Défier la frontière à coups de pédale


Traduction d’un article de Pie de Página

Depuis 2014, près de 10 000 per­sonnes concer­nées par une situa­tion de migra­tion sont mortes ou por­tées dis­pa­rues sur le conti­nent amé­ri­cain. Parmi elles, 3 000 cher­chaient à tra­ver­ser la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis. L’attention média­tique se concentre bien sou­vent sur cette der­nière, oubliant que, pour beau­coup, le par­cours a débu­té à plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres de là, au Venezuela, au Salvador ou en Équateur. Dans cet article que nous tra­dui­sons, paru pré­cé­dem­ment dans le por­tail jour­na­lis­tique indé­pen­dant Pie de Página, Rogelio Josue Ramos Torres suit une cara­vane de migrants et de migrantes remon­tant le ter­ri­toire mexi­cain depuis la fron­tière avec le Guatemala jus­qu’à Mexico, en pas­sant par le Chiapas et Oaxaca. Si la plu­part des per­sonnes pré­sentes sont à pied et marchent, cer­taines usent d’un moyen de trans­port ori­gi­nal — le vélo. Reportage. 


Il est minuit. La lune, enve­lop­pée dans un halo de brume, éclaire l’agitation du centre spor­tif d’Arriaga, sur la côte du Chiapas. Plus de trois mille per­sonnes, membres de l’une des der­nières cara­vanes qui tra­versent le Mexique vers le nord depuis plu­sieurs années, se pré­parent à par­tir. Les meneurs, des pas­teurs, donnent des ins­truc­tions. Les tentes et les bâches qui ont ser­vi d’abri sont démon­tées, des chiens errent en reni­flant en quête de restes, les mères rangent les vête­ments et les bou­teilles d’eau, les enfants se réveillent, les jeunes mettent leurs chaus­sures, les vieux s’étirent pour sou­la­ger leurs dou­leurs, les sacs à dos sont his­sés sur les épaules, les semelles mar­tèlent le sol et la marche com­mence. Il est indis­pen­sable de gagner quelques heures sur le soleil. Certains font leurs der­niers achats auprès des ven­deurs de sodas ou de nour­ri­ture qui arrivent à ce moment-là et s’installent au bord de la route. « Je ne sais pas ce que nous ferions sans ces gens, s’ils n’étaient pas là on ne gagne­rait pas assez d’argent, que Dieu soit avec eux », dit l’une des ven­deuses en par­lant des migrants.

Alors que le mou­ve­ment de la foule sou­lève la pous­sière, la route demeure impas­sible, même si elle semble guet­ter les mil­liers de pas qui font pal­pi­ter son asphalte. Un vélo fend la foule. Sur son porte-bagage, trois bâtons dis­po­sés de façon à ser­vir de sup­port pour quelques bal­lots. Puis un autre vélo appa­raît, puis encore un autre, puis tout un contin­gent qui roule en cadence, immer­gé dans la foule. Lorsque la cara­vane est au com­plet sur le ruban de gou­dron, des cen­taines de bicy­clettes émergent de la masse, leurs klaxons et leurs auto­col­lants lui­sant dans le contre-jour de la nuit, avan­çant comme ces trou­peaux solen­nels qui défilent dans les steppes. Des paires et des paires de roues qui tournent fur­ti­ve­ment, s’engageant sur la route avec leur char­ge­ment : sacs à dos, sacs, bidons, frères et sœurs, épouses, grands-parents, enfants qui s’accrochent au pilote en regar­dant pas­ser le reste des caravaniers.

