Des égales dans la lutte des classes — par Clara Zetkin


Texte inédit pour le site de Ballast

Clara Zetkin a por­té haut l’émancipation socia­liste et fémi­niste. Opposante à la Première Guerre mon­diale, dépu­tée du Parti com­mu­niste d’Allemagne et ins­ti­ga­trice de la Journée inter­na­tio­nale des droits des femmes, il lui fal­lut fuir son pays quelques mois après la prise de pou­voir d’Adolf Hitler. Les édi­tions Hors d’atteinte publient demain un impor­tant recueil de ses textes, dis­cours et lettres : Je veux me battre par­tout où il y a de la vie. Nous en publions un extrait : il s’agit d’un article — jamais tra­duit en fran­çais jusqu’alors paru dans le jour­nal Die Gleichheit le 1er novembre 1893. Le congrès annuel du Parti social-démo­crate alle­mand (SPD) venait de se tenir à Cologne. La ques­tion syn­di­cale était à l’ordre du jour : Clara Zetkin mit alors sur la table l’« urgente néces­si­té » que repré­sente la syn­di­ca­li­sa­tion des femmes et s’éleva contre les écarts sala­riaux entre les deux sexes ain­si que la « double charge de tra­vail » qui pèse sur les travailleuses.


Comme on le sait, le congrès de Cologne devra trai­ter de l’organisation syn­di­cale ou, plus exac­te­ment, des rap­ports entre les mou­ve­ments poli­tique et syn­di­cal. Cette ques­tion est mise à l’ordre du jour à la demande expresse des milieux syn­di­caux. Malheureusement, le nombre de syn­di­cats a dimi­nué ces der­niers temps et, dans d’autres cir­cons­tances, l’attitude du mou­ve­ment poli­tique à l’égard du syn­di­ca­lisme a été ren­due res­pon­sable de cette situa­tion au sein du mou­ve­ment syn­di­cal. La presse poli­tique ouvrière a reje­té ces reproches, les consi­dé­rant, à notre avis à juste titre, comme infon­dés, et a salué le fait que le congrès de Cologne dis­sipe la méfiance qui existe du côté des syn­di­cats en abor­dant à nou­veau ce pro­blème. II est cer­tain que le tra­vail fémi­nin joue un rôle crois­sant dans tous les pays à pro­duc­tion capi­ta­liste. Le nombre de sec­teurs indus­triels dans les­quelles les femmes sont désor­mais exploi­tées aug­mente d’année en année. Et les sec­teurs déjà ouverts aux femmes depuis long­temps en emploient de plus en plus.

« Bien que, dans la plu­part des cas, la capa­ci­té pro­duc­tive des tra­vailleuses ne soit nul­le­ment infé­rieure à celle des hommes, la dif­fé­rence entre leurs salaires est considérable. »

Le nombre de femmes sala­riées aug­mente constam­ment, non seule­ment dans l’absolu, mais aus­si rela­ti­ve­ment à celui des hommes. Certains sec­teurs — par exemple le tex­tile — sont qua­si­ment domi­nés par le tra­vail des femmes, qui fait recu­ler et sup­plante constam­ment celui des hommes. Même, et pour des rai­sons évi­dentes, dans les périodes de réces­sion éco­no­mique comme celle que nous tra­ver­sons actuel­le­ment, le nombre de tra­vailleuses a aug­men­té rela­ti­ve­ment et dans l’absolu, tan­dis que celui des tra­vailleurs a régres­sé. […] Selon le pro­fes­seur vien­nois J. Singer, la popu­la­tion active de l’Allemagne compte ces der­nières années cinq mil­lions de femmes. Le recen­se­ment du com­merce de 1882 éta­blit que l’Allemagne compte, sur un total de 7 340 789 sala­riés, 1 509 167 femmes1, soit 20,6 %, ce qui signi­fie que sur 100 sala­riés, on dénombre dans l’industrie et le com­merce près de 21 femmes. L’importance crois­sante du tra­vail fémi­nin dans l’industrie res­sort aus­si très clai­re­ment dans les der­niers rap­ports annuels des ins­pec­teurs d’usine […], sans comp­ter les femmes employées dans l’industrie domes­tique et minière, etc.

