De réfugié à fugitif


Texte inédit pour le site de Ballast

Bruxelles. Nous ren­con­trons un homme qui connaît depuis 10 ans l’errance, l’invisibilisation et l’oppression propres à la clan­des­ti­ni­té impo­sée. Autour d’une table, il fait le récit — sous cou­vert de l’anony­mat auquel il est contraint — de ce qui se vit der­rière les murs des centres fer­més de Belgique (équi­va­lents des centres de réten­tion admi­nis­tra­tive en France), où sont déte­nues des per­sonnes en irré­gu­la­ri­té admi­nis­tra­tive de séjour. En 2016, le réseau Migreurop réac­tua­li­sait une carte des camps d’enfermement d’exilés en Europe : une capa­ci­té totale connue de 47 000 places. Une voix comme l’écho de tant d’autres.


Mon his­toire à moi, elle est col­lec­tive : c’est l’histoire de beau­coup de gens qui sont dans les mêmes condi­tions que moi. C’est une vie de fugi­tif. Il faut être très fort. Je pense que les gens sont très forts, quand vous ima­gi­nez ce qu’ils vivent pen­dant des années… Moi, ça fait onze années que je suis ici. Tu as vrai­ment l’impression d’être un fugi­tif ; c’est comme si tu avais com­mis un crime et que tu fuyais la pri­son : tu dois vivre en cachette. C’est pas notre cas, pour­tant, mais on vit dans les mêmes condi­tions. Avec la peur, la peur de l’autre, de l’autorité. On passe de réfu­gié à fugi­tif. De réfu­gié sans-papiers — on appelle ça des « sans-papiers » —, on devient un clan­des­tin. Et pour moi, le mot « clan­des­tin », ça sonne « fugi­tif ». Beaucoup de choses se cachent der­rière le mot « clan­des­tin » ; c’est quelqu’un qui se cache et qui peut juste sor­tir sa tête par­fois pour voir ce qu’il se passe au-dehors. C’est très dif­fi­cile. Je me rap­pelle une fois où j’ai été embar­qué pour la pri­son du centre ville. Il y avait un vieux là-bas qui gar­dait la pri­son la nuit. À côté de moi, il y avait une femme qui pleu­rait, en face un jeune qui pleu­rait et qui hur­lait. À un moment don­né, j’ai enten­du les pas du gar­dien et je lui ai dit « Monsieur, il fait froid » ; c’était l’hiver et il n’y avait pas de chauf­fage dans les cages où on était. C’était humide, ça puait fort. Il y avait les toi­lettes pleines, juste à côté de là où tu dors. Tu sais, quand tu fais tes besoins, tu ne peux pas tirer la chasse d’eau. C’est eux qui peuvent la tirer, depuis un bou­ton der­rière ta porte. Il faut appe­ler le gar­dien, qu’il vienne appuyer pour que ça parte. Et des fois, tu appelles et il ne vient pas. Tu com­prends ? Alors ce soir-là, quand le vieux est pas­sé, je lui ai dit que j’avais froid et il m’a répon­du qu’il s’en fou­tait, que c’était pas son pro­blème, et il a ajou­té « De toute façon, vous êtes des cri­mi­nels ». Je lui ai dit « Mais c’est vous qui êtes des cri­mi­nels ! », et il m’a répon­du « Non c’est vous, vous volez par­tout ». Je n’ai jamais rien volé à per­sonne. Je m’étais dit dans ma tête « mais ces gens-là ils nous prennent pour qui ? pour des délin­quants ? des voleurs ? ». Ça m’avait tel­le­ment cho­qué… Ça, c’est la pre­mière fois où j’ai été en centre fer­mé, où on m’avait trans­fé­ré le len­de­main de cette nuit en prison.

« Tu as vrai­ment l’impression d’être un fugi­tif ; c’est comme si tu avais com­mis un crime et que tu fuyais la pri­son : tu dois vivre en cachette. »

