Entretien inédit pour le site de Ballast
Il y a quelques mois, paraissait aux éditions Amsterdam l’essai Terre et capital. Son auteur, le docteur et enseignant en philosophie Paul Guillibert, y mène une critique écologique du capitalisme depuis une histoire environnementale de la pensée marxiste. Guillibert invite ainsi, avec d’autres, à « abandonner les vieilles oppositions mal construites » : plus rien ne justifie d’opposer la défense du monde du travail à celle de l’environnement et des non-humains. Et l’auteur de demander : « Comment politiser le mouvement climat pour l’amener à prendre en compte la centralité de l’exploitation du travail ? Comment écologiser
les luttes sociales pour leur faire admettre l’urgence du réchauffement climatique ? » Sa proposition, à la fois théorique et stratégique, a pour nom « communisme du vivant » : nous en parlons avec lui dans le détail.
Vous appelez à un « communisme du vivant ». Est-ce vraiment différent de l’écosocialisme ?
Il faut commencer par noter les continuités. On pourrait dire, de manière très générale, que les écosocialismes désignent les courants de pensée qui font du capitalisme la cause principale de la catastrophe environnementale et des projets socialistes sa solution hégémonique. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’inscription dans la tradition des politiques d’émancipation sociale du XIXe siècle. À cet égard, le terme d’écosocialisme recoupe des traditions, des courants et des pratiques très diverses qui vont de l’écologie sociale de Murray Bookchin à l’écosocialisme marxiste de Michael Löwy ou Daniel Tanuro. Mon travail s’inscrit évidemment dans cette dernière tradition. Mais le « communisme du vivant » est une spécification de l’écosocialisme. Je crois que la tradition marxiste gagnerait à revendiquer plus explicitement l’horizon du communisme. Ceci dit, il existe trois inflexions importantes. La première tient à l’importance qu’on accorde aux mutations cosmologiques ou aux réflexions ontologiques sur la nature. En parlant de communisme du vivant, je prends comme point de départ l’idée que nos manières de percevoir le monde sont en train de se modifier peu à peu. Les catégories qui nous permettent d’identifier les êtres politiques et leur place dans l’espace des discours subissent de profondes transformations sous l’effet du changement climatique, des luttes écologistes et des hybridations postcoloniales. Le communisme du vivant élargit donc la perspective de l’écosocialisme en s’interrogeant sur nos modes d’identification de la nature et donc sur la composition écologique des subjectivités politiques.
« Le communisme du vivant élargit donc la perspective de l’écosocialisme en s’interrogeant sur nos modes d’identification de la nature. »
La deuxième divergence tient à l’idée qu’on retrouve chez John Bellamy Foster ou Paul Burkett, par exemple, selon laquelle la crise écologique est une conséquence de plus à mettre au compte du capitalisme — sans que cela change grand-chose à notre compréhension du capitalisme lui-même. Le capitalisme est toujours défini comme un système économique fondé sur la vente de marchandises, pour le profit, par des travailleurs humains salariés, c’est-à-dire dépossédés de leurs conditions de reproduction. À son compte, il faudrait donc ajouter une conséquence négative de plus : la destruction de la nature, la perturbation des milieux et des écosystèmes. Il me semble qu’il faut plutôt, suivant des auteurs comme Andreas Malm ou Jason W. Moore, redéfinir le capitalisme à partir de son rapport aux natures qu’il transforme, à son régime écologique. Ceci permet d’avoir une théorie renouvelée de l’historicité du capitalisme.
Et de quelle manière s’avance ce « renouveau » ?
En se fondant sur les usages des énergies du capitalisme (« l’économie fossile ») et sur une nouvelle définition de la territorialité du capital (« l’écologie-monde »). Ces deux apports fondamentaux contribuent à donner une place aussi importante aux « modes d’appropriation de la nature » dans l’écologie capitaliste qu’aux manières de produire des marchandises dans les usines. Apparaît alors une géo-histoire où l’appropriation gratuite des forces naturelles et des produits du travail des autres qu’humains1 configure la trajectoire du capitalisme. En d’autres termes, contrairement à l’écosocialisme, il ne s’agit pas seulement de repenser la crise écologique à partir du capitalisme mais aussi de repenser le capitalisme à partir de l’histoire de ses modes de relation à la nature. Quant à la troisième différence, elle tient au mythe qui vise à réenchanter nos rapports à la nature. Dans le communisme du vivant, il y a l’idée — qui est aussi présente dans l’écosocialisme chez Michaël Löwy, par exemple — qu’un projet révolutionnaire suppose une forme de foi et d’espérance dans un monde plus riche de relations et de dépendances. L’idée de nouer des alliances interspécifiques tient donc autant à une tactique politique qu’à une mythologie révolutionnaire capable de servir des projets d’émancipation sociale. C’est aussi la raison pour laquelle les références au marxisme hétérodoxe de Mariátegui ou de Bloch sont très importantes. Elles permettent de penser la valeur positive de l’utopie et du mythe dans le mouvement d’abolition des conditions de la misère. Il faut dire que le développement des forces productives a souvent joué un rôle similaire dans l’horizon d’un dépassement technologique du capitalisme.
