constat que les gens en avaient marre de la poli­tique et qu’ils ne com­pre­naient plus rien mais on conti­nuait à défendre le terme « gauche », quand bien même on savait qu’il avait été dévoyé — et je me bat­tais, moi aus­si, à cette époque, pour dire que, oui, nous étions « la vraie gauche ». Je n’ai aucun sou­ci à me dire trots­kyste avec les gens pour qui ça a du sens mais, pour plein de per­sonnes, même mili­tantes, 2005 et le TCE, c’est de l’Histoire !

Alors 1917…

(rires) Les habi­tants de ma cir­cons­crip­tion n’ont aucune idée de ce que c’est ! Je pré­fère leur par­ler de « l’avenir en com­mun ». Là, tu peux créer une adhé­sion — puis appro­fon­dir et te mettre à sor­tir « néolibéralisme ».

Quand vous dites à Regards que vous sou­hai­tez, à l’Assemblée, por­ter une « alter­na­tive » plus que « l’opposition » : c’est du pinaillage sur les mots ?

Non. Bien sûr, La France insou­mise est la seule oppo­si­tion cré­dible et cohé­rente à la poli­tique de Macron. Mais, numé­ri­que­ment, on va se faire plier ! On le sait. S’opposer, c’est fait, ce n’est donc plus l’objectif. On ne veut pas seule­ment résis­ter mais pro­po­ser. D’où la cen­tra­li­té du pro­gramme. De sa posi­ti­vi­té. D’où nos livrets, très concrets, qui orga­nisent déjà un ave­nir pos­sible sans être uto­piques. Mais vous allez me dire que c’est « réfor­miste ». (rires) Mais c’est fondamental !

[Stéphane Burlot | Ballast]

Si on vous dit « nous », à quoi ren­voie ce pronom ?

À un nous mul­tiple. Celui de La France insou­mise, aujourd’hui. Au nous des révo­lu­tion­naires. Au nous des Noirs et des Arabes. Tout dépend de qui parle, à quel moment, en quelle situa­tion. C’est une mul­ti­pli­ci­té en fonc­tion d’espaces plus que d’épaisseurs qu’on empile. J’ai débat­tu au mois de mai au QG Décolonial : j’avais alors deux nous — celui des alliés de Mélenchon et celui des décoloniaux.

Et le « nous » féministe ?

Le nous afro-fémi­niste, et fémi­niste, aus­si, oui. La non-mixi­té n’existe pas dans la culture trots­kyste qui m’a for­mée, mais je la com­prends et y par­ti­cipe désormais.

On avait inter­viewé la réa­li­sa­trice afro-fémi­niste Amandine Gay, jus­te­ment. Elle nous disait qu’une femme noire poli­ti­sée est rapi­de­ment mise dans des cases, assi­gnée. Vous par­ta­gez cette observation ?

« On me dit qu’il n’y a que la lutte des classes : mer­ci, je suis mar­xiste, mais il existe aus­si des dif­fé­rences au sein de la classe. »

Je com­mence à le res­sen­tir. Même si j’ai tou­jours été la cama­rade sin­gu­lière : une femme noire dans des orga­ni­sa­tions majo­ri­tai­re­ment mas­cu­lines et blanches. Quand j’avais rejoint la direc­tion du NPA, un copain « raci­sé », comme on dit, m’avait dit que c’était la pre­mière fois qu’une Noire occu­pait un poste de ce genre dans une orga­ni­sa­tion poli­tique fran­çaise comme la nôtre. Mais ça tra­verse toute la gauche radi­cale : la CGT, les asso­cia­tions, le PC… Les maires arabes se comptent sur les doigts de la main alors que le PC était au pou­voir pen­dant des décen­nies, dans des mil­liers de com­munes popu­laires, y com­pris dans le 93 ! Je ne me suis pas sen­tie « assi­gnée » mais j’ai sen­ti qu’il me fal­lait poli­ti­ser cette ques­tion, que je devais l’assumer. Pas comp­ter les Noirs et les Arabes mais réel­le­ment poli­ti­ser ces enjeux. Pourquoi la gauche radi­cale — je ne parle pas des traîtres et des ven­dus du PS —, qui est cen­sée être meilleure que tout le monde, repro­duit ces rap­ports de pou­voir, ces pri­vi­lèges ? Les mili­tants noirs et arabes, au sein des orga­ni­sa­tions de gauche, finissent tous par se bar­rer : tu es un peu la der­nière des Mohicans… Les copains des mou­ve­ments anti­ra­cistes te le disent : « On y est allé, on s’est cas­sé les dents : tu vas voir. »

