David Dufresne : « En critiquant la police, on s’en prend plein la gueule »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Passé de la presse rock au repor­tage pour la grande presse, dans les années 1990, David Dufresne s’est peu à peu éloi­gné du jour­na­lisme — un « jour­na­lisme de pes­ti­cides », dit-il, obnu­bi­lé par la nou­veau­té et la sur­face de l’information — pour tra­vailler sur le long cours : une enquête consa­crée au main­tien de l’ordre, sui­vie d’une autre sur l’affaire Tarnac. Si la musique n’est jamais bien loin (un livre sur un club de rock, un autre sur Brel), c’est par son compte Twitter et son inter­pel­la­tion « Allô Place Beauveau », lan­cée en plein sou­lè­ve­ment des gilets jaunes, que Dufresne s’est impo­sé comme l’une des voix média­tiques cri­tiques de la vio­lence poli­cière et éta­tique. En 2019, il racon­tait, sous les traits de son alter ego Étienne Dardel, cette mobi­li­sa­tion écra­sée dans les pages du roman Dernière som­ma­tion ; il revient des­sus, au ciné­ma cette fois, avec Un pays qui se tient sage. L’occasion de le retrou­ver, convi­vial, autour d’un café sous le soleil de plomb de la capitale.


Vous avez fait savoir que vous vous inté­res­sez à la police depuis qu’elle s’est inté­res­sée à vous. Comment est-elle entrée dans votre vie ?

1984, Poitiers, j’ai 16 ans. Je m’occupe d’un fan­zine qui s’appelle Tant qu’il y aura du rock. Ma mère reçoit un appel : « Bonjour madame, nous vou­drions des ren­sei­gne­ments sur les membres de l’association Tant qu’il y aura du rock, dont cer­tains membres auraient com­mis des actes ter­ro­ristes. » Je me rends au com­mis­sa­riat et, évi­dem­ment, je n’en mène pas large — j’ai peur. J’ai face à moi le cli­ché du gen­til et du méchant flic. Comme cha­cun sait, c’est du gen­til dont il faut se méfier. Les mecs, à ce moment-là, savent tout de ma vie : la liste est courte, il faut dire, puisque j’ai 16 ans. (rires) Ils avaient connais­sance des déboires que j’avais avec telle ou telle radio libre, ils savaient qui j’avais quit­té, etc. C’est un choc. C’est quoi cette police ? Deux ans plus tard, je suis à Paris, étu­diant, dans les rues la nuit. J’ai les vol­ti­geurs aux trousses, je me retrouve matra­qué. Au petit matin, en ren­trant chez moi, j’entends sur Europe 1 : un jeune étu­diant est mort, Malik Oussekine. Ça, ça a été une pro­pul­sion bru­tale dans le monde adulte. À par­tir de ce moment, je me suis inté­res­sé à la police sur le ver­sant des liber­tés. La police scien­ti­fique, c’est inté­res­sant la PJ, c’est intri­gant, mais les enquêtes et les tech­niques d’investigations ne sont pas ce qui m’intéressent le plus. Je recon­nais qu’il y a une exper­tise et un savoir-faire, mais ce qui m’intéresse dans la police, c’est son champ poli­tique, son emprise sur l’espace public, c’est-à-dire le moment où elle se trouve dans la rue et décide que telle ou telle frange de la popu­la­tion est plus à risque qu’une autre.

On vous connaît en tant que docu­men­ta­riste, écri­vain, jour­na­liste et lan­ceur d’alerte. Vous voi­là aujourd’hui sur grand écran. Que peut le ciné­ma que la presse ne peut pas ?

