Entretien inédit pour le site de Ballast
Passé de la presse rock au reportage pour la grande presse, dans les années 1990, David Dufresne s’est peu à peu éloigné du journalisme — un « journalisme de pesticides », dit-il, obnubilé par la nouveauté et la surface de l’information — pour travailler sur le long cours : une enquête consacrée au maintien de l’ordre, suivie d’une autre sur l’affaire Tarnac. Si la musique n’est jamais bien loin (un livre sur un club de rock, un autre sur Brel), c’est par son compte Twitter et son interpellation « Allô Place Beauveau », lancée en plein soulèvement des gilets jaunes, que Dufresne s’est imposé comme l’une des voix médiatiques critiques de la violence policière et étatique. En 2019, il racontait, sous les traits de son alter ego Étienne Dardel, cette mobilisation écrasée dans les pages du roman Dernière sommation ; il revient dessus, au cinéma cette fois, avec Un pays qui se tient sage. L’occasion de le retrouver, convivial, autour d’un café sous le soleil de plomb de la capitale.
Vous avez fait savoir que vous vous intéressez à la police depuis qu’elle s’est intéressée à vous. Comment est-elle entrée dans votre vie ?
1984, Poitiers, j’ai 16 ans. Je m’occupe d’un fanzine qui s’appelle Tant qu’il y aura du rock. Ma mère reçoit un appel : « Bonjour madame, nous voudrions des renseignements sur les membres de l’association Tant qu’il y aura du rock, dont certains membres auraient commis des actes terroristes. » Je me rends au commissariat et, évidemment, je n’en mène pas large — j’ai peur. J’ai face à moi le cliché du gentil et du méchant flic. Comme chacun sait, c’est du gentil dont il faut se méfier. Les mecs, à ce moment-là, savent tout de ma vie : la liste est courte, il faut dire, puisque j’ai 16 ans. (rires) Ils avaient connaissance des déboires que j’avais avec telle ou telle radio libre, ils savaient qui j’avais quitté, etc. C’est un choc. C’est quoi cette police ? Deux ans plus tard, je suis à Paris, étudiant, dans les rues la nuit. J’ai les voltigeurs aux trousses, je me retrouve matraqué. Au petit matin, en rentrant chez moi, j’entends sur Europe 1 : un jeune étudiant est mort, Malik Oussekine. Ça, ça a été une propulsion brutale dans le monde adulte. À partir de ce moment, je me suis intéressé à la police sur le versant des libertés. La police scientifique, c’est intéressant la PJ, c’est intrigant, mais les enquêtes et les techniques d’investigations ne sont pas ce qui m’intéressent le plus. Je reconnais qu’il y a une expertise et un savoir-faire, mais ce qui m’intéresse dans la police, c’est son champ politique, son emprise sur l’espace public, c’est-à-dire le moment où elle se trouve dans la rue et décide que telle ou telle frange de la population est plus à risque qu’une autre.
On vous connaît en tant que documentariste, écrivain, journaliste et lanceur d’alerte. Vous voilà aujourd’hui sur grand écran. Que peut le cinéma que la presse ne peut pas ?
« Ce qui m’intéresse dans la police, c’est son champ politique, son emprise sur l’espace public, c’est-à-dire le moment où elle se trouve dans la rue. »
Déjà, on pourrait se demander : qu’est-ce que la presse ne veut pas ? C’est dingue que les médias aient mis autant de temps à se bouger. Que les télévisions aient été indifférentes ne m’étonne pas trop : elles demandent l’autorisation d’émettre, la notion de contre-pouvoir n’existe pas ou si peu chez elles. Dans la presse écrite, en revanche, c’est plus complexe. On peut donc se demander ce qu’elle veut, cette presse. Si on prend le petit exemple de mon film, c’est une totale liberté de fond et de forme. Si je décide de ne pas indiquer les noms des intervenants à l’écran, il suffit que j’en discute deux minutes avec mon producteur, et c’est plié. Si je l’avais fait en télévision, je serais encore en train de discuter de la couleur, de la taille et de l’emplacement de ces noms, car j’y serais obligé. Il y a tellement de normes en télévision ! Pourquoi veulent-elles absolument qu’on floute à droite et à gauche de l’écran ? Ont-elles peur du vide ?
