Entretien inédit pour Ballast
L’insoumission d’un obscur écrivain anarchiste, la découverte du monde après l’adolescence, l’errance marginale dans les Bouches-du-Rhône, la fuite d’un antifasciste espagnol, l’exil du peintre communard Gustave Courbet, le journal d’une jeune artiste sur le point de sauter par la fenêtre et la déambulation libertaire d’un homme au cœur d’une Marseille japonaise : le point commun entre tout ça ? L’écrivain David Bosc, né en 1973 dans l’Aude. Auteur discret et voix singulière de la littérature contemporaine, il est également traducteur de Swift et éditeur. « Il m’arrive d’être submergé par la haine de la littérature, non seulement comme secteur spécialisé de la culture, ce qu’on appelle la vie littéraire
, mais aussi pour les livres eux-mêmes. Au fond, je n’ai jamais aimé la littérature que comme miracle
: une série de miracles au sein d’une discipline généralement désastreuse », écrit-il dans quelque petit ouvrage. Entre fiction et réel, histoire et poésie, fantaisie et politique, nous revenons avec l’écrivain sur vingt-cinq années de création.
Après deux romans (Sang lié, Milo), vous êtes passé au récit, autour de Courbet d’abord (La Claire fontaine), puis du suicide de l’artiste Sonia Araquistain (Mourir et puis sauter sur son cheval) : vous revoilà en librairie avec Le Pas de la Demi-lune, un roman. Pourquoi ce retour à la fiction ?
La fiction, le récit, ce ne sont à mes yeux que des agencements différents de morceaux de réel. Comme dans ces albums pour enfants qui génèrent des chimères : la tête de l’âne, le corps de l’âne, la queue de l’âne — à la première page, tout est dans l’ordre. On tourne les volets mobiles, deux fois à gauche, cinq fois au milieu, une fois à droite : la tête du lion, le corps de la poule, la queue du serpent. La chose est très étrange, un vrai monstre, mais chacun de ses éléments existe. Inventer un membre nouveau, un organe inédit, voilà qui est diablement plus difficile.
Comment écrivez-vous ces différents « morceaux » ?
J’écris d’abord sous forme de fragments, de petits blocs de prose, qu’ensuite j’assemble en les adaptant aux besoins du livre en cours. Je mêle des fragments vieux de dix ou quinze ans, jusqu’alors sans usage, à d’autres qui sont frais de la veille. Et certains de ces blocs de prose — une marche en forêt, par exemple — peuvent indifféremment venir grossir une fiction ou un récit « véridique », illustrer le quotidien d’un peintre dont la vie est attestée par les dictionnaires ou marquer le commencement d’un roman d’invention. De même, tel fragment écrit à la première personne sera repris à la troisième, tel autre pensé au masculin pourra passer au féminin, ou inversement. Cette « méthode » (à vrai dire, je n’ai pas tellement le choix) m’a montré des effets d’autant plus surprenants que les fragments réunis étaient plus disparates, mais il faut entre eux certaines affinités chimiques, musicales, chromatiques, que sais-je encore. En écrivant Sang lié (dont le véritable titre, bien meilleur, était Rien perdu pour attendre) et Milo, j’étais « moi-même la matière de mon livre », comme le dit génialement Montaigne au début des Essais. Avec La Claire fontaine, non. Et du fait de cette « matière », il y a davantage de réel pour moi dans ces deux premiers romans (l’implacable réel du soi, le bagage inflexible de sa propre vie) que dans un récit fidèlement historique — mais plein de fantaisie, plein de cette légèreté que vous donne un sujet « extérieur » : sauts et gambades à travers les prairies. Cela n’empêche nullement, et même au contraire, ce que je suis ou pense d’irriguer le récit d’une autre façon. La « biographie » de tout personnage est une fiction, une construction narrative à plusieurs mains. En revanche, ce qui me semble le plus authentiquement réel dans un texte, c’est la description des corps, des visages, des cieux, de la nature, avec tout ce que nous a donné, des années durant, notre attention au monde.
