Texte inédit pour le site de Ballast
« Arrêter le nucléaire n’est pas un choix d’avenir. Ce n’est pas conforme à nos objectifs en matière de réduction des émissions de CO2 », déclarait Emmanuel Macron en mai 2016. Ce chantage à la propreté énergétique fonctionne à plein régime. Ombre au tableau, et non des moindres : la production de nombreux déchets pouvant perdurer jusqu’à plusieurs milliers d’années. Ce texte, coécrit par une membre du réseau Sortir du nucléaire, donne à comprendre l’envers du décor. « Il semble clair que les autorités ont choisi leur camp : la machine productive contre les citoyens. » ☰ Par Laure Barthélemy et Djibril Maïga
« L’industrie nucléaire ne produit pas — ou presque — de CO2. » L’image immaculée du nucléaire s’appuie avant tout sur cet argument prôné par EDF (exploitant des centrales nucléaires) et Orano (anciennement Areva, fabriquant du combustible et des pièces destinées aux centrales). Un argument phare repris en boucle par les ardents défenseurs du nucléaire : phare, mais fallacieux ; il a d’ailleurs valu à EDF et son service de communication d’être plus d’une fois retoqués par le Jury de déontologie publicitaire1. En prenant en compte l’ensemble de la procédure, allant de la mine aux déchets, la filière nucléaire produit bel et bien du CO2. D’une manière indirecte, tout d’abord, puisque le nucléaire utilise de nombreux transports routiers pour les différentes étapes de fabrication du combustible : un véritable ballet de camions sillonnent la France de part en part, de la réception de l’uranium et sa transformation jusqu’à son acheminement d’usine en usine. D’une manière directe, ensuite, par les fuites très fréquentes des liquides dits « fluides frigorigènes », utilisés pour le refroidissement des équipements : ils contiennent des molécules qui participent à l’augmentation de l’effet de serre2. Si la filière du nucléaire émet, sans contredit, moins de gaz à effet de serre qu’une centrale à charbon, elle en émet tout de même — c’est en usant de pareil sophisme que la filière du nucléaire retourne la réalité : « Produire moins de CO2 » devient « Être une énergie propre ». Abus de langage par lequel elle tente d’éclipser tout le reste : au rejet de gaz à effet de serre, il convient d’ajouter une multitude de déchets et de rejets qui viennent écorner un peu plus l’image proprette du nucléaire.
Les différents déchets de la filière nucléaire
« En prenant en compte l’ensemble de la procédure, allant de la mine aux déchets, la filière nucléaire produit bel et bien du CO2. »
Il y a les déchets dits « conventionnels », assimilables aux déchets ménagers, qui viendront s’ajouter aux bennes à ordures classiques et qui — on l’espère — prendront le chemin du recyclage traditionnel. Il y a ensuite des déchets potentiellement pathogènes : des boues, des tartres issus de certaines opérations d’entretien et de maintenance qui peuvent contenir des organismes comme les amibes ou les légionelles, que l’on sait responsables de différentes maladies chez l’être humain (les ambiances tropicales et humides des centrales sont un milieu propice à leur prolifération). La chaîne de production de cette filière énergétique s’avère un grand consommateur de produits toxiques et polluants (acide sulfurique, hydrocarbures, acide chlorhydrique) et produit, dès lors, de nombreux déchets chimiques. Enfin, et surtout — c’est là le cœur de notre affaire —, elle produit en continu des déchets nucléaires. Des déchets et des rejets. Dans le domaine du nucléaire, il existe un droit à polluer : les usines et les centrales nucléaires rejettent chaque jour des micropolluants (comme le cuivre ou le zinc3), ainsi que des radioparticules dans l’environnement ; tout cela, légalement. Ces rejets se diluent peu à peu dans les airs et dans l’eau et sont tolérés tant qu’ils demeurent sous les seuils autorisés par l’État. Même s’ils sont causés par un accident, et tant qu’il n’y a pas de nécessité de prendre des mesures de radioprotection, ils ne seront pas considérés comme de la pollution. Les accidents ne sont pourtant pas chose rare dans le nucléaire : 1 165 événements significatifs pour la sûreté, la radioprotection et l’environnement dans les installations nucléaires de base4 ont été déclarés à l’Autorité de sûreté nucléaire en 2017, auxquels il convient d’ajouter 66 incidents lors du transport de matières radioactives5… Les sites miniers d’extraction d’uranium répartis sur toute la France continuent pour leur part à polluer silencieusement, quoiqu’ils soient aujourd’hui fermés — mettant, par là même, à bas l’argument de l’indépendance énergétique française du nucléaire.
