Traduction d’un article des Quaderni de la Fondation Feltrinelli
Cet été, après une lutte exemplaire, les travailleurs de la boulangerie industrielle Neuhauser ont obtenu la réintégration de Christian Porta, délégué syndical CGT débarqué par la direction de l’entreprise. S’il a pu pour cela compter sur le soutien de son syndicat, il a aussi bénéficié de celui d’organisations écologistes, comme les Soulèvements de la terre ou Extinction rébellion. « Il y a une répression similaire à l’égard des militants écologistes et des représentants syndicaux qui rend naturel notre rapprochement » expliquait ainsi un membre de Greenpeace. Un exemple récent de convergence entre mobilisations sociales et environnementales qui n’est pas sans en rappeler celle qui a court en Italie autour des ex-salariés de l’usine GKN située à Florence. Dans cet article que nous traduisons, paru dans un numéro spécial des Quaderni de la Fondation Feltrinelli de Milan1, les chercheurs Lorenzo Feltrin et Emanuele Leonardi suivent l’exemple du Collectif d’usine GKN et plaident pour une transition écologique « par le bas ».
Le 9 juillet 2021, Melrose Industries a annoncé la fermeture de son usine GKN Driveline (anciennement FIAT) — qui produisait des arbres d’entraînement pour voitures en Campi di Bisenzio, Florence — et le licenciement de tous ses salariés, plus de 400. Alors que, bien souvent, les travailleurs et les syndicats se contentent de négocier des indemnités de licenciement plus élevées, le Collectif d’usine GKN s’est emparé de l’établissement et a lancé un long combat contre sa fermeture.
Mais ce qui rend cette lutte vraiment unique, c’est la stratégie adoptée par les ouvriers. Ils ont scellé une alliance avec le mouvement pour la justice climatique, en élaborant un plan de conversion orienté vers des modalités de transport public durable et en revendiquant son adoption au moyen de la nationalisation de l’usine. Cette approche a engendré un cycle de grandes mobilisations — faisant descendre à plusieurs reprises des dizaines de milliers de personnes dans la rue — et le conflit est encore ouvert. Malgré une attaque criminelle nocturne qui a débranché l’établissement du réseau électrique, le sit-in permanent dans l’usine perdure, alimenté par des panneaux solaires offerts au collectif par le mouvement climatique international.
« Ce qui rend cette lutte vraiment unique, c’est la stratégie adoptée par les ouvriers, qui ont scellé une alliance avec le mouvement pour la justice climatique. »
Les manifestations de masse ont sans doute exercé une pression sur les autorités : les prud’hommes ont déjà annulé les licenciements deux fois. Le patron actuel, cependant, n’a pas intention de reprendre la production et a cessé de payer les salaires il y a plus de sept mois. Le collectif exige l’intervention du gouvernement de Toscane pour permettre à leur projet coopératif actuel de commencer à produire des vélos cargo et des panneaux solaires, dans le cadre d’une orientation générale vers une transition écologique guidée par les travailleurs et les travailleuses. Pour contribuer à financer la coopérative GKN For Future, le collectif a lancé une campagne d’actionnariat populaire, à laquelle les organisations solidaires internationales sont appelées à adhérer.
L’échec de la transition écologique par le haut
Après les grandes grèves climatiques de 2019 et la prise de conscience concernant les causes environnementales de la pandémie du COVID-19, il semblait que la transition écologique était partout. L’Union européenne en avait fait la clé de voûte de sa stratégie de reprise et, en Italie, le gouvernement Draghi lui avait dédié un nouveau ministère ad hoc. Toutefois, un retour historique rapide ne peut que tempérer cet enthousiasme. En fait, au moins depuis 1992 — l’année du premier sommet de la Terre à Rio de Janeiro — dans le cadre des Nations unies, les pays membres se sont inscrits dans une stratégie qu’on pourrait qualifier de transition écologique par le haut. Sa principale prémisse est aussi simple que perturbante : contrairement à ce qu’on avait cru précédemment, la défense de l’environnement et la croissance économique ne seraient pas mutuellement exclusives. Au contraire, une véritable économie verte pourrait internaliser les limites écologiques. Ces dernières ne constitueraient plus un « blocage » au développement capitaliste mais plutôt les « fondements » d’un nouveau cycle d’accumulation.