Dans ses travaux sur la généalogie et l’histoire des idées écologiques, le philosophe Serge Audier pointe de façon centrale le productivisme2. Historiquement, les forces politiques de gauche n’ont pas réellement su s’extirper de cette doctrine — ou de façon marginale. En quoi un communisme du vivant y échapperait ?
Voilà, on est au cœur du problème. L’une des premières difficultés est de sortir du fétichisme technique. Il ne s’agit pas d’un refus de « la technique » en général : ce serait absurde. Il s’agit de penser que l’instauration d’un rapport instrumental au monde est indexé à une logique où le développement technique — soit les marchandises individuelles et leur condition infrastructurelle de circulation — s’est autonomisé. Le développement technique permet une augmentation de la productivité, ce qui constitue un avantage dans la concurrence capitaliste, mais il permet aussi de susciter de nouveaux besoins et de trouver de nouveaux débouchés pour les marchandises capitalistes. Sortir du productivisme suppose donc d’échapper à la double logique concurrentielle entre capitalistes pour la productivité et pour des parts de marché. Ceci suppose un triple chantier : forger des modes d’organisation dans lesquels la production n’est pas indexée sur le profit ; arracher l’univers technique à sa fétichisation marchande ; produire des imaginaires de l’usage qui ne soient pas intégralement calqués sur la consommation (c’est-à-dire sur la destruction productrice d’une marchandise qui nécessite une nouvelle marchandise).
« Le Green New Deal apparaît comme un projet de civilisation visant à poursuivre l’idéal démocratique des sociétés libérales et un capitalisme écologisé. »
Réinventer un univers technique non fétichiste suppose de penser un ensemble de systèmes de dépendances interconnectés (par exemple des réseaux de transports, dépendants d’infrastructures énergétiques, elles-mêmes dépendantes de systèmes informatiques connectés) plutôt que comme des outils individuels distincts. Sinon, comme le disait Marx, des choses impersonnelles en viennent à entretenir des rapports personnels et les personnes sont transformées en choses impersonnelles. Une piste pour repenser un devenir technique non productiviste peut se trouver dans le travail du chercheur et curateur Ernesto Oroza, à propos de la « désobéissance technologique » à Cuba pendant les années de blocus. Les Cubains ont développé des moyens de se réapproprier des techniques pour les réparer ou changer leur destination, en période de rareté matérielle. L’un des exemples pris par Oroza est celui des lave-vaisselles d’Europe de l’Est équipés de sécheuses intégrées. Les pales de celles-ci étaient démontées et servaient à construire des ventilateurs. On voit bien qu’il s’agit moins d’un refus de la technique que d’une réappropriation des savoirs sur les objets afin de maintenir des usages en condition de rareté. Évidemment, les problèmes sont un peu différents quand on s’intéresse à des outils pensés comme objets distincts ou à des systèmes techniques interdépendants (des systèmes de pompage et de distribution de l’eau, par exemple). À cette échelle, la question de la réappropriation technique suppose une réflexion sur la planification des communs.
« L’urgence climatique rend caduc le réformisme » nous disait Andreas Malm. Vous êtes vous-même assez critique envers une orientation de type « Green New Deal ». On pourrait vous rétorquer : une telle option politique ne permettrait-elle pas a minima des avancées sociales et écologiques simultanées dans plusieurs pays, ayant in fine plus d’effets concrets qu’une expérience radicale circonscrite à un territoire, ou un pays ?
Oui, il est évident qu’un programme social-écologique porté à l’échelle internationale constituerait une avancée majeure par rapport aux néolibéralismes autoritaires et à leurs alliés fascisants. Mais il ne faut pas être dupe : ni sur le passé, ni sur l’avenir du Green New Deal. Il s’agit d’abord d’un mot d’ordre qui naît au moment de la crise de 2008, sous la plume d’éditorialistes américains et anglais. Il est alors question de renouveler l’imaginaire keynésien de la relance économique par l’investissement publique et la régulation du marché. De même que le keynésianisme était un projet de refondation du capitalisme sur un compromis de classe moins désavantageux pour le prolétariat, le keynésianisme vert est un programme occidental (disons américain et européen) pour accélérer le développement d’un capitalisme vert, fondé sur des alliances de classe. Dans le contexte d’une rivalité accrue avec la Chine, le Green New Deal apparaît comme un projet de civilisation visant à poursuivre l’idéal démocratique des sociétés libérales et un capitalisme écologisé. Il s’agit donc davantage d’une transition au sein du mode de production capitaliste entre différents secteurs de l’économie grâce au pouvoir d’État que d’une véritable résolution politique des crises climatiques et écologiques. Le plan de relance de la commission européenne post Covid-19 (Resilience Recovery Facility) est tout à fait significatif de ce passage d’une politique communautaire austéritaire à un néo-keynésianisme vert : plus de 800 milliards d’euros investis dans les économies européennes.