« Des cen­taines de bicy­clettes émergent de la masse, leurs klaxons et leurs auto­col­lants lui­sant dans le contre-jour de la nuit, avan­çant comme ces trou­peaux solen­nels qui défilent dans les steppes. »

Un pas­sage par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile les attend : l’isthme de Tehuantepec, par­ta­gé entre le Chiapas et Oaxaca, est un milieu éco­lo­gi­que­ment hos­tile. « Ici, il n’y a pas d’arbres comme sur les autres par­ties de la route, her­ma­no1, et la cha­leur est plus forte », dit un jeune Équatorien à son com­pa­gnon. À ce stade, la cara­vane a déjà par­cou­ru près de 250 kilo­mètres, et 50 autres l’attendent pour ce nou­veau tra­jet. L’objectif est d’atteindre San Pedro Tapanatepec, et d’y rééva­luer les options pour atteindre d’abord la ville de Mexico, puis les États-Unis. Pour les plus fati­gués, le voyage sera infer­nal, la dis­tance accu­mu­lée étant impi­toyable pour la plante des pieds. Ils mar­che­ront néan­moins en ser­rant les dents et en fai­sant sem­blant de ne pas avoir mal, comme si les fièvres et la déshy­dra­ta­tion ne ralen­tis­saient pas constam­ment leur rythme.

Mais pour les cyclistes, c’est dif­fé­rent. Leur pré­sence montre que cer­tains migrants ne sont plus des novices et trans­forme la nature du phé­no­mène migra­toire. Comme l’a écrit un cer­tain Eraclio Zepeda [écri­vain et socia­liste mexi­cain, ndlr], la route voit tout, et celui qui vit sur la route en sait beau­coup. Ils peuvent décou­vrir chaque empreinte, chaque mai­son, chaque bête, chaque mort. C’est à cela que res­semble la marche des migrants, à un voyage où chaque étape com­porte son lot d’apprentissages qui collent ins­tinc­ti­ve­ment au corps. L’adoption de la bicy­clette fait par­tie de cette for­ma­tion. Parmi les per­sonnes les mieux infor­mées sur les condi­tions de pas­sage dans le pays, cer­taines cherchent à en acqué­rir une dès le fran­chis­se­ment de la fron­tière avec le Guatemala.

[Sebastián Sarti | Ballast]

D’autres sont décou­ra­gées par les rumeurs. « Ils nous ont dit que la Garde natio­nale prend tout au point de contrôle de Viva México, c’est pour ça que nous n’avons pas ache­té de vélo à Tapachula. » En réa­li­té, lorsque la cara­vane quitte la fron­tière sud du pays, seule une poi­gnée de per­sonnes pédalent. La plu­part des migrants affrontent la route dans des condi­tions plus dif­fi­ciles, plus érein­tantes, plus bru­tales. En ce sens, la route est un pro­fes­seur sévère, sa péda­go­gie est faite de cen­taines de pièges et d’embûches pla­cés par les ins­ti­tu­tions d’un pays qui ne renonce pas à se com­por­ter en chien de garde du voi­sin, mais aus­si par les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles qui sévissent sur les routes. L’adoption de la bicy­clette est lar­ge­ment dic­tée par la néces­si­té de contour­ner ces pièges, et de faire de la trans­hu­mance un anti­dote, un front capable de bri­ser les freins qui nient le droit de lais­ser son pas­sé der­rière soi et d’aspirer à un avenir.

« Ici, j’ai mon com­merce, comme vous pou­vez le voir, je suis méca­ni­cien et nous répa­rons aus­si les chambres à air. Nous voyons pas­ser des migrants tous les jours et nous les aidons autant que pos­sible. Ces der­niers temps, beau­coup viennent à vélo, par­fois une ou deux per­sonnes, par­fois des petits groupes, mais par­fois jusqu’à trente ou qua­rante, et nous leur chan­geons une vis ou une pièce pen­dant qu’ils se reposent un peu à l’ombre », explique Martín, qui tra­vaille au bord de la route pan­amé­ri­caine entre Tonalá et Pijijiapan.