Focalisée sur la gouvernance du climat, cette prémisse se traduit ainsi : même si le réchauffement climatique est une défaillance du marché, qui n’a pas su comptabiliser les soi-disant « externalités négatives2 », la seule voie pour l’affronter serait la création de nouveaux marchés, dans lesquels différentes formes de « marchandises-nature » — par exemple la capacité des forêts à absorber le CO₂ — pourraient se voir assigner un prix et s’échanger. Il ne s’agit pas d’excursions dans le ciel des idées de la théorie abstraite. Les mécanismes de flexibilité qui commercialisent le climat, institués par le Protocole de Kyoto en 1997 et relancés par l’Accord de Paris en 2015, restent le principal atout de la politique économique déployée par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.
Dès le début, la promesse de cette transition écologique, par rapport au réchauffement climatique, était ambitieuse et explicite : la « main invisible » du marché pourrait réduire les émissions de gaz à effet de serre et, en même temps, garantir des taux de profit élevés. Or, après un quart de siècle, il nous est permis de dresser un bilan des politiques publiques inspirées par ce modèle, d’autant plus que la crise écologique appelle une résolution urgente. La question est donc la suivante : les émissions de CO₂ ont-elles diminué ?
Ce graphique répond de la manière la plus claire : non.
« Le sujet de l’économie verte est l’entrepreneur de soi-même : osé, éclairé, smart. »
On a beaucoup glosé sur les causes de cette débâcle. Voici certaines hypothèses : une « générosité » excessive dans l’affectation des quotas, l’imperfection de l’information, l’omniprésence de la corruption, des défauts de conception, une réglementation insuffisante. Cependant, le résultat est limpide : mettre le marché au centre de la politique économique-climatique ne conduit pas à une réduction des émissions, mais à leur augmentation. L’échec est sans appel. C’est en partant de cette prise de conscience que nous pouvons poser, aujourd’hui, la question de la convergence entre luttes sur le lieu de travail et pour la justice climatique3.
Les racines ouvrières de la lutte écologiste
Procédons à deux avertissements, avant d’affronter directement l’enjeu. Le premier concerne le fait que la transition écologique par le haut peut établir une compatibilité — plus : une affinité élective — entre la protection de l’environnement et la croissance économique uniquement à condition de reléguer le mouvement ouvrier, avec sa fonction sociale de lutte contre l’inégalité, dans les coulisses ou, pire, dans le rôle d’un acteur réfractaire au changement au nom de la sauvegarde d’un emploi écologiquement insoutenable. Le sujet de l’économie verte est l’entrepreneur de soi-même : osé, éclairé, smart. En fait, sa charge innovante découle de son indifférence aux entraves que représentent les corps intermédiaires (avant tout, les syndicats) et les longueurs de la médiation institutionnelle, de la pratique démocratique en particulier.
C’est pour cela — deuxième avertissement — que l’on est enclin à penser que les raisons de l’écologie et celles du travail sont irrémédiablement opposées. L’idée de base est que le chantage à l’emploi — « santé ou revenu » — serait inscrit dans le sort de l’industrie (pensez par exemple à la tragédie de l’Ex-ILVA de Tarente). Cette interprétation a trouvé sa propre légitimité historiographique mais elle est, sinon entièrement fausse, pour le moins partielle. En tout cas, pas du tout innocente. Dater le début de la politisation diffuse des enjeux environnementaux à la croisée des années 1970 et des années 1980 — c’est-à-dire après les grands conflits « fordistes » — revient en fait à intérioriser la défaite de l’extraordinaire cycle de luttes du « Long 68 ». Ce dernier avait posé la démocratie économique comme condition nécessaire pour lutter contre la dégradation de l’environnement à partir du lieu de travail, en particulier la pollution de l’air, des sols et des eaux, en l’éliminant complètement dans certains cas4.