Ce plan met l’accent sur les transitions énergétique et digitale. Le passage à une économie bas-carbone devrait s’opérer selon deux modalités principales : le développement des énergies renouvelables (y compris des moteurs) et la rénovation énergétique du bâti européen. Une partie non négligeable du plan de relance met l’accent sur l’assurance-chômage, la lutte contre les vulnérabilités sociales et l’exclusion, la précarité en contexte de Covid-19… Mais aucune des propositions du plan ne lie les questions énergétiques et les questions de redistribution ou de justice sociale. La question écologique est toujours présentée selon l’angle de la croissance économique. En somme, actuellement en Europe, le Green New Deal correspond à une transformation du capitalisme lui-même en assurant le passage d’une économie fossile à une économie peu émettrice de CO2 qui soutient les secteurs de pointe des énergies, de l’automobile et du bâtiment. La seule stratégie vraiment efficace pour limiter les effets de la catastrophe environnementale, soit la réduction massive de la production et de la consommation, n’est même pas envisagée. La plupart des projets de Green New Deal — à part quelques programmes très minoritaires — ne sont pas liés à des problématiques de décroissance.
« Il est très significatif que les droites et les extrêmes droites proposent un panel aussi varié de positions sur les crises écologiques. »
Il faut encore ajouter que les projets de type Green New Deal supposent des politiques impérialistes et néocoloniales. Si la Commission européenne tente de relancer l’industrie automobile européenne grâce au développement des moteurs électriques et hybrides, il faudra bien les fournir en énergie et en matière première. Les mines de lithium nécessaires aux batteries électriques sont parmi les plus polluantes au monde et les plus destructrices des écosystèmes. Les « économies vertes » supposent de poursuivre le projet impérial-colonial d’un monde dominé qui fournit des ressources matérielles quelles qu’en soient les conséquences sociales et écologiques pour assurer la poursuite de l’accumulation dans les centres métropolitains où les pollutions et les effets du changement climatique auraient été largement atténués (quoique de manière différenciée au sein de la population, selon qu’on est riche ou pauvre, blanc ou non, majoritaire ou minoritaire…). Le Green New Deal n’est pas une possibilité future : c’est le plan économique de l’Union européenne pour sortir de la crise. Sa dimension de justice sociale est loin d’être évidente.
Le collectif Zetkin publiait l’an passé un ouvrage sur le « fascisme fossile », tandis que l’écologiste Pierre Madelin alertait pour sa part sur la « tentation éco-fasciste ». Faut-il prendre au sérieux l’écologie de droite et d’extrême droite ?
Il faut évidemment la prendre au sérieux parce que les droites extrêmes ont provisoirement gagné la bataille hégémonique. Dans les deux références que vous mentionnez, on distingue deux positions. Fascisme fossile insiste sur le climato-négationnisme d’une partie des droites et extrêmes droites occidentales. Pierre Madelin, au contraire, est plus attentif à l’écologisme des groupes fascistes, c’est-à-dire à leur propension à mobiliser mais aussi à inventer des discours écologistes de défense de la nation. Il est très significatif que les droites et les extrêmes droites proposent un panel aussi varié de positions sur les crises écologiques. Chez certains auteurs, comme Hervé Juvin, membre du Rassemblement national, la préservation des « paysages éternels de la nation » suppose la défense d’une communauté blanche, enracinée, menacée par les musulmans et les étrangers. On y voit les traces de l’écologie de la Nouvelle Droite. Au contraire, le journal d’extrême droite Valeurs Actuelles a consacré, en octobre dernier, un numéro à l’écologie beaucoup plus influencé par l’ouvrage de l’auteur américain Peter Schellenberger, Apocalypse Zero. La thèse de Schellenberger est que la catastrophe climatique ne va pas mener à un effondrement de la civilisation mais va conduire les sociétés et les individus à s’adapter. Les meilleurs survivront et les autres périront. Il ne s’agit donc pas d’une catastrophe mais d’une opportunité qui va permettre à chaque groupe de révéler sa véritable force. La prise en compte du « nouveau régime climatique » n’ébranle pas la certitude modernisatrice, celle de la conquête et de la domination de la nature. Or cette écologie de l’adaptation est très proche du climato-scepticisme d’un Zemmour, par exemple.
On ne comprend pas les écologies de l’extrême droite si on ne les voit pas comme des éléments complémentaires des écologies du capitalisme libéral. Par exemple, le mouvement des gilets jaunes, qui naît d’une protestation contre l’augmentation de la taxe carbone, conduit à radicaliser l’opposition entre des classes populaires qui doivent payer les frais de la transition écologique et une « classe écologique » qui poursuit l’accumulation capitaliste par une transformation écologique de l’économie. Les mouvements écologistes se trouvent ainsi écartelés entre, d’un côté, la défense d’un capitalisme verdi — fondé sur un compromis de classe entre capitalistes et écolos CSP+ dans les grandes villes — et, d’un autre côté, une écologie de classe ne se présentant pas comme telle et qui se mobilise pour des conditions de vie décente, pour la santé et la sécurité au travail, pour la préservation de mondes naturels essentiels à la subsistance. Les écologies de droite et d’extrême droite, du climato-négationnisme à l’ethno-différentialisme vert, ont pour fonction de présenter la défense des milieux comme un projet transclasse. Une véritable transformation écologiste suppose de briser cette illusion. L’antagonisme du travail et du capital reproduit en permanence la crise écologique en soumettant les milieux à l’appropriation illimitée et en dépossédant les travailleurs et travailleuses de l’accès aux conditions naturelles de leur subsistance.
