Article paru dans le n° 1 de la revue papier Ballast (novembre 2014)
Nous organisons mercredi prochain (à Paris — La Générale, métro Voltaire, 20h30) une soirée où sera jouée la pièce de théâtre social Paroles de Fralib, de Philippe Durand. Elle raconte les 1 336 jours de lutte des travailleurs de l’usine Fralib, qui fabriquaient les thés et les infusions Lipton et Éléphant, puis la création d’une coopérative sans patron ni dividendes. L’occasion, en ce 1er mai, de retracer leur combat en mettant en ligne l’article que nous avions écrit sur le sujet dans le premier numéro de notre revue papier, épuisé. Depuis le mois de septembre 2015, leur marque de thé — 1336 (« Éveille les consciences, réveille les papilles ») — a été commercialisée dans la grande distribution et trente salariés réembauchés en CDI. Plus encore qu’une lutte, donc : la preuve que c’est possible. « On fait partie de ceux qui pensent que la lutte des classes, elle existe. C’est pas un leurre », nous rappela alors Olivier Leberquier, syndicaliste et ouvrier Fralib.
« Les ouvriers et les employés sont les invisibles de notre société. On n’en parle jamais ; on ne les montre jamais – et, pourtant, il n’y a pas de classe sociale plus nombreuse dans notre pays », déclara Jean-Luc Mélenchon lors de la dernière campagne présidentielle, lorsqu’il se rendit, le 20 juin 2011, dans l’usine Fralib, à Gémenos, dans les Bouches-du-Rhône. Fralib ? Le mot évoque quelque chose, fût-ce seulement de loin, à plus d’un Français. Il a tourné, durant des mois, des années, même, sur les écrans et les ondes. Le nom d’une filiale de la multinationale anglonéerlandaise Unilever. Cette dernière, fondée en 1930 et ayant réalisé, en 2011, plus de 46 milliards d’euros de chiffre d’affaires, possède une branche en France et six sites de production sur son sol. Sept, il y a peu encore. Avant qu’elle ne décidât, en septembre 2010, de fermer l’usine Fralib – qui fabriquait des thés et des infusions de marques Éléphant et Lipton – afin de délocaliser la production en Pologne et en Belgique. Le directeur général d’Unilever, Paul Polman, estima en 2012, dans les colonnes du Figaro, que la société « doit toujours s’adapter à un monde qui change et pouvoir fermer des usines non compétitives ». Le goût du changement eut donc un prix : 182 employés se retrouvèrent à la rue, sacrifiés au bon-vouloir du libre-échange et de la mondialisation – seulement « heureuse » pour ceux qui ne la découvrent pas, un matin, sous la forme d’un « plan social ». Une étude du ministère de l’Économie et des Finances fit savoir que près de deux millions d’emplois industriels furent détruits, en France, ces trente dernières années – soit, en moyenne, 71 000 par an. Les Fralib entrèrent alors en lutte. Durant 1 336 jours.
Résister
« Ils occupèrent l’usine. Pas un boulon n’allait sortir, entendait-on. Tours de garde et surveillance accrue des machines. »
Olivier Leberquier, ouvrier et syndicaliste Fralib, nous raconte que la solidarité populaire fut massive. Associations, particuliers, syndicats et collectivités mirent la main à la poche pour aider, comme ils le pouvaient, les travailleurs bien décidés à ne pas voir leur usine fermer. « Ça nous a permis de passer tous les moment très compliqués où on avait des retenues de salaires, où nous étions privés de revenus pendant, pour certains, quatre mois. Grâce à cette solidarité financière, on a pu ne pas se retrouver, comme ça arrive parfois, avec des copains ou des copines qui abandonnent la lutte, non pas parce qu’ils sont en désaccords avec le conflit, mais parce que faut manger, tout simplement. Et faut de l’argent pour payer le loyer et faire vivre la famille. » Soutiens de certaines organisations politiques, également : Parti communiste, NPA, Parti de gauche, Lutte ouvrière, Europe Écologie – les Verts ou encore Alternative libertaire. De la mairie d’Aubagne, du Conseil régional, de la communauté urbaine de Marseille, aussi, qui a préempté puis acheté les bâtiments. Sans parler, bien sûr, des syndicats : « Il y a eu un gros mouvement dans toutes nos professions, dans toute la France, et aussi au niveau interprofessionnel via l’union départementale. » Ils occupèrent l’usine. Pas un boulon n’allait sortir, entendait-on. Tours de garde et surveillance accrue des machines. Ici, une banderole affichait « On est vivants » ; là, inscrit sur une façade de l’usine, « Non à la fermeture ». Les messages imprimés sur les t‑shirts ne souffraient d’aucune ambiguïté : « Unilever tue l’emploi ». Et puis des drapeaux rouges, fiers de flotter, une fois de plus, aux côtés des réfractaires.