Pour éviter tout malentendu, il convient de préciser que la réalité de cette défaite ne fait aucun doute. Il est cependant légitime de se méfier de l’idée qu’elle était inévitable. De plus, la détérioration constante des bases matérielles de la reproduction de la biosphère rend d’autant plus urgent un nouveau regard sur ce moment historique. En fait, la marginalisation du mouvement ouvrier n’a assurément pas entraîné l’élimination de la nocivité industrielle. Malgré des décennies de négociations sur le climat, davantage de gaz à effet de serre a été émis au cours des trente dernières années qu’entre le XVIIIe siècle et 1990. Se débarrasser du fétichisme de la complicité entre l’environnement et le capital ouvre un espace pour (re)lier les enjeux écologiques, les revendications syndicales et les campagnes des mouvements sociaux. En somme, c’est ce dont nous avons besoin. Le Plan pour un pôle public de mobilité durable du Collectif d’usine GKN est à ce titre exemplaire.
« La question écologique est devenue un problème véritablement politique grâce à, et non pas malgré, l’action conflictuelle du mouvement ouvrier. »
Dans ce contexte, interroger de nouveau les conflits sur la nocivité qui se sont déroulés entre les années 1960 et les années 1970 permet de montrer comment la question écologique est devenue un problème véritablement politique grâce à, et non pas malgré, l’action conflictuelle du mouvement ouvrier. C’est à la suite de luttes très dures et innovantes comme celles des départements de peinture Fiat, ou des usines chimiques de Montedison, que la question de la salubrité de l’environnement — d’abord dans l’usine, puis sur l’ensemble du territoire — est passée d’une question technique limitée aux sites productifs à un enjeu politique de l’action antagoniste des syndicats et des mouvements sociaux.
On peut utiliser le terme évocateur d’écologisme ouvrier pour décrire la création d’un savoir partisan, centré sur le lieu de travail. Ce dernier est devenu un type particulier d’écosystème dans la mesure où la classe ouvrière en a fait son habitat « naturel » et a fini par le connaître mieux que quiconque. Ce n’est pas un hasard si les conflits contre la nocivité industrielle ont été les premiers à soumettre à de vives critiques la soi-disant monétisation de la santé, c’est-à-dire l’idée qu’une augmentation de salaire ou une promotion pourraient « compenser » l’exposition à des substances polluantes, parfois mortelles. C’est sur l’impossibilité de compenser les dommages causés à la santé des travailleurs que les figures centrales de ces luttes, comme Ivar Oddone à Turin ou Augusto Finzi à Porto Marghera, ont concentré une action militante de longue durée, dont les traces sont facilement reconnaissables dans la réforme de la santé de 1978, qui a créé le Service national de santé italien.
Il faut ajouter deux éléments importants à ce tableau. Le premier est que les luttes contre la nocivité industrielle n’auraient pas eu cet effet de rupture si elles n’avaient pas été liées à des conflits plus larges qui, à cette époque, ont mis au jour le rôle clef de la reproduction sociale, en référence à la pensée féministe. Le deuxième aspect est que le mouvement ouvrier n’a pas pu exprimer une stratégie univoque à cet égard : une tension est plutôt apparue entre les perspectives de « rédemption » du travail salarié — soutenues par exemple par Bruno Trentin, alors secrétaire de la FIOM, et par la gauche syndicale — et de « libération » du travail salarié, soutenue par des organisations operaïstes telles que Potere Operaio d’abord et Autonomia Operaia ensuite. Il est raisonnable de supposer que l’incapacité de concilier ces deux options autour de la revendication commune d’une réduction de la journée de travail pour le même salaire a contribué de manière significative à la défaite de ce cycle de luttes. Au pouvoir ouvrier sur la composition qualitative de la production, s’est substituée la réaction — très violente — du capital : fragmentation du travail, démantèlement de l’État-providence et financiarisation accélérée, ainsi que, d’un point de vue environnemental, la transition écologique par le haut qu’on vient de décrire. Cependant, constater l’échec de cette dernière permet que les choses bougent. La mémoire des luttes d’il y a cinquante ans prend désormais une importance nouvelle et le thème de la convergence entre luttes au travail et mobilisations pour le climat et l’environnement redevient d’actualité.
