David Bosc : « Montrer ce que serait une vie juste »


Entretien inédit pour Ballast

L’insoumission d’un obs­cur écri­vain anar­chiste, la décou­verte du monde après l’adolescence, l’errance mar­gi­nale dans les Bouches-du-Rhône, la fuite d’un anti­fas­ciste espa­gnol, l’exil du peintre com­mu­nard Gustave Courbet, le jour­nal d’une jeune artiste sur le point de sau­ter par la fenêtre et la déam­bu­la­tion liber­taire d’un homme au cœur d’une Marseille japo­naise : le point com­mun entre tout ça ? L’écrivain David Bosc, né en 1973 dans l’Aude. Auteur dis­cret et voix sin­gu­lière de la lit­té­ra­ture contem­po­raine, il est éga­le­ment tra­duc­teur de Swift et édi­teur. « Il m’arrive d’être sub­mer­gé par la haine de la lit­té­ra­ture, non seule­ment comme sec­teur spé­cia­li­sé de la culture, ce qu’on appelle la vie lit­té­raire, mais aus­si pour les livres eux-mêmes. Au fond, je n’ai jamais aimé la lit­té­ra­ture que comme miracle : une série de miracles au sein d’une dis­ci­pline géné­ra­le­ment désas­treuse« , écrit-il dans quelque petit ouvrage. Entre fic­tion et réel, his­toire et poé­sie, fan­tai­sie et poli­tique, nous reve­nons avec l’écrivain sur vingt-cinq années de création.


Après deux romans (Sang lié, Milo), vous êtes pas­sé au récit, autour de Courbet d’abord (La Claire fon­taine), puis du sui­cide de l’artiste Sonia Araquistain (Mourir et puis sau­ter sur son che­val) : vous revoi­là en librai­rie avec Le Pas de la Demi-lune, un roman. Pourquoi ce retour à la fiction ?

La fic­tion, le récit, ce ne sont à mes yeux que des agen­ce­ments dif­fé­rents de mor­ceaux de réel. Comme dans ces albums pour enfants qui génèrent des chi­mères : la tête de l’âne, le corps de l’âne, la queue de l’âne — à la pre­mière page, tout est dans l’ordre. On tourne les volets mobiles, deux fois à gauche, cinq fois au milieu, une fois à droite : la tête du lion, le corps de la poule, la queue du ser­pent. La chose est très étrange, un vrai monstre, mais cha­cun de ses élé­ments existe. Inventer un membre nou­veau, un organe inédit, voi­là qui est dia­ble­ment plus difficile.

Comment écri­vez-vous ces dif­fé­rents « morceaux » ?

J’écris d’abord sous forme de frag­ments, de petits blocs de prose, qu’ensuite j’assemble en les adap­tant aux besoins du livre en cours. Je mêle des frag­ments vieux de dix ou quinze ans, jusqu’alors sans usage, à d’autres qui sont frais de la veille. Et cer­tains de ces blocs de prose — une marche en forêt, par exemple — peuvent indif­fé­rem­ment venir gros­sir une fic­tion ou un récit « véri­dique », illus­trer le quo­ti­dien d’un peintre dont la vie est attes­tée par les dic­tion­naires ou mar­quer le com­men­ce­ment d’un roman d’invention. De même, tel frag­ment écrit à la pre­mière per­sonne sera repris à la troi­sième, tel autre pen­sé au mas­cu­lin pour­ra pas­ser au fémi­nin, ou inver­se­ment. Cette « méthode » (à vrai dire, je n’ai pas tel­le­ment le choix) m’a mon­tré des effets d’autant plus sur­pre­nants que les frag­ments réunis étaient plus dis­pa­rates, mais il faut entre eux cer­taines affi­ni­tés chi­miques, musi­cales, chro­ma­tiques, que sais-je encore. En écri­vant Sang lié (dont le véri­table titre, bien meilleur, était Rien per­du pour attendre) et Milo, j’étais « moi-même la matière de mon livre », comme le dit génia­le­ment Montaigne au début des Essais. Avec La Claire fon­taine, non. Et du fait de cette « matière », il y a davan­tage de réel pour moi dans ces deux pre­miers romans (l’implacable réel du soi, le bagage inflexible de sa propre vie) que dans un récit fidè­le­ment his­to­rique — mais plein de fan­tai­sie, plein de cette légè­re­té que vous donne un sujet « exté­rieur » : sauts et gam­bades à tra­vers les prai­ries. Cela n’empêche nul­le­ment, et même au contraire, ce que je suis ou pense d’irriguer le récit d’une autre façon. La « bio­gra­phie » de tout per­son­nage est une fic­tion, une construc­tion nar­ra­tive à plu­sieurs mains. En revanche, ce qui me semble le plus authen­ti­que­ment réel dans un texte, c’est la des­crip­tion des corps, des visages, des cieux, de la nature, avec tout ce que nous a don­né, des années durant, notre atten­tion au monde.