Quand on t’attrape comme ça, même si tu as un recours1 en cours, c’est comme si tout s’annulait parce qu’on te donne un « ordre de quit­ter le ter­ri­toire ». On te demande de signer et on t’embarque en centre fer­mé. Moi, j’avais refu­sé de signer. On m’a emme­né avec trois flics, qui m’avaient deman­dé sur la route ce que j’avais fait. Quand j’ai répon­du « Rien », il y en a un qui avait sem­blé éton­né. Il n’avait rien dit et il me regar­dait, je crois que c’était bizarre pour lui. Cette pre­mière fois, on m’avait libé­ré rapi­de­ment, du monde m’avait sou­te­nu dehors, mon avo­cat aus­si. Mais c’est très dur, c’est pas pos­sible de com­prendre ce qui se passe pour quelqu’un à ce moment-là si tu n’as pas subi ça. Imaginez : vous êtes à la mai­son, ils viennent vous cher­cher, ils vous menottent et ils vous mettent en pri­son, alors que vous n’avez rien fait. C’est trop dur, sur­tout quand tu crois que tu es dans un pays où tous les droits humains sont res­pec­tés. Tu com­prends alors que quand tu es un réfu­gié, tu n’as aucun droit. Ils viennent et ils t’attrapent quand ils veulent. Ils peuvent débar­quer tôt le matin, à 4 ou 5 heures, alors que tu dors. Ils cognent fort à la porte, tu ouvres et ils te menottent. Ils t’embarquent. Il y a du monde autour de toi et les flics te parlent mal quand ils viennent te prendre. Ils te disent que de toute façon tu vas ren­trer chez toi, que tu n’as « rien à foutre ici ». Direct. Je me rap­pelle la pre­mière fois que les flics sont venus, ils sont entrés en me disant « On est venus te cher­cher ». Je leur avais deman­dé de me lais­ser juste le temps de m’habiller et d’éteindre la télé. J’éteins mon ordi­na­teur aus­si, je débranche tout et je com­mence à m’habiller. L’autre, il était déjà furieux. J’étais en train de mettre ma cein­ture quand il tire des­sus, me la prend de force et la jette à côté. Il me crie « Mets tes mains der­rière, nous on n’a pas le temps ! ». J’ai vu qu’il com­men­çait à être violent, je suis par­ti sans mettre ma cein­ture. Ils m’ont embar­qué comme ça au com­mis­sa­riat, où ils ont pris mes empreintes, fait des pho­tos, tout, tout de suite. J’ai deman­dé à appe­ler un avo­cat et ils ont refu­sé. Ils ne te laissent appe­ler personne.

Quand tu arrives en centre fer­mé, si ton télé­phone a une camé­ra, on te le retire. Seuls les télé­phones sans camé­ra peuvent entrer, ils ne veulent pas que tu filmes dedans. Si c’est ton cas, alors ils te remettent juste ta puce, et comme ça tu cherches dedans que quelqu’un te prête son télé­phone, pour appe­ler tes proches ou ton avo­cat. Et ça peut prendre des jours avant que tu puisses le faire. Ce n’est pas eux qui te per­mettent d’appeler ton avo­cat, c’est à toi de te débrouiller. Sinon, ils ont des télé­phones à vendre dedans, sans camé­ra ; tu peux leur en ache­ter un si tu veux et si tu as de l’argent, ça te coûte envi­ron 35 euros. Moi, je ne leur en ai jamais ache­té, c’est tou­jours quelqu’un de dehors qui m’en a appor­té un. Quand on peut et qu’on a quelqu’un dehors qui nous aide, on fait comme ça. Mais si tu n’as per­sonne et que tu n’as pas d’argent, ils te disent que tu peux tra­vailler pour eux dedans. Ça peut prendre deux semaines pour réunir les 35 euros. Ils te font net­toyer les toi­lettes, les chambres, la cui­sine. Il y a des pro­fes­sion­nels qui viennent pour ça, mais pas assez. Tu net­toies les cou­loirs, la cour où tu ramasses les mégots de ciga­rettes, etc. Moi, j’ai refu­sé de tra­vailler pour eux. Ils te payent avec des tickets, et une fois que t’as beau­coup de tickets, tu peux aller les voir et ils te donnent de l’argent. Comme je n’ai jamais vou­lu, je ne sais pas com­bien ils payent, mais je crois que ça doit être autour de 50 cen­times de l’heure. Les gens qui fument beau­coup font ça pour avoir des cigarettes.