En 2013, EDF a investi plus de 102 millions d’euros dans sa communication ; quant à Orano, c’est environ 15 millions d’euros pour un seul spot publicitaire en 2011. Le nucléaire n’en demeure pas moins le moyen le plus dangereux que l’on ait inventé pour « faire bouillir de l’eau », selon l’expression du docteur en sciences en physique des réacteurs nucléaires Bernard Laponche. Sous le terme de « déchets nucléaires » sont regroupées plusieurs substances, de natures différentes et aux caractéristiques variables ; leur point commun : être radioactive, c’est-à-dire émettrices de rayons ionisants durant plus ou moins longtemps, selon l’élément irradiant. Pour certaines, la radioactivité décroît en quelques mois, pour d’autres, il faut plusieurs milliers, millions, voire milliards d’années. On classe ainsi les déchets radioactifs selon deux caractéristiques : la force de leur activité radiologique, soit l’intensité de rayonnement (et donc son niveau de dangerosité : très faible, faible, moyenne, haute), et la durée de la demi-vie de cette activité, soit le temps nécessaire pour que la radioactivité diminue de moitié, éclairant ainsi la dangerosité du déchet (vie très courte : radioactivité divisée par deux en 100 jours maximum ; vie moyenne : divisée par deux en moins de 30 ans ; vie longue : divisée par deux en plus de 30 ans). Selon la catégorie à laquelle il appartient, le déchet n’est pas géré de la même manière.
Les déchets les plus dangereux sont les restes des combustibles qui sont usés au bout de trois à cinq ans — une proximité d’une heure avec un tel élément suffit pour donner la mort. La chaleur qu’ils dégagent est telle qu’ils doivent être plongés pendant des années dans des piscines d’eau, elles-mêmes refroidies en permanence, avant de pouvoir être enfin transportés pour « retraitement » et conditionnement. Mais les restes des combustibles usés ne sont pas les seuls déchets nucléaires. On oublie trop volontiers ce qui provient de la maintenance ou du démantèlement des usines : tous les composants de ces installations qui ont été exposés à une radioactivité prolongée ou très forte deviennent radioactifs à leur tour. C’est le cas de nombreuses pièces de métal constituant les cœurs des réacteurs, comme les cuves ou les générateurs de vapeur : des pièces plus ou moins grosses qui, comme on dit dans le jargon, « crachent » — sous-entendu : « Danger, ne surtout pas approcher ! » Raison pour laquelle les générateurs de vapeur, une fois changés, sont entreposés sur place dans des bâtiments en béton conçus spécifiquement pour attendre que la radioactivité qu’ils dégagent décroisse — béton qui deviendra, à terme, lui-même radioactif, tout comme les tuyauteries des systèmes de refroidissement, de circulation de vapeur, les résidus de minerai d’uranium… Ajoutons à cela les tenues et les équipements de radioprotection portés par les travailleurs, ou encore l’eau utilisée pour le refroidissement et la terre dans laquelle des particules radioactives peuvent s’infiltrer. En fin de compte, tout ce qui approche de près ou de loin de sources radioactives devient contaminé : métaphore d’une maladie invisible qui, silencieusement, se propage. Il semble incroyable que tous ces déchets ne soient pas connus comme tels du grand public. C’est que, dans le nucléaire, tout est affaire de jeux de mots et de définitions légales : seules sont considérées comme déchets nucléaires « des substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou envisagée6 ». Tout ce qui n’est pas « valorisable » et s’avère potentiellement réutilisable — même si cette utilisation n’est pas effective dans la réalité mais simplement envisagée — ne sera pas classé comme déchet radioactif.