« Ce qui m’intéresse dans la police, c’est son champ poli­tique, son emprise sur l’espace public, c’est-à-dire le moment où elle se trouve dans la rue. »

Déjà, on pour­rait se deman­der : qu’est-ce que la presse ne veut pas ? C’est dingue que les médias aient mis autant de temps à se bou­ger. Que les télé­vi­sions aient été indif­fé­rentes ne m’étonne pas trop : elles demandent l’autorisation d’émettre, la notion de contre-pou­voir n’existe pas ou si peu chez elles. Dans la presse écrite, en revanche, c’est plus com­plexe. On peut donc se deman­der ce qu’elle veut, cette presse. Si on prend le petit exemple de mon film, c’est une totale liber­té de fond et de forme. Si je décide de ne pas indi­quer les noms des inter­ve­nants à l’écran, il suf­fit que j’en dis­cute deux minutes avec mon pro­duc­teur, et c’est plié. Si je l’avais fait en télé­vi­sion, je serais encore en train de dis­cu­ter de la cou­leur, de la taille et de l’emplacement de ces noms, car j’y serais obli­gé. Il y a tel­le­ment de normes en télé­vi­sion ! Pourquoi veulent-elles abso­lu­ment qu’on floute à droite et à gauche de l’écran ? Ont-elles peur du vide ?

Ce que Jérôme Rodrigues [gilet jaune ébor­gné par la police en jan­vier 2019, ndlr] filme, en dehors du drame abso­lu que cela repré­sente, c’est d’un point de vue docu­men­taire unique. Voire his­to­rique. Avec un cadrage par­fait, lui allon­gé, la colonne de la Bastille en sur­plomb. La télé­vi­sion tue la beau­té de ces images. Voilà pour la forme. Sur le fond, il est clair qu’entre le ciné­ma et la télé­vi­sion, on n’a pas les mêmes liber­tés. Je vois un cou­si­nage entre le ciné­ma et le web-docu­men­taire. En 2013, j’avais refu­sé d’aller vers la télé parce que je vou­lais être libre dans mes créa­tions — je n’osais pas me tour­ner vers le ciné­ma. Le web-docu­men­taire repré­sen­tait le champ de tous les pos­sibles, une zone de liber­té tem­po­raire. Cette zone de liber­té, je la retrouve aujourd’hui dans le ciné­ma. Un pays qui se tient sage est pro­ba­ble­ment aus­si arti­sa­nal qu’un bou­quin. Et cette modes­tie de moyens est gage de liber­té. Dans sa créa­tion, peu de gens prennent des déci­sions : le mon­teur, le pro­duc­teur et moi. Le docu­men­taire télé­vi­suel, c’est une somme de com­pro­mis ; au ciné­ma, ce n’est pas le cas. Si le film est raté, c’est de ma faute et puis voilà !

[Stéphane Burlot]

Votre film part jus­te­ment de la fameuse cita­tion du socio­logue Max Weber — « l’État reven­dique le mono­pole de la vio­lence phy­sique légi­time ». Phrase bran­die à tout bout de champ, et sou­vent refor­mu­lée en « l’État détient le mono­pole de la vio­lence phy­sique légi­time ». Que nous dit ce déca­lage entre « reven­di­quer » et « détenir » ?