Vous aviez écrit dans un article datant de 2015 : « je suis deve­nue Noire ». Le verbe « deve­nir » et une majus­cule à l’adjectif « noire »… 

Oui, « Noire » en tant qu’identité poli­tique. Même si tu es une grande gueule, tu te fais sans cesse cou­per la parole, en tant que femme. Même si tu fais par­tie de la direc­tion, tu ne dois pas prendre trop de place même si c’est bien que tu sois sur la pho­to… Je suis donc « nous » et « eux », en même temps ; le « eux » de ceux qui refusent de prendre en compte la pro­blé­ma­tique iden­ti­taire. Je ne viens pas de la tess [cité, en ver­lan, ndlr], du quar­tier, je ne suis pas une Renoie née en France (je suis arri­vée au col­lège) : je « deviens Noire » quand on ne me ren­voie qu’à ça alors que je suis mul­tiple ou qu’on refuse, au contraire, de consi­dé­rer que cette iden­ti­té induit une autre expé­rience, une autre vision des choses. Ou quand on me dit, par exemple, qu’il n’y a que la lutte des classes : mer­ci, je suis mar­xiste, mais il existe aus­si des dif­fé­rences au sein de la classe. Pourquoi les nier ? Je repense à la polé­mique autour de la péti­tion que j’avais signée, en 2012, pour sou­te­nir le droit à la liber­té d’expression, celui, pour le groupe de rap ZEP, de dire « Nique la France ». Des copains m’ont dit, il n’y a pas long­temps, que je devrais aller plus loin et dire que je défends le pro­pos en tant que tel, pas seule­ment la pos­si­bi­li­té de le dire. Mais, en réa­li­té, ce n’est pas ma colère. J’ai gran­di au Gabon, dans un monde ou presque toute la popu­la­tion est noire. Ma mère est de l’ethnie punu et mon père fang. C’est le sché­ma de pen­sée qui a construit mon enfance ; je viens du « tiers monde », je n’ai pas gran­di ici, dans une socié­té majo­ri­tai­re­ment blanche, où tes ori­gines cultu­relles peuvent être niées. Mon rap­port à la France est donc très dif­fé­rent. Je com­prends qu’on puisse dire « Nique la France » mais mon regard est décen­tré. Je n’ai, sans doute pour cette rai­son, pas com­men­cé à mili­ter sur la ques­tion du racisme. J’ai beau­coup lu l’histoire des mou­ve­ments afro-amé­ri­cains et je consi­dère cette grande his­toire de la dia­spo­ra comme très ins­pi­rante, mais je dois bien admettre que ce n’est pas la mienne. Je m’identifie sans m’identifier totalement.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Et quid de Karl Marx avec un béret des Black Panthers ?

(rires) Ou Rosa Luxemburg et Claudia Jones. Les com­mu­nistes cari­béens, aussi.

Quand les Grandes Gueules de RMC vous ont exhor­tée à lan­cer « Vive la France ! », vous avez tiqué.