« Cycle » et « retraitement »
« Métaphore d’une maladie invisible qui, silencieusement, se propage. Il semble incroyable que tous ces déchets ne soient pas connus comme tels du grand public. »
« Valorisation » des substances radioactives, piscines d’entreposage et ateliers de « recyclage » du combustible, centres de stockage : sous la dénomination de « cycle du combustible », l’ensemble des opérations qui permettent la production d’électricité nucléaire est présentée comme une boucle parfaite, infinie, où rien ne se perd et où tout se transforme. En réalité, plutôt qu’un cycle vertueux, il faudrait se représenter une chaîne débouchant sur une impasse. D’abord, il faut extraire le minerai d’uranium — mais pas en France, puisqu’il n’y en a plus. Il faut donc l’importer : les conditions de travail pour l’extraction du précieux minerai sont atroces et restent ainsi bien loin des yeux des consommateurs. Puis il faut transporter l’uranium et le transformer. Pour une bonne part, il arrive en bateau au Havre. Il faut alors l’acheminer jusqu’au sud du pays, où sont implantées les usines de transformation et de fabrication du combustible ; celui-ci est ensuite redistribué dans les 58 centrales disséminées dans l’Hexagone. Un va-et-vient permanent, par la route et par le fret. Une fois installé dans le cœur des réacteurs, le combustible nucléaire s’use au bout de quelques années. À force d’être cassé en deux, l’uranium s’amenuise et s’appauvrit ; ce combustible usé constitue le déchet ultime dont on ne sait toujours pas quoi faire. C’est là qu’intervient le « retraitement », qui concerne environ deux tiers du combustible usé français. Gare aux mots trompeurs : le « retraitement » nucléaire n’est ni du recyclage, ni du compactage. Cette série d’opérations ne réduit aucunement la radioactivité ni même le volume des déchets, il consiste en réalité à séparer les différentes composantes du combustible usé — à savoir 95 % d’uranium de retraitement appauvri, 4 % de produits de fission et 1 % de plutonium.
Les centaines de tonnes d’uranium issu du retraitement (dit « URT ») extraites du combustible usé ne peuvent plus servir à rien. EDF leur a attribué une valeur égale à zéro. Il faudrait les ré-enrichir pour pouvoir les réutiliser ; en termes économiques, cette opération n’est pas viable. Pour autant, afin d’éviter d’avoir à considérer l’URT comme un déchet, EDF a réussi ce tour de passe-passe qui consiste à le classer comme « stock stratégique » : l’entreprise soutient qu’elle l’utiliserait comme combustible dans le cas où des conflits internationaux entraîneraient une rupture de l’approvisionnement en uranium naturel. L’institution militaire, sous l’égide du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), a quant à elle son idée pour utiliser le plutonium : la bombe atomique. On comprend mieux le lien intrinsèque qui existe entre nucléaire civil et militaire : une partie des déchets devient dès lors « valorisable ». Cette solution demeure insuffisante : les fabricants de bombe atomique ont rapidement disposé de plus de plutonium qu’il ne leur était nécessaire. Cet élément est très réactif et fissile : il peut être cassé en deux pour produire à nouveau de l’énergie et, théoriquement, être réutilisé afin de faire fonctionner les centrales nucléaires. Mais sa masse critique n’étant que de quelques kilos, le risque de réaction spontanée et incontrôlée fait du plutonium un élément trop instable, qu’il faut donc mélanger à de l’uranium. C’est ainsi que l’on crée le fameux « MOX », mélange d’uranium et de plutonium, le Graal du retraitement. Mais le MOX coûte beaucoup plus cher à produire que le combustible « classique » et nécessite des opérations de transport7 encore plus risquées du fait de sa nature instable.