Dans le film, Alain Damasio ne cite pas Weber mais reprend la phrase telle qu’elle est effec­ti­ve­ment énon­cée aujourd’hui dans les médias. On la décor­tique ensemble. La dif­fé­rence entre les deux est très impor­tante ! Le pire, c’est qu’entre-temps le ministre de l’Intérieur [Gérald Darmanin] est allé encore plus loin, en affir­mant que c’est la police qui détient le mono­pole de la vio­lence. Et il a rajou­té : « c’est vieux comme Max Weber ». Un contre­sens abso­lu ! Weber n’a jamais par­lé de police, mais de l’État ! La confu­sion pro­vient du fait qu’en France, la police étant natio­nale, elle incarne l’État — comme les poli­ciers n’arrêtent pas de le répé­ter. Ils seraient le « rem­part » de la République. Le film ques­tionne donc la phrase exacte de Weber. Je demande aux inter­ve­nants quel est, selon eux, le mot le plus impor­tant : « vio­lence » ? « légi­time » ? « mono­pole » ? Pour moi, c’est « reven­dique » : c’est une façon de dire à l’État que cette vio­lence n’est pas cou­lée dans le marbre. Si toi, État, tu la reven­diques, tu te dois d’être exem­plaire. Or tu ne l’es pas ! Preuve en est qu’on a aujourd’hui des docu­ments qu’on n’avait pas avant pour prou­ver les vio­lences poli­cières. On savait très bien avant que ça se pas­sait comme ça, et pas for­cé­ment en mani­fes­ta­tion d’ailleurs : les mêmes armes, les mêmes doc­trines, les mêmes hommes com­mettent les mêmes actes en mani­fes­ta­tion et dans les quar­tiers. Je crois fon­ciè­re­ment que la police défend le régime en place. Il se trouve qu’aujourd’hui c’est la République, alors les poli­ciers se disent « répu­bli­cains », mais quand c’était Vichy, ils défen­daient Vichy, et quand c’était l’Empire, ils défen­daient l’Empire.

Damasio reprend éga­le­ment les mots de Jean Genet, évo­quant une dif­fé­rence entre « bru­ta­li­té » et « vio­lence »1

« La police défend le régime en place. Il se trouve qu’aujourd’hui c’est la République, alors les poli­ciers se disent répu­bli­cains. »

Avec cette dis­tinc­tion, on évite de mettre sur le même plan la vio­lence des « cas­seurs » et la vio­lence poli­cière. Avec le même terme, on voit bien le piège : « un par­tout, balle au centre », vio­lence contre vio­lence. En disant que d’un côté il y a de la bru­ta­li­té et de l’autre de la vio­lence, on modi­fie la réflexion. Lorsque Damasio reprend Genet ou que Romain Hüet [auteur de l’ouvrage Le Vertige de l’émeute, ndlr] explique, tou­jours dans le film, que cas­ser une vitre c’est déte­nir sym­bo­li­que­ment un mor­ceau du pou­voir, qu’on soit d’accord ou non, ces deux moments pro­posent un contre-récit : une oppo­si­tion à la soupe quo­ti­dienne qu’on nous inflige dans cer­tains médias. C’est tout de même sidé­rant, quatre chaînes d’infos qui dif­fusent toutes la même chose ! Certains mili­tants vont jusqu’à cri­ti­quer l’expression « vio­lences poli­cières » : pour eux, ça ne veut rien dire puisque la police est vio­lente par essence. Je suis d’accord avec ça. Évidemment qu’on aurait dû par­ler de « vio­lence d’État ». Mais si on l’avait fait, on serait encore en train de se comp­ter ! Le fait d’utiliser l’expression « vio­lence poli­cière » et de l’avoir mar­te­lé, ça a ren­du le débat pos­sible et, sur­tout, ça a per­mis à des gens comme Damasio de nous rap­pe­ler que der­rière la vio­lence d’État, il y a une forme de bru­ta­li­té. On joue avec le voca­bu­laire et la syn­taxe, bien sûr, et ce qui en résulte dans le débat public est incroyable.

Comment s’est fixé le choix du titre de votre film ?

Ça m’a sem­blé être un beau titre, d’abord. Notamment car il s’agit d’un retour­ne­ment des faits. Ensuite, parce que c’est une façon de bien situer les choses, de dire que nous ne sommes pas dupes : le gros de la vio­lence poli­cière dont on parle aujourd’hui est en réa­li­té la résul­tante de 30 ou 40 ans de police répres­sive dans les quar­tiers. Le titre, en rap­port avec les faits de Mantes-la-Jolie, affirme un point de bas­cule qui date de 1991. Dans les années 1980, c’était Vénissieux, en ban­lieue de Lyon, qui était l’un des ter­rains des vio­lences poli­cières, mais c’était encore épi­so­dique ! À par­tir de 1991, le décès d’un jeune homme sous les coups de la police met en marche la machine média­ti­co-poli­cière, et on com­mence à par­ler de vio­lences urbaines. Ça fait 30 ans ! Une vie ! Un pays qui se tient sage, c’est une façon de rap­pe­ler d’où vient tout ça, et c’est, dans le même temps, une réfé­rence poé­tique à Max Weber, à l’État, la légi­ti­mi­té, le pays, la sagesse, l’emploi de la force, la soumission.