La soli­tude est omni­pré­sente dans vos livres. Il y a celle d’un vieux san­glier pour­sui­vi par des chas­seurs et par leurs chiens (Sang lié). Celle d’un jeune homme dans le sud de la France (Milo). Il y a le bruyant « quant-à-soi éga­li­taire » de Courbet, que l’esseulé Baudelaire effraie (La Claire fon­taine). Il y a des soli­taires qui infusent dans la foule : « les vaga­bonds, les amou­reux, les lec­teurs, font dans la soupe col­lec­tive un ferment qui nous sauve » (Mourir et puis sau­ter sur son che­val). Il y a une ques­tion, enfin, qui semble conte­nir ce qui pré­cède : « Est-ce qu’on peut se tenir à l’écart sans être seul ? » (Le Pas de la Demi-Lune).

« Je ne me sors pas de cette idée toute bête d’un va-et-vient néces­saire entre soli­tude et communauté. »

La soli­tude du san­glier est dans son nom : sin­gu­lier, san­glier, seul, c’est le même mot. Les Gaulois le véné­raient parce qu’ils voyaient dans son retrait, dans son écart, le signe qu’il était un relais, un maillon entre deux mondes. Je ne me sors pas de cette idée toute bête d’un va-et-vient néces­saire entre soli­tude et com­mu­nau­té. Du point de vue de la fic­tion, l’arrachement d’un per­son­nage essen­tiel­le­ment social vers la soli­tude est fécond, tout comme l’effort — ou le miracle — de rompre une soli­tude pour aller vers l’amour, l’amitié, la révo­lu­tion ou, seule­ment, tri­via­le­ment, pour ne pas deve­nir fou. Il n’y a là que des lieux com­muns, et c’est ce qui rend le sujet inté­res­sant. Qui est là quand on est seul ? Et de quoi se peuple aus­si­tôt une soli­tude ? En m’éloignant, peut-être, du roman­tisme de mes deux pre­miers romans, je m’intéresse davan­tage à une soli­tude in nuce, un espace infime mais tou­jours acces­sible, cette pos­si­bi­li­té d’être seul que tout, aujourd’hui, nous dis­pute : les IA, les diver­tis­seurs, les mar­chands, les démons. Fermer sa porte un ins­tant, se pla­cer hors des rap­ports sociaux et de la média­tion, regar­der, sans aus­si­tôt mon­trer ce que l’on regarde, ou ne rien regar­der, etc.

« Est-ce qu’on peut se tenir à l’écart sans être seul ? », demande en effet un per­son­nage de mon der­nier roman. On est cer­tain de la chose contraire : on peut être très seul au milieu de la foule, seul au bou­lot, au lycée, sur les réseaux, seul et alié­né, occu­pé, enva­hi de paroles et d’images colo­ni­santes. Seul comme un chien : ça n’est pas ça qu’on cherche. On veut se désa­lié­ner : être, autant que pos­sible, seul maître à bord du petit rafiot péris­sable qui nous est échu. Quignard relève très jus­te­ment que la soli­tude est une conquête récente, qu’elle ne s’est un peu répan­due qu’à la Renaissance, avec l’invention de l’individu, et qu’elle ne s’est peu à peu démo­cra­ti­sée qu’au long du XIXe siècle. Et cette soli­tude, la pos­si­bi­li­té de se reti­rer pour lire, écrire, des­si­ner, contem­pler le ciel, que sais-je, est l’unique condi­tion impé­ra­tive de l’art. Ensuite, comme pour toute chose, on en voit les mani­fes­ta­tions paro­diques, cari­ca­tures gei­gnardes, jusqu’à faire l’objet d’une haine véri­table ou de fan­tasmes plus ou moins obs­cènes (comme celui d’être « mis en cel­lule », au monas­tère ou en pri­son, pour pou­voir enfin écrire, ce genre de sot­tises). Aujourd’hui, quand les réseaux, les pla­te­formes de strea­ming, les applis de vente en ligne, encerclent nos « heures lentes » comme des tigres et des cha­cals, on sent bien que la soli­tude, le quant-à-soi, la petite vacuole de silence où se reti­rer, sont deve­nus, en nous-mêmes, une zone à défendre. Et, à pro­pos du silence, je pense à ces mots de Deleuze dans Pourparlers : « Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condi­tion pour que se forme quelque chose de rare ou de raré­fié qui méri­te­rait un peu d’être dit. »