La même interrogation revient sans cesse : que fait-on du MOX une fois utilisé et usé comme combustible ? Une fois irradié, celui-ci contient toujours du plutonium et, de nouveau, des produits de fission, mais il est cinq à sept fois plus radiotoxique qu’un combustible nucléaire usé classique et dégage une chaleur intense durant des décennies — autant de temps à devoir le laisser refroidir dans des piscines. EDF a d’ailleurs pour projet de construire très prochainement une nouvelle piscine centralisée pour entreposer tout ce MOX usé. Mais ce n’est pas peu dire qu’il est difficile d’obtenir des informations sur le sujet, aussi bien pour les associations de protection de l’environnement que pour les élus locaux. Les produits de fission contiennent quant à eux plus de 99 % de la radioactivité et seront coulés dans du verre. Extrêmement chauds, ils doivent être conservés dans des piscines refroidies en permanence : c’est ce que l’on appelle dans le jargon « les colis ».
La Hague : l’usine de retraitement
« Sur 300 hectares sont concentrées quatre immenses piscines contenant près de 15 000 tonnes de combustibles radioactifs usés en attente de retraitement. »
C’est à La Hague, à la pointe des côtes normandes, dans le Cotentin, que s’effectuent les opérations de séparation des différents éléments du combustible usé et que sont fabriqués les « colis ». Paradoxalement, cette étape de retraitement est le maillon le plus polluant de toute la chaîne du nucléaire. Le travail de « recyclage » génère des rejets radioactifs liquides et gazeux en grande quantité, mais aussi des déchets « secondaires » contaminés par la radioactivité (coques, embouts, gaines, outils, boues, etc.), de sorte qu’il produit à lui seul près de 80 % des rejets radioactifs autorisés en France. Krypton-85, carbone-14, tritium et autres radionucléides sont ainsi retrouvés jusqu’en mer du Nord. De surcroît, La Hague est l’un des plus gros consommateurs de produits chimiques (acides, base, etc.) de France et, partant, l’un des plus gros émetteurs de rejets chimiques dans l’environnement. L’usine de retraitement de la Hague est probablement l’un des sites les plus dangereux. Sur 300 hectares sont concentrées quatre immenses piscines contenant près de 15 000 tonnes de combustibles radioactifs usés en attente de retraitement. 60 tonnes de plutonium — la quantité pour fabriquer 10 000 bombes atomiques dignes de Nagasaki —, plusieurs centaines de tonnes d’uranium de retraitement et près de 17 000 « colis » s’y accumulent ; autrement dit, 1 300 m3 de déchets ultimes vitrifiés hautement radioactifs. L’accumulation des déchets — jusqu’au débordement — est un problème en soi, et des plus épineux.