Les débats sur le caractère anti-écologiste ou pré-écologiste de la pensée de Marx sont toujours vifs. Le philosophe Daniel Bensaïd avait écrit en son temps : « Il serait vain d’opposer, à coups de citations choisies, un Marx ange vert à un Marx démon productiviste. Les deux coexistent et se chamaillent parfois, ne pouvant échapper à l’esprit de l’époque. » Êtes-vous d’accord ?
« Je suis d’accord avec le fait qu’il existe un Marx productiviste et une pensée écologique chez Marx et qu’elles existent à différents moments de son œuvre. »
Je suis d’accord avec le fait qu’il existe un Marx productiviste et une pensée écologique chez Marx et qu’elles existent à différents moments de son œuvre. Mais il n’y a pas d’écologisme marxien. Développer une pensée écologique, c’est — pour le dire de manière très générale — penser l’inscription des vivants, humains et non humains, dans leurs milieux. C’est considérer, comme y invite par exemple le concept d’écosystème, que les êtres naturels dépendent d’un ensemble de conditions objectives (organiques et inorganiques) qu’ils contribuent à modifier par leurs actions. Être écologiste en revanche, c’est considérer que la préservation de la biosphère impose de nouvelles manières d’habiter les paysages, que l’objectif principal de la lutte est de préserver les conditions d’habitabilité de la biosphère. On peut le tourner dans tous les sens mais l’objectif principal du communisme pour Marx et Engels, c’est le libre épanouissement des individus humains par l’abolition de l’exploitation du travail.
Paradoxalement, c’est bien parce qu’ils n’étaient pas écologistes qu’il sont d’un intérêt fondamental pour le mouvement environnementaliste contemporain. Avant de comprendre l’intérêt du marxisme pour la défense de la biosphère, il faut saisir la place de l’écologie chez Marx. Comme l’ont montré de nombreux commentateurs (John Bellamy Foster ou Kohei Saito), Marx découvre les travaux agronomiques du chimiste Justus von Liebig au milieu des années 1850 puis, de nouveau, au moment où il prépare les brouillons du livre 3 du Capital, notamment les parties sur la rente foncière. À cette occasion, il relit la Physiologie végétale appliquée à l’agriculture, dans laquelle Liebig montre que l’agriculture intensive capitaliste, qu’il appelle « économie du pillage », appauvrit les sols en prélevant des quantités d’azote et de phosphore trop importantes, sans laisser aux sols le temps de se régénérer. Marx élabore le concept de « perturbation du métabolisme » entre les sociétés et la nature, une perturbation des échanges de matières entre les milieux naturels et les environnements humains. Les nutriments prélevés sous la forme de plantes ne retournent jamais aux sols mais s’entassent au contraire sous forme d’excréments et de déchets dans des villes très polluées. Marx étend donc la critique agronomique de Liebig à la structure territoriale du capitalisme, c’est-à-dire à la division entre ville et campagne. C’est parce que la campagne comme la ville sont devenues des espaces productifs séparés que les sols sont pillés et que les déchets s’entassent. Le concept de métabolisme joue un rôle très similaire au concept contemporain d’écologie. Cette théorie écologique des rapports entre une société et son milieu naturel conduit Marx à une critique très sévère de l’écologie du capitalisme et du type de rapport que le capitalisme noue avec la nature3.
Comme le montre bien Timothée Haug, ce modèle de critique écologique du capitalisme est en concurrence avec l’idée que le développement technologique capitaliste va créer une situation d’abondance et donc d’émancipation à l’égard du travail. Mais Marx n’envisage pas l’émancipation selon ce seul modèle, il pense aussi l’autonomie dans le travail, notamment dans le travail de subsistance. Les deux tendances de Marx (écologiste et productiviste pour le dire vite) sont liées à des définitions différentes de l’émancipation.
Pourquoi Marx est-il alors si utile pour l’écologie contemporaine ?
Parce qu’il a découvert le problème écologique du capitalisme à partir d’une étude économique de la rente foncière. Il s’interroge sur l’origine de la rente, sur les sources de l’accumulation de valeur dans la propriété foncière. In fine, Marx montre que seul le travail est producteur de valeur mais que la terre est source de richesses, c’est-à-dire de valeurs d’usages. Ici, la richesse n’est pas un concept économique quantitatif, mais le fait de disposer des biens qui permettent de satisfaire des besoins. La catégorie d’usage est donc très importante.
En quel sens ?