La solitude est omniprésente dans vos livres. Il y a celle d’un vieux sanglier poursuivi par des chasseurs et par leurs chiens (Sang lié). Celle d’un jeune homme dans le sud de la France (Milo). Il y a le bruyant « quant-à-soi égalitaire » de Courbet, que l’esseulé Baudelaire effraie (La Claire fontaine). Il y a des solitaires qui infusent dans la foule : « les vagabonds, les amoureux, les lecteurs, font dans la soupe collective un ferment qui nous sauve » (Mourir et puis sauter sur son cheval). Il y a une question, enfin, qui semble contenir ce qui précède : « Est-ce qu’on peut se tenir à l’écart sans être seul ? » (Le Pas de la Demi-Lune).
« Je ne me sors pas de cette idée toute bête d’un va-et-vient nécessaire entre solitude et communauté. »
La solitude du sanglier est dans son nom : singulier, sanglier, seul, c’est le même mot. Les Gaulois le vénéraient parce qu’ils voyaient dans son retrait, dans son écart, le signe qu’il était un relais, un maillon entre deux mondes. Je ne me sors pas de cette idée toute bête d’un va-et-vient nécessaire entre solitude et communauté. Du point de vue de la fiction, l’arrachement d’un personnage essentiellement social vers la solitude est fécond, tout comme l’effort — ou le miracle — de rompre une solitude pour aller vers l’amour, l’amitié, la révolution ou, seulement, trivialement, pour ne pas devenir fou. Il n’y a là que des lieux communs, et c’est ce qui rend le sujet intéressant. Qui est là quand on est seul ? Et de quoi se peuple aussitôt une solitude ? En m’éloignant, peut-être, du romantisme de mes deux premiers romans, je m’intéresse davantage à une solitude in nuce, un espace infime mais toujours accessible, cette possibilité d’être seul que tout, aujourd’hui, nous dispute : les IA, les divertisseurs, les marchands, les démons. Fermer sa porte un instant, se placer hors des rapports sociaux et de la médiation, regarder, sans aussitôt montrer ce que l’on regarde, ou ne rien regarder, etc.
« Est-ce qu’on peut se tenir à l’écart sans être seul ? », demande en effet un personnage de mon dernier roman. On est certain de la chose contraire : on peut être très seul au milieu de la foule, seul au boulot, au lycée, sur les réseaux, seul et aliéné, occupé, envahi de paroles et d’images colonisantes. Seul comme un chien : ça n’est pas ça qu’on cherche. On veut se désaliéner : être, autant que possible, seul maître à bord du petit rafiot périssable qui nous est échu. Quignard relève très justement que la solitude est une conquête récente, qu’elle ne s’est un peu répandue qu’à la Renaissance, avec l’invention de l’individu, et qu’elle ne s’est peu à peu démocratisée qu’au long du XIXe siècle. Et cette solitude, la possibilité de se retirer pour lire, écrire, dessiner, contempler le ciel, que sais-je, est l’unique condition impérative de l’art. Ensuite, comme pour toute chose, on en voit les manifestations parodiques, caricatures geignardes, jusqu’à faire l’objet d’une haine véritable ou de fantasmes plus ou moins obscènes (comme celui d’être « mis en cellule », au monastère ou en prison, pour pouvoir enfin écrire, ce genre de sottises). Aujourd’hui, quand les réseaux, les plateformes de streaming, les applis de vente en ligne, encerclent nos « heures lentes » comme des tigres et des chacals, on sent bien que la solitude, le quant-à-soi, la petite vacuole de silence où se retirer, sont devenus, en nous-mêmes, une zone à défendre. Et, à propos du silence, je pense à ces mots de Deleuze dans Pourparlers : « Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. »
Depuis votre premier livre sur le libertaire Georges Darien, un même fil politique est visible. Disons, pour prendre une catégorie, celle de l’anarchisme individualiste. Le retrait, la fuite, la disparition : autant de motifs qu’on retrouve dans tous vos ouvrages. « Redevenir imprévisible, c’est, à n’en point douter, la clef des champs », écriviez-vous il y a vingt-cinq ans. Mais une inflexion est perceptible. D’un élan insurrectionnel vous en êtes venu, dans Le Pas de la Demi-Lune, à une sorte d’utopie zen. Vos réflexions politiques ont-elles suivi cette trajectoire ?