Ce que Jérôme Rodrigues [gilet jaune éborgné par la police en janvier 2019, ndlr] filme, en dehors du drame absolu que cela représente, c’est d’un point de vue documentaire unique. Voire historique. Avec un cadrage parfait, lui allongé, la colonne de la Bastille en surplomb. La télévision tue la beauté de ces images. Voilà pour la forme. Sur le fond, il est clair qu’entre le cinéma et la télévision, on n’a pas les mêmes libertés. Je vois un cousinage entre le cinéma et le web-documentaire. En 2013, j’avais refusé d’aller vers la télé parce que je voulais être libre dans mes créations — je n’osais pas me tourner vers le cinéma. Le web-documentaire représentait le champ de tous les possibles, une zone de liberté temporaire. Cette zone de liberté, je la retrouve aujourd’hui dans le cinéma. Un pays qui se tient sage est probablement aussi artisanal qu’un bouquin. Et cette modestie de moyens est gage de liberté. Dans sa création, peu de gens prennent des décisions : le monteur, le producteur et moi. Le documentaire télévisuel, c’est une somme de compromis ; au cinéma, ce n’est pas le cas. Si le film est raté, c’est de ma faute et puis voilà !
Votre film part justement de la fameuse citation du sociologue Max Weber — « l’État revendique le monopole de la violence physique légitime ». Phrase brandie à tout bout de champ, et souvent reformulée en « l’État détient le monopole de la violence physique légitime ». Que nous dit ce décalage entre « revendiquer » et « détenir » ?
Dans le film, Alain Damasio ne cite pas Weber mais reprend la phrase telle qu’elle est effectivement énoncée aujourd’hui dans les médias. On la décortique ensemble. La différence entre les deux est très importante ! Le pire, c’est qu’entre-temps le ministre de l’Intérieur [Gérald Darmanin] est allé encore plus loin, en affirmant que c’est la police qui détient le monopole de la violence. Et il a rajouté : « c’est vieux comme Max Weber ». Un contresens absolu ! Weber n’a jamais parlé de police, mais de l’État ! La confusion provient du fait qu’en France, la police étant nationale, elle incarne l’État — comme les policiers n’arrêtent pas de le répéter. Ils seraient le « rempart » de la République. Le film questionne donc la phrase exacte de Weber. Je demande aux intervenants quel est, selon eux, le mot le plus important : « violence » ? « légitime » ? « monopole » ? Pour moi, c’est « revendique » : c’est une façon de dire à l’État que cette violence n’est pas coulée dans le marbre. Si toi, État, tu la revendiques, tu te dois d’être exemplaire. Or tu ne l’es pas ! Preuve en est qu’on a aujourd’hui des documents qu’on n’avait pas avant pour prouver les violences policières. On savait très bien avant que ça se passait comme ça, et pas forcément en manifestation d’ailleurs : les mêmes armes, les mêmes doctrines, les mêmes hommes commettent les mêmes actes en manifestation et dans les quartiers. Je crois foncièrement que la police défend le régime en place. Il se trouve qu’aujourd’hui c’est la République, alors les policiers se disent « républicains », mais quand c’était Vichy, ils défendaient Vichy, et quand c’était l’Empire, ils défendaient l’Empire.
Damasio reprend également les mots de Jean Genet, évoquant une différence entre « brutalité » et « violence »1…
« La police défend le régime en place. Il se trouve qu’aujourd’hui c’est la République, alors les policiers se disent
républicains. »
Avec cette distinction, on évite de mettre sur le même plan la violence des « casseurs » et la violence policière. Avec le même terme, on voit bien le piège : « un partout, balle au centre », violence contre violence. En disant que d’un côté il y a de la brutalité et de l’autre de la violence, on modifie la réflexion. Lorsque Damasio reprend Genet ou que Romain Hüet [auteur de l’ouvrage Le Vertige de l’émeute, ndlr] explique, toujours dans le film, que casser une vitre c’est détenir symboliquement un morceau du pouvoir, qu’on soit d’accord ou non, ces deux moments proposent un contre-récit : une opposition à la soupe quotidienne qu’on nous inflige dans certains médias. C’est tout de même sidérant, quatre chaînes d’infos qui diffusent toutes la même chose ! Certains militants vont jusqu’à critiquer l’expression « violences policières » : pour eux, ça ne veut rien dire puisque la police est violente par essence. Je suis d’accord avec ça. Évidemment qu’on aurait dû parler de « violence d’État ». Mais si on l’avait fait, on serait encore en train de se compter ! Le fait d’utiliser l’expression « violence policière » et de l’avoir martelé, ça a rendu le débat possible et, surtout, ça a permis à des gens comme Damasio de nous rappeler que derrière la violence d’État, il y a une forme de brutalité. On joue avec le vocabulaire et la syntaxe, bien sûr, et ce qui en résulte dans le débat public est incroyable.