« Il ne faudrait pas que l’enthousiasme révolutionnaire conduise à masquer la signification réelle de luttes qui ne se pensent pas dans les termes du communisme. »
D’abord du point de vue de l’analyse économique des besoins. Elle signifie que la nature n’a pas de valeur intrinsèque mais qu’elle a seulement une valeur pour celles et ceux qui ont des besoins, qui peuvent l’utiliser. Il y a évidemment ici un présupposé anthropocentriste : c’est pour les êtres humains, qui sont capables d’attribuer des valeurs aux choses, que la nature a une valeur. Comme le disent certains philosophes de l’environnement contemporain, on est bien obligé de maintenir une forme « d’anthropocentrisme faible » : nous ne pouvons faire abstraction de nos modes de perception et de connaissance dans notre relation aux mondes vivants. Mais en même temps, si on reprend les catégories marxiennes de valeur d’échange et de valeur d’usage, on voit apparaître une discontinuité anthropologique intéressante. Seuls les humains peuvent produire des valeurs d’échange avec ce que cela suppose en termes d’institutions politiques, économiques et monétaires et en termes de mobilisation symbolique, mais tous les vivants ont un certain usage du monde adapté à leurs besoins. « La plante est l’objet du soleil », comme l’écrivait Marx en 1844. Un certain Marx ne serait pas du tout récalcitrant à l’idée que les êtres vivants et même les êtres naturels en général ont des besoins qui peuvent être satisfaits par d’autres êtres naturels. Ce naturalisme marxien affirme que les êtres naturels sont des êtres de besoin qui n’existent qu’en relation avec d’autres êtres naturels. Cette ontologie naturaliste n’est pas en elle-même écologiste ou productiviste, elle laisse complètement ouverte la question politique du rapport à la nature. En revanche, la critique des effets écologiques du capitalisme est salutaire aujourd’hui. Elle permet de montrer que la destruction de la nature est toujours liée à certaines formes d’exploitation du travail.
Vous écrivez que « les luttes pour les usages de la Terre sont un motif essentiel de l’histoire des classes » et qu’à ce titre « certains mouvements autochtones contre l’extractivisme réinventent le sens du communisme à partir de cosmologies écologistes ». N’est-ce pas là plaquer une grille de lecture marxiste sur des mouvements qui en sont finalement assez éloignés — pensons à des mouvements écologistes contre l’extractivisme en Amérique latine, des luttes indigènes ou encore amérindiennes ?
Vous avez raison d’inviter à la prudence. Il ne faudrait pas que l’enthousiasme révolutionnaire conduise à masquer la signification réelle de luttes qui ne se pensent pas dans les termes du communisme. Ce serait faire preuve d’un européocentrisme qui nous rendrait incapables de penser la singularité historique en répétant des récits où seules les catégories occidentales permettraient de penser le chemin vers la liberté. L’émancipation ne se formule pas nécessairement dans le vocabulaire et la conceptualité communistes, hérités des Lumières. Toutefois, il est difficile d’imaginer une pensée de l’émancipation à l’égard de l’exploitation capitaliste qui fasse complètement l’impasse sur cette histoire. C’est la raison pour laquelle j’ai tâché de mettre en place une épistémologie post-coloniale, empruntée aux travaux de l’historien indien Dipesh Chakrabarty, dans ma lecture des textes non européens (que ce soit ceux des populistes russes ou des socialistes péruviens). Dans Provincialiser l’Europe, Chakrabarty montrait en effet que la colonisation a produit un monde unifié par le marché mondial capitaliste, un monde dans lequel certaines expériences sont partagées en raison de l’existence d’une structure universelle. Les catégories, forgées en Europe, pour critiquer l’exploitation du travail au nom de l’émancipation humaine n’en perdent donc pas leur légitimité. Mais l’hybridation coloniale a également mis en rapport des expériences singulières et antagoniques des mondes vécus de la domination. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas prétendu que ces luttes étaient communistes mais qu’elles réinventaient sa signification à partir de la critique d’un élément commun.
Dire qu’il existe un élément commun à l’exploitation du travail, à la destruction de la nature et à la colonisation de la Terre n’implique pas de les considérer comme des phénomènes identiques. L’exploitation du travail suppose une dépossession des conditions de production, à commencer par la terre grâce à laquelle les producteurs directs pourraient subvenir à leur besoin. Les histoires de l’accumulation primitive commencent toujours par une appropriation de la terre et une dépossession des paysanneries jetées sur le marché mondial du travail en tant qu’esclaves ou en tant qu’ouvriers. La colonisation consiste en un immense mouvement d’accaparement de la terre par lequel les communautés sont privées des moyens de subvenir à leurs besoins et deviennent dépendantes, par la contrainte, des productions industrielles des centres métropolitains. La logique d’épuisement des ressources est rendue possible par des rapports de propriété où quelques individus peuvent décider de la manière dont ils utilisent une part de la nature à laquelle ils ont l’accès exclusif. Il m’a semblé frappant que des luttes écologistes et décoloniales contre l’extractivisme retrouvent des mots d’ordres très similaires à ceux du Manifeste communiste. Les luttes environnementales actuelles, des combats des peuples autochtones aux ZAD, remettent au centre de la contestation politique la dissolution de la propriété privée. En refusant l’appropriation de la Terre et des ressources, elles placent l’occupation de l’espace au cœur de la lutte contre le capital. Elles enrichissent la critique ouvrière du mode de production capitaliste d’une critique écologiste et décoloniale de ses modes d’appropriation de la nature. Voilà l’intérêt d’une intervention marxiste en écologie : redécouvrir que l’élément commun à l’exploitation du travail, à la colonisation de la terre et à la destruction de la nature est le système des rapports de propriété capitaliste qui prive les collectifs humains et autres qu’humains de leurs moyens de subsistance.