Selon leurs caractéristiques, les déchets ne vont pas suivre le même chemin et ne vont pas être conditionnés de la même manière ni stockés au même endroit. Celui de la Manche, avec ses 527 000 m3, a été fermé en 1994, car déjà plein ; d’autres sites ont été ouverts dans l’Aube : ce sont là qu’atterrissent les équipements contaminés et certaines pièces, issues par exemple du démantèlement d’installations nucléaires. Les déchets qui ont une faible activité mais une vie longue (les FA-VL) restent où ils ont été produits (les usines d’Orano, les centrales d’EDF, les centres de recherche du CEA), dans l’attente que des centres de stockage spécifiques soient construits. Les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL) et les déchets de haute activité à vie longue (HA-VL) sont les plus dangereux et les plus problématiques : après avoir été conditionnés (les MA-VL sont cimentés ou compactés, les HA-VL sont vitrifiés), les fameux « colis » sont entreposés dans des installations ad hoc par leurs producteurs, principalement à La Hague, Marcoule (Gard), Cadarache (Bouches-du-Rhône) et Valduc (Côte‑d’Or). Mais cet entreposage est toujours temporaire : c’est une solution à durée limitée ; il faudra leur trouver un « centre de stockage », définitif celui-là… Car la Hague n’est pas un lieu de stockage mais bien de retraitement ; la filière nucléaire continuant pourtant à produire du combustible en permanence, ses déchets radioactifs y sont entreposés en attente d’une solution définitive. La concentration de telles quantités d’éléments irradiants sur un même site — très peu sécurisé, en sus — est régulièrement pointée du doigt par Greenpeace : un accident serait tout bonnement une catastrophe. On l’aura compris : dans la pratique, le « retraitement » ne sert pas à grand-chose, sauf à coûter cher, à créer de possibles bombes ou à fabriquer une matière encore plus dangereuse, plus polluante et plus instable que l’uranium initial — constituant ainsi, ironie tragique, de nouveaux déchets dont on ne sait plus que faire… Mais cela suffit à entretenir l’image du « cycle » vertueux du « retraitement ». Seule une part infime est pourtant « recyclée » et la quasi-totalité reste stockée sans destination8. Qu’importe ! Toute l’image du nucléaire comme énergie propre repose sur cette tartufferie.
Quand les pouvoirs publics servent des intérêts privés
La France est pleine à craquer de matières radioactives et de déchets nucléaires. Il faut dire que, lorsque la filière a été lancée, on ne l’avait pas vraiment pensée jusqu’au bout — ou bien on n’avait pas tellement voulu y regarder de trop près. C’est à huis clos et à l’abri du débat public qu’industriels et politiques ont fait ces choix qui nous engagent tous, renvoyant la résolution du problème des déchets à plus tard. Il aura fallu attendre plusieurs décennies avant que la France ne se dote enfin d’une loi pour encadrer leur gestion. Par la loi de 1991, d’abord, dite loi Bataille, du nom de son rapporteur (pronucléaire) : trois voies étaient explorées : la recherche et l’espoir de diminuer la radioactivité des déchets avec la « séparation-transmutation » (technique qui, hélas, s’est révélée ne fonctionner qu’en laboratoire), l’entreposage de longue durée en surface ou en « subsurface » (à flanc de colline), à sec (non en piscine), et le stockage en profondeur dans des formations géologiques9. Cette loi a également donné naissance à deux instances : l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) et un GIP (Groupement d’intérêt public). La première, tentaculaire et aujourd’hui bien connue des opposants aux projets d’enfouissement, provient d’un ancien département du CEA (un acteur public chargé de la recherche et du militaire) pour l’occasion transformé en un établissement public industriel et commercial. Quant à la deuxième instance, elle a été créée pour développer des mesures d’accompagnement économique du territoire où est implanté un laboratoire souterrain — entendre ici « compensations financières ». La loi donnait quinze années pour conduire les études, au bout desquelles il faudrait trancher. Son application n’a pas été si simple : les chercheurs n’ont jamais réussi à trouver une solution pour diminuer la radioactivité et les études pour le stockage en surface n’ont jamais été réellement développées par le CEA. Au final, un seul laboratoire souterrain a été construit par l’ANDRA pour étudier les propriétés de l’argile : il se situe dans la Meuse, sur la commune de Bure…
« Les moyens financiers étant massivement engagés dans l’enfouissement plutôt que dans la recherche, il semble clair que les autorités ont choisi leur camp : la machine productive contre les citoyens. »
Les dés semblaient pipés dès l’origine : à partir des années 1980, le CEA et les pouvoirs publics s’orientaient déjà vers le stockage en profondeur. Face à l’opposition très forte des populations locales à l’implantation de sites, un moratoire sur la recherche des sites a été décidé par le gouvernement en 1989. Au terme des quinze années accordées par la loi Bataille, et après un simulacre de débat public en 2005, la loi du 28 juin 2006 établit le stockage en couche géologique profonde comme solution de référence. Cette solution, que les pouvoirs publics ont choisie après avoir « consulté » le peuple mais surtout écouté attentivement les lobbies de l’industrie, consiste à creuser très profond sous terre, y jeter les pires déchets et refermer. Enfouir ces déchets qui s’accumulent est un excellent moyen de les faire disparaître des regards du grand public : un choix plus que tentant pour les patrons de l’industrie et les gouvernements10.