Comment s’est fixé le choix du titre de votre film ?
Ça m’a semblé être un beau titre, d’abord. Notamment car il s’agit d’un retournement des faits. Ensuite, parce que c’est une façon de bien situer les choses, de dire que nous ne sommes pas dupes : le gros de la violence policière dont on parle aujourd’hui est en réalité la résultante de 30 ou 40 ans de police répressive dans les quartiers. Le titre, en rapport avec les faits de Mantes-la-Jolie, affirme un point de bascule qui date de 1991. Dans les années 1980, c’était Vénissieux, en banlieue de Lyon, qui était l’un des terrains des violences policières, mais c’était encore épisodique ! À partir de 1991, le décès d’un jeune homme sous les coups de la police met en marche la machine médiatico-policière, et on commence à parler de violences urbaines. Ça fait 30 ans ! Une vie ! Un pays qui se tient sage, c’est une façon de rappeler d’où vient tout ça, et c’est, dans le même temps, une référence poétique à Max Weber, à l’État, la légitimité, le pays, la sagesse, l’emploi de la force, la soumission.
Dans votre film, on voit les images de la perquisition des lycéens de Mantes-la-Jolie2. Comment en avez-vous obtenu les droits, leur auteur étant… un policier ?
En réalité, la captation de ces images est illégale : elles ont en effet été tournées par un policier dans l’exercice de ses fonctions, à d’autres fins que judiciaires. Il les a diffusées et, a priori, retirées des réseaux sociaux. Mais il les a retirées trop tard : elles ont rapidement été copiées et partagées sur Internet. Le compte Twitter Violences Policières l’a partagé ; c’est donc grâce à lui que j’ai pu l’obtenir. Dans mon film, il y a quelques images filmées par la police qui appartiennent au domaine public puisqu’elles ne peuvent pas être revendiquées : si l’auteur le faisait, il assumerait un délit ! C’est le cas pour l’interpellation de Mantes-la-Jolie mais ça l’est aussi pour celles qui montrent une salle de commandement à Toulouse. Pendant un an et demi, j’ai classé les images sans l’objectif d’en faire un film. L’idée d’Un pays qui se tient sage est arrivée après mon roman [Dernière sommation]. Quand je tenais Allô Place Beauvau, je classais toutes les vidéos et les photos que je recevais. À cela s’ajoute un grand nombre d’autres images réalisées par des vidéastes talentueux que j’ai pu solliciter. En tout, ça forme un contenu de près de six Téraoctets, classé par genres et dates.
Vous donnez à voir des images réalisées à la volée, au téléphone portable, mais aussi des vidéos d’une qualité qui n’a rien à envier aux longs métrages de fiction…
« Je voulais aussi absolument éviter d’aller au clash, ne surtout pas tomber dans une écriture racoleuse dans laquelle chacun court après sa réplique. »
Quand on diffuse directement des images sur les réseaux sociaux, sans penser à les sauvegarder sur son téléphone, le contenu est extrêmement compressé. Le son et l’image deviennent médiocres, tout est pixellisé, on entend des ronflements. Le son de Twitter, Facebook, Youtube, c’est du MP3 ! Il a donc fallu faire un gros travail pour enlever les parasites, sans en modifier les contenus. Certains filmeurs ont eu le réflexe d’enregistrer leurs vidéos sur leur téléphone, ce qui fait qu’on a pu obtenir les images sources — de bien meilleure qualité. Le meilleur exemple reste les images qui représentent Alexandre Benalla, réalisées par Taha Bouhafs. Ce qui est intéressant, c’est de voir certains vidéastes, au départ amateurs, se professionnaliser au fil des mois et des manifestations. Matériellement, certes, mais aussi, et surtout, techniquement.