[Kiyoshi Saito]

Depuis votre pre­mier livre sur le liber­taire Georges Darien, un même fil poli­tique est visible. Disons, pour prendre une caté­go­rie, celle de l’anarchisme indi­vi­dua­liste. Le retrait, la fuite, la dis­pa­ri­tion : autant de motifs qu’on retrouve dans tous vos ouvrages. « Redevenir impré­vi­sible, c’est, à n’en point dou­ter, la clef des champs », écri­viez-vous il y a vingt-cinq ans. Mais une inflexion est per­cep­tible. D’un élan insur­rec­tion­nel vous en êtes venu, dans Le Pas de la Demi-Lune, à une sorte d’utopie zen. Vos réflexions poli­tiques ont-elles sui­vi cette trajectoire ?

D’abord, j’aurais le réflexe de répondre : cette inflexion, c’est l’âge, c’est l’embourgeoisement. On l’a tel­le­ment vu, mille et mille fois, depuis Prométhée et ses copains, dans ce che­vau­che­ment per­pé­tuel de géné­ra­tions aux­quelles on a dit qu’il fal­lait bien que jeu­nesse se passe, alors que c’est la vie tout entière qui file au grand galop. Je ne me cache pas ce qu’il y a de banal, ou de pré­vi­sible, dans cette tra­jec­toire paral­lèle au pas­sage du temps, et en par­tie induite par lui, qui porte les femmes et les hommes en colère à vou­loir de moins en moins cas­ser des assiettes, à moins rêver de tout foutre en l’air. Par ailleurs, je ne suis pas la dupe de ma jeu­nesse, et je n’irai pas non plus la maquiller pour en faire une illus­tra­tion roma­nesque de la révolte (laquelle est par nature « impure » — et il fau­drait qu’elle puisse tou­jours avoir le cœur de s’en tar­guer). Je sais quelle part de « roman­tisme », ou de lit­té­ra­ture, et quelle part de vio­lence tour­née contre soi-même il s’y trou­vait alors. Mais cela ne change rien aux rai­sons de la colère et à l’expression ou aux issues que cette colère va inven­ter au fil de l’existence. Tantôt directe, quand le sujet le demande, tan­tôt tue, cachée, et alors elle est comme la chau­dière où la vapeur se com­prime comme il faut. Ceci dit, ce que peut bien écrire un type sans com­mu­nau­té et qui, par-des­sus le mar­ché, vit au chaud en Suisse et s’accommode depuis bien­tôt vingt ans d’être sala­rié, n’a aucune espèce d’importance et un effet à peu près nul sur la marche du monde. Mais la ques­tion n’est pas là tout entière. Aussi poli­tique que se veuille la lit­té­ra­ture (et elle l’est tou­jours, sur­tout quand elle décide de ne l’être abso­lu­ment pas), elle est fon­da­men­ta­le­ment du res­sort de la poé­tique, et c’est là que compte ses réels effets, son action sur la vie. Bien enten­du, il s’opère ensuite un retour au poli­tique, dans la mesure où main­te­nir le poé­tique dans nos exis­tences, c’est mettre en demeure le Dévorant, c’est lui assé­ner assez de coups de fouet pour qu’il se tienne à dis­tance de ce qui nous est cher.

D’où le recours à l’utopie et à une cer­taine phi­lo­so­phie asiatique ?

« Utopie zen », l’expression me fait bête­ment grimacer…

Pourquoi ?