Les intérêts des grandes industries sont épaulés par les pouvoirs publics et les lois qu’ils promulguent. Mais ces derniers ont à cœur de justifier leurs choix politiques par une rhétorique de la responsabilité éthique ou du pragmatisme raisonnable. Ainsi, la loi de 2006 établissant l’enfouissement comme solution de référence s’est-elle vu accoler l’adjectif « réversible », suggérant la possibilité d’en changer si les développements futurs de la science mettent en lumière de nouvelles solutions. Pour autant, les moyens financiers étant massivement engagés dans l’enfouissement plutôt que dans la recherche, il semble clair que les autorités ont choisi leur camp : la machine productive contre les citoyens. Illusion d’un choix raisonnable et responsable, donc, emballé dans l’idée rassurante du contrôle et d’une sécurité infaillible dans les techniques d’enfouissement et de retraitement. Mais plusieurs difficultés viennent assombrir le tableau : l’acier inoxydable servant de conteneur aux déchets vitrifiés dure moins longtemps que la radioactivité qui y est enfermée ; les risques de pollution, d’explosion et d’incendie sont bien réels et forts probables ; aucun calcul ou prédiction mathématique ne peut garantir avec une certitude absolue qu’il n’y aura aucun mouvement de la couche géologique dans laquelle seront enfermés les déchets. Ces problèmes ont d’ailleurs déjà surgi et terni la grande « vitrine » d’Orano, à savoir l’installation pilote, au Nouveau-Mexique, du premier centre d’enfouissement des déchets nucléaires en grande profondeur : le WIPP. Mis en service en 1999, ses galeries creusées dans du sel à 600 mètres de profondeur pour y entasser un peu moins de 20 000 m3 de déchets radioactifs n’auront eu que 15 ans à attendre avant que la catastrophe n’arrive. Un incendie souterrain déclenché sur un camion a permis à la radioactivité de se répandre, contaminant les sous-sols (et plusieurs employés) puis remontant à la surface, bloquant totalement le site durant plusieurs années.
Cela n’a pas empêché la France de programmer le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique), prévu dans le sillage du laboratoire souterrain implanté sur la petite commune de Bure (80 habitants). Cigéo est un chantier de bien plus grande ampleur que le WIPP, le plus gros projet industriel d’Europe, même : 100 ans de mise en œuvre, un coût estimé entre 25 et 35 milliards. Il s’agit de creuser des galeries à 500 mètres sous terre, dans une couche d’argile, pour y stocker jusqu’à 100 000 m3 de déchets HA-VL (Haute activité à vie longue) et MA-VL (Moyenne activité à vie longue) — soit cinq fois plus que le WIPP. En surface, ce sont plusieurs dizaines d’hectares à aménager — et tout un bois à raser — pour construire une zone de stockage intermédiaire, afin d’accueillir les déchets le temps nécessaire à leur refroidissement, ainsi qu’une usine de reconditionnement, afin de compacter certains déchets dans leur format définitif de stockage, sans oublier un puits de ventilation11, directement relié au site souterrain. L’ANDRA a avancé une solution miracle : sceller les « alvéoles ». Ce joli nom désigne des sortes de grottes, réparties dans les 300 kilomètres de galeries, où seront mis les déchets. Mais il existera toujours une production d’hydrogène à l’intérieur de ces alvéoles ; au-delà d’une certaine pression, l’hydrogène peut fracturer l’argile : cela remet en cause le principe même de la réversibilité — comment ouvrir une alvéole identifiée comme bombe potentielle ? Parce qu’ils produisent de l’hydrogène, nombre de colis de déchets MA-VL ne sont pas scellés hermétiquement (sinon, ils exploseraient au bout d’un moment sous la pression du gaz) et dégagent, dès lors, des gaz radioactifs. Ces milliers de mètres cubes de déchets radioactifs, il faudra pourtant bien les amener au fin fond de la Meuse, depuis La Hague et les autres centres en France où ils sont pour l’instant entreposés…