D’abord, j’aurais le réflexe de répondre : cette inflexion, c’est l’âge, c’est l’embourgeoisement. On l’a tellement vu, mille et mille fois, depuis Prométhée et ses copains, dans ce chevauchement perpétuel de générations auxquelles on a dit qu’il fallait bien que jeunesse se passe, alors que c’est la vie tout entière qui file au grand galop. Je ne me cache pas ce qu’il y a de banal, ou de prévisible, dans cette trajectoire parallèle au passage du temps, et en partie induite par lui, qui porte les femmes et les hommes en colère à vouloir de moins en moins casser des assiettes, à moins rêver de tout foutre en l’air. Par ailleurs, je ne suis pas la dupe de ma jeunesse, et je n’irai pas non plus la maquiller pour en faire une illustration romanesque de la révolte (laquelle est par nature « impure » — et il faudrait qu’elle puisse toujours avoir le cœur de s’en targuer). Je sais quelle part de « romantisme », ou de littérature, et quelle part de violence tournée contre soi-même il s’y trouvait alors. Mais cela ne change rien aux raisons de la colère et à l’expression ou aux issues que cette colère va inventer au fil de l’existence. Tantôt directe, quand le sujet le demande, tantôt tue, cachée, et alors elle est comme la chaudière où la vapeur se comprime comme il faut. Ceci dit, ce que peut bien écrire un type sans communauté et qui, par-dessus le marché, vit au chaud en Suisse et s’accommode depuis bientôt vingt ans d’être salarié, n’a aucune espèce d’importance et un effet à peu près nul sur la marche du monde. Mais la question n’est pas là tout entière. Aussi politique que se veuille la littérature (et elle l’est toujours, surtout quand elle décide de ne l’être absolument pas), elle est fondamentalement du ressort de la poétique, et c’est là que compte ses réels effets, son action sur la vie. Bien entendu, il s’opère ensuite un retour au politique, dans la mesure où maintenir le poétique dans nos existences, c’est mettre en demeure le Dévorant, c’est lui asséner assez de coups de fouet pour qu’il se tienne à distance de ce qui nous est cher.
D’où le recours à l’utopie et à une certaine philosophie asiatique ?
« Utopie zen », l’expression me fait bêtement grimacer…
Pourquoi ?
Parce que, malgré elle, malgré la part de rigueur poétique et de profondeur de la philosophie zen (que je connais mal), j’y entends quelque chose de trop proche de la farce « Feng shui », ces petits arrangements d’intérieur avec bougies parfumées, bouddha mal démoulé, glouglou de fontaine miniature et musique relaxante, l’indicible tristesse d’une affaire qui consiste à se traiter soi-même comme un petit chat malade. Dans Le Pas de la Demi-Lune, j’ai voulu illustrer (en mêlant souvenirs et fantaisie, sinon fantasmes) ce que pouvait être une saison collectivement heureuse, dans le très clair ras-le-bol de cette recherche effrénée de solutions pour soi seul. Et puis, cette utopie heureuse n’est pas tombée sur la ville de Mahashima un beau matin, comme la rosée du ciel. Le narrateur dit bien ce qu’il y a fallu de bagarres et de grabuge… Au-delà, je reste persuadé qu’une des formes les plus fertiles de la critique sociale, une de celles qui « sèment à tout vent », est d’essayer de montrer ce que serait une vie à l’endroit, juste et belle, autant que nous en sommes capables — avec la conscience qu’il ne s’agit jamais que d’un moment de l’existence collective, et non de la résolution une fois pour toutes de la « question sociale » — ce à quoi je ne crois plus, si j’y ai jamais cru. À l’opposé de ça, il y a des romans à foison qui nous dépeignent la vie aliénée – pour la dénoncer, cela va sans dire, mais je crains que, même chez les bons, les Emmanuel Bove, les Jean-Pierre Martinet (lus récemment), on ne sente un plaisir douteux, une complaisance au sordide, à la misère morale, une forme de nihilisme (sans parler des plus mauvais, comme Houellebecq, chez lesquels la délectation d’avilir est proprement insupportable). Il faut vaincre en soi les réticences qui nous empêchent de célébrer la figure humaine, dans ce qu’elle a de plus commun, de sorte que le ravage du cœur ne s’ajoute pas au saccage de tout le reste.
Vos premiers romans étaient foisonnants, touffus. Le dernier est dépouillé. Comment entendre cette mutation ?