C’est une injonc­tion. Avec tout ce qu’elle a de pater­na­liste, de condes­cen­dante et de néo­co­lo­niale, voire de raciste. Ils me ren­voient au Gabon et à l’école de la République : d’une part, elle n’est pas la seule à m’avoir édu­quée ; d’autre part, c’est un droit ! Je ne me sens pas rede­vable. J’ai tout de suite com­pris la place à laquelle ils vou­laient m’assigner, pour le coup. Je devais mon­trer patte blanche. Mais je n’ai sai­si qu’ensuite, après les appels de sou­tien de Jean-Luc Mélenchon, de Sophia Chikirou ou d’Alexis Corbière, que ça pre­nait de l’ampleur. Je sais les désac­cords d’appréciations qu’il peut exis­ter entre nous sur ces sujets ; ça m’a tou­chée d’autant plus. Tu n’es pas seule : c’est ce que je retire de cette his­toire. Mais les réac­tions de haine ne m’ont pas tou­chée plus que ça — je connais­sais le fonc­tion­ne­ment de la facho­sphère et de Twitter. Il va fal­loir qu’ils s’habituent ! Tous les médias appellent ensuite, mais je ne vou­lais pas en rajou­ter : on doit répondre sur un autre plan, avec nos termes.

D’où votre texte « Ma France insou­mise » sur Mediapart.

Voilà.

Mais, quand même : sur les ques­tions de laï­ci­té, vous devez vous sen­tir iso­lée au sein des cou­rants Parti de gauche/France insou­mise, non ? 

« C’est une injonc­tion. Avec tout ce qu’elle a de pater­na­liste, de condes­cen­dante et de néo­co­lo­niale, voire de raciste. »

Cette ques­tion tra­verse toute la gauche. Au NPA, c’était agi­té, aus­si, très dur ! Le voile, l’islamophobie… Je rela­ti­vise sans doute les dif­fé­rences qui existent entre nous, du coup.

Mélenchon refuse d’employer le mot « isla­mo­pho­bie », jus­te­ment, esti­mant qu’il doit être pos­sible de cri­ti­quer l’islam autant que le catho­li­cisme. Vous en avez par­lé ensemble ?

Non. Mais lorsqu’on a écrit le livret sur le racisme et les dis­cri­mi­na­tions, pour La France insou­mise, je n’ai pas employé ce terme. Car je sais qu’il n’est pas par­ta­gé. Mais on est extrê­me­ment clairs sur la lutte contre la stig­ma­ti­sa­tion des musul­mans — ce qui revient donc exac­te­ment au même. J’emploie ce mot car c’est celui que les pre­mières vic­times uti­lisent, mais, une fois encore, ce n’est pas l’étiquette qui compte.

Ce n’est pas une conces­sion de votre part ?

Non. Car on est d’accord sur les bases de la lutte com­mune. On est tous laïcs, avec des nuances (je pré­fère Jean Baubérot à Henri Peña-Ruiz), et on arrive tous au même constat, Mélenchon le pre­mier : il est impos­sible de trans­for­mer la laï­ci­té contre les musul­mans. Jean-Luc l’a très bien expri­mé face à Marine Le Pen, en dénon­çant l’instrumentalisation raciste de « sa » laï­ci­té. Ça me va. On ne va pas sol­der toutes nos diver­gences dans un même pro­gramme écrit : il s’agit d’abord de faire mouvement.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Vous êtes hos­tile à la loi de 2004, inter­di­sant — notam­ment mais prin­ci­pa­le­ment — le fou­lard à l’école ; Jean-Luc Mélenchon et ses proches la défendent. Si Jean-Jacques Bourdin vous colle, demain, un micro sous le nez pour vous deman­der ce que la dépu­tée France insou­mise pense de cette loi, vous vous en tirez comment ?

(elle sou­rit et marque un silence) Je ne sais pas. Je dirai que ce n’est pas la posi­tion du pro­gramme « L’avenir en com­mun ». C’est vrai que ça me met en porte-à-faux…

Bon cou­rage. 

(rires) Je vais évi­ter d’aller chez Bourdin. (rires)

Quand Stella Magliani-Belkacem, édi­trice à La Fabrique, vous accuse de sabor­der, à terme, le camp anti­ra­ciste et la gauche en accep­tant ces com­pro­mis, vous l’entendez ?