Comment avez-vous choisi les intervenants, d’ailleurs ?
Je devais choisir des gens prêts à parler, qui en éprouvent l’envie et le besoin, des personnes ouvertes au dialogue. Il y en a que je connais depuis de nombreuses années : c’est le cas de Bertrand Cavallier. Il faut ici remonter au mois d’avril 1999. Le restaurant Chez Francis prend feu à Ajaccio. Le lieu est plus ou moins légal. Le préfet de l’époque veut mettre fin à toutes ces paillotes — beaucoup d’entre elles sont la propriété de nationalistes corses et se voient soupçonnées de servir à blanchir de l’argent ou à financer des actions criminelles. Il donne l’ordre d’en détruire plusieurs, dont Chez Francis. Sur les lieux de l’incendie, on retrouve des cagoules portant la mention « Gendarmerie nationale ». Lorsque l’ordre a été donné aux gendarmes d’y mettre le feu, tous ont accepté, sauf un : Bertrand Cavallier, alors capitaine. 25 ans plus tard, je l’appelle et je lui dis « Je me souviens que vous étiez responsable à Saint-Astier », le camp d’entraînement de la gendarmerie en Dordogne3. Il me dit qu’il se souvient de moi, qu’il a conservé l’article que j’avais écrit pour Libération, « Bertrand Cavalier le gendarme qui dit non ». Mais il y a aussi des intervenants que j’ai pu rencontrer via Allô Place Beauvau : l’avocat Arié Alimi, le journaliste Taha Bouhafs et tant d’autres.
Et les policiers ?
J’ai rencontré Benoit Barret, secrétaire national du syndicat de police Alliance, lors de deux plateaux sur Arte, et je connais Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat de police Synergie-Officiers, depuis 15 ans. Le film est donc le fruit de plusieurs rencontres. Je voulais aussi absolument éviter d’aller au clash, ne surtout pas tomber dans une écriture racoleuse dans laquelle chacun court après sa réplique, y va de sa contre-vérité, de ses mensonges. Je voulais créer de vraies conversations. Taha Bouhafs et Benoit Barret sont en désaccord total, mais ça donne une réelle discussion : ils se parlent sans se précipiter. Je n’ai pas voulu choisir mes intervenants en fonction de leur statut (sociologue, historien ou bien avocat) parce que je ne raisonne jamais en rayon d’épicerie : je ne me dis pas qu’il faut un peu de ceci ou de cela. Il y a aussi des conversations qui n’ont rien donné et qu’on a dû couper au montage — les films impliquent des deuils d’images.
Comment, justement, se sont passées les relations avec les syndicats Synergie-Officiers et Alliance, dont tout le monde connaît les positions extrémistes, pendant le tournage ?
Le fait qu’ils acceptent d’intervenir dans mon film peut paraître étonnant, de l’extérieur. Mais c’est leur boulot, d’être porte-parole ! Ils n’ont cependant pas tous accepté. Un syndicat de commissaires qui se répand régulièrement sur les plateaux télé s’est décommandé quelques heures avant le tournage. Il y a des syndicats qui ont tout fait pour ne pas venir, mais la plupart sont venus. Ils me connaissent, ils savent que nous sommes en désaccord mais que je ne les prends pas en traître. Ce qui m’a le plus choqué, en revanche, c’est le refus de l’institution ; je suis allé plusieurs fois place Beauvau — dans le café d’en face, plus exactement. Ils m’ont baladé. Leur refus signifie qu’ils ne se sentent pas très à l’aise ; ils s’imaginent à raison qu’ils n’ont pas d’argument pour contrecarrer toutes les critiques. Alors qu’un syndicat de police, lui, a toujours un intérêt à venir, une opération de séduction à mettre en place, une volonté de compter les troupes.
On imagine qu’il n’a pas dû toujours être facile de faire discuter calmement des pensées à ce point antagonistes !