[Stéphane Burlot]

Dans votre film, on voit les images de la per­qui­si­tion des lycéens de Mantes-la-Jolie2. Comment en avez-vous obte­nu les droits, leur auteur étant… un policier ?

En réa­li­té, la cap­ta­tion de ces images est illé­gale : elles ont en effet été tour­nées par un poli­cier dans l’exercice de ses fonc­tions, à d’autres fins que judi­ciaires. Il les a dif­fu­sées et, a prio­ri, reti­rées des réseaux sociaux. Mais il les a reti­rées trop tard : elles ont rapi­de­ment été copiées et par­ta­gées sur Internet. Le compte Twitter Violences Policières l’a par­ta­gé ; c’est donc grâce à lui que j’ai pu l’obtenir. Dans mon film, il y a quelques images fil­mées par la police qui appar­tiennent au domaine public puisqu’elles ne peuvent pas être reven­di­quées : si l’auteur le fai­sait, il assu­me­rait un délit ! C’est le cas pour l’interpellation de Mantes-la-Jolie mais ça l’est aus­si pour celles qui montrent une salle de com­man­de­ment à Toulouse. Pendant un an et demi, j’ai clas­sé les images sans l’objectif d’en faire un film. L’idée d’Un pays qui se tient sage est arri­vée après mon roman [Dernière som­ma­tion]. Quand je tenais Allô Place Beauvau, je clas­sais toutes les vidéos et les pho­tos que je rece­vais. À cela s’ajoute un grand nombre d’autres images réa­li­sées par des vidéastes talen­tueux que j’ai pu sol­li­ci­ter. En tout, ça forme un conte­nu de près de six Téraoctets, clas­sé par genres et dates. 

Vous don­nez à voir des images réa­li­sées à la volée, au télé­phone por­table, mais aus­si des vidéos d’une qua­li­té qui n’a rien à envier aux longs métrages de fiction…

« Je vou­lais aus­si abso­lu­ment évi­ter d’aller au clash, ne sur­tout pas tom­ber dans une écri­ture raco­leuse dans laquelle cha­cun court après sa réplique. »

Quand on dif­fuse direc­te­ment des images sur les réseaux sociaux, sans pen­ser à les sau­ve­gar­der sur son télé­phone, le conte­nu est extrê­me­ment com­pres­sé. Le son et l’image deviennent médiocres, tout est pixel­li­sé, on entend des ron­fle­ments. Le son de Twitter, Facebook, Youtube, c’est du MP3 ! Il a donc fal­lu faire un gros tra­vail pour enle­ver les para­sites, sans en modi­fier les conte­nus. Certains fil­meurs ont eu le réflexe d’enregistrer leurs vidéos sur leur télé­phone, ce qui fait qu’on a pu obte­nir les images sources — de bien meilleure qua­li­té. Le meilleur exemple reste les images qui repré­sentent Alexandre Benalla, réa­li­sées par Taha Bouhafs. Ce qui est inté­res­sant, c’est de voir cer­tains vidéastes, au départ ama­teurs, se pro­fes­sion­na­li­ser au fil des mois et des mani­fes­ta­tions. Matériellement, certes, mais aus­si, et sur­tout, techniquement.

Comment avez-vous choi­si les inter­ve­nants, d’ailleurs ?