« Converger pour s’insurger » dans et contre la crise écologique
La défaite de l’écologisme ouvrier du « Long 68 » nous a catapultés dans un monde de « désindustrialisation nocive », expression qui désigne la chute du taux d’emploi dans le secteur manufacturier dans des régions où des industries particulièrement nocives sont encore en activité. Selon les estimations de l’Organisation internationale du travail, le taux d’emploi mondial dans le secteur manufacturier diminue lentement mais régulièrement, passant de 15,6 % en 1991 à 13,6 % en 2021. Au cours de la même période, les émissions de CO₂ — en incluant les émissions des machines produites industriellement mais utilisées dans d’autres secteurs économiques, ainsi que celles utilisées par les consommateurs finaux — sont passées de 23 à 36 milliards de tonnes par an5. De plus, entre 1991 et 2018, les émissions générées directement par l’industrie sont passées de 4,4 à 7,6 milliards de tonnes par an, selon l’indicateur Climate Analysis Indicators Tool. En bref, la logique du profit nous a conduits à la fois à des pertes (relatives) d’emplois dans les usines, avec la précarité qui accompagne souvent ces pertes, et à l’aggravation de la dévastation environnementale.
« Le chantage à l’emploi constitue une caractéristique intrinsèque et transversale du capitalisme. »
Les températures sans précédent, les sécheresses, la baisse des récoltes, la fonte des glaciers et les décès dus aux intempéries extrêmes confirment une situation dramatique. Nous sommes dans la crise écologique, et pas seulement en tant que victimes des impacts inégaux de la dévastation environnementale selon des lignes entrelacées de classe, « race » et genre à l’échelle mondiale. Nous sommes dans la crise parce que, dans notre société, la subsistance de la classe travailleuse découle du travail capitaliste et par conséquent les revenus de la majorité des gens dépendent de la croissance infinie de la production de marchandises. Le chantage à l’emploi ne concerne donc pas uniquement les grandes industries fortement nocives : il constitue plutôt une caractéristique intrinsèque et transversale du capitalisme, qui se manifeste avec une intensité variable selon les contextes.
Pour essayer de comprendre comment renforcer l’écologisme par le bas, il nous semble utile d’actualiser la méthode operaïste d’analyse de la composition de la classe travailleuse selon trois axes : 1) une conception large de la classe travailleuse, définie par la contrainte de vendre la force de travail ; 2) une conception du travail qui inclut à la fois la production et la reproduction ; 3) une conception des intérêts des travailleurs et des travailleuses qui inclut à la fois le lieu de travail et le territoire.
Tout d’abord, nous considérons comme faisant partie de la classe travailleuse ceux qui, ne possédant ni ne gérant les moyens de production, subissent la contrainte de vendre leur force de travail, qu’elle soit utilisée pour produire des marchandises ou pour reproduire la force de travail, indépendamment du fait qu’ils trouvent ou non des acheteurs stables. Même si cette perspective exclut la classe moyenne, à laquelle le capital délègue certaines responsabilités de gestion, elle est néanmoins plus large que les visions étroites dominantes — suffisamment large pour inclure les travailleurs et travailleuses au chômage, les travailleurs et travailleuses reproductifs, informels, cognitifs6 et para-autonomes7.
Deuxièmement, suivant la théorie féministe de la reproduction, nous définissons comme travail capitaliste toutes les activités — salariées ou non, directement productives et reproductives — explicitement ou invisiblement subordonnées à l’accumulation du capital, quel que soit le secteur économique. En fait, la classe laborieuse est mise au travail à la fois dans la production de marchandises (travail directement productif) et dans la création et le « maintien » non directement marchandisé d’une main-d’œuvre employable par le capital (travail reproductif). La distinction entre travail directement productif et travail reproductif est déterminée par la « frontière de la marchandisation », et non par les différents types d’activités concrètes dans lesquelles le travail est employé8.