« Je ne parle pas au nom de : je suis une mili­tante anti­ra­ciste qui accepte de se battre avec des gens avec les­quels je suis en désaccord. »

Elle a une posi­tion tota­le­ment abs­traite et dog­ma­tique sur La France insou­mise. Comment peut-elle dire que la FI est « une coquille vide » ? On peut la cri­ti­quer, évi­dem­ment, mais une par­tie de son argu­men­taire repose sur de la mau­vaise foi et de l’aveuglement. Je n’ai jamais pré­ten­du être la porte-parole du mou­ve­ment déco­lo­nial ; je ne parle pas « au nom de ». Je suis une mili­tante anti­ra­ciste qui accepte de se battre avec des gens avec les­quels je suis en désac­cord. Et je trouve très bien qu’il existe, dans les espaces anti­ra­cistes et fémi­nistes, des orga­ni­sa­tions auto­nomes ! On doit débattre de nos désac­cords, cher­cher à dépas­ser la seule confron­ta­tion. Je n’ai pas de vision tota­li­sante : le par­ti ne résout pas tout. La FI ne règle pas l’avenir ni ne solde le pas­sé. La FI ne va pas se pré­sen­ter comme « afro-fémi­niste », mais ce n’est pas contra­dic­toire. Elle n’a pas d’unité théo­rique sur chaque sujet — et tant mieux !

Mélenchon, par sa posi­tion et son aura, ne cap­ture-t-il pas, mal­gré tout et peut-être mal­gré lui, la diver­si­té ana­ly­tique de La France insoumise ?

La sphère média­tique, telle qu’elle s’organise, concentre toute son atten­tion sur l’excellent porte-parole qu’il est. C’est l’Histoire par en haut et celle des grands hommes, oui. Et c’est, du coup, réduc­teur pour le mouvement.

Un des axes de votre mou­ve­ment est « l’économie de la mer ». Ce qui implique de pos­sé­der un grand espace mari­time — donc, pour l’Hexagone, de gar­der la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion ou la Nouvelle-Calédonie. Donc, en clair ou en creux, de s’opposer à l’indépendance de ces territoires… 

C’est une ques­tion très inté­res­sante. La France est la deuxième puis­sance mari­time mon­diale car, en effet, elle pos­sède des restes de son empire. On a pro­duit un livret sur l’Outre-mer, que je trouve très abou­ti. À la LCR, on était favo­rables à l’indépendance immé­diate, de manière très théo­rique ; nous, on s’interroge sur la façon de déve­lop­per de manière endo­gène ces socié­tés. Aujourd’hui, la France, c’est ça. Il faut donc réflé­chir à par­tir de cette situa­tion. On est pour régler la ques­tion calé­do­nienne par un réfé­ren­dum sur l’indépendance, déjà, mais, ailleurs, il n’existe aucun mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste de masse. Prenez le der­nier mou­ve­ment en Guyane : on a pris une posi­tion très claire de sou­tien. Jean-Luc a appuyé les Guyanais en lutte de manière incon­di­tion­nelle. Ils ne veulent pas l’indépendance mais le res­pect des droits et l’égalité en tant que Français. On peut dire, ici, qu’on est pour l’indépendance, mais qui es-tu pour juger de ça à la place des Guyanais ? Imaginons que Besancenot soit pré­sident : il ne pour­ra pas décré­ter l’indépendance de la Martinique tout seul. 

[Stéphane Burlot | Ballast]

Valeurs actuelles a titré que vous étiez une « proche des Indigènes de la République » — par­ti dont l’un des cadres a pour­tant récem­ment qua­li­fié Mélenchon de « jean-foutre » laï­card qui pro­page ses « délires sur la colo­ni­sa­tion ». Qu’en est-il vraiment ?

