Diyarbakır : reconstruire une municipalité en ruines


Texte inédit | Ballast

Le 4 novembre 2024, les maires kurdes des villes de Elîh, Merdîn et Xalfetî ont vu l’ac­cès à leurs locaux inter­dit par d’importants déploie­ments poli­ciers. Comme en 2014 et en 2019 dans de nom­breuses villes des régions kurdes de Turquie, l’État a déci­dé de les des­ti­tuer de leurs fonc­tions et de les rem­pla­cer par des admi­nis­tra­teurs — les kayyum. Quelques jours plus tôt, l’un de nos rédac­teurs ren­con­trait des élu·es de la muni­ci­pa­li­té d’Amed — Diyarbakır, en turc — qui, avec ses deux mil­lions d’habitant·es, est la plus grande métro­pole à majo­ri­té kurde du pays. Sept mois après les der­nières élec­tions muni­ci­pales, elles et ils s’affairent à recons­truire un ser­vice public for­te­ment dégra­dé après huit années aux mains de l’État turc. ☰ Par Loez


En ce début de week-end, les artères com­mer­çantes du quar­tier de Sur, enser­ré par ses grandes murailles en basalte noir clas­sées au patri­moine mon­diale de l’UNESCO, four­millent d’ac­ti­vi­té. Les grappes de tou­ristes s’agglutinent devant la grande mos­quée Ulu camii. Dans l’ombre des ruelles pavées, à l’écart des grands axes, les habitant·es vaquent à leurs occu­pa­tions et les enfants jouent. C’est là que, neuf ans plus tôt, une jeu­nesse kurde pous­sée à bout avait dres­sé des bar­ri­cades et pro­cla­mé l’au­to­no­mie du quar­tier vis-à-vis du régime turc. La répres­sion menée par celui-ci a lais­sé des traces : des impacts de balles, encore visibles à cer­tains endroits, et une large par­tie du quar­tier en ruine. Après que les bull­do­zers ont déblayé les gra­vats des mai­sons bom­bar­dées, de nou­velles habi­ta­tions ont été recons­truites. Elles res­semblent davan­tage aux pri­sons éta­tiques qu’aux anciennes demeures de la ville. Longtemps bou­dées par les habitant·es, cer­taines ont fini par être occu­pées après le trem­ble­ment de terre sur­ve­nu en février 2023, par des per­sonnes à la recherche d’un loge­ment ne ris­quant pas de s’effondrer.

L’action de l’État à Sur n’a pas lais­sé que des bâti­ments en ruine. Elle a aus­si cher­ché à déman­te­ler les struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles de l’opposition kurde, en par­ti­cu­lier les struc­tures muni­ci­pales, inter­faces impor­tantes entre la popu­la­tion et le mou­ve­ment poli­tique, qui a pu y mettre en œuvre ses pro­jets. Si la répres­sion du mou­ve­ment d’autonomie s’est ache­vée en mars 2016, quatre mois plus tard, Erdoğan a pris comme pré­texte un coup d’État man­qué au mois de juillet, avec lequel les Kurdes n’a­vaient rien à voir, pour se débar­ras­ser de l’opposition kurde, orga­ni­sée notam­ment au sein du Parti démo­cra­tique des peuples (HDP). Il s’est atta­qué aux député·es et aux élu·es muni­ci­paux. Le sys­tème de co-maire, une femme et un homme, mis en place par le HDP, n’a pas de valeur juri­dique. Officiellement, la per­sonne fai­sant fonc­tion de maire est la tête de liste. À Amed, en 2016, c’est donc Gültan Kışanak, une femme poli­tique expé­ri­men­tée et popu­laire, qui est démise de ses fonc­tions, rapi­de­ment empri­son­née et rem­pla­cée par un kayyum. Rebelote en 2019. Après avoir rem­por­té les élec­tions muni­ci­pales en 2019 sous la ban­nière du HDP, Selçuk Mizralı, méde­cin de for­ma­tion, est lui aus­si limo­gé et embas­tillé quelques mois après son élection.