« Les intérêts de classe ne concernent pas seulement les droits dans les lieux de travail mais aussi ceux dans les territoires. »
Enfin, nous considérons les intérêts de la classe travailleuse comme étant liés à la fois au lieu de travail et au territoire. La distinction entre lieu de travail et territoire ne repose pas sur des séparations physiques mais sur des relations sociales : le premier est la sphère des « personnes travailleuses en tant que productrices ou reproductrices », tandis que le second est la sphère des « personnes travailleuses en tant que reproduites9 ». Les intérêts de la classe travailleuse sont souvent conçus comme étant centrés sur le lieu de travail (emplois stables, salaires élevés, santé et sécurité au travail, etc.). Sans doute, une redistribution des richesses par le biais de salaires plus élevés pour moins d’heures aiderait à surmonter le dilemme entre la défense de l’emploi et celle de l’environnement, réduisant le besoin même de créer et maintenir de nouveaux emplois. Quoi qu’il en soit, les personnes travailleuses ne disparaissent pas après avoir quitté leur lieu de travail. Au contraire, elles retournent à leurs quartiers, respirent l’air hors des usines et des bureaux, profitent de leur temps libre en se connectant aux écologies qui les entourent. Les intérêts de classe ne concernent donc pas seulement les droits dans les lieux de travail mais aussi ceux dans les territoires (prix des biens de consommation, structures de protection sociale, écologies saines, etc.).
La triple expansion conceptuelle de classe travailleuse, travail et intérêts de la classe travailleuse qu’on propose ici vise à dépasser les perspectives qui renforcent le chantage à l’emploi. En effet, si le « vrai » travail n’est que le travail salarié et industriel, par conséquent la « vraie » classe travailleuse est plus que proportionnellement masculine (et, jusqu’à récemment, blanche), et si ses « vrais » intérêts sont d’abord de garder ses emplois comme ils sont, il est alors impossible de voir une issue. En outre, l’impasse s’aggrave considérablement si les mobilisations territoriales sont lues comme dénuées de tout contenu de classe — comme si les habitants des quartiers populaires touchés par de graves injustices environnementales n’avaient pas besoin de travailler pour vivre. Au contraire, une conception « élargie » des concepts en question représente un outil efficace pour construire des alliances entre des segments de la classe travailleuse différemment positionnés dans la matrice de pouvoir classe-race-genre.
Dans la théorie operaïste, les modalités par lesquelles la main-d’œuvre est organisée et stratifiée dans le lieu de travail à travers des processus de production, des niveaux technologiques, des différences salariales, des chaînes de valeur, etc., constituent la composition technique de la classe, son côté objectif, pour ainsi dire. La composition politique, cependant, est déterminée dans la mesure où les personnes travailleuses surmontent (ou non) leurs divisions internes pour imposer leurs intérêts communs au capital. C’est le côté « subjectif », constitué de formes de conscience, de lutte et d’organisation. Seth Wheeler et Jessica Thorne ont utilement proposé d’actualiser cette perspective en y ajoutant la composition sociale de la classe, c’est-à-dire les modalités selon lesquelles se déroule la reproduction des travailleurs et des travailleuses sur le territoire, à travers des structures résidentielles, relations familiales, accès à l’État-providence, etc. Le côté objectif de la composition de classe articule donc la composition technique (relative au lieu de travail) et la composition sociale (relative au territoire).
Il est ainsi possible d’analyser comment la classe travailleuse est segmentée également en ce qui concerne la dégradation de l’environnement. Par exemple, les communautés vivant à proximité d’installations fortement polluantes sont souvent composées majoritairement des couches les plus défavorisées de la classe travailleuse, n’ayant pas nécessairement un large accès aux emplois dans les usines. Pour ces personnes, la transition écologique au niveau local se traduirait par une diminution des taux de cancer et d’autres pathologies. Pour ceux qui sont directement employés dans les entreprises polluantes, la situation est différente, même si elle n’est pas nécessairement inconciliable. Dans ce cas, la transition écologique par le haut représente le risque de devoir accepter des emplois plus précaires et moins rémunérés.