« La nature, ça n’existe pas » déclare l’anthropologue Philippe Descola. Et, sur les ZAD, on a pu voir le slogan « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Qu’est-ce que ces formules nous disent de l’écologie contemporaine ?
« Les luttes environnementales actuelles, des combats des peuples autochtones aux ZAD, remettent au centre de la contestation politique la dissolution de la propriété privée. »
Ces formules témoignent d’un « trouble ontologique ». La catastrophe environnementale ne perturbe pas seulement nos rapports matériels aux mondes vivants : notre manière d’identifier et de nommer le réel n’est plus évidente. Nous ne savons plus très bien s’il est adéquat de parler de soi, du monde et des autres en employant des termes comme « nature » et « culture », puisque « la nature » a une puissance d’action dont on la croyait dénuée et que les collectifs humains nous apparaissent désormais comme des forces naturelles capables de transformer la biosphère à une ampleur inégalée jusque-là. La nature semble avoir une histoire sociale et les sociétés une histoire naturelle. Dans un geste ironique, Descola propose de rompre avec ce qu’il considère être la philosophie spontanée de l’Occident — le naturalisme. Pour le naturaliste occidental, il y aurait une continuité matérielle entre tous les phénomènes physiques. En revanche, seuls les êtres humains, dotés d’une réelle intériorité (une âme ou un esprit), pourraient faire usage de réflexion, de conscience ou d’intentionnalité. Ce que montre l’anthropologie comparatiste de Descola, c’est qu’il n’est ni nécessaire, ni légitime de mettre dans un même panier des virus, des ouragans, des chimpanzés et des trous noirs et dans un autre, des phénomènes liés à l’intériorité humaine. La preuve en est qu’il existe d’autres manières de penser le réel et d’identifier les êtres qui le composent, des modes de pensée animistes, totémiques ou analogiques.
Le slogan naturaliste de la ZAD intervient, lui, d’une manière très différente dans le débat écologique. Évidemment, un slogan ne peut avoir une signification exactement comparable à un énoncé de vulgarisation anthropologique. Contrairement à une écologie de la conservation « mainstream », la nature n’est pas passive, elle n’est pas un pur ensemble d’objets inertes sans agentivité4, un en-dehors qu’il s’agirait de préserver mais auquel nous n’appartenons pas. La nature est une totalité à laquelle les humains appartiennent. Il s’agit donc d’une définition d’un groupe écologiste par lui-même, en fonction d’une certaine définition de la nature. Ça montre que l’écologie radicale peut être naturaliste, c’est-à-dire mobiliser un certain usage de la catégorie de nature qui insiste sur les continuités entre les humains et les autres qu’humains, plutôt que sur les discontinuités. Ce slogan prend donc ses distances avec deux manières de faire de l’écologie : les politiques de préservation d’une nature sans histoire, illustrée par des ONG comme WWF, et une écologie sans nature, disons dans la veine de Descola. Au cœur d’un conflit de terre contre un grand projet d’aéroport, est apparue la nécessité de défendre l’appartenance humaine à la nature contre des visions trop « dualistes ». Les êtres humains apparaissent comme la subjectivité politique, qui depuis son appartenance fondamentale à la nature, peut la perturber ou organiser sa défense. Enfin, dire « nous sommes la nature qui se défend » signifie aussi qu’il existe de multiples natures, certaines qui se déploient dans leur autonomie propre et dont on ne peut pas attendre qu’elles se défendent contre les attaques du capital, et d’autres qui ont la puissance de composer des subjectivités politiques, conflictuelles et discursives.
L’une des formules a‑t-elle votre faveur ?