Ces chiffres ne donnent qu’une idée approxi­ma­tive de l’ampleur qu’a prise le recours à la main-d’œuvre fémi­nine. Ils ne tiennent pas compte des mil­liers de femmes tra­vaillant dans des entre­prises non « pro­té­gées » par la loi et échap­pant par consé­quent à l’inspection des usines. Les femmes qui s’exténuent en tra­vaillant à domi­cile sont aus­si très nom­breuses. On a insis­té ici à plu­sieurs reprises sur les rai­sons de ce recours crois­sant à la main-d’œuvre fémi­nine : son faible coût et le per­fec­tion­ne­ment tant des moyens que des méthodes de pro­duc­tion. La machine auto­ma­tique, qui bien sou­vent n’a même pas besoin de réglage et tra­vaille avec la force d’un géant ain­si qu’une habi­le­té, une rapi­di­té et une pré­ci­sion fabu­leuses, rend inutile le tra­vail mus­cu­laire et savant. L’entrepreneur capi­ta­liste peut dès lors embau­cher des femmes là où il devait jadis employer des hommes. Et il les pré­fère, car la main-d’œuvre fémi­nine est bon mar­ché, meilleure que celle des hommes. Bien que, dans la plu­part des cas, la capa­ci­té pro­duc­tive des tra­vailleuses ne soit nul­le­ment infé­rieure à celle des hommes, la dif­fé­rence entre leurs salaires est consi­dé­rable. Très sou­vent, les pre­miers ne repré­sentent que la moi­tié, voire un tiers des seconds. […]

[Kissi Ussuki]

En Hesse, en Bavière, en Saxe, en Thuringe, dans le Wurtemberg… autre­ment dit dans tous les petits Länder alle­mands, les salaires des tra­vailleuses sont, si l’on en croit les rap­ports d’inspecteurs d’usine, bien infé­rieurs à ceux des hommes. Dans le Land de Bade, l’inspecteur d’usine Wörrishoffer a mené une enquête très appro­fon­die sur la situa­tion sociale des ouvriers d’usine. Il a mis en lumière les condi­tions de tra­vail misé­rables des femmes tra­vaillant dans l’industrie. […] Parmi les ouvrières de Mannheim, 99,2 % [gagnent moins de 15 marks par semaine]. Il va de soi qu’avec de tels salaires, les ouvrières vivent dans la misère, voire une grande indi­gence. Il est aisé de com­prendre que ces salaires poussent des mil­liers de femmes pro­lé­taires dans les rangs du Lumpenproletariat2. La pau­vre­té les oblige à recher­cher tout ou par­tie de leurs res­sources, tem­po­rai­re­ment ou non, dans la pros­ti­tu­tion, à vendre leur corps pour gagner le pain que la vente de leur force de tra­vail ne peut leur procurer. […]

« Compte tenu du fait que des mil­liers de femmes tra­vaillent dans l’industrie, leur inté­gra­tion dans le mou­ve­ment syn­di­cal est, pour ce der­nier, une néces­si­té vitale. »

Effrayés par les consé­quences éco­no­miques du tra­vail fémi­nin et les abus qui en découlent, les tra­vailleurs orga­ni­sés ont récla­mé un temps l’interdiction du tra­vail fémi­nin dans l’industrie. Ils ne consi­dé­raient celui-ci que sous l’angle étroit du salaire. Grâce à la pro­pa­gande socia­liste, le pro­lé­ta­riat conscient a appris à envi­sa­ger ce pro­blème sous un autre aspect : celui de sa signi­fi­ca­tion his­to­rique pour la libé­ra­tion des femmes et du pro­lé­ta­riat. Il com­prend qu’il est impos­sible de sup­pri­mer le tra­vail des femmes dans l’industrie. Il a donc aban­don­né ses reven­di­ca­tions pre­mières, et cherche à amoin­drir par deux autres moyens les consé­quences funestes qu’entraîne le tra­vail fémi­nin dans le sys­tème capi­ta­liste et dans celui-ci seule­ment : la pro­tec­tion légale des tra­vailleuses et leur inté­gra­tion dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Nous avons déjà men­tion­né ici la néces­si­té de pro­té­ger léga­le­ment les tra­vailleuses et les avan­tages que cela repré­sente. […] Compte tenu du fait que des mil­liers de femmes tra­vaillent dans l’industrie, leur inté­gra­tion dans le mou­ve­ment syn­di­cal est, pour ce der­nier, une néces­si­té vitale. Dans les sec­teurs où le tra­vail fémi­nin occupe une place impor­tante, il est impos­sible d’envisager une quel­conque action en vue d’une aug­men­ta­tion de salaire, d’une réduc­tion du temps de tra­vail ou de quoi que ce soit d’autre, l’attitude des tra­vailleuses non syn­di­quées la condam­ne­rait d’avance à l’échec. Certaines luttes enga­gées avec de bonnes pers­pec­tives ont échoué parce que les patrons ont pu uti­li­ser les tra­vailleuses non syn­di­quées contre les tra­vailleurs syn­di­qués, en les obli­geant à conti­nuer à tra­vailler ou en les embau­chant sous n’importe quelle condi­tion, fai­sant ain­si d’elles des bri­seuses de grève.