« Défier et se poser contre la crise écologique équivaut à briser le chantage à l’emploi en créant une convergence entre les luttes dans les lieux de travail et celles des territoires. »
Défier et se poser contre la crise écologique équivaut donc à briser le chantage à l’emploi en créant une convergence entre les luttes dans les lieux de travail et celles des territoires. Cette manœuvre n’est pas du tout automatique, car la classe travailleuse est fragmentée en configurations occupationnelles et résidentielles très variées, un fait objectif qui alimente trop souvent les divisions entre le syndicalisme, comme expression d’intérêts liés aux lieux de travail, et l’écologisme, comme expression des intérêts territoriaux de la classe travailleuse. Il s’agit plutôt de recomposer ces segmentations au niveau politique, en construisant des plateformes revendicatives visant à articuler luttes dans les lieux de travail et luttes territoriales.
La lutte des GKN et la transition écologique d’en bas
La lutte du Collectif d’usine GKN est une étape cruciale dans la construction d’une alternative à la transition écologique par le haut qui, ne remettant pas en question les fondements du système qui a produit la crise, n’offre pas de véritable rupture avec un système écologiquement insoutenable. Reprenant le fil rouge de l’écologisme ouvrier, le collectif a en effet démontré par la pratique militante que la convergence entre lieux de travail et territoires autour des mots d’ordre de la justice climatique est une stratégie viable. Ce nouvel imaginaire a produit des mobilisations de masse efficaces, capables de modifier des plans de restructuration qui ailleurs n’ont pas rencontré de résistance incisive. Il s’agit d’un processus qui va au-delà du sort de l’usine elle-même, comme le démontre clairement la déclaration commune prononcée avec Fridays for Future Italie qui a lancé les grandes manifestations des 25 et 26 mars 2022 : « Une véritable transition climatique, environnementale et sociale ne peut pas se passer de la capacité de la société à se doter de formes de planification générale et éco-durable. Et cette planification n’est pas générée par le chantage, la hiérarchisation des lieux de travail, l’oppression et la répression des territoires comme cela se produit depuis des années par exemple dans le Val de Suse, mais par l’éveil d’une démocratie participative et revendicative10. »
Ces propos identifient la dimension systémique du problème. La marchandisation, en fait, est une ligne de fracture qui sépare la production capitaliste de la reproduction de la vie et subordonne cette dernière à la première. Le profit dépend non seulement d’une croissance infinie mais aussi de la capacité à produire des biens et des services qui trouveront des acheteurs. Cependant, la consommation par le marché est intrinsèquement individualiste et court-termiste, tandis que la planification démocratique est collective et potentiellement tournée vers l’avenir. Le plan de conversion proposé par le Collectif d’usine GKN et son groupe de recherche solidaire est exemplaire de la manière dont ces horizons apparemment lointains peuvent trouver, même dans une conjoncture politique actuelle particulièrement défavorable, des débouchés concrets pour leurs revendications : nationalisation sous contrôle ouvrier pour la création d’un Pôle public de mobilité durable.
Aux côtés de la dimension qualitative de la démarchandisation, la dimension quantitative relative aux salaires et aux horaires de travail est également nécessaire : « Nous demandons de réduire le temps de travail avec un salaire égal afin que les quotas de travail soient également redistribués entre l’ensemble de la population. Il est possible de travailler tous pour travailler moins, et c’est un droit que chaque travailleur, aujourd’hui ou demain, devrait revendiquer11. » En effet, les hausses des prix alimentaires et énergétiques, qui ont généré au cours de l’année 2022 des mobilisations et des révoltes de masse dans de nombreux pays (Pérou, Équateur, Panama, Sri Lanka, Sierra Leone, etc.), confirment qu’aucune transition écologique ne sera possible sans redistribution des richesses à l’échelle mondiale.
*
En guise de conclusion, voici les éléments clés d’une transition écologique d’en bas : démarchandisation de la production, réduction du temps de travail, redistribution des richesses. La convergence entre lieux de travail et territoires, dont la lutte des GKN est un exemple, sera un élément décisif des larges mobilisations nécessaires pour boucler les fins de mois en allant au-delà de la fin du monde.
Article traduit de l’italien par ses auteurs | Postface au numéro spécial des Quaderni de la Fondation Giangiacomo Feltrinelli, « Un piano per il futuro della fabbrica di Firenze. Dall’ex GKN alla Fabbrica socialmente integrata », vol. 46, novembre 2023.