Pour ma part, je partage plutôt l’engagement ontologique du slogan de la ZAD. Il me semble important et utile d’employer un concept renouvelé de nature. Mais cette défense du naturalisme n’est légitime que si elle prend au sérieux les savoirs des sciences sociales et notamment ce fait établi par « l’anthropologie de la nature » : il existe d’autres manières de penser les rapports au réel et notre situation n’est pas celle de collectifs isolés ou de prolétariats nationaux vivant dans un état de relative étrangeté. Dans la « post-colonie », tous les collectifs ont été intégrés au marché mondial, ils possèdent donc une temporalité commune, une forme de contemporanéité conférée par la circulation des marchandises et de l’information. Cette situation postcoloniale engendre des phénomènes d’hybridations cosmologiques. Les frontières ontologiques sont moins étanches. Il est important de rappeler que les conflits de terre engagent le plus souvent des luttes pour les significations de la naturalité. De Notre-Dame-des-Landes à Standing Rock, reprendre la terre contre l’accaparement capitaliste s’accompagne d’une redéfinition du sensible, c’est-à-dire de ce dont on peut faire l’expérience. Il faut éviter l’erreur qui consisterait à opposer la lutte politique contre les destructions de la nature et les controverses ontologiques sur les concepts fondamentaux de l’écologie. Elles s’impliquent mutuellement, comme en témoignent par exemple les luttes portées par les Soulèvements de la terre. De même que le mouvement communiste a réussi, au milieu du XIXe siècle, à faire entrer de nouvelles réalités en politique — des machines, l’organisation et le temps de travail, la vie à l’usine, etc. —, le mouvement écologiste doit imposer l’existence d’autres qu’humains dans la vie sociale.
Votre approche consiste à éviter un premier écueil « d’une écologie sans nature », et un second d’« une naturalisation du social » — ce qui vous amène à défendre un « multinaturalisme historique ». Démêlez un peu ça pour nos lecteurs…
« Il faut éviter l’erreur qui consisterait à opposer la lutte politique contre les destructions de la nature et les controverses ontologiques sur les concepts fondamentaux de l’écologie. »
Après la destruction de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina, la philosophe Isabelle Stengers a proposé de qualifier notre époque comme celle de « l’intrusion de Gaïa ». Ça désigne un monde dans lequel des réalités nouvelles interviennent en politique : des incendies, des virus, des ouragans, des systèmes climatiques, des plantes, etc. Tout un ensemble d’êtres qui imposent la prise en compte de leur agentivité et de leur autonomie, de leur puissance d’engendrement et de composition. Mais il ne faut pas se bercer d’illusion. Ces intrusions peuvent prendre la forme d’une « révolte de la nature » : le sursaut de puissances réprimées qui s’expriment dans des formes destructrices.
Comme ?
Les invasions de criquets qui ont réduit l’Afrique de l’Est à la famine au cours de l’été 2020. Néanmoins, cette intrusion peut aussi prendre la forme de résistances renouvelées à la puissance du capital, comme dans le cas du « champignon mangeur de kérosène ». Léna Balaud et Antoine Chopot en parlent dans Nous ne sommes pas seuls. Ces champignons se développent dans les cuves des avions inutilisés : ils corrodent les moteurs et bloquent les appareils au sol. Il ne faut pas seulement penser les effets du capitalisme sur la nature, mais aussi la puissance d’agir de la nature, les effets écologiques sur le monde social. Il nous faut donc développer une cosmologie politique qui donne une place aux êtres autres qu’humains dans le devenir politique, tout en montrant la puissance de transformation et de destruction dont seuls les humains disposent. Repenser notre cosmologie politique à partir du Capitalocène suppose de redéfinir la « nature » à partir de son autonomie, de son historicité et de sa multiplicité. Depuis quarante ans, les sciences sociales se sont construites sur la base d’un raisonnement antinaturaliste : la nature y apparaît ou bien comme un concept inutile ou bien comme un concept réactionnaire.
Quel est donc l’usage émancipateur possible de « la nature » ?
Si la nature est toujours-déjà socialisée (c’est-à-dire modelée par des pratiques et représentée dans des discours), en faire une règle pour la pratique revient, en réalité, à ériger en principe « naturel » ce qui n’est qu’une norme sociale naturalisée. La « naturalité » de l’hétérosexualité en est l’exemple le plus évident. On naturalise un fait social afin de légitimer la norme sexuelle qui l’ordonne en l’érigeant en « loi de la nature ». La naturalisation joue alors un rôle idéologique de légitimation d’un rapport de pouvoir. Certains usages du concept de nature sont indéniablement problématiques. Cependant, à vouloir s’en passer complètement, on risque de passer à côté de cet ensemble de forces que le concept de nature cherchait à nommer : la puissance de surgissement et d’autoproduction du vivant.
Que voulez-vous dire exactement par là ?
Il existe dans le vivant des puissances d’engendrement spontanées qui se déploient indépendamment du type de codification culturelle auquel nous les soumettons. Les organismes et les écosystèmes produisent, par des actions isolées ou conjointes, des effets matériels. Les interactions entre les entités vivantes transforment l’environnement, qui à son tour conditionne les formes de vie qui peuvent s’y développer. Ces interrelations produisent un milieu qui est le résultat des actions réciproques des organismes dans un biotope particulier. Cette définition dynamique des écosystèmes accorde une place importante à la puissance d’engendrement des êtres naturels, c’est-à-dire à leur capacité à fixer, par leurs interactions, les normes d’une action possible dans un environnement déterminé. Pensons seulement aux effets de la mycorhyzation, cette association de racines et de champignons qui produit un milieu adéquat à certaines espèces d’arbres ; ou encore aux millions d’années nécessaires à la décomposition des matières organiques en matières fossiles. La nature est une puissance d’engendrement qui surgit et s’autoproduit. La philosophe Donna Haraway a récemment proposé de remplacer le concept « d’autoproduction » par celui de « sympoïèse », qui désigne la coproduction du milieu par des espèces en interrelations plutôt que l’activité autonome de certains organismes isolés. Les milieux sont donc toujours, selon elle, des « mondes multispécifiques », composés par les actions de différents êtres vivants. Cette précision est décisive, mais elle s’appuie sur une idée commune concernant la nature du réel : il existe des puissances de composition qui se déploient indépendamment des représentations que nous en avons. On a coutume de ranger ces processus sous l’appellation d’histoire naturelle ; il serait plus judicieux de les penser dans les termes d’une histoire autonome de la nature.