Je devais choi­sir des gens prêts à par­ler, qui en éprouvent l’envie et le besoin, des per­sonnes ouvertes au dia­logue. Il y en a que je connais depuis de nom­breuses années : c’est le cas de Bertrand Cavallier. Il faut ici remon­ter au mois d’avril 1999. Le res­tau­rant Chez Francis prend feu à Ajaccio. Le lieu est plus ou moins légal. Le pré­fet de l’époque veut mettre fin à toutes ces paillotes — beau­coup d’entre elles sont la pro­prié­té de natio­na­listes corses et se voient soup­çon­nées de ser­vir à blan­chir de l’argent ou à finan­cer des actions cri­mi­nelles. Il donne l’ordre d’en détruire plu­sieurs, dont Chez Francis. Sur les lieux de l’incendie, on retrouve des cagoules por­tant la men­tion « Gendarmerie natio­nale ». Lorsque l’ordre a été don­né aux gen­darmes d’y mettre le feu, tous ont accep­té, sauf un : Bertrand Cavallier, alors capi­taine. 25 ans plus tard, je l’appelle et je lui dis « Je me sou­viens que vous étiez res­pon­sable à Saint-Astier », le camp d’entraînement de la gen­dar­me­rie en Dordogne3. Il me dit qu’il se sou­vient de moi, qu’il a conser­vé l’article que j’avais écrit pour Libération, « Bertrand Cavalier le gen­darme qui dit non ». Mais il y a aus­si des inter­ve­nants que j’ai pu ren­con­trer via Allô Place Beauvau : l’avocat Arié Alimi, le jour­na­liste Taha Bouhafs et tant d’autres.

Et les policiers ?

J’ai ren­con­tré Benoit Barret, secré­taire natio­nal du syn­di­cat de police Alliance, lors de deux pla­teaux sur Arte, et je connais Patrice Ribeiro, secré­taire géné­ral du syn­di­cat de police Synergie-Officiers, depuis 15 ans. Le film est donc le fruit de plu­sieurs ren­contres. Je vou­lais aus­si abso­lu­ment évi­ter d’aller au clash, ne sur­tout pas tom­ber dans une écri­ture raco­leuse dans laquelle cha­cun court après sa réplique, y va de sa contre-véri­té, de ses men­songes. Je vou­lais créer de vraies conver­sa­tions. Taha Bouhafs et Benoit Barret sont en désac­cord total, mais ça donne une réelle dis­cus­sion : ils se parlent sans se pré­ci­pi­ter. Je n’ai pas vou­lu choi­sir mes inter­ve­nants en fonc­tion de leur sta­tut (socio­logue, his­to­rien ou bien avo­cat) parce que je ne rai­sonne jamais en rayon d’épicerie : je ne me dis pas qu’il faut un peu de ceci ou de cela. Il y a aus­si des conver­sa­tions qui n’ont rien don­né et qu’on a dû cou­per au mon­tage — les films impliquent des deuils d’images.

[Stéphane Burlot]

Comment, jus­te­ment, se sont pas­sées les rela­tions avec les syn­di­cats Synergie-Officiers et Alliance, dont tout le monde connaît les posi­tions extré­mistes, pendant le tournage ?

Le fait qu’ils acceptent d’intervenir dans mon film peut paraître éton­nant, de l’extérieur. Mais c’est leur bou­lot, d’être porte-parole ! Ils n’ont cepen­dant pas tous accep­té. Un syn­di­cat de com­mis­saires qui se répand régu­liè­re­ment sur les pla­teaux télé s’est décom­man­dé quelques heures avant le tour­nage. Il y a des syn­di­cats qui ont tout fait pour ne pas venir, mais la plu­part sont venus. Ils me connaissent, ils savent que nous sommes en désac­cord mais que je ne les prends pas en traître. Ce qui m’a le plus cho­qué, en revanche, c’est le refus de l’institution ; je suis allé plu­sieurs fois place Beauvau — dans le café d’en face, plus exac­te­ment. Ils m’ont bala­dé. Leur refus signi­fie qu’ils ne se sentent pas très à l’aise ; ils s’imaginent à rai­son qu’ils n’ont pas d’argument pour contre­car­rer toutes les cri­tiques. Alors qu’un syn­di­cat de police, lui, a tou­jours un inté­rêt à venir, une opé­ra­tion de séduc­tion à mettre en place, une volon­té de comp­ter les troupes.