Parce que, mal­gré elle, mal­gré la part de rigueur poé­tique et de pro­fon­deur de la phi­lo­so­phie zen (que je connais mal), j’y entends quelque chose de trop proche de la farce « Feng shui », ces petits arran­ge­ments d’intérieur avec bou­gies par­fu­mées, boud­dha mal démou­lé, glou­glou de fon­taine minia­ture et musique relaxante, l’indicible tris­tesse d’une affaire qui consiste à se trai­ter soi-même comme un petit chat malade. Dans Le Pas de la Demi-Lune, j’ai vou­lu illus­trer (en mêlant sou­ve­nirs et fan­tai­sie, sinon fan­tasmes) ce que pou­vait être une sai­son col­lec­ti­ve­ment heu­reuse, dans le très clair ras-le-bol de cette recherche effré­née de solu­tions pour soi seul. Et puis, cette uto­pie heu­reuse n’est pas tom­bée sur la ville de Mahashima un beau matin, comme la rosée du ciel. Le nar­ra­teur dit bien ce qu’il y a fal­lu de bagarres et de gra­buge… Au-delà, je reste per­sua­dé qu’une des formes les plus fer­tiles de la cri­tique sociale, une de celles qui « sèment à tout vent », est d’essayer de mon­trer ce que serait une vie à l’endroit, juste et belle, autant que nous en sommes capables — avec la conscience qu’il ne s’agit jamais que d’un moment de l’existence col­lec­tive, et non de la réso­lu­tion une fois pour toutes de la « ques­tion sociale » — ce à quoi je ne crois plus, si j’y ai jamais cru. À l’opposé de ça, il y a des romans à foi­son qui nous dépeignent la vie alié­née – pour la dénon­cer, cela va sans dire, mais je crains que, même chez les bons, les Emmanuel Bove, les Jean-Pierre Martinet (lus récem­ment), on ne sente un plai­sir dou­teux, une com­plai­sance au sor­dide, à la misère morale, une forme de nihi­lisme (sans par­ler des plus mau­vais, comme Houellebecq, chez les­quels la délec­ta­tion d’avilir est pro­pre­ment insup­por­table). Il faut vaincre en soi les réti­cences qui nous empêchent de célé­brer la figure humaine, dans ce qu’elle a de plus com­mun, de sorte que le ravage du cœur ne s’ajoute pas au sac­cage de tout le reste.

Vos pre­miers romans étaient foi­son­nants, touf­fus. Le der­nier est dépouillé. Comment entendre cette mutation ?

« Une des formes les plus fer­tiles de la cri­tique sociale, une de celles qui sèment à tout vent, est d’essayer de mon­trer ce que serait une vie à l’endroit, juste et belle, autant que nous en sommes capables. « 

On com­mence (sou­vent) par écrire des poèmes, puis (sou­vent) on se détourne de ça, comme si, je ne sais pas, on avait l’impression d’avoir per­du des heures pré­cieuses, et pas mal de ce qu’on ima­gine comme une sub­stance unique, mojo ou éner­gie vitale, à bro­der des fleurs sur un tam­bour, et puis (sou­vent), c’est comme si toute la tra­jec­toire de l’écriture et de la vie ten­dait à retrou­ver la sim­pli­ci­té, la briè­ve­té du poème, et sa forme néces­saire, neuve, inouïe. Le dépouille­ment appa­raît comme un contre­poi­son à l’ahurissante abon­dance des images aujourd’hui. Non pas tant des images en elles-mêmes que des liens algo­rith­miques qui les conca­tènent, condui­sant toute chose vers son infi­ni poten­tiel d’échos, de réité­ra­tions, de muta­tions, le proche en proche et le coq-à-l’âne, l’illusion de pro­fon­deur que tout cela agite devant nos yeux rou­gis et qui pour­rait bien finir par nous rendre idiots. La Réforme, au XVIe siècle, a eu un moment de fureur ico­no­claste — on a cas­sé les sta­tues, mar­te­lé les orne­ments, lacé­ré et brû­lé les pein­tures — et il n’est pas impos­sible que nous ayons à revivre un moment de ce genre, moment d’ivresse mau­vaise duquel rien de bon ne serait à attendre.

Vous écri­viez dans Mourir et puis sau­ter sur son che­val : « Seul me porte vers les livres le désir d’y trou­ver ce que je ne soup­çon­nais pas, et c’est pour­quoi je déteste les fai­seurs de bou­quins, les romances fice­lées, cou­sues d’astuces, far­cies de diables à res­sort, de pièges à sou­ris. » Vous sen­tez-vous héri­tier, d’une manière ou d’une autre, des cou­rants qui, au siècle der­nier, ont pro­mu l’explosion du roman tra­di­tion­nel, de l’intrigue, de « l’histoire » ?