Mais si la syn­di­ca­li­sa­tion des femmes pré­sente un carac­tère d’urgente néces­si­té, ce n’est pas seule­ment dans l’optique d’une lutte vic­to­rieuse des syn­di­cats sur le plan éco­no­mique. Elle est éga­le­ment impé­ra­tive parce qu’il faut amé­lio­rer les salaires de misère des tra­vailleuses et mettre un frein à leur concur­rence déloyale. Il y a de nom­breuses rai­sons à ce que le tra­vail des femmes soit lar­ge­ment moins bien rému­né­ré que celui des hommes. Dans une large mesure, cette situa­tion est due au fait que les tra­vailleuses ne sont pour ain­si dire pas orga­ni­sées. Il leur manque la force que confère l’unité, le cou­rage, la com­ba­ti­vi­té, l’esprit de résis­tance et la rési­lience que four­nit le sou­tien d’une orga­ni­sa­tion, c’est-à-dire d’une puis­sance au sein de laquelle cha­cun lutte pour tous et tous pour cha­cun. Il leur manque en outre l’éducation et la for­ma­tion qu’assure une orga­ni­sa­tion. Prisonnières d’une éco­no­mie moderne dont elles ne sai­sissent pas les rouages, elles ne savent ni obte­nir des avan­tages par une action consciente, cal­cu­lée et uni­taire lorsque la conjonc­ture est favo­rable, ni se pro­té­ger en période de réces­sion. Si, sous la pres­sion de condi­tions de vie insup­por­tables, elles se décident excep­tion­nel­le­ment à enga­ger une lutte, c’est bien sou­vent à un moment inop­por­tun et de façon désordonnée.

[Kissi Ussuki]

Cet état de faits exerce une grande influence sur les condi­tions de tra­vail et de salaire misé­rables des femmes, et sur l’amertume que res­sentent les tra­vailleurs face à leur concur­rence déloyale. C’est pour­quoi l’intégration des tra­vailleuses dans les syn­di­cats est urgente tant dans leur propre inté­rêt que dans celui des tra­vailleurs. Plus les syn­di­cats comp­te­ront de tra­vailleuses prêtes à lut­ter la main dans la main avec leurs cama­rades d’usine et d’atelier pour de meilleures condi­tions de tra­vail, plus grandes seront les chances de voir aug­men­ter les salaires fémi­nins et se réa­li­ser le prin­cipe : à tra­vail égal, salaire égal, sans dis­tinc­tion de sexe. La tra­vailleuse syn­di­quée et trai­tée comme le tra­vailleur ces­se­ra d’être une concur­rente déloyale. Les tra­vailleurs syn­di­qués prennent de plus en plus conscience de l’importance de l’intégration des tra­vailleuses dans leurs rangs. Ces der­nières années, les syn­di­cats ont éga­le­ment fait tous les efforts pos­sibles en ce sens. Pourtant, ce qui a été accom­pli reste bien maigre, et il y a encore tant à faire ! D’après le rap­port de la Commission géné­rale des syn­di­cats alle­mands, sur 52 fédé­ra­tions, 14 seule­ment comptent des femmes par­mi leurs adhé­rents. À celles-ci viennent s’ajouter 2 fédé­ra­tions ne com­pre­nant que des femmes : la Fédération des repas­seuses et l’Association cen­trale des femmes et jeunes filles d’Allemagne. Qu’est-ce que cela repré­sente en regard du nombre impor­tant et sans cesse crois­sant des indus­tries qui emploient des femmes ?