On ima­gine qu’il n’a pas dû tou­jours être facile de faire dis­cu­ter cal­me­ment des pen­sées à ce point antagonistes !

« Que les poli­ciers soient en désac­cord avec mon tra­vail, pas de sou­ci, mais qu’ils demandent à ce qu’on retire de l’argent à des pro­jets cultu­rels, ça signi­fie que nous sommes face à une police de la pensée. »

On peut por­ter un regard à la fois tendre et farouche sur les choses. Dans le film, je vois une huma­ni­té chez Benoit Barret, je le vois pris en étau entre sa fonc­tion et sa pen­sée, ce qu’il veut dire d’une part et ce qu’il doit dire de l’autre. Mais je trouve Taha Bouhafs d’une grande maî­trise. C’est d’ailleurs une immense leçon de jour­na­lisme : com­ment arrive-t-il à faire dire à Barret ce qu’il n’a jamais dit aupa­ra­vant ? Comment fait-il en sorte qu’il recon­naisse qu’il y a un pro­blème face aux images de vio­lences poli­cières dans le Burger King ? J’aime le moment de bas­cule de cette scène.

Vous êtes-vous heur­té à des obs­tacles pour finan­cer le film ?

La com­mis­sion culture et ciné­ma d’Île-de-France a voté une sub­ven­tion de 40 000 euros. Cette sub­ven­tion est éco­no­mique avant tout : ça finance les emplois régio­naux, les tour­nages sur place. Mais un syn­di­cat de police majo­ri­taire, le SGP, a déci­dé de faire un tract pour deman­der qu’on nous la retire. On est là dans une forme de demande de cen­sure éco­no­mique très claire. Libération a racon­té que lorsque les poli­ciers sont allés mani­fes­ter devant Radio France4, une de leurs reven­di­ca­tions était jus­te­ment le retrait de cette sub­ven­tion. C’est un vrai pro­blème : les poli­ciers estiment que non seule­ment ils doivent faire la loi dans la rue, comme dirait Darmanin, mais qu’ils ont, en plus, le droit d’estimer ce qu’on doit dire ou ne pas dire d’eux. C’est aus­si pour ça qu’Omar Sy s’en prend plein la figure aujourd’hui5. De même pour cer­tains jour­na­listes. Je suis cata­lo­gué numé­ro 1 des enne­mis de la police : c’est un vrai pro­blème. Qu’ils soient en désac­cord avec mon tra­vail, pas de sou­ci, mais qu’ils demandent à ce qu’on retire de l’argent à des pro­jets cultu­rels, ça signi­fie que nous sommes face à une police de la pen­sée. Une police culturelle.

[Stéphane Burlot]

En 2015, dans Sociologie de la Police, le socio­logue Fabien Jobard s’est ques­tion­né : est-on poli­cier par voca­tion ou par néces­si­té éco­no­mique ? Vous, qu’en dites-vous ?

Ce que je sais, c’est que beau­coup de poli­ciers, dans leur incom­pré­hen­sion des cri­tiques qui sont faites de la police, affirment qu’ils sont là uni­que­ment pour défendre la veuve et l’orphelin, pour faire le bien. Après les atten­tats de 2015, je crois qu’il n’y a pas eu de cam­pagne de recru­te­ment : il n’y en avait pas besoin, il y avait des volon­taires. Ce qui res­sort des dis­cus­sions avec les poli­ciers, c’est qu’il est très dur pour eux de com­prendre que ce n’est pas parce qu’ils pensent faire le bien qu’ils sont inat­ta­quables. La police a un vrai pro­blème avec ça. Et le « conti­nuum de sécu­ri­té », van­té de plus en plus par des poli­ciers et des poli­tiques, c’est-à-dire le fait de don­ner au sec­teur pri­vé une par­tie de la charge de la police, ne va pas arran­ger les choses.