Des vélos pour briser les frontières

« Depuis que les auto­ri­tés ont inter­dit la vente de tickets de bus aux migrants dans le sud du Chiapas, le pari de l’État est clair : les mar­quer au fer rouge de l’illégalité et les aban­don­ner à leur sort. »

Pour la dia­spo­ra migrante, tra­ver­ser la rivière Suchiate [qui sépare le Guatemala du Mexique, ndlr] et conti­nuer à pied, c’est mar­cher en por­tant le far­deau tyran­nique de fron­tières mou­vantes, qui per­sé­cutent ceux qui osent défier les mytho­lo­gies de l’État-nation, ceux que la pure­té de la sou­ve­rai­ne­té implique de consi­dé­rer comme des agents pol­luants. Nous vivons à une époque où l’on ne peut être humain que si l’on est d’abord citoyen. C’est pour­quoi l’anthropologue ira­nien Shahram Khosravi affirme que les fron­tières ne sont pas seule­ment des lignes entre pays, mais des dis­po­si­tifs qui déli­mitent notre façon de voir le monde2. Par consé­quent, le plus grand défi pour les migrants est de se débar­ras­ser de la fron­tière. La bicy­clette est un outil qui les aide à atteindre cet objectif.

[…] Si l’efficacité d’une fron­tière se mesure à sa capa­ci­té à arrê­ter les gens, la migra­tion se mesure en termes de mou­ve­ment, en révo­lu­tions sans brides. Une éner­gie fai­sant de la bicy­clette un bon moyen de se per­pé­tuer quand toutes les autres voies se sont fer­mées. Car depuis que les auto­ri­tés ont inter­dit la vente de tickets de bus aux migrants dans le sud du Chiapas, le pari de l’État est clair : les mar­quer au fer rouge de l’illégalité et les aban­don­ner à leur sort. D’après le socio­logue Giorgio Agamben, c’est à cela que servent les fron­tières : non pas à ce que l’État exerce direc­te­ment la vio­lence dont il est dépo­si­taire, mais à ce que les gens se débrouillent par eux-mêmes et à ce que d’autres acteurs exercent cette vio­lence3. C’est pour ça que les migrants en sont réduits à subir les risques aux­quels leur par­cours les expose et à attendre que l’appétit can­ni­bale des routes les dévore tôt ou tard. Mais les auto­ri­tés finissent tou­jours par être dépas­sées par l’audace des migrants. Dernière épi­sode en date : leur usage des deux roues qui leur per­met de fran­chir pour la énième fois les bar­rières et de défier, par le mou­ve­ment, une fois de plus, tous les interdits.

[Sebastián Sarti | Ballast]

Pédaler à la limite

Parcourir la route au sein de la cara­vane, c’est s’immerger dans une marche aus­si obs­ti­née que cruelle, dou­lou­reuse, âcre, mais néan­moins opti­miste et por­teuse d’espoir. Les plus forts ont un rythme infaillible, et ils avalent les dis­tances sans fai­blir. Pour les plus vul­né­rables, en revanche, le sacri­fice est énorme. Leur avan­cée est si lente qu’ils perdent peu à peu le contact avec les meneurs du grand ser­pent humain, qui se frag­mente en petits groupes s’étirant par­fois sur des dizaines de kilo­mètres. Les der­niers arri­ve­ront, comme dans les vers de León Felipe [poète espa­gnol exi­lé au Mexique, ndrl], cou­verts de toute la pous­sière de la route, exté­nués, déshy­dra­tés, endo­lo­ris, réduits à l’état de déchets humains. À cause de leur retard, ils auront beau­coup moins de temps pour se repo­ser, ils devront se conten­ter des places res­tantes sur les lieux de cam­pe­ment, les moins confor­tables pour dor­mir. Il ne leur res­te­ra pas non plus beau­coup de force pour aller cher­cher de la nour­ri­ture ou des remèdes à leurs maux, plon­geant ain­si dans un cercle vicieux où l’avancée ron­ge­ra pro­gres­si­ve­ment le corps.