On peut savoir qu’on n’est pas né de rien, qu’une lit­té­ra­ture a besoin pour ger­mer du com­post des pré­cé­dentes, et ne pas se sen­tir « héri­tier ». Rien d’étonnant à ce que les écri­vains du XXe siècle aient fini par se trou­ver à l’étroit dans les caté­go­ries et les canons du roman, du théâtre et de la poé­sie. Et nom­breux, plus tard, nous avons rêvé nous aus­si de textes qui mêle­raient roman, théâtre et poé­sie, et cela se sent dans nos textes, et si la caté­go­rie « roman » pour de tels livres est encore employée, c’est parce que la diffusion/distribution nous menace, vou­drions-nous les nom­mer autre­ment, de ne plus atter­rir que dans trois librai­ries. Pour autant, je n’ai que très rare­ment trou­vé ma joie de lec­teur dans les lit­té­ra­tures à pro­gramme, chez les expé­ri­men­ta­teurs plus ou moins ludiques, cru­ci­ver­bistes, rosi­cru­ciens, ama­teurs sadiques ou maso­chistes de la contrainte. Puisque tout est licite, puisque tout est pos­sible dans les formes lit­té­raires, on peut se deman­der pour­quoi il y a une telle per­sis­tance des formes conven­tion­nelles de nar­ra­tion, celles-là mêmes qui fai­saient enra­ger les sur­réa­listes. Peut-être parce qu’elles per­mettent à l’auteur de lais­ser se mani­fes­ter, de lais­ser pas­ser ce qu’il a à don­ner (sans que, la plu­part du temps, il ait lui-même une idée claire de ce que c’est).

[Kiyoshi Saito]

Quant aux formes neuves, il me semble qu’elles ne viennent pas sous la plume des cher­cheurs de formes neuves (dont les construc­tions ne tiennent pas, ne seront pas reprises, n’auront pas cette vie ano­nyme et auto­nome des véri­tables formes nou­velles. On n’imaginerait pas non plus Lautréamont tâton­ner cin­quante ans avant de trou­ver sa « for­mule ». Parallèlement, la grande ori­gi­na­li­té, la grande vigueur d’un poète comme Ivar Ch’Vavar, par exemple, ne me semble liée que de façon laté­rale à ses recherches for­melles. Comme s’il y avait en lui à la fois un drôle d’oiseau et quelqu’un qui s’ingénierait à trou­ver des astuces pour le faire chan­ter, cet oiseau. Queneau a dit : « Il y a dans le fond / quelque chose qui gueule. » Il faut par­fois un peu d’ingénierie pour conduire le son, ou les images, depuis ce fond jusqu’au dehors.) Ensuite, cha­cun connaît des écri­vains pro­digues dont la « manière », pour être assez peu neuve, émer­veille par d’autres qua­li­tés vivantes, et ceux-là, décen­nie après décen­nie, pour­ront sans se sou­cier de rompre et de mar­quer rup­ture, don­ner, don­ner, jusqu’au plus grand âge, des mer­veilles, comme Giono, qui a écrit Ennemonde à deux ans de mourir.

Il y a les ani­maux aus­si, qui ont d’ailleurs évo­lué. Un temps vous alliez « rou­lant des phrases fâchées » (La Claire fon­taine) et fon­ciez tête bais­sée. Votre ani­mal était le « san­glier qui déchire qui­conque, avec un cou­rage de sui­ci­dé » (Sang lié). Puis sont venues les « fan­tai­sies, brû­lures de contes pour enfants ». Avec, ce sont « che­vaux de fiacre por­tant œillères, che­vaux de force aux yeux ban­dés » (Mourir et puis sau­ter sur son che­val). Loin sont les fauves, désor­mais : « Un oiseau se défroisse d’un coup sec : l’air en est comme rafraî­chi. » (Le Pas de la Demi-Lune) Parmi les ani­maux, cer­tains sont-ils plus pro­pices que d’autres à l’écriture ?