La mise sous tutelle des mairies, une gestion coloniale

« Les kayyum sont un rouage clé de l’administration colo­niale des régions kurdes »

Le 31 mars 2024, date des élec­tions muni­ci­pales en Turquie, la crainte de voir le scé­na­rio se repro­duire était grande. Mais cette fois, ce sont d’autres villes qui ont été visées. Dès le len­de­main du scru­tin, l’État a essayé de voler la vic­toire de Neslihan Şedal et Abdullah Zeydan dans la ville de Wan, avant de recu­ler devant une impor­tante mobi­li­sa­tion popu­laire. À Colemêrg (Hakkari, en turc), Mehmet Sıddık Akış aura eu moins de chance. Le pou­voir a exhu­mé contre lui un dos­sier datant de 2014 et a condam­né le cin­quan­te­naire à 19 ans et demi de pri­son sous l’ac­cu­sa­tion « d’ap­par­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste » habi­tuel­le­ment uti­li­sée pour muse­ler les opposant·es. Quelques mois plus tard, le 4 novembre, ce sont trois autres villes qui sont visées. La date ne doit rien au hasard : exac­te­ment huit ans aupa­ra­vant, Selahattin Demirtaş, lea­der cha­ris­ma­tique du HDP, était arrêté.

Comme le note le cher­cheur Sedat Uluğuna, la pra­tique des kayyum n’est pas nou­velle. Elle remonte à 1912 et a ensuite été lar­ge­ment appli­quée par la République turque, notam­ment durant les années 1990, période de répres­sion vio­lente du mou­ve­ment kurde. Erdoğan s’ins­crit donc dans les pas du régime kéma­liste1 qui l’a pré­cé­dé. Les kayyum sont un rouage clé de l’administration colo­niale des régions kurdes : leur rôle est de paci­fier la popu­la­tion, d’é­li­mi­ner l’opposition et de s’approprier les res­sources locales. Fait nou­veau tou­te­fois : quelques jours avant l’in­ter­ven­tion dans les régions kurdes, Ahmet Özer, maire du par­ti d’op­po­si­tion kéma­liste CHP du dis­trict d’Esenyurt à Istanbul, a été démis de ses fonc­tions et empri­son­né au pré­texte — déli­rant — d’a­voir eu des liens avec le PKK2. Peu habi­tuée à être ain­si visée, qui plus est dans les régions non kurdes de l’Ouest, l’op­po­si­tion natio­na­liste a pro­tes­té contre les attaques sur les mai­ries kurdes.

[Amed, quartier historique de Sur. Après les destructions causées durant la répression du mouvement pour l'autonomie en 2015-2016, les kayyum ont supervisé un projet de reconstruction éloigné du quartier originel.]

Durant leurs huit années de régence à Amed, les kayyum ont non seule­ment rem­pla­cé les co-maires à la tête de la métro­pole, mais éga­le­ment à celle des mai­ries de quar­tier. « Nous avons repris une ruine et nous essayons de recons­truire quelque chose à l’in­té­rieur des décombres », lance Gulan Önkol. La jeune femme, qui se défi­nit aus­si comme « han­di­ca­pée et kurde », a été élue à la tête de la muni­ci­pa­li­té du quar­tier de Sur conjoin­te­ment avec Adnan Örhan. Une cir­cons­crip­tion qui ne se limite pas à la zone urbaine mais inclut éga­le­ment 258 vil­lages et repré­sente 51 % de la métro­pole d’Amed.

Le kayyum qui diri­geait le dis­trict de Sur est par­ti en lais­sant der­rière lui une dette astro­no­mique : près de 143 mil­lions de livres turques, soit envi­ron 4 mil­lions d’euros. À l’échelle de la métro­pole, la dette s’élève en tout à 100 mil­lions d’euros. En mars, avant les élec­tions, près de 50 % du bud­get de l’année avait déjà été dépen­sé. Une grande par­tie a été uti­li­sée pour payer une masse sala­riale sur­di­men­sion­née par rap­port aux besoins réels. « Ils ont essayé de trans­for­mer les muni­ci­pa­li­tés en source d’emploi, bien que nous ne puis­sions pas le prou­ver, nous pou­vons l’af­fir­mer d’après les rumeurs que nous avons enten­dues. Beaucoup ont été employés en échange de pots-de-vin. » Doğan Hatun, co-maire de la métro­pole, ren­ché­rit sur ces pra­tiques de cor­rup­tion et de clien­té­lisme. Il cite l’exemple du réseau de trans­port public dont la nou­velle équipe a dû, dès son arri­vée, se sépa­rer des ges­tion­naires, qui détour­naient l’argent du ser­vice et favo­ri­saient des entre­prises com­plices pour réa­li­ser des répa­ra­tions sur les véhi­cules à des coûts exor­bi­tants. Il résume le but de cette poli­tique : « Une telle ville n’a plus d’ordre, plus de règles, plus de res­pect, plus d’hos­pi­ta­li­té. [L]a socié­té voit la façon dont vous la gérez, et elle devient impuis­sante. Quand il n’y a plus rien à faire, cha­cun essaie d’ac­com­plir son des­tin avec ses propres forces ou avec les méthodes aux­quelles il a accès. »