Classe contre classe, résume Olivier Leberquier : « On fait partie de ceux qui pensent que la lutte des classes, elle existe. C’est pas un leurre. D’ailleurs, le patronat s’y trompe pas ; il s’est bien installé dans sa classe et il fait tout ce qu’il faut pour qu’elle l’emporte et reste bien dans son confort. Nous, on est dans la classe opposée et on s’oppose à cette classe-là. » L’occupation d’une usine est une décision illégale. Une « voie de fait », au regard de la loi¹. « Il a fallu à deux reprises, nous explique-t-il, prendre l’usine pour la conserver et empêcher, comme le souhaitait la direction, qu’elle soit vidée – ce qui ne nous aurait pas permis de faire ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire construire notre projet alternatif. Sans les machines, c’était terminé. Alors, effectivement, on a pris des décisions qui nous amenaient, entre guillemets, dans “l’illégalité” : c’est pas légal d’occuper une usine et d’empêcher la milice patronale de vider l’usine, mais si on n’avait pas fait ça, vu le fonctionnement de la justice en France, avec les appels des procédures qui ne sont pas suspensifs, on aurait gagné au tribunal, on aurait gagné juridiquement, sauf qu’il y aurait plus une seule machine dans l’usine ! La direction aurait profité de la période d’appel pour la vider. Il a fallu s’affronter physiquement avec la milice patronale, mais on a eu le soutien de notre syndicat et de tous ceux de la région. »
Négocier
Le conflit qui les opposa à la multinationale se déroula sous deux mandats présidentiels : celui de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, à partir de mai 2012. Xavier Bertand, Ministre du Travail sous l’autorité du premier, fut alors accusé d’être intervenu en faveur d’Unilever, en bloquant un courrier de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi. « On ne peut pas parler de pressions, poursuit-il, parce qu’ils sont très complices : ils étaient entre amis ! Uniliver s’est fait accompagner par les services de l’État pour mener à bien leurs procédures. D’où leur plan social totalement illégal, car ils avaient la garantie de Xavier Bertrand que ça passerait au niveau de son administration. » L’une des figures politiques médiatiques de cette bataille fut Arnaud Montebourg, nommé Ministre du Redressement productif dès l’accession de la gauche au pouvoir – celui qui, un an avant son entrée au gouvernement, fustigeait dans son ouvrage Votez pour la démondialisation ! les « délocalisations en série, [les] destructions d’emplois et d’outils de travail ». Quel regard les ex-Fralib portent-ils, aujourd’hui, sur son action ? « C’est compliqué. On pense qu’on a perdu un an. Mais c’est contrasté, on ne peut pas tirer à boulets rouges sur lui, car ça serait malhonnête de notre part : il y a des choses qui ont été faites dans notre dossier et il faut savoir le dire. C’est à l’arrivée de Montebourg qu’il y a eu préemption puis achat des bâtiments : il y a eu un appui très fort de la part du ministère à ce moment, et ce n’est pas rien. Sans quoi on ne serait plus dans l’usine. Mais quand il était candidat aux primaires socialistes, il parlait, nous concernant, de prendre des mesures “que personne en conférence de presse, à un journaliste. Et il parlait de nationalisation et d’expropriation d’Unilever, par rapport à la marque Éléphant. Mais ça, c’était le discours de campagne…
« Une autre manière de travailler, de produire, de consommer – en relocalisant la production. Le terme autogestion est lancé. »
Une fois au ministère, on aurait aimé qu’il continue à pousser. Et on a eu l’occasion de lui dire : on pouvait comprendre que c’était pas si simple que ça, suffit pas de s’installer dans un fauteuil de ministre et de faire ce qu’on veut, mais, au moins, qu’il reste dans cette posture-là. Sauf qu’il nous a dit, fin 2012, grosso modo : “Unilever a déjà lâché beaucoup de choses, prenez ça et démarrez comme ça.” On va pas dire qu’il y a eu clash, mais il n’y a plus eu de contacts directs. Lui souhaitait qu’on signe avec le peu qu’il y avait sur la table ; nous on disait que ce n’était pas suffisant pour signer un accord de fin de conflit. Je pense qu’il ne croyait pas qu’on irait au tribunal. On a continué à lutter sans lui. L’implication du ministère, oui, celle du conseiller social d’Hollande, oui, mais ce qui fait qu’Uniliver est venu à la table des négociations, c’est qu’on a continué à lutter. Et là, on a eu des choses sur la table, en mai 2014. Mais peut-être que si Montebourg nous avait suivis et avait continué de mettre la pression à Unilever, on aurait eu l’accord début 2013… » La direction d’Unilever (qui proposa à une dizaine de salariés, à condition d’apprendre la langue, de partir travailler en Pologne pour 460 euros par mois…), avait fait entendre