Illustration : Hélène Aldeguer

La deuxième fois, ils m’ont embar­qué à Liège, ils m’ont gar­dé deux semaines. On était quatre dans la chambre, sur des lits super­po­sés. J’étais avec un Mauritanien, un Sénégalais et un Congolais. La der­nière fois où ils m’ont enfer­mé, on était 20 par chambre, dans des dor­toirs, comme une caserne mili­taire. Il y avait 10 lits super­po­sés, une seule toi­lette et pas de douche. Là où j’étais, tu pou­vais te dou­cher deux fois par semaine, à 7 heures du matin. Ou sinon, tu allais à la salle de sport parce qu’après le sport, on te laisse te dou­cher. Tous les matins, à 7 heures, ils allument la lumière, avec des lampes fortes. Tu entends un bruit, « PAM ! », tel­le­ment fort que ça te réveille tout de suite, que tu le veuilles ou non. Ils entrent, et avec des bâtons, ils tapent sur les lits, en criant « Levez-vous, levez-vous, levez-vous ! ». T’es obli­gé de te lever. T’es ensuite obli­gé d’aller au réfec­toire. Même si tu ne manges pas, tu dois res­ter avec eux là-bas. Après, tu sors dans la cour pour trente minutes ou une heure. Puis on te met dans une salle, tout le groupe, pour toute la jour­née et tu n’as plus le droit de sor­tir. Tout est orga­ni­sé par groupe, avec les 20 per­sonnes d’une chambre. Les gens des autres groupes, tu ne les vois jamais, tu peux juste les entendre. Mais tu sens qu’il y a beau­coup, beau­coup de groupes ; des groupes de femmes qui sont à part, aus­si. Mais on ne peut pas se voir. Chaque groupe passe à tour de rôle dans la cour pour la récréa­tion. Nous, on était dans une pièce au deuxième étage, on voyait les autres groupes par la fenêtre, pas­ser en bas dans la cour. C’est pareil pour le pas­sage en cui­sine, c’est un groupe après l’autre, on ne peut jamais croi­ser les autres. Ils font tout pour qu’on ne se ren­contre pas. Ils ne veulent pas nous regrou­per, pour que ça ne pète pas. Les gens, s’ils sont nom­breux, ils pour­raient se jeter sur les gar­diens. Si on est 100 ou 200 ensemble, on pour­rait faire quelque chose. Et puis il y a aus­si des bagarres entre les gens, parce qu’il y a des per­sonnes agres­sives, des gens qui ont déjà fait de la pri­son. C’est dur d’être mélan­gé avec des cri­mi­nels, si on nous met tous ensemble, c’est qu’ils nous consi­dèrent tous pareils.

« C’est pareil pour le pas­sage en cui­sine, c’est un groupe après l’autre, on ne peut jamais croi­ser les autres. Ils font tout pour qu’on ne se ren­contre pas. Ils ne veulent pas nous regrou­per, pour que ça ne pète pas. »

Quand des gens se bagarrent, ils sont sanc­tion­nés. On les isole. On m’a mis en cel­lule d’isolement une fois, c’était ter­rible. J’ai fait des cau­che­mars toute la nuit, je ne vou­lais plus dor­mir là-bas. La pre­mière chose qui m’avait cho­qué, c’est qu’il y avait la toi­lette, pleine, qui puait, juste à côté du lit. Là-bas aus­si, il faut les appe­ler pour tirer la chasse, et ils le font s’ils le veulent. Il n’y a pas de fenêtre ; quand ils éteignent la lumière, il fait un noir total. La veille de ton juge­ment en jus­tice, tu es emme­né en iso­le­ment, à chaque fois, et c’est pareil pour tous. Ils ne te laissent pas dor­mir avec les autres déte­nus. Pareil les veilles d’expulsion. C’est leur tac­tique, ils te séparent du groupe. Puis ils viennent tôt le matin, vers 5 heures, ils te réveillent et ils te menottent pour t’emmener soit au tri­bu­nal, soit à l’aéroport. J’ai beau­coup réflé­chi à ça, à me deman­der pour­quoi ils font ça. Je me suis dit que c’est peut-être pour ne pas déran­ger l’esprit des autres déte­nus, pour qu’ils ne se révoltent pas. J’ai encore un ami dedans, ça fait un mois qu’il y est. Son avo­cat lui demande tou­jours de l’argent. Il paye, il paye, il paye. Il prend des cré­dits avec des gens pour payer son avo­cat. Je lui ai dit que ça n’allait pas, que ce n’était pas nor­mal qu’il lui demande autant d’argent. Son avo­cat sait qu’il ne tra­vaille pas, qu’il n’a aucun reve­nu. Récemment, il m’a deman­dé d’aller le voir, jus­te­ment, j’y suis allé et il m’a dit : « Faut encore payer ». J’ai dit : « Payer quoi ? », il m’a dit : « Dis-lui de payer encore. – Il n’a pas les moyens, com­ment il va payer encore ? – Il a des amis. ». Il disait que pour pas­ser encore un juge­ment, il fal­lait don­ner de l’argent. C’est de l’arnaque, ça : à chaque pro­cé­dure il lui demande 500 euros. J’en ai enten­du d’autres, des cas comme ça, même avec des gens qui ont des avo­cats en pro deo2, mais qui leur demandent quand même de l’argent. La nuit que j’avais pas­sée en iso­le­ment, c’était si ter­rible que j’avais deman­dé à voir le psy­cho­logue. Je lui avais dit que je ne pou­vais pas res­ter dedans, sinon j’allais me sui­ci­der. J’avais eu tel­le­ment peur la nuit, je m’étais réveillé après un cau­che­mar ter­rible et j’étais res­té comme ça, téta­ni­sé dans le noir jusqu’à ce qu’ils allument la lumière le matin. Tu sais pas quelle heure il est quand tu es dedans, on te prend ta montre aus­si à ton arri­vée. On m’avait mis en iso­le­ment parce que je m’étais plaint de la chambre où j’étais, parce qu’il y avait trop de monde et que cer­tains fumaient — mon lit était juste à côté des toi­lettes, où les gens allaient fumer la nuit. J’ai expli­qué que je ne sup­por­tais pas la fumée, ni les cris des gens toute la nuit. Alors un jour, ils m’ont dit qu’il y avait une chambre où je pou­vais dor­mir tout seul. J’étais content, mais quand j’ai vu ce que c’était, je ne l’étais plus. C’était bizarre… (silence)