Une ubé­ri­sa­tion de la police ?

« Un des enjeux majeurs, c’est la tech­no­po­lice, les camé­ras pri­vées, tout le sec­teur privé. »

Exactement. Il n’y aura plus uni­que­ment la police pour faire la police. Aujourd’hui, on a énor­mé­ment de vigiles. Certains syn­di­cats de police com­mencent à se deman­der s’il ne serait pas judi­cieux de délé­guer à des boîtes pri­vées. C’est l’idée selon laquelle l’habit fait le moine : le mec a un bras­sard, ça suf­fit pour qu’il soit poli­cier. L’affaire Benalla en est un bon exemple, dans le sens où, à côté du pré­sident, on a un type qui est capable de faire du main­tien de l’ordre en toute illé­gi­mi­té et en toute illé­gal­li­té. On en revient à Max Weber. Un des enjeux majeurs qui résulte de cette ques­tion, c’est la tech­no­po­lice, les camé­ras pri­vées, tout le sec­teur pri­vé. Pendant le confi­ne­ment, Castaner a fait en sorte que la police muni­ci­pale et la police de voie fer­rée dis­posent de droits sup­plé­men­taires, notam­ment le fait de contrô­ler des gens sur les attes­ta­tions de dépla­ce­ment. On voit d’ailleurs pas­ser des images ahu­ris­santes, démentes : ils tabassent des citoyens qui n’ont pas d’attestation ! En Scandinavie, il a été prou­vé qu’il vaut mieux rendre les trans­ports gra­tuits que de payer la sécu­ri­té. Plutôt que de payer quatre hommes pour tabas­ser une per­sonne qui ne porte pas son masque, ne ne fau­drait-il pas plu­tôt don­ner des masques gratuits ?

Mais, au fond, pen­sez-vous qu’il faille abo­lir la police, comme on l’entend désor­mais de plus en plus au sein de la gauche radicale ?

Ce qui est assez incroyable, c’est que cette ques­tion de l’abolition de la police — qui n’est pas abor­dée dans le film —, sur­git dans bien des débats après les pro­jec­tions ! Je ne m’y atten­dais pas. Dans un même débat, par­fois, des gens sou­lèvent la ques­tion de l’abolition et de la fra­ter­ni­sa­tion. C’est fou qu’après un film des gens puissent se poser des ques­tions qui soient presque anta­go­nistes ! D’un point de vue révo­lu­tion­naire, la fra­ter­ni­sa­tion, ça s’entend : les révo­lu­tions réus­sies se font sou­vent avec la police, à un moment ou un autre. Pour ma part, je ne me suis jamais vrai­ment posé la ques­tion : je sais seule­ment qu’il n’y a pas tou­jours eu de police — c’étaient des milices locales, muni­ci­pales, les gens s’organisaient entre eux. Ceci dit, les com­mu­nards ont mis en place une police pour écar­ter les mou­chards ou lut­ter contre la pros­ti­tu­tion, et, en 1789, l’instauration d’une force publique [en lieu et place de la police royale, ndlr], c’est un moment révo­lu­tion­naire indéniable.

[Stéphane Burlot]

La reven­di­ca­tion abo­li­tion­niste est-elle audible, hors de ces espaces anticapitalistes ? 