Ils ne peuvent cepen­dant pas se per­mettre de flan­cher ; être exclu de la cara­vane, c’est tom­ber entre les mains des agents de l’Institut natio­nal des migra­tions, de la Garde natio­nale ou des coyotes4 et des cri­mi­nels qui pros­pèrent le long de leurs iti­né­raires. « Je suis tom­bée dans le fos­sé au bord de la route », raconte Elvira, une Salvadorienne, depuis le banc où elle est allon­gée avec une attelle au pied. « Il fai­sait déjà nuit, je ne voyais pas bien et comme j’étais à l’ar­rière, ils m’ont pous­sée à cou­rir, et c’est là que mon pied a glis­sé vers le bas-côté. Une voi­ture de patrouille m’a ame­née ici à l’hô­pi­tal, puis ils m’ont soi­gnée avant de me recon­duire dans le parc. Maintenant, je ne sais pas si je vais pou­voir rat­tra­per la cara­vane. »

« Être exclu de la cara­vane, c’est tom­ber entre les mains des agents de l’Institut natio­nal des migra­tions, de la Garde natio­nale ou des coyotes et des criminels. »

Son cas contraste dia­mé­tra­le­ment avec celui d’Amarita, éga­le­ment cara­va­nière, gua­té­mal­tèque, âgée de vingt-deux ans, voya­geant avec son petit ami et le père de celui-ci. On la voit quit­ter momen­ta­né­ment les files et péda­ler jusqu’à un stand de vente de noix de coco de l’autre côté de la route. Il lui reste moins de dix kilo­mètres à par­cou­rir pour par­ve­nir à Tapana. Elle a l’air forte, fraîche, de bonne humeur. « Nous avons ache­té le vélo à Huixtla, il nous a coû­té mille pesos, nous avons juste mis ces choses qu’ils appellent des diables pour mon­ter des­sus. L’une des pédales est tom­bée, mais nous l’avons répa­rée. C’est mon petit ami qui conduit, par­fois il m’emmène, par­fois il emmène son père. Nous n’avions pas les moyens d’en ache­ter un autre, mais nous nous en sor­tons bien de toute façon. Et si nous avions tous des bicy­clettes, ima­gi­nez ! Nous serions déjà à Mexico, nous n’aurions pas eu à attendre autant. Alors que là, voyez com­bien de per­sonnes ne sont pas encore arri­vées. »

Autodéfense en deux roues

Les uni­ver­si­taires Amarela Varela et Lisa McLean affirment que les cara­vanes sont des exer­cices d’autodéfense, et elles rap­pellent elles-mêmes com­ment, dans les pre­mières cara­vanes, on pou­vait voir des per­sonnes uti­li­ser des pous­settes, des sacs à dos et d’autres objets comme autant de cui­rasses pour fran­chir les infâmes bar­rières migra­toires5. La bicy­clette est un nou­vel ingré­dient de cette même stra­té­gie, car elle per­met de res­ter à l’intérieur du contin­gent et contri­bue à conser­ver la pro­tec­tion du groupe. De cette manière, la bicy­clette ajoute des capa­ci­tés à l’autoprotection et aide à évi­ter l’épuisement des forces qui com­posent le groupe. En ce sens, péda­ler avec les autres est un moyen d’obtenir du sou­tien, un mou­ve­ment qui, comme dans le cas des grandes com­pé­ti­tions cyclistes, trouve dans le pelo­ton le dyna­misme néces­saire pour ne pas se lais­ser dis­tan­cer. Dans le cadre de l’expérience migra­toire, le vélo apporte une auto­no­mie qui per­met, entre autres, de ne pas avoir à payer pour un voyage clan­des­tin qui peut très mal se terminer.