Au centre fer­mé, tu as un numé­ro. On ne t’appelle pas par ton nom, ça m’a cho­qué ! On est au temps des nazis ou quoi, où on appe­lait les gens par des numé­ros ? On était au réfec­toire, ils étaient venus contrô­ler qu’on était tous là. Le gar­dien vient avec sa feuille et il appelle les gens par un numé­ro. Celui qu’on m’avait don­né, c’était A12, « A » étant le nom don­né au com­par­ti­ment où on était, et moi j’étais le 12. Il crie « A1, A2, A3 » et les gens répondent « Présent ». Arrive A12, et moi je ne l’ai même pas regar­dé, j’étais furieux. Il répète « A12 ! ». Il savait bien que c’était moi ; il s’arrête juste devant moi, il me regarde et il crie « A12 ! ». Je ne réponds rien. Mon col­lègue à côté de moi me tape dans le dos et me dit : « Hé, c’est toi qu’on appelle ! » Je lui dis : « Non, je ne m’appelle pas A12. Qu’il m’appelle par mon nom ». Et là, le gar­dien me dit : « Monsieur, ce n’est pas vous ? – Non, ce n’est pas moi.Ah bon, A12 ce n’est pas vous ?? » Je lui ai dit : « Regarde le nom qui est écrit devant A12, ça c’est mon nom. Si tu ne m’appelles pas par mon nom, je ne réponds pas. » Alors il a mena­cé de me sanc­tion­ner si je ne répon­dais pas. J’ai tenu bon. Puis ses col­lègues sont venus et lui ont dit de me lais­ser. Il s’est éloi­gné, mais il a conti­nué de me fixer long­temps. Quand nos regards se sont croi­sés, il m’a fait le signe du cou­teau sous la gorge. Ils ont conti­nué de m’appeler « A12 » à chaque fois, j’en reve­nais pas. C’est bizarre, ils ont des tac­tiques qui ne changent jamais. Ils ont ton nom écrit sous les yeux, mais ils vont t’appeler par un numé­ro. Même quand ils viennent cher­cher quelqu’un dans la cel­lule, ils l’appellent par un numé­ro. J’avais un ami avec qui j’avais été enfer­mé — lui a été expul­sé ; un jour, il m’a appe­lé pour me don­ner des nou­velles. Quand j’ai décro­ché, il m’a appe­lé par mon numé­ro. Sans doute pour me rap­pe­ler ces évé­ne­ments pas­sés, mais moi, tout ce que je vou­lais, c’était oublier. Ça m’a fait mal.