« Par-des­sus tous les autres obs­tacles, pèse le manque de temps, car les femmes sont esclaves de l’usine comme du foyer et doivent assu­mer une double charge de travail. »

Même dans les sec­teurs où les femmes ont com­men­cé à se syn­di­quer, elles n’en sont qu’à leurs timides débuts. […] Bien enten­du, nous n’ignorons pas les dif­fi­cul­tés aux­quelles les tra­vailleuses seront confron­tées. La rési­gna­tion morne, le manque de soli­da­ri­té, la timi­di­té, les pré­ju­gés de toutes sortes, la crainte des tyrans d’usines main­tiennent de nom­breuses femmes à l’écart des orga­ni­sa­tions. Et, par-des­sus tous les autres obs­tacles, pèse le manque de temps, car les femmes sont esclaves de l’usine comme du foyer et doivent assu­mer une double charge de tra­vail. Seuls le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et l’intensification de la lutte des classes édu­que­ront les tra­vailleurs et les tra­vailleuses et les obli­ge­ront à faire face à ces dif­fi­cul­tés. […] En théo­rie, la plu­part des syn­di­ca­listes recon­naissent que l’organisation conjointe des tra­vailleurs et des tra­vailleuses de même pro­fes­sion est deve­nue une néces­si­té iné­luc­table. Dans la pra­tique, cepen­dant, tous ne font pas ce qu’ils pour­raient faire. Ce sont plu­tôt des syn­di­cats iso­lés et, en leur sein, quelques per­sonnes qui œuvrent avec éner­gie et téna­ci­té à l’organisation des tra­vailleuses. Les masses de syn­di­qués ne leur apportent que peu de sou­tien, comme si ces efforts rele­vaient d’un passe-temps qu’on peut tolé­rer, mais pas encou­ra­ger « tant qu’il reste autant de tra­vailleurs non syn­di­qués et indif­fé­rents ». Ce point de vue est fon­da­men­ta­le­ment erroné.

L’organisation des tra­vailleuses ne pro­gres­se­ra de manière signi­fi­ca­tive que quand elle ne sera plus seule­ment l’affaire de quelques per­sonnes iso­lées et que chaque syn­di­qué aura à cœur de recru­ter ses col­lègues femmes d’usine ou d’atelier. Toutefois, deux condi­tions sont néces­saires pour mener à bien cette tâche. Les tra­vailleurs doivent ces­ser de voir avant tout dans les tra­vailleuses des femmes sus­cep­tibles d’être cour­ti­sées selon leur jeu­nesse, leur beau­té, leur sym­pa­thie et leur gaie­té, et avec les­quelles on pour­rait se per­mettre d’être bru­tal ou intru­sif selon son propre niveau d’éducation. Les tra­vailleurs doivent au contraire s’habituer à trai­ter les tra­vailleuses avant tout comme des pro­lé­taires, des com­pagnes de tra­vail, d’esclavage et d’armes, des égales qui leur sont indis­pen­sables dans la lutte des classes. Au lieu de vou­loir mettre tout en œuvre pour faire adhé­rer les membres et sym­pa­thi­sants du par­ti aux syn­di­cats, il nous semble qu’on devrait mieux s’efforcer d’amener au syn­di­cat la grande masse des indif­fé­rents. La tâche prin­ci­pale des syn­di­cats est, à notre avis, d’éduquer, de for­mer, de dis­ci­pli­ner ces mêmes masses pour la lutte de classes. Et, face au recours crois­sant à la main-d’œuvre fémi­nine et à ses consé­quences éco­no­miques, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales com­met­traient un véri­table sui­cide si, dans leurs efforts pour gagner la masse indif­fé­rente du pro­lé­ta­riat, elles n’accordaient pas autant d’attention aux tra­vailleuses qu’aux travailleurs. […]


Texte paru sous le titre « Travail fémi­nin et orga­ni­sa­tion syn­di­cal », Je veux me battre par­tout où il y a de la vie, Hors d’atteinte, 2021.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Kissi Ussuki


  1. À cette date, la plus grande par­tie des femmes qui tra­vaillent sont employées dans l’agriculture.[]
  2. Littéralement « pro­lé­ta­riat en haillons » : sous-pro­lé­ta­riat sou­vent com­po­sé de tra­vailleurs occa­sion­nels.[]

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