« Une des formes les plus fertiles de la critique sociale, une de celles qui
sèment à tout vent, est d’essayer de montrer ce que serait une vie à l’endroit, juste et belle, autant que nous en sommes capables. »
On commence (souvent) par écrire des poèmes, puis (souvent) on se détourne de ça, comme si, je ne sais pas, on avait l’impression d’avoir perdu des heures précieuses, et pas mal de ce qu’on imagine comme une substance unique, mojo ou énergie vitale, à broder des fleurs sur un tambour, et puis (souvent), c’est comme si toute la trajectoire de l’écriture et de la vie tendait à retrouver la simplicité, la brièveté du poème, et sa forme nécessaire, neuve, inouïe. Le dépouillement apparaît comme un contrepoison à l’ahurissante abondance des images aujourd’hui. Non pas tant des images en elles-mêmes que des liens algorithmiques qui les concatènent, conduisant toute chose vers son infini potentiel d’échos, de réitérations, de mutations, le proche en proche et le coq-à‑l’âne, l’illusion de profondeur que tout cela agite devant nos yeux rougis et qui pourrait bien finir par nous rendre idiots. La Réforme, au XVIe siècle, a eu un moment de fureur iconoclaste — on a cassé les statues, martelé les ornements, lacéré et brûlé les peintures — et il n’est pas impossible que nous ayons à revivre un moment de ce genre, moment d’ivresse mauvaise duquel rien de bon ne serait à attendre.
Vous écriviez dans Mourir et puis sauter sur son cheval : « Seul me porte vers les livres le désir d’y trouver ce que je ne soupçonnais pas, et c’est pourquoi je déteste les faiseurs de bouquins, les romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort, de pièges à souris. » Vous sentez-vous héritier, d’une manière ou d’une autre, des courants qui, au siècle dernier, ont promu l’explosion du roman traditionnel, de l’intrigue, de « l’histoire » ?
On peut savoir qu’on n’est pas né de rien, qu’une littérature a besoin pour germer du compost des précédentes, et ne pas se sentir « héritier ». Rien d’étonnant à ce que les écrivains du XXe siècle aient fini par se trouver à l’étroit dans les catégories et les canons du roman, du théâtre et de la poésie. Et nombreux, plus tard, nous avons rêvé nous aussi de textes qui mêleraient roman, théâtre et poésie, et cela se sent dans nos textes, et si la catégorie « roman » pour de tels livres est encore employée, c’est parce que la diffusion/distribution nous menace, voudrions-nous les nommer autrement, de ne plus atterrir que dans trois librairies. Pour autant, je n’ai que très rarement trouvé ma joie de lecteur dans les littératures à programme, chez les expérimentateurs plus ou moins ludiques, cruciverbistes, rosicruciens, amateurs sadiques ou masochistes de la contrainte. Puisque tout est licite, puisque tout est possible dans les formes littéraires, on peut se demander pourquoi il y a une telle persistance des formes conventionnelles de narration, celles-là mêmes qui faisaient enrager les surréalistes. Peut-être parce qu’elles permettent à l’auteur de laisser se manifester, de laisser passer ce qu’il a à donner (sans que, la plupart du temps, il ait lui-même une idée claire de ce que c’est).
Quant aux formes neuves, il me semble qu’elles ne viennent pas sous la plume des chercheurs de formes neuves (dont les constructions ne tiennent pas, ne seront pas reprises, n’auront pas cette vie anonyme et autonome des véritables formes nouvelles. On n’imaginerait pas non plus Lautréamont tâtonner cinquante ans avant de trouver sa « formule ». Parallèlement, la grande originalité, la grande vigueur d’un poète comme Ivar Ch’Vavar, par exemple, ne me semble liée que de façon latérale à ses recherches formelles. Comme s’il y avait en lui à la fois un drôle d’oiseau et quelqu’un qui s’ingénierait à trouver des astuces pour le faire chanter, cet oiseau. Queneau a dit : « Il y a dans le fond / quelque chose qui gueule. » Il faut parfois un peu d’ingénierie pour conduire le son, ou les images, depuis ce fond jusqu’au dehors.) Ensuite, chacun connaît des écrivains prodigues dont la « manière », pour être assez peu neuve, émerveille par d’autres qualités vivantes, et ceux-là, décennie après décennie, pourront sans se soucier de rompre et de marquer rupture, donner, donner, jusqu’au plus grand âge, des merveilles, comme Giono, qui a écrit Ennemonde à deux ans de mourir.