Illustration : Hélène Aldeguer

J’étais sur­pris de voir le nombre de per­sonnes qui y tra­vaillent. Tout ce monde pour gar­der des gens qui n’ont rien fait. Les salaires de tous ces gens, ça vient d’où ? Pour aller man­ger, il y a deux hommes à la porte qui vous comptent après vous avoir mis en rang. Les gar­diens disaient sou­vent « Rentrez chez vous, vous n’avez rien à foutre ici ! ». Un jour, une gar­dienne a dit ça et un homme, alba­nais je crois, ne com­pre­nait pas ; il lui a deman­dé « Why do you say that3 ? ». Elle était jeune, elle devait avoir entre 25 et 30 ans. On se demande pour­quoi ils sont si nom­breux à avoir cet esprit raciste. C’est comme s’ils avaient tous eu un lavage de cer­veau et qu’ils sui­vaient le pas. Je ne com­prends pas qu’on appelle ça des « centres ». C’est quoi un lieu où on t’enferme, à 20 par chambre, où on te réveille le matin à 7 heures, où on te sur­veille lit­té­ra­le­ment à chaque ins­tant, et où tu n’as le droit de sor­tir prendre l’air que pen­dant une heure par jour, ce regard tou­jours sur toi ? Ce sont des pri­sons. Les gar­diens, on se dit que ce sont des flics qui ont été for­més à être gar­diens. T’en vois pas mal qui sont âgés. Ils ne te laissent pas fil­mer dedans, c’est dif­fi­cile aus­si d’y entrer… Ils ne veulent pas que la popu­la­tion sache ce qu’il s’y passe. Pour les visites, les gens se mani­festent à l’accueil en s’étant enre­gis­trés à l’avance. De l’intérieur on appelle ton numé­ro, après il y a un gar­dien qui te conduit dans le réfec­toire — c’est là que se font les visites. Après chaque visite, ils te fouillent, jusqu’à l’intérieur de tes chaus­sures, avant de te rame­ner dans ta cel­lule. Ils retirent leur télé­phone aux visi­teurs aus­si. Et eux ne peuvent voir que la cui­sine, tous les autres espaces leur sont inter­dits, même à ton avo­cat. Personne ne voit le reste de la pri­son. Il y aurait tel­le­ment de choses à racon­ter. Elles me reviennent en mémoire petit à petit. (silence) J’ai vu dedans des gens qui finissent com­plè­te­ment déran­gés, qui hurlent, qui se cognent la tête contre les murs. Des femmes beau­coup, c’est dif­fi­cile sur­tout pour elles, encore plus quand c’est la pre­mière fois que ça leur arrive. Tu les entends crier fort, depuis leur cel­lule d’isolement. La nour­ri­ture aus­si c’est dur, c’est sou­vent des genres de tar­tines de beurre et de fro­mage, matin et soir.

« C’est quoi un lieu où on t’enferme, à 20 par chambre, où on te réveille le matin à 7 heures, où on te sur­veille lit­té­ra­le­ment à chaque ins­tant, et où tu n’as le droit de sor­tir prendre l’air que pen­dant une heure par jour ? »

La chose la plus dif­fi­cile en Europe, c’est pas tant d’être en centre fer­mé, c’est d’être sans-papiers. C’est ter­ri­fiant. Tu ne marches jamais tran­quille dans la rue. On ne peut pas vivre avec la peur pen­dant 10 ans ou plus. C’est le plus dif­fi­cile, la peur au ventre pen­dant des années. Même si t’as man­gé quelque chose, c’est comme si t’avais le ventre vide, un trou de peur. Ça fait mal à la tête aus­si. C’est pas tout le monde qui peut sup­por­ter ça. Tu fuis des pro­blèmes et tu en trouves d’autres ici, par­fois plus dif­fi­ciles à sup­por­ter. Parce que ça dure long­temps, que tu ne sais pas quand ça va s’arrêter. T’es comme dans une pri­son tout le temps. Un réfu­gié qui marche sans papiers, il est dans une pri­son. Il est tra­qué tout le temps. Tu sais, ils ne vont jamais fer­mer les centres fer­més. Dès que ça se vide, ils les rem­plissent avec d’autres per­sonnes. Trop de gens y tra­vaillent, ils feraient quoi, ils gagne­raient com­ment leur vie s’il n’y avait plus de réfu­giés à enfer­mer ? (rires) Alors ils te traquent. Parfois, ils t’interpellent, mais comme le centre fer­mé est satu­ré et qu’il n’y a plus de places, ils te laissent (ça, c’est les jours de chance). S’il y a une place, t’es cuit. Tout ça, c’est poli­tique. Ils ont des bud­gets avec leur poli­tique d’immigration, alors il faut bien qu’ils montrent qu’ils font quelque chose avec cet argent, qu’ils tra­vaillent. Les expul­sions coûtent vrai­ment beau­coup d’argent : les billets, les gar­diens qui doivent t’encadrer, les centres fer­més. Je pense que c’est pas la solu­tion de dépen­ser tout cet argent-là. Ils ne fini­ront jamais d’expulser les gens. On dirait qu’ils n’ont pas de cer­veau ! Ils se disent qu’en expul­sant des gens, ils vont décou­ra­ger les autres qui vou­draient arri­ver, mais ça ne marche pas. Ils font sem­blant de tra­vailler, ils se créent du bou­lot. Un centre fer­mé ne peut pas tra­vailler à vide : ils feraient quoi tous ces méde­cins, ces assis­tants, ces édu­ca­teurs, s’il n’y a pas de réfu­giés ? L’éducateur veut édu­quer qui là-bas ? Quand j’y étais, on me disait que je pou­vais voir l’éducateur, mais je ne voyais pas pour­quoi. On a le même âge, et il vient me pro­po­ser de jouer. (rires) Ça sert à rien. Il venait nous pro­po­ser des jeux dans la salle en nous disant que celui qui gagne­rait aurait un verre de coca. Non mais ils blaguent avec les gens ! (rires) C’est n’importe quoi, c’est pas nor­mal, ça…