« Que les policiers soient en désaccord avec mon travail, pas de souci, mais qu’ils demandent à ce qu’on retire de l’argent à des projets culturels, ça signifie que nous sommes face à une police de la pensée. »
On peut porter un regard à la fois tendre et farouche sur les choses. Dans le film, je vois une humanité chez Benoit Barret, je le vois pris en étau entre sa fonction et sa pensée, ce qu’il veut dire d’une part et ce qu’il doit dire de l’autre. Mais je trouve Taha Bouhafs d’une grande maîtrise. C’est d’ailleurs une immense leçon de journalisme : comment arrive-t-il à faire dire à Barret ce qu’il n’a jamais dit auparavant ? Comment fait-il en sorte qu’il reconnaisse qu’il y a un problème face aux images de violences policières dans le Burger King ? J’aime le moment de bascule de cette scène.
Vous êtes-vous heurté à des obstacles pour financer le film ?
La commission culture et cinéma d’Île-de-France a voté une subvention de 40 000 euros. Cette subvention est économique avant tout : ça finance les emplois régionaux, les tournages sur place. Mais un syndicat de police majoritaire, le SGP, a décidé de faire un tract pour demander qu’on nous la retire. On est là dans une forme de demande de censure économique très claire. Libération a raconté que lorsque les policiers sont allés manifester devant Radio France4, une de leurs revendications était justement le retrait de cette subvention. C’est un vrai problème : les policiers estiment que non seulement ils doivent faire la loi dans la rue, comme dirait Darmanin, mais qu’ils ont, en plus, le droit d’estimer ce qu’on doit dire ou ne pas dire d’eux. C’est aussi pour ça qu’Omar Sy s’en prend plein la figure aujourd’hui5. De même pour certains journalistes. Je suis catalogué numéro 1 des ennemis de la police : c’est un vrai problème. Qu’ils soient en désaccord avec mon travail, pas de souci, mais qu’ils demandent à ce qu’on retire de l’argent à des projets culturels, ça signifie que nous sommes face à une police de la pensée. Une police culturelle.
En 2015, dans Sociologie de la Police, le sociologue Fabien Jobard s’est questionné : est-on policier par vocation ou par nécessité économique ? Vous, qu’en dites-vous ?
Ce que je sais, c’est que beaucoup de policiers, dans leur incompréhension des critiques qui sont faites de la police, affirment qu’ils sont là uniquement pour défendre la veuve et l’orphelin, pour faire le bien. Après les attentats de 2015, je crois qu’il n’y a pas eu de campagne de recrutement : il n’y en avait pas besoin, il y avait des volontaires. Ce qui ressort des discussions avec les policiers, c’est qu’il est très dur pour eux de comprendre que ce n’est pas parce qu’ils pensent faire le bien qu’ils sont inattaquables. La police a un vrai problème avec ça. Et le « continuum de sécurité », vanté de plus en plus par des policiers et des politiques, c’est-à-dire le fait de donner au secteur privé une partie de la charge de la police, ne va pas arranger les choses.
Une ubérisation de la police ?
« Un des enjeux majeurs, c’est la technopolice, les caméras privées, tout le secteur privé. »
Exactement. Il n’y aura plus uniquement la police pour faire la police. Aujourd’hui, on a énormément de vigiles. Certains syndicats de police commencent à se demander s’il ne serait pas judicieux de déléguer à des boîtes privées. C’est l’idée selon laquelle l’habit fait le moine : le mec a un brassard, ça suffit pour qu’il soit policier. L’affaire Benalla en est un bon exemple, dans le sens où, à côté du président, on a un type qui est capable de faire du maintien de l’ordre en toute illégimité et en toute illégallité. On en revient à Max Weber. Un des enjeux majeurs qui résulte de cette question, c’est la technopolice, les caméras privées, tout le secteur privé. Pendant le confinement, Castaner a fait en sorte que la police municipale et la police de voie ferrée disposent de droits supplémentaires, notamment le fait de contrôler des gens sur les attestations de déplacement. On voit d’ailleurs passer des images ahurissantes, démentes : ils tabassent des citoyens qui n’ont pas d’attestation ! En Scandinavie, il a été prouvé qu’il vaut mieux rendre les transports gratuits que de payer la sécurité. Plutôt que de payer quatre hommes pour tabasser une personne qui ne porte pas son masque, ne ne faudrait-il pas plutôt donner des masques gratuits ?