Résister : Bure
L’État veut glisser sous le tapis de Bure les produits engendrés par cette filière industrielle et commerciale qu’il a soutenue et encouragée depuis le début. Mais entre les perspectives d’explosions, d’incendies souterrains et de rejets radioactifs, la contestation qui s’organise sur place depuis près de 20 ans ne cesse de monter. Pas facile, néanmoins, de se faire entendre lorsque l’on n’est qu’une poignée à vivre dans cette région (la Meuse est l’un des départements les moins peuplés de France). Aux habitants des villages s’opposant à la création de cette immense poubelle nucléaire sont venus se joindre d’autres citoyens : tous de croire que l’État n’a pas tous les droits et qu’il faut lutter pour préserver cette nouvelle « Zone à défendre » — un bois ancien, des villages et des terres agricoles sur lesquels se cristallise l’emprise des industries et du commerce avec la complicité du gouvernement. Cette contestation est de plus en plus violemment réprimée, comme le démontrent les événements récents ; ce qui se joue aujourd’hui à Bure, c’est le passage en force d’un système de production énergétique imposé, qui n’a rien de démocratique mais a besoin de prouver qu’il peut gérer ses déchets pour assurer sa survie. Ce qui se joue aujourd’hui à Bure, c’est l’aveu même que le choix pris par une poignée de politiques et d’industriels de développer la filière nucléaire était insensé ; c’est la preuve que, malgré toutes les armes développées depuis tant d’années (lobbying, greenwashing, sponsoring, infiltration des milieux politiques, millions d’euros dépensés en communication), la couleuvre est bien trop grosse pour être avalée. Bure, c’est la démonstration de l’impasse — explosive — de la très sale filière qu’est l’industrie nucléaire.
Photographie de bannière : manifestation contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires, le 18 février 2017 à Bure, par Olivier Saint-Hilaire
Le réseau Sortir du nucléaire milite afin d’« obtenir l’abandon du nucléaire en France grâce à une autre politique énergétique, en favorisant notamment la maîtrise de l’énergie, et le développement d’autres moyens de production électrique ».
- À l’approche de la COP 21, EDF, sponsor officiel de cet événement, a lancé une grande campagne de publicité pour se présenter comme le « partenaire officiel d’un monde bas carbone ». Celle-ci fait l’éloge de sa production d’électricité qui, grâce au nucléaire, serait « à 98 % sans CO2 ». Pour dénoncer cette communication, le réseau Sortir du nucléaire a porté plainte devant le Jury de déontologie publicitaire et assigné EDF en responsabilité civile devant le tribunal de grande instance de Paris. Par ailleurs, la dernière publicité d’EDF, intitulée « The Race », met en scène des personnages de jeux vidéo féériques évoluant dans le monde des énergies entre de belles éoliennes et des centrales rassurantes. Pour dénoncer cette communication, Sortir du nucléaire a également déposé plainte le 30 octobre 2017 devant le Jury de déontologie publicitaire, qui lui a donné raison le 18 janvier 2018.[↩]
- Une fuite d’un kilogramme de réfrigérant de synthèse dans l’atmosphère produit un effet de serre équivalant à celui généré par l’émission de 1 000 à 13 000 kilogrammes de CO2.[↩]
- Voir le rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2017, page 23 : https://www.asn.fr/annual_report/2017fr/.[↩]