Photographie de bannière : Mun (Luna Biscaro)
Illustration de vignette : logo du Collectif d’usine GKN
- Il constitue plus précisément la postface du premier projet de conversion de l’établissement, le Plan pour un pôle public de mobilité durable, élaboré par le Collectif d’usine GKN et son groupe de recherche solidaire.[↩]
- Dans l’économie néoclassique, l’externalité négative est un dommage causé par un agent économique à des tiers sans qu’il doive payer un coût monétaire pour cela [nda].[↩]
- Par justice climatique, on entend une interprétation qui conçoit le réchauffement climatique comme une manifestation des inégalités sociales au niveau planétaire. Ces inégalités peuvent se manifester sous deux formes : entre les Nords et les Suds (les pays qui ont le moins contribué à générer le problème subissent les conséquences les plus néfastes) ; entre les classes sociales qui composent les communautés politiques au niveau national ou continental (la responsabilité des investissements dans les carburants n’incombe pas de la même manière à la population : les classes dirigeantes en ont plus, les couches populaires moins). À l’origine — à la fin des années —, la justice climatique mettait fortement l’accent sur la première forme. Toutefois, à partir de 2019, l’effort consiste à articuler les deux formes dans une critique à la fois géopolitique et sociale du « capitalisme fossile » [nda].[↩]
- Pour une discussion du cas français, voir Denis Duclos, « Classe ouvrière et environnement », Sociologie du travail, 1980/3, n° 22, p. 324-345.[↩]
- Voir le graphique présenté en introduction.[↩]
- Par « travailleurs cognitifs », on désigne les travailleurs et travailleuses intellectuel·les qui ont peu de contrôle sur leur processus de travail, comme les relecteurs ou les « entraîneurs » d’IA. Les professionnels ayant davantage d’autonomie dans leur travail, comme les architectes, seraient, eux, considérés comme relevant de la classe moyenne [nda].[↩]
- Les travailleurs para-autonomes renvoient aux « dependent self-employment » : les emplois qui sont formellement autonomes, donc non salariés, mais substantiellement subordonnés à un patron, par exemple les chauffeurs d’Uber [nda].[↩]
- Par exemple, la nourriture est nécessaire à la reproduction de la force de travail. Cependant, travailler dans une entreprise agricole qui produit pour le marché est directement productif alors que cultiver pour l’autoconsommation, dans un contexte capitaliste, est reproductif [nda].[↩]
- Dans certains cas, un espace physique représente à la fois un lieu de travail et un espace territorial pour les mêmes personnes. Par exemple, la maison est à la fois un élément clé du territoire et un lieu de travail reproductif (et, dans le cas du travail à distance, également du travail directement productif). Dans d’autres cas, un certain espace physique constitue le lieu de travail pour certains et un élément territorial pour d’autres. Par exemple, un hôpital est le lieu de travail de ses salariés et un espace territorial pour ses patients [nda].[↩]
- Collettivo di Fabbrica GKN et Fridays for Future Italia, 2022, « 25-26 : Una sola data ». Une exploration plus approfondie de la même prise de conscience se trouve dans la déclaration conjointe avec Fridays for Future qui appelle à une nouvelle date de convergence entre la grève climatique du 23 septembre et la manifestation du 22 octobre 2022 à Bologne : « La sécheresse, la fonte de glaciers centenaires, les vagues de chaleur de plus en plus intenses sont la confirmation dramatique du changement produit par le réchauffement climatique. Nous sommes dans une lutte constante pour boucler les fins de mois, contre le travail précaire, la sous-traitance, la cherté de la vie, pour un salaire digne. Mais la lutte pour boucler les fins de mois n’a aucun sens si la lutte contre la
fin du monde
n’est pas gagnée. Et il est impossible d’impliquer des couches croissantes de la population dans la lutte contre la fin du monde, si cette lutte ne se charge pas du combat de ceux qui ne peuvent pas arriver jusqu’à la fin du mois. »[↩] - Ibid.[↩]
REBONDS
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