En cri­ti­quant la police, on s’en prend plein la gueule, alors ima­gi­nez si on invoque son abo­li­tion ? J’aime bien rap­pe­ler qu’en 1980 la gauche por­tait dans son pro­gramme le désar­me­ment de la police. À l’issue des pro­jec­tions, on voit bien que des gens attendent des solu­tions, mais ce n’est pas un film livré avec un pro­gramme qui don­ne­rait les clés pour stop­per les vio­lences poli­cières. J’aimerais que des déci­sions jaillissent de l’intelligence col­lec­tive car je n’en ai pas moi-même : la police, c’est nous ! Le pro­blème, c’est qu’on a lais­sé la police aux poli­ciers. On a délé­gué cette ques­tion, qui est la nôtre. La droite a tou­jours été du côté de l’ordre ; depuis 30 ans, la gauche par­le­men­taire s’y met. Elle a aban­don­né l’observation de la police, si bien qu’il est désor­mais sus­pect de s’intéresser à elle ! C’est com­plè­te­ment dingue. D’où l’idée de sor­tir, au milieu du film, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme6 ! C’est un des quatre textes consti­tu­tion­nels en France : on peut quand même en par­ler une seconde, non ?

Quand on filme la police, on lui dit « Je ne te lais­se­rai pas faire n’importe quoi ». Quand la juriste Monique Chemillier-Gendreau, dans le film, dit qu’elle n’aime pas trop le terme de « police répu­bli­caine », je suis d’accord avec elle : c’est un mot-valise, mais ça per­met de situer rapi­de­ment les choses. Évidemment qu’on ne va pas don­ner un blanc-seing aux forces de l’ordre sous pré­texte qu’elles agissent au nom de la République. Le film essaie de contre­car­rer le fait que soit tu es pour, soit tu es contre la police — donc soit tu es pour la République, soit pour le chaos. Ah bon ? Il n’y a pas un truc entre les deux ? L’idée, c’est de sor­tir de ça. On voit que 2022 va se jouer là-dessus.


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


  1. Voir sa pré­face au livre Textes des pri­son­niers de la « frac­tion armée rouge » et der­nières lettres d’Ulrike Mainhof, paru aux édi­tions Maspero en 1977.[]
  2. Le 6 décembre 2018, en marge d’une mani­fes­ta­tion lycéenne, 151 lycéens étaient inter­pel­lés à Mantes-la-Jolie. Ils ont été for­cés par les poli­ciers de se tenir à genoux, mains sur la tête, durant plu­sieurs heures. Une vidéo mon­trant la scène avait été dif­fu­sée sur les réseaux sociaux, sus­ci­tant de très nom­breuses réac­tions.[]
  3. Créé en 1969, le Centre natio­nal d’entraînement des forces de gen­dar­me­rie (CNEFG) est implan­té à Saint-Astier (Dordogne). Il a voca­tion à for­mer les offi­ciers et les sous-offi­ciers de gen­dar­me­rie au Rétablissement de l’ordre (RO) et à l’intervention pro­fes­sion­nelle (IP).[]
  4. Voir « Policiers en colère : les coups de pres­sion conti­nuent »Libération, 26 juin 2020.[]
  5. Omar Sy a été cri­ti­qué sur Twitter, via le hash­tag #BoycottOmarSy, pour son rôle dans le film Police — au motif qu’il n’aurait pas la légi­ti­mi­té, après avoir pris posi­tion contre les vio­lences poli­cières, d’incarner un poli­cier à l’écran.[]
  6. « La garan­tie des droits de l’Homme et du Citoyen néces­site une force publique : cette force est donc ins­ti­tuée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité par­ti­cu­lière de ceux aux­quels elle est confiée.« []

REBONDS

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☰ Lire notre témoi­gnage « Castaner, ma mère est morte à cause de vos armes ! », avril 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Désarmons-les : « 2018, année de la muti­la­tion », jan­vier 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Raphaël Kempf : « L’action poli­tique est de plus en plus cri­mi­na­li­sée », jan­vier 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Arié Alimi : « Il ne reste plus à ce pou­voir que la vio­lence », février 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Mathieu Rigouste : « Les vio­lences de la police n’ont rien d’accidentel », février 2017


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