[Sebastián Sarti | Ballast]

Grâce à ces avan­tages, la bicy­clette devient éga­le­ment un bien convoi­té sur la route. La cara­vane, après tout, est un mar­ché ambu­lant dans lequel la capa­ci­té à se dépla­cer déter­mine le prix des choses. C’est un peu ce qui se passe dans les quar­tiers défa­vo­ri­sés des métro­poles nord-amé­ri­caines, où, comme le rap­pelle la jour­na­liste Parick Symmes, le sexe, la drogue, l’argent et les vélos servent de mon­naie d’échange. Le véhi­cule devient ain­si un patri­moine iti­né­rant dont on se débar­rasse quand le besoin s’en fait sentir.

C’est ce qu’ont fait Sergio et sa com­pagne Yessica, tous deux gua­té­mal­tèques. Ils ont ache­té un vélo à Huehuetán pour trans­por­ter leurs deux jeunes enfants et ont dû le vendre quelques kilo­mètres plus loin, à Mapastepec, lorsque l’un d’entre eux est tom­bé malade et que le prix de la consul­ta­tion et des médi­ca­ments les a obli­gés à se débar­ras­ser du vélo. Cela conduit éga­le­ment des oppor­tu­nistes à tirer pro­fit des besoins des migrants, notam­ment dans les dizaines d’ateliers et de maga­sins aux­quels les migrants s’adressent pour des répa­ra­tions ou des bicy­clettes dans les vil­lages et les villes qui ponc­tuent leur route. « J’ai pu ache­ter des médi­ca­ments et mon fils va mieux, regar­dez-le. Après, nous n’avons pu rache­ter que ce petit vélo, qui n’a pas de chaîne et dont les pneus sont fichus, mais qui me per­met d’emmener mes enfants. Ils me l’ont ven­du pour trois cents pesos », explique Don Sergio.

« Laisser le Chiapas der­rière soi a impli­qué d’énormes sacrifices. »

Mais la cara­vane ne se réduit pas à ces tran­sac­tions moné­taires. C’est aus­si un méli-mélo de liens humains où la réci­pro­ci­té joue un rôle déter­mi­nant, et le vélo peut être un ciment utile pour ren­for­cer ces liens. Marc Augé affirme qu’il suf­fit par­fois de lais­ser des vélos à la dis­po­si­tion des gens pour que la socia­bi­li­té fonc­tionne d’elle-même6. « J’ai eu un acci­dent en Équateur », raconte un jeune homme d’une tren­taine d’années qui traîne une jambe avec un tibia et un péro­né mar­qués par une grande cica­trice. « J’ai du mal à mar­cher, hier j’avais très mal, mais ici des com­pa­gnons m’ont prê­té un vélo. Sans eux, je ne serais peut-être pas arri­vé. C’est pour ça que je leur ai dit que j’allais payer une chambre d’hô­tel pour nous tous. » La cara­vane, de ce point de vue, est un espace de soin et de soli­da­ri­té, « il y a des gens bien dans cette cara­vane, il y en a beau­coup qui aident, qui par­tagent leur nour­ri­ture, qui prêtent leurs affaires », sou­ligne Yessica.

Malheureusement, le nombre de vélos n’est pas suf­fi­sant pour aider tous ceux qui en ont besoin, et des mil­liers de per­sonnes sont obli­gées de mar­cher pen­dant des heures dans des condi­tions apo­ca­lyp­tiques, for­mant de longues files de ric­tus d’agonie, de tongs pleines de sang, de visages abat­tus par les rayons du soleil, de femmes lut­tant contre l’évanouissement, d’enfants s’accrochant au cou de leurs parents, de lèvres bri­sées par la soif, de gorges dans les­quelles se repro­duit l’aridité de la route.