Je res­pecte et je recon­nais la diver­si­té du mou­ve­ment anti­ra­ciste. Je ne suis pas au PIR : je n’en ai ni honte, ni fier­té. Je les consi­dère comme des cama­rades car je les ai ren­con­trés au sein de ce mou­ve­ment. On a des com­bats com­muns même si on n’est pas d’accord et qu’on a plein de débats. Je ne par­tage pas leur vision stra­té­gique, que je trouve limi­tée, mais il faut qu’il existe des mili­tants concen­trés sur une seule cause par­ti­cu­lière. Je sais bien que le PIR est un épou­van­tail. Je connais Houria Bouteldja et on se res­pecte mal­gré nos diver­gences. Ça peut poser pro­blème, autour de moi, mais je ne vais pas me renier.

Vous vous reven­di­quez clai­re­ment de l’intersectionnalité, que le PIR dénonce comme une « divi­ni­té à trois têtes ». 

« On ne va pas dire à ceux qui subissent le racisme de quelle bonne manière ils doivent réagir : les oppri­més s’autodéfinissent. »

Ça fait jus­te­ment par­tie des désac­cords qu’on a depuis long­temps. Au même titre que la vision de Bouteldja sur les mariages mixtes. Mais ce sont des débats qu’on découvre, ici, en retard : ils existent depuis bien long­temps aux États-Unis ! Il y a une grande mécon­nais­sance sur ces sujets. Avec qui s’allier ? Il faut des moments sans « les autres », pour apprendre, se réap­prendre ; il faut des va-et-vient, une dyna­mique. Le mou­ve­ment anti­ra­ciste fran­çais est très divers : quel est le pro­blème ? On peut avoir des désac­cords très durs, mais ça existe. Se foca­li­ser, avec tant de pas­sion, sur le PIR, c’est par­fois un moyen de ne pas vou­loir voir der­rière eux, au-delà, ce qu’ils portent et repré­sentent. Pour tout vous dire, je n’ai pas même pas lu le livre de Bouteldja. Mais je trouve fou qu’il faille ne plus rien signer dès le moment où le PIR signe ! On signe bien des textes avec des gens du PS, par­ti qui a défen­du les poli­tiques qu’on sait ! On peut déci­der de rayer, dans nos têtes, Bouteldja du camp de l’émancipation : il n’empêche qu’elle en est, sur le ter­rain. Elle n’est pas fas­ciste, me semble-t-il ; elle n’est pas, à l’heure qu’il est, pas­sée à l’ennemi. Des cama­rades me disent le contraire. Est-ce que ça fait de moi la cin­quième colonne du mou­ve­ment social ? On peut débattre à l’infini mais qui se fait cra­cher des­sus ? qui s’est fait vio­ler ? On ne va pas dire à ceux qui subissent le racisme de quelle « bonne » manière ils doivent réagir. Les oppri­més s’autodéfinissent. Et voi­là. On peut par­ler mais qui fait cam­pagne pour les chi­ba­nis [« anciens », « vieux », en arabe, ndlr] ? On peut s’étonner de l’existence du PIR, mais vous avez fait quoi, dans les luttes, aupa­ra­vant, pour com­bler ce « vide » ? On peut refu­ser d’aller à une manif’ où marche le PIR mais quelle autre mobi­li­sa­tion avez-vous orga­ni­sée ? Faisons le taf, et on aura la légi­ti­mi­té de cri­ti­quer comme on veut les Indigènes de la République.

Sinon, pour conclure, Madame la dépu­tée, il paraît que vous kif­fez Beyoncé ?

(elle éclate de rire) Je kiffe et je cri­tique ! Elle est pleine de contra­dic­tions. Mais l’image d’elle, sur MTV Music Awards, avec « Feminist » écrit en grand, c’est celle que j’ai en fond d’écran de mon télé­phone ! (rires) Mais, oui, c’est une capi­ta­liste. Comme toutes les stars.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Stéphane Burlot, pour Ballast.


REBONDS

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