Il y a les animaux aussi, qui ont d’ailleurs évolué. Un temps vous alliez « roulant des phrases fâchées » (La Claire fontaine) et fonciez tête baissée. Votre animal était le « sanglier qui déchire quiconque, avec un courage de suicidé » (Sang lié). Puis sont venues les « fantaisies, brûlures de contes pour enfants ». Avec, ce sont « chevaux de fiacre portant œillères, chevaux de force aux yeux bandés » (Mourir et puis sauter sur son cheval). Loin sont les fauves, désormais : « Un oiseau se défroisse d’un coup sec : l’air en est comme rafraîchi. » (Le Pas de la Demi-Lune) Parmi les animaux, certains sont-ils plus propices que d’autres à l’écriture ?
Du sarcopte de la gale au rhinocéros, en passant par le chien, aucun animal ne m’est indifférent. Je ne distingue pas a priori entre le sauvage et le domestique. Du moment que l’animal n’est pas mon familier, qu’il ne vit pas sous mon toit, à portée de ma main, alors il a une force d’étrangeté intacte : il offre, dès son apparition, une rupture bienvenue dans l’effarante continuité des rapports sociaux. Ainsi, une vache, quand on n’en a jamais eu une à soi, quoi de plus singulier, de plus énorme ? Son poil, son haleine, l’eau de son œil, sa langue parfois bleue qui entre et sort comme une anguille dans ses vastes narines… Plus nos sociétés s’obstinent dans l’éradication de la vie sauvage et plus nous sommes hantés par des figures animales, comme on peut l’être par l’enfance perdue. La bête dévorante et la bête dévorée, peintes sur les parois des cavernes, sont aussi anciennes, dans notre psyché, que l’animal caressé, embrassé, chéri. Les petits chevaux de bois dans les sépultures d’enfants, à travers le monde, en sont le témoignage bouleversant. Les contes, les comptines, les livres d’images… C’est la langue elle-même qui est hantée et parcourue en tous sens par les animaux. Elle est à la fois zoo, basse-cour, forêt vierge et grouillant humus.
« On ne sait pas ce que l’on donne », écriviez-vous à la fin de votre opuscule Il faut un frère cruel au langage. Essayons tout de même. Qu’entendez-vous offrir à celles, à ceux qui vous lisent ?
Les abeilles n’ont aucune intention de féconder les fleurs quand elles y plongent. On ne sait pas ce que l’on donne : peut-être aussi parce qu’on écrit souvent pour demander ou pour prendre (peu importe quoi), et cette chose que l’on fait aussi en vue de recevoir, obscurément, de l’amour, elle roule et charrie, en plus de nos histoires, de nos personnages plus ou moins fameux, infâmes ou remarquables, des impuretés, des formes accidentelles, des manifestations de désirs inconscients, des vestiges, des choses neuves : la vie du langage et la vie des images. On ne sait pas ce que l’on donne : c’est empirique. Ce qu’on avait préparé comme une surprise, l’émotion qu’on s’était ingénié à susciter : nada, chou blanc, coup dans l’eau. C’est autre chose qui a touché. Peu importe ce que l’on prémédite. On ne sait pas ce que l’on donne : c’est aussi une consolation, une maxime valable pour chacun de nous, aux jours sombres (que l’on écrive ou pas). Mais tout de même, je voudrais donner quoi ? Une attention aux choses, et notamment à la naissance fragile et assez mystérieuse des images. À fonds perdus. Et aussi, mordicus, une défense du langage contre sa prostitution au service de la marchandise et au service de la mort, mais c’est un rapport à la langue qui n’est pas du tout conservateur, qui est heureux de toutes ses métamorphoses, des contaminations qui s’y opèrent, des mutations du sens et de la graphie. Et quoi encore ? Je ne sais quel va-tout pour la joie, pour la si précieuse banalité des jours, un malgré tout de vieux mulet, une confiance de gosse dans la capacité du monde et de nos semblables à nous émerveiller.
Illustration de bannière : Kiyoshi Saito
REBONDS
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