[Sebastián Sarti | Ballast]

C’est ain­si que les cara­vanes arrivent à la fron­tière de Oaxaca, au milieu des caza­huatl qui dis­pensent leur ombre avec par­ci­mo­nie et des iguanes qui étalent leur léthar­gie sur une route à l’asphalte en ébul­li­tion. L’isthme s’impose et les corps meur­tris s’en res­sentent. Laisser le Chiapas der­rière soi a impli­qué d’énormes sacri­fices. Il y a désor­mais plu­sieurs malades, cer­tains sont res­tés en che­min et une per­sonne est même morte sous les pneus d’un camion. Assise sur un trot­toir où elle frotte ses mol­lets enflés, Patricia, une Guatémaltèque de 52 ans, me dit avec aga­ce­ment : « Le pas­teur pense que nous pou­vons tous mar­cher comme lui, mais ici nous avons des dia­bé­tiques, des per­sonnes âgées, des enfants. Regardez mes pieds, ce n’est pas une excuse, je ne peux pas mar­cher, ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je ne peux pas. »

Surmonter les inégalités

À Tapanatepec, les ser­vices de san­té sont déri­soires, et pour beau­coup, qui n’ont pas les moyens de se payer un méde­cin, la rivière Novillero est le seul recours pour se rafraî­chir et sou­la­ger ses dou­leurs. Ses eaux font l’effet d’un baume sur les peaux brû­lantes. Des cen­taines de corps mouillés abri­tés par les grandes ombres des cyprès mexi­cains bar­botent, peu­plant tem­po­rai­re­ment son cours. Il est cinq heures de l’après-midi, et après dix-sept heures de marche, cer­tains membres de la cara­vane ne sont tou­jours pas arri­vés. Les espaces publics de la ville sont déjà sur­char­gés. Ceux qui le peuvent ont payé une chambre d’hôtel, d’autres un bout de cou­loir ou de cour, voire même une par­tie de l’enclos d’une mai­son. Des dizaines de per­sonnes à pied et à vélo par­courent les rues en trans­por­tant des sacs de riz, de hari­cots et de sel vers les cam­pe­ments. Sur les rives du fleuve, de petits feux sont déjà allu­més pour ser­vir de cui­si­nières. De jeunes Cubains cos­tauds et mus­clés, qui se déplacent eux aus­si à vélos, sont arri­vés sur les berges pour se baigner.

« En dépit de la vio­lence dans laquelle elle s’inscrit, il y a une cer­taine poé­sie dans la ren­contre des vélos et des migrants, deux figures qui, dans le monde actuel, sont sou­mises à de pro­fondes injus­tices spatiales. »

Monsieur Roberto, hon­du­rien, place son vélo aux roues de 24 pouces sous la bâche qui lui tient lieu de toit. « J’ai ache­té ce vélo pour ma femme à Tonalá. Il a été bien utile pour ses ampoules. Avant, je voyais les autres se pro­me­ner à vélo comme si de rien n’était, ils s’amusaient même. Regardez par exemple ces enfants qui roulent là. » Et c’est vrai, ils sont là, eux aus­si, dans la joie, à jouer avec des vélos que d’autres leur prêtent et que par­fois ils ne par­viennent même pas à faire avan­cer, comme s’ils ne venaient pas d’accomplir un par­cours redou­table, comme si le len­de­main ce même par­cours ne les atten­dait pas pour mettre une nou­velle fois leur joie entre paren­thèses. C’est peut-être pour cette rai­son que le jeu est si pré­cieux et que les enfants en pro­fitent si inten­sé­ment pen­dant les moments de repos, parce qu’il per­met d’échapper, même fuga­ce­ment, à l’incertitude d’un hori­zon qui s’imposera à nou­veau le len­de­main dans toute sa dure­té. Mais pen­dant ce temps, la vie ouvre aus­si des espaces pour s’amuser et rire, et par­fois, comme le dit l’écrivain Eloy Tizón, les vélos sont des ins­tru­ments de musique qui servent aus­si à se dépla­cer7.