publiquement que les investissements en France pourraient être fragilisés en cas d’intervention favorable du gouvernement Hollande à l’endroit des ouvriers. Le syndicaliste CGT commente : « Avec Montebourg, ils ont dit qu’ils avaient encore 2 500 salariés en France et ils mettaient la menace sur eux – mais on répondait à Montebourg : on sort de dix ans de droite avec Chirac et Sarkozy, dix ans d’impunité pour Unilever, et on est passé pendant cette période de 12 000 salariés, en France, à 2 800 ! Donc on peut pas dire que ça les gênait, même quand le gouvernement était complaisant avec eux, de supprimer des emplois. Au contraire : en leur mettant une pression, ça les contraint à maintenir les emplois et à pas faire ce qu’ils veulent. »
Créer
27 mai 2014. Le combat, qui dura trois ans et demi, a fini par porter ses fruits : après l’annulation de trois plans de sauvegarde de l’emploi, le géant de l’agroalimentaire a consenti à verser près de 20 millions d’euros aux 76 anciens salariés qui tenaient à bâtir une coopérative avec le matériel de l’usine. Ils ne purent, en revanche, reprendre la marque Éléphant. Qu’à cela ne tienne : ils en fonderont une autre ! Leur coopérative, SCOP-TI², dont les statuts ont été déposés au cours de l’été, portera un projet alternatif et écologique. Une autre manière de travailler, de produire, de consommer – en relocalisant la production. Le terme autogestion est lancé, et assumé sans détours : « Mais aujourd’hui, en France, pays des Droits de l’homme où tous les projets et les créations seraient réalisables, c’est pas possible de créer une société fondée sur les valeurs qu’on porte. On a donc choisi le modèle qui se rapproche le plus de celui qu’on avait en tête : la coopérative. Par exemple, est imposé, dans ce modèle, de présenter dans nos statuts, comme pour toute entreprise, une hiérarchie pyramidale, avec un président, un directeur général, etc. Si on avait pu, on n’aurait pas mis tous ces titres-là ! On n’a pas besoin de tout ça. On a besoin de gens qui prennent leurs responsabilités et leur destin en main. Mais les responsables de l’entreprise, ce sont les 58 coopérateurs de l’entreprise. Personne n’est au-dessus de l’autre. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de responsables : on a un conseil d’administration de 11 personnes. Mais il est révocable à tout moment : si les salariés considèrent que ces personnes ne respectent pas la ligne politique, sociale, salariale et commerciale, ils peuvent les révoquer à la majorité. Et en élire d’autres. »
Mais ils savent aussi, nous confie encore Olivier Leberquier, que leurs idéaux se trouveront, et se trouvent déjà, mis à mal par le modèle économique et politique qui les entoure : « Pour mettre en place notre idéal, il faudrait un changement de société. C’est raser le système capitaliste. Mais on n’a pas la prétention, avec notre lutte, de penser qu’on a fait tomber le système. Malheureusement. On va devoir travailler, puisque nos produits seront dans la grande distribution, dans un contexte économique et politique capitaliste, dans le système tel qu’il est en place. On aura forcément des décisions à prendre qui seront pas forcément en adéquation avec nos idéaux… On aimerait bien pouvoir, avec notre petit noyau, transformer la société, mais on va le faire modestement, au sein de notre entreprise. » La coopérative entend bien avoir, avec les producteurs locaux, des relations de partenaires et non de clients et de fournisseurs. Les 76 de SCOP TI comptent avancer sans précipitation. À leur rythme. La tête sur les épaules. Il leur faudra remettre à niveau l’équipement, assurer un certain nombre d’investissements et lancer leur propre marque. Mais l’espoir est là : « On sait qu’il y a un capital sympathie qui existe, lié à notre lutte et aux valeurs qu’on défend. Il y a une vraie attente : plein de gens nous demandent quand ils pourront acheter nos produits. »
NOTES
1. Le théoricien socialiste Edouard Berth ironisait, en 1939 : « C’est inouï, incroyable, scandaleux ! Ma parole, se croiraient-ils donc, ces ouvriers, les véritables possesseurs et propriétaires de ces fabriques, bureaux et magasins, où nous, patrons, nous avions la charité de vouloir bien les faire travailler ? On le dirait, et ils agissent tout comme si ! Et le droit de propriété, que devient-il alors ? Et la liberté individuelle ? Et la loi… bourgeoise ? »
2. SCOP est l’acronyme de société coopérative et participative (et, jusqu’en 2010, de société coopérative ouvrière de production). Il en existe, en France, plus de 2 000 (chiffres 2011). Les salariés détiennent au moins 51 % du capital social et 65 % des droits de vote.
Photographie de bannière : Boris Horvat/AFP
Photographies de l’article : SCOP TI
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