Même ceux qui tra­vaillent là-bas sont frus­trés, tu sens qu’ils ne sont pas à l’aise de tra­vailler dans un tel lieu. Tu le vois dans leur regard. Comment tu peux avoir du bon­heur quand tu tra­vailles avec des misé­rables ? Le bon­heur, tu l’as quand c’est par­ta­gé. Je ne pense pas que tu puisses te sen­tir bien dans ta peau, dans ta vie, dans ton foyer quand tu fais ce genre de tra­vail. Mais ils sont sans doute obli­gés de le faire pour trou­ver des sous, pour pou­voir vivre. Je me dis que s’ils pou­vaient trou­ver un autre tra­vail, ils n’accepteraient pas celui-ci. J’avais remar­qué qu’en cui­sine c’étaient que des étran­gers qui y tra­vaillaient, je pense que les autres n’ont pas accep­té. C’est pareil avec les équipes de net­toyage. C’est dif­fi­cile pour les étran­gers de trou­ver du bou­lot, alors ils prennent ce qu’ils trouvent. Et puis, tu vois qu’ils s’en foutent de ce qui t’arrive là-bas. Ils font leur bou­lot et ils s’écartent. Moi je ne pour­rais jamais tra­vailler là, je ne sup­por­te­rais pas de voir ce qu’ils font aux gens. Je pré­fé­re­rais res­ter sans tra­vail que faire celui-ci. En pri­son, je peux com­prendre, là au moins tu peux te dire que les gens ont com­mis une faute grave. Alors que dans le centre fer­mé, tu es inno­cent, tu n’as rien fait, à per­sonne. C’est ce qui fait le plus mal. Je pré­fé­re­rais faire 10 ans de pri­son pour une faute que j’aurais com­mise ! Je sup­por­te­rais 10 ans d’enfermement, je pur­ge­rais ma peine conscien­cieu­se­ment. Quand tu sais que tu as fait du mal à quelqu’un, tu assumes. Alors que là, même une jour­née, c’est insup­por­table. Plus que l’enfermement, c’est l’injustice que tu res­sens qui est le plus dur. C’est comme ceux qui se font accu­ser à tort du crime d’un autre, que le juge ne veut rien savoir et qu’il te condamne à de la pri­son. Ça fait mal. La der­nière fois qu’ils sont venus me prendre chez moi, j’ai dit au flic : « Écoute, ça fait des années qu’on se connaît, qu’on se croise dans le même quar­tier. Tu sais que je n’ai rien fait, pour­quoi tu fais ça ? » Il m’a répon­du : « Je fais mon bou­lot. » Je lui ai dit : « Ouais, fais ton bou­lot mais fais-le bien. Va arrê­ter ceux qui dealent là-bas, tu les connais, tu sais ce qu’ils font et tu passes à côté tous les jours, sans rien faire. » Et il vient m’arrêter moi, chez moi, à l’aube. Je ne com­prends pas.

Illustration : Hélène Aldeguer


Toutes les illus­tra­tions sont de Hélène Aldeguer pour Ballast.


  1. En réfé­rence à toute pro­cé­dure juri­dique d’appel à une déci­sion admi­nis­tra­tive ayant refu­sé de déli­vrer un titre de séjour.[]
  2. Équivalent en Belgique de l’aide juri­dic­tion­nelle.[]
  3. « Pourquoi dites-vous ça ? »[]

REBONDS

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