« Parler de l’histoire sociale de la nature revient à défendre la coappartenance des pratiques humaines et de leur condition matérielle objective. »
Cette puissance autonome d’engendrement du réel apparaît dans des conditions culturelles et historiques déterminées, c’est-à-dire informées par une histoire sociale. « Nature » est le nom qu’a pris cette puissance dans l’histoire de la philosophie européenne. La « nature » n’est donc jamais qu’une codification culturelle du réel parmi d’autres, mais elle peut permettre sous certaines conditions de désigner adéquatement un type de réalités et d’autoriser des traductions conformes dans d’autres codifications culturelles. Les conditions d’apparition de la nature sont toujours culturellement situées. Parler de l’histoire sociale de la nature revient à défendre la coappartenance des pratiques humaines et de leur condition matérielle objective. Les forêts ravagées de l’Oregon où poussent des champignons Matsutsake en sont un bon exemple. Comme l’a montré l’anthropologue Anna Tsing dans Le Champignon de la fin du monde, c’est dans des forêts exploitées puis abandonnées que ces champignons qui ont une très forte valeur ajoutée sur le marché mondial se développent. Pour qu’ils poussent, il faut donc à la fois une histoire autonome (les effets de la mychorization) et une histoire hétéronome ou sociale de la nature (l’exploitation puis l’abandon des écosystèmes). Anna Tsing propose de nommer cette nature qui surgit de manière autonome dans les ruines du capitalisme, après les dégradations humaines des écosystèmes, la « troisième nature ». Ce concept permet d’identifier le résultat historique des symbioses opérées par des agents non-humains dans des contextes de transformation anthropique avancée. Dans des écosystèmes qu’on aurait pu croire définitivement appauvris par l’extractivisme ressurgissent d’anciennes et de nouvelles espèces. Il existe donc différents modes d’êtres de la nature selon les rapports qu’elle entretient à l’histoire du capital : nature sauvage et libre, nature exploitée et transformée par le capital, nature réensauvagée par la puissance d’engendrement des espèces qui la composent.
Chaque fois que des écosystèmes sont modifiés ou abandonnés, des interactions spécifiques nouvelles émergent, produisant de nouveaux milieux, qui peuvent à l’occasion perturber l’accumulation du capital. Ainsi en va-t-il de l’amarante qui est devenue résistante au Roundup, l’herbicide de Monsanto censé détruire toutes les espèces végétales à l’exception des semences génétiquement modifiées pour y résister. Comme l’ont rappelé Léna Balaud et Antoine Chopot, cette « super mauvaise herbe » se déploie désormais dans un environnement hautement anthropisé, appauvri, et résiste à la relation de valeur qui s’impose dans les milieux où elle pousse. La nature a donc une histoire autonome (la sympoïèse) et une histoire sociale, marquée par la destruction (le Capitalocène). Dans la mesure où la sympoïèse est une capacité à composer entre différents organismes et différentes espèces, son histoire est nécessairement multiple. Il n’existe pas une histoire de la nature, mais, comme l’écrit Jason W. Moore, des « natures historiques ». Ces dernières sont le produit toujours partiel et inachevé d’une puissance d’autoproduction qui compose avec des milieux non-humains et des sociétés humaines. En ce sens, cette histoire matérialiste de la nature est un « multinaturalisme ». Elle admet que le surgissement du non humain est toujours relatif aux milieux naturels et à l’histoire des sociétés qui l’ont transformé matériellement et informé symboliquement. Autrement dit, « la nature » ne peut servir à désigner un type d’espace ou une collection d’objets, elle désigne plutôt une puissance causale qui se réalise toujours singulièrement dans « des natures » particulières. C’est la raison pour laquelle cette ontologie est un multinaturalisme, une cosmologie pour le communisme dans l’Anthropocène.
- Ou « non-humains » : animaux, végétaux, etc.[↩]
- Nous faisons référence à ses ouvrages La Société écologique et ses ennemis et L’Âge productiviste.[↩]
- Dans Le Capital, il écrit par exemple que la production capitaliste « perturbe […] le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité du sol. Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité dans un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. » [ndla][↩]
- Faculté d’action d’un être. Capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer.[↩]
REBONDS
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