- Une installation nucléaire de base 5 INB est une installation soumise, de par sa nature ou en raison de la quantité ou de l’activité des substances radioactives qu’elle contient, à la loi du 13 juin 2006 (dite loi TSN) et à l’arrêté du 7 février 2012. Ces installations doivent être autorisées par décret pris après enquête publique et avis de l’ASN. Leur conception, construction, exploitation (en fonctionnement et à l’arrêt) et démantèlement sont réglementés. Voir https://www.asn.fr/Lexique/I/INB.[↩]
- Cf. le rapport de l’Autorité de sûreté nucléaire sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2017, page 23 : https://www.asn.fr/annual_report/2017fr/.[↩]
- Selon la loi n° 2006–739 du 28 juin 2006, relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs, article L542‑1–1 du code de l’environnement.[↩]
- Pour fabriquer le MOX, il faut convoyer le plutonium (par camion uniquement) depuis l’usine de retraitement de La Hague jusqu’à celle de fabrication, dans le sud de la France, pour enfin le réexpédier dans les 20 centrales qui l’utilisent (à hauteur de 30 % — l’instabilité du MOX rendant le pilotage des réacteurs bien plus complexe et risqué qu’il ne l’est déjà, aucune centrale ne fonctionne uniquement avec).[↩]
- On pensera au projet Superphénix qui, comme son nom l’indique, se proposait de faire renaître du combustible de ses propres cendres : un fiasco. Et la preuve de l’inanité du schéma cyclique du combustible.[↩]
- Pour développer ce dernier axe, il était prévu de construire trois laboratoires souterrains, chacun devant étudier les caractéristiques et le comportement de différentes roches afin d’identifier laquelle serait la plus apte à servir de stockage pour les déchets radioactifs les plus dangereux.[↩]
- La gestion des déchets par l’enfouissement est devenue une tradition en France, et pas uniquement les déchets radioactifs. En Alsace, 44 000 tonnes de déchets industriels ultimes ont été enfouis dans une ancienne mine de potasse. Dans les profondeurs de StocaMine, se trouvent des bidons de mercure, de cyanure, d’amiante, de résidus de pesticides et autres cadeaux pour l’avenir. Extrêmement toxiques, et évidemment stockés dans des conditions problématiques en matière de sécurité, ces milliers de tonnes de déchets chimiques menacent la plus grande nappe phréatique d’Europe.[↩]
- Certains MA-VL produisent de l’hydrogène. Or non seulement cette ventilation engendrera inévitablement des rejets radioactifs dans l’atmosphère, mais si elle n’est pas assurée et que plus de 4 % d’hydrogène s’accumule dans l’air, une seule étincelle peut produire une explosion — d’autant que certains « colis » sont enrobés de bitume (hautement inflammable), ce qui, avec de l’hydrogène, crée un cocktail détonant. Mais qui peut garantir que durant des centaines d’années, aucune panne, aucune défaillance ne menacera la ventilation ?[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Un liquidateur à Fukushima », Djibril Maïga, juin 2018
☰ Lire notre entretien avec Kolin Kobayashi : « Nucléaire : on vit vraiment dans la folie », juin 2018
☰ Lire notre entretien avec Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situation de guerre », octobre 2017
☰ Lire notre article « Sahara algérien — des essais nucléaires aux camps de sûreté », Awel Haouati, juin 2017
☰ Lire notre article « Bure réenchante la lutte antinucléaire », Gaspard d’Allens, juin 2017
☰ Lire notre entretien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte écologique est avant tout une lutte sociale », avril 2017
☰ Lire notre entretien avec Nicolas Lambert : « Le public, c’est un autre mot pour dire le peuple », octobre 2017
☰ Lire notre entretien avec Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique », février 2016
☰ Lire notre entretien avec Naomi Klein : « Le changement climatique génère des conflits », décembre 2015