Diana, un nouvel anniversaire en temps de guerre


Témoignage inédit | Ballast

Il y a un an, en réponse au mas­sacre de 1 200 civils par les forces armées du Hamas, l’État israé­lien a lan­cé une opé­ra­tion mili­taire contre la bande de Gaza, que d’aucuns qua­li­fient désor­mais de géno­ci­daire. Pour l’ONG Euro-Med Human Rights moni­tor, près de 10 % de la popu­la­tion gazaouie a été tuée, bles­sée, faite pri­son­nière ou est por­tée dis­pa­rue, tan­dis que 90 % de la popu­la­tion aurait été dépla­cée. Il y a quelques jours, l’un de nos col­la­bo­ra­teurs a reçu des nou­velles de Diana Albess, une jeune femme vivant à Gaza qu’il a connue ado­les­cente lors d’un stage de pho­to­gra­phie. Elle a dû quit­ter le camp de Jabaliya où elle vivait, situé au nord de l’enclave, pour Deir Al-Balah, au centre près de la côte. Elle témoigne de son quo­ti­dien : « Je ne suis pas habi­tuée au bruit des mis­siles. »


Depuis un an, je suis en guerre à l’intérieur de moi-même. Depuis que je me suis réveillée au son des explo­sions répé­tées le 7 octobre, je suis entrée dans un mode de vie anor­mal, tou­jours en ten­sion. Entre la façon de vivre actuelle et ma per­son­na­li­té, entre mon esprit et mon cœur, entre ce que je res­sens et ce que je vis. Quand le temps passe entre le tra­vail, les tâches quo­ti­diennes, les exi­gences de la vie, la famille et les amis, je sens en moi un ange qui aime vivre mal­gré la dou­leur. Mais je finis par décou­vrir que c’est aus­si un fan­tôme qui est en moi, c’est la peur, la ter­reur et la dou­leur. Je suis pleine d’émotions et de sen­ti­ments par­ta­gés, posi­tifs et négatifs.

Dans quelques jours, ce sera mon anni­ver­saire, de nou­veau en temps de guerre. Je pense que je dor­mi­rai cette nuit-là en me per­sua­dant que je suis dans ma chambre allon­gée sur mon lit blanc et que l’odeur de mon par­fum pré­fé­ré emplit la pièce, et je me per­sua­de­rai que toutes les explo­sions que j’entends sont des feux d’artifice qui me célèbrent. Mais j’aurai accom­pli une année entière que je ne compte pas comme fai­sant par­tie de ma vie. C’est une année qui appar­tient à la guerre.

« Une année entière que je ne compte pas comme fai­sant par­tie de ma vie. C’est une année qui appar­tient à la guerre. »

Je n’aurais jamais ima­gi­né qu’une vie pleine d’amour, d’espoir, de dou­leur, de rires, de décep­tions, de réunions de famille et d’amis, avec une rou­tine et une sta­bi­li­té confor­tables qui nous fai­saient constam­ment nous plaindre, s’arrêterait sou­dai­ne­ment dans une si grande dou­leur. Aujourd’hui, ma famille et moi sommes en sécu­ri­té, mais la situa­tion géné­rale n’est pas au mieux, sur­tout après l’évacuation de Rafah et de la zone orien­tale de Khan Yunis, ce qui a fait peser une pres­sion impor­tante sur Deir Al-Balah, la zone où nous vivons main­te­nant en tant que per­sonnes déplacées.

J’ai beau­coup souf­fert au début, il était très dif­fi­cile de m’adapter à une vie qui ne me res­sem­blait pas et que je n’avais jamais connue aupa­ra­vant. J’ai com­men­cé à res­sen­tir une véri­table dou­leur pour la pre­mière fois lorsque nous avons été for­cés de quit­ter notre mai­son et de démé­na­ger dans le sud de la bande de Gaza. J’ai décou­vert l’effet des insom­nies chaque nuit par peur pour la famille et les amis, et l’angoisse chaque fois que nous sui­vons les nou­velles pour connaître l’emplacement des raids sio­nistes et nous ras­su­rer au sujet de celles et ceux que nous aimons et à qui nous crai­gnons qu’il ne soit arri­vé quelque chose. J’ai décou­vert le sen­ti­ment de perte lorsque la mort a volé mon ami·e qui aimait tant la vie, qui était aus­si la per­sonne qui m’aimait le plus.

[Trouver de l’eau est une bataille quotidienne, 3 août 2024 | Abed Rahim Khatib/Flash90]

Tous ces sen­ti­ments, sous leur nou­velle forme, que j’ai éprou­vés pen­dant la guerre, ont chan­gé la forme de ma vie, jusqu’à ce que je devienne une per­sonne qui ne me res­semble pas, aux traits pâles, dis­traite et tou­jours ten­due, avec des réac­tions rapides et agres­sives, ce qui m’a fait perdre la capa­ci­té de me défi­nir moi-même.

Je porte ma tête lourde de sou­ve­nirs sur mes épaules. Nos rires pen­dant que nous pré­pa­rions le dîner pour enfin nous réunir autour d’une table après une longue jour­née, le son de la musique forte venant de la chambre, le son du cap­teur d’empreintes digi­tales « Check out », un appel de groupe à des amis et le fait de se mettre d’accord sur un ren­dez-vous, les embou­teillages, la sen­sa­tion de légè­re­té après une douche chaude, les beaux sou­ve­nirs se retrouvent mêlés à la tris­tesse, la dou­leur, l’anxiété, la fatigue, l’impuissance, la perte et la mort, je m’enveloppe et laisse mes larmes cou­ler sur mes mains jusqu’à ce que mes yeux gonflent et que ma tête se calme pour que je puisse dormir.

« Je ne suis tou­jours pas habi­tuée aux bom­bar­de­ments. Je ne suis pas habi­tuée au bruit des missiles. »

La situa­tion n’a pas beau­coup chan­gé pour deve­nir plus sup­por­table, mais le fait de reprendre le tra­vail après une longue absence et de m’y enga­ger allège quelque peu le poids de ces sen­ti­ments. Je suis assis­tante admi­nis­tra­tive dans une com­pa­gnie qui crée toutes sortes de conte­nus mul­ti­mé­dias. J’ai une nou­velle rou­tine, je me réveille le matin pour m’habiller, opti­miste à l’idée d’une nou­velle jour­née, oubliant les bruits d’explosion pen­dant la nuit. Jusqu’à la fin de la mati­née, je me maquille un peu et com­mence ma jour­née avec une tasse de café, je lis les nou­velles et je com­mence à travailler.

J’ai l’impression étrange que mal­gré la proxi­mi­té de la mort, je res­sens une cer­taine sécu­ri­té qui me per­met de sor­tir seule. Parfois, la réa­li­té me frappe avec le bruit d’un bom­bar­de­ment près de mon lieu de tra­vail, ou sur le che­min du retour, et mon cœur tremble de peur. J’avoue que, bien que je ne sois plus une enfant et que je sois consciente de la réa­li­té et de la signi­fi­ca­tion de la guerre, je ne suis tou­jours pas habi­tuée aux bombardements.

Je ne suis pas habi­tuée au bruit des missiles.

Je ne peux pas sup­por­ter cette peur qui me fait presque suffoquer.


Photographie de ban­nière : après un bom­bar­de­ment sur Deir al Balah, 6 août 2024 | Abed Rahim Khatib/Flash 90


REBONDS

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☰ Voir notre port­fo­lio « Les Palestiniens du Liban : Nous allons ren­trer chez nous ! », Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre d’amour du camp de Jabaliya », Tamer Ajrami, novembre 2023
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