Transiter entre le lieu et le non-lieu

En dépit de la vio­lence dans laquelle elle s’inscrit, il y a une cer­taine poé­sie dans la ren­contre des vélos et des migrants, deux figures qui, dans le monde actuel, sont sou­mises à de pro­fondes injus­tices spa­tiales et ont pour­tant une puis­sante capa­ci­té à fran­chir les bar­rières. Pour le cher­cheur Eduardo Torre, le mou­ve­ment des cara­vanes est une manière de pro­tes­ter et de dénon­cer le régime fron­ta­lier qui pré­vaut dans la région8. Cet état d’esprit com­ba­tif est par­ta­gé par les mou­ve­ments cyclistes dans de nom­breuses villes, qui luttent eux aus­si pour la recon­nais­sance de leur droit à la mobi­li­té dans des condi­tions où les pri­vi­lèges sont tous du côté des véhi­cules moto­ri­sés. Les migrants et les vélos incarnent, cha­cun à leur façon, des formes limi­nales de mou­ve­ment, pros­crites par les logiques néo­li­bé­rales qui sti­pulent que la liber­té de mou­ve­ment de cer­tains doit être payée par l’immobilisation de mil­lions de personnes.

[Sebastián Sarti | Ballast]

Et pour­tant, ils sont là, cou­ra­geux, émer­geant aujourd’hui d’un sud pal­pi­tant, se lan­çant dans des iti­né­raires qui oscil­lent entre le lieu et le non-lieu, for­mant une loco­mo­tive hybride qui serait impos­sible dans d’autres contextes. La bicy­clette four­nit au migrant le pou­voir de se libé­rer de l’immobilité impo­sée par la fron­tière, le migrant redonne à la bicy­clette la dimen­sion poli­tique qu’elle avait autre­fois, quand elle offrait à des sec­teurs, des cultures et des modes de vie popu­laires la pos­si­bi­li­té de faire valoir leurs inté­rêts. Pour l’historien Steffano Pivato, l’histoire d’une époque peut être racon­tée à tra­vers ses vélos9, et peut-être que la syn­thèse de migrants et de cyclistes qui pro­li­fère à la fron­tière sud du Mexique depuis au moins deux ans n’est rien d’autre qu’un phé­no­mène tem­po­raire et pas­sa­ger. Mais elle consti­tue aus­si un nou­veau témoi­gnage de la capa­ci­té humaine à rompre les amarres lorsque les fron­tières sont impo­sées comme prin­ci­pal mode d’organisation du monde.


Article tra­duit de l’es­pa­gnol par Pierre Madelin | Rogelio Josue Ramos Torres, « Desafiar a la fron­te­ra desde un par de pedales », Pie de Página, 16 novembre 2024
Illustrations de vignette et de ban­nière : Sebastián Sarti | Ballast


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  1. « Mon frère » en espa­gnol.[]
  2. Shahram Khosravi, « Illegal » Traveler. An Auto-Ethnography of Borders, Palgrave McMillan, 2010.[]
  3. Giorgio Agamben, Homo sacer, Seuil, 1997.[]
  4. Surnom don­né aux tra­fi­quants d’êtres humains [ndlr].[]
  5. Amarela Varela Huerta et Lisa McLean, « Caravanas migrantes en México : nue­va for­ma de auto­de­fen­sa y trans­mi­gra­ción », Revista CIBOD d’Afers Internacionals, n° 122, sep­tembre 2019, p. 163–185.[]
  6. Marc Augé, Éloge de la bicy­clette, Payot, 2008.[]
  7. Eloy Tizón, « Pide tres deseos », pro­logue à Diez bici­cle­tas para trein­ta sonám­bu­los, Demipage, 2013.[]
  8. Eduardo Torre Cantalapieda, « El Estudio de las Caravanas Migrantes en México », Norteamérica, année 17, n° 2, juillet-décembre 2022, p. 67–89.[]
  9. Steffano Pivato, Storia Sociale del­la Bicicletta, Il Mulino, 2019.[]

REBONDS

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