Mais, au fond, pensez-vous qu’il faille abolir la police, comme on l’entend désormais de plus en plus au sein de la gauche radicale ?
Ce qui est assez incroyable, c’est que cette question de l’abolition de la police — qui n’est pas abordée dans le film —, surgit dans bien des débats après les projections ! Je ne m’y attendais pas. Dans un même débat, parfois, des gens soulèvent la question de l’abolition et de la fraternisation. C’est fou qu’après un film des gens puissent se poser des questions qui soient presque antagonistes ! D’un point de vue révolutionnaire, la fraternisation, ça s’entend : les révolutions réussies se font souvent avec la police, à un moment ou un autre. Pour ma part, je ne me suis jamais vraiment posé la question : je sais seulement qu’il n’y a pas toujours eu de police — c’étaient des milices locales, municipales, les gens s’organisaient entre eux. Ceci dit, les communards ont mis en place une police pour écarter les mouchards ou lutter contre la prostitution, et, en 1789, l’instauration d’une force publique [en lieu et place de la police royale, ndlr], c’est un moment révolutionnaire indéniable.
La revendication abolitionniste est-elle audible, hors de ces espaces anticapitalistes ?
En critiquant la police, on s’en prend plein la gueule, alors imaginez si on invoque son abolition ? J’aime bien rappeler qu’en 1980 la gauche portait dans son programme le désarmement de la police. À l’issue des projections, on voit bien que des gens attendent des solutions, mais ce n’est pas un film livré avec un programme qui donnerait les clés pour stopper les violences policières. J’aimerais que des décisions jaillissent de l’intelligence collective car je n’en ai pas moi-même : la police, c’est nous ! Le problème, c’est qu’on a laissé la police aux policiers. On a délégué cette question, qui est la nôtre. La droite a toujours été du côté de l’ordre ; depuis 30 ans, la gauche parlementaire s’y met. Elle a abandonné l’observation de la police, si bien qu’il est désormais suspect de s’intéresser à elle ! C’est complètement dingue. D’où l’idée de sortir, au milieu du film, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme6 ! C’est un des quatre textes constitutionnels en France : on peut quand même en parler une seconde, non ?
Quand on filme la police, on lui dit « Je ne te laisserai pas faire n’importe quoi ». Quand la juriste Monique Chemillier-Gendreau, dans le film, dit qu’elle n’aime pas trop le terme de « police républicaine », je suis d’accord avec elle : c’est un mot-valise, mais ça permet de situer rapidement les choses. Évidemment qu’on ne va pas donner un blanc-seing aux forces de l’ordre sous prétexte qu’elles agissent au nom de la République. Le film essaie de contrecarrer le fait que soit tu es pour, soit tu es contre la police — donc soit tu es pour la République, soit pour le chaos. Ah bon ? Il n’y a pas un truc entre les deux ? L’idée, c’est de sortir de ça. On voit que 2022 va se jouer là-dessus.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
- Voir sa préface au livre Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d’Ulrike Mainhof, paru aux éditions Maspero en 1977.[↩]
- Le 6 décembre 2018, en marge d’une manifestation lycéenne, 151 lycéens étaient interpellés à Mantes-la-Jolie. Ils ont été forcés par les policiers de se tenir à genoux, mains sur la tête, durant plusieurs heures. Une vidéo montrant la scène avait été diffusée sur les réseaux sociaux, suscitant de très nombreuses réactions.[↩]
- Créé en 1969, le Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG) est implanté à Saint-Astier (Dordogne). Il a vocation à former les officiers et les sous-officiers de gendarmerie au Rétablissement de l’ordre (RO) et à l’intervention professionnelle (IP).[↩]
- Voir « Policiers en colère : les coups de pression continuent », Libération, 26 juin 2020.[↩]
- Omar Sy a été critiqué sur Twitter, via le hashtag #BoycottOmarSy, pour son rôle dans le film Police — au motif qu’il n’aurait pas la légitimité, après avoir pris position contre les violences policières, d’incarner un policier à l’écran.[↩]
- « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.« [↩]
REBONDS
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