Du sar­copte de la gale au rhi­no­cé­ros, en pas­sant par le chien, aucun ani­mal ne m’est indif­fé­rent. Je ne dis­tingue pas a prio­ri entre le sau­vage et le domes­tique. Du moment que l’animal n’est pas mon fami­lier, qu’il ne vit pas sous mon toit, à por­tée de ma main, alors il a une force d’étrangeté intacte : il offre, dès son appa­ri­tion, une rup­ture bien­ve­nue dans l’effarante conti­nui­té des rap­ports sociaux. Ainsi, une vache, quand on n’en a jamais eu une à soi, quoi de plus sin­gu­lier, de plus énorme ? Son poil, son haleine, l’eau de son œil, sa langue par­fois bleue qui entre et sort comme une anguille dans ses vastes narines… Plus nos socié­tés s’obstinent dans l’éradication de la vie sau­vage et plus nous sommes han­tés par des figures ani­males, comme on peut l’être par l’enfance per­due. La bête dévo­rante et la bête dévo­rée, peintes sur les parois des cavernes, sont aus­si anciennes, dans notre psy­ché, que l’animal cares­sé, embras­sé, ché­ri. Les petits che­vaux de bois dans les sépul­tures d’enfants, à tra­vers le monde, en sont le témoi­gnage bou­le­ver­sant. Les contes, les comp­tines, les livres d’images… C’est la langue elle-même qui est han­tée et par­cou­rue en tous sens par les ani­maux. Elle est à la fois zoo, basse-cour, forêt vierge et grouillant humus.

« On ne sait pas ce que l’on donne », écri­viez-vous à la fin de votre opus­cule Il faut un frère cruel au lan­gage. Essayons tout de même. Qu’entendez-vous offrir à celles, à ceux qui vous lisent ?

Les abeilles n’ont aucune inten­tion de fécon­der les fleurs quand elles y plongent. On ne sait pas ce que l’on donne : peut-être aus­si parce qu’on écrit sou­vent pour deman­der ou pour prendre (peu importe quoi), et cette chose que l’on fait aus­si en vue de rece­voir, obs­cu­ré­ment, de l’amour, elle roule et char­rie, en plus de nos his­toires, de nos per­son­nages plus ou moins fameux, infâmes ou remar­quables, des impu­re­tés, des formes acci­den­telles, des mani­fes­ta­tions de dési­rs incons­cients, des ves­tiges, des choses neuves : la vie du lan­gage et la vie des images. On ne sait pas ce que l’on donne : c’est empi­rique. Ce qu’on avait pré­pa­ré comme une sur­prise, l’émotion qu’on s’était ingé­nié à sus­ci­ter : nada, chou blanc, coup dans l’eau. C’est autre chose qui a tou­ché. Peu importe ce que l’on pré­mé­dite. On ne sait pas ce que l’on donne : c’est aus­si une conso­la­tion, une maxime valable pour cha­cun de nous, aux jours sombres (que l’on écrive ou pas). Mais tout de même, je vou­drais don­ner quoi ? Une atten­tion aux choses, et notam­ment à la nais­sance fra­gile et assez mys­té­rieuse des images. À fonds per­dus. Et aus­si, mor­di­cus, une défense du lan­gage contre sa pros­ti­tu­tion au ser­vice de la mar­chan­dise et au ser­vice de la mort, mais c’est un rap­port à la langue qui n’est pas du tout conser­va­teur, qui est heu­reux de toutes ses méta­mor­phoses, des conta­mi­na­tions qui s’y opèrent, des muta­tions du sens et de la gra­phie. Et quoi encore ? Je ne sais quel va-tout pour la joie, pour la si pré­cieuse bana­li­té des jours, un mal­gré tout de vieux mulet, une confiance de gosse dans la capa­ci­té du monde et de nos sem­blables à nous émerveiller.


Illustration de ban­nière : Kiyoshi Saito


REBONDS

☰ Lire notre entre­tien « Histoire, lit­té­ra­ture et enquêtes : une dis­cus­sion avec Yannick Le Marec », juin 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Éric Vuillard : « Creuser inlas­sa­ble­ment le dis­po­si­tif cen­tral du pou­voir », juin 2022
☰ Lire notre entre­tien « Littérature en fraude : ren­contre avec Eugène Savitzkaya », juin 2022
☰ Lire la carte blanche de Sandra Lucbert, « Second tour, MondeDeLaCulture et lutte des classes », avril 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Bruno Remaury : « Donner sa forme au monde », mars 2022
☰ Lire notre entre­tien « Rencontre avec Marc Graciano : le souffle de la lit­té­ra­ture », octobre 2021

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.