« Ce fonc­tion­ne­ment pré­da­teur, en dehors des règles du droit, est symp­to­ma­tique de la vision colo­niale des kayyum, qui ne servent pas le peuple, mais l’État. »

En plus d’utiliser les finan­ce­ments de la muni­ci­pa­li­té, pro­por­tion­nels à la popu­la­tion, le kayyum a reven­du des ter­rains appar­te­nant à la ville pour cou­vrir les salaires et absor­ber les dépenses. Ce fonc­tion­ne­ment pré­da­teur, en dehors des règles du droit, est symp­to­ma­tique de la vision colo­niale des kayyum, qui ne servent pas le peuple, mais l’État. « Depuis notre arri­vée, nous ne fai­sons que payer les salaires. Il n’y a aucun excé­dent dans la caisse, au contraire, nous sommes constam­ment en défi­cit. Nous avons dû bais­ser de 20 % les salaires pen­dant envi­ron trois mois. Nous ne pou­vons pas payer les assu­rances. Notre dette est main­te­nant pas­sée à 160 mil­lions », détaille Gulan.

Faute d’autres sources de reve­nus, la mai­rie sur­vit sous per­fu­sion de l’aide de la métro­pole et des autres mai­ries de quar­tier. Pendant huit ans, les tra­vaux d’entretien ont été négli­gés et les ser­vices publics lais­sés à l’abandon, ce qui fait peser un far­deau sup­plé­men­taire sur la mai­rie de Sur. « L’attente du public est très forte » explique Adnan Örhan. « Bien sûr, après avoir été pré­sents pen­dant envi­ron six mois, nous avons déve­lop­pé un cer­tain nombre de pro­jets afin de créer des alter­na­tives, à la fois sur le plan éco­no­mique et pour ouvrir des oppor­tu­ni­tés d’emploi. Nous essayons de les réa­li­ser pro­gres­si­ve­ment. » Les deux tiers des habitant·es du quar­tier, dépos­sé­dés de leurs dirigeant·es pour­tant élu·es avec une large majo­ri­té, avaient boy­cot­té la mai­rie pen­dant huit ans. Le tiers res­tant, par­ti­san de Hüda-Par3, par­ti kurde conser­va­teur allié au régime turc, a pu béné­fi­cier des faveurs de celui-ci, notam­ment en ce qui concerne les acti­vi­tés commerciales.

Dorénavant, les habitant·es estiment que la mai­rie doit tra­vailler pour eux et four­nir les ser­vices atten­dus, avec une cer­taine forme d’urgence. « Nous sommes déter­mi­nés », reprend Adnan Örhan. « Au cours de cette période de cinq ans, nous avons pour objec­tif de répondre à tous les besoins fon­da­men­taux de Sur. En même temps, nous pré­voyons des acti­vi­tés sociales et cultu­relles. [Avec le kayyum] il y avait une poli­tique d’as­si­mi­la­tion, et ces poli­tiques d’as­si­mi­la­tion ont entraî­né un impor­tant rétré­cis­se­ment, une fer­me­ture en termes de langue, de culture, de pro­jets pour les enfants et les femmes. » C’est là un autre rôle des admi­nis­tra­teurs : pro­lon­ger les poli­tiques d’assimilation de l’État turc, qui refuse aux Kurdes toute auto­no­mie poli­tique et n’autorise la pra­tique cultu­relle que si elle s’inscrit dans un pas­sé folk­lo­ri­sé com­pa­tible avec l’histoire offi­cielle, et non pas comme un patri­moine vivant. « Nous avons com­men­cé à rou­vrir toutes ces portes, et notre tra­vail se pour­suit en ce sens. Peu importe la dif­fi­cul­té des condi­tions, nous le pour­sui­vons avec déter­mi­na­tion. »

Projets et entraves

« La popu­la­tion attend tout de nous », constate pour sa part Gulan Önkol. « Je le dis sans exa­gé­ra­tion. Il y a un peuple sans État. Ou qui se voit comme tel. Qui ne se sent pas faire par­tie du sys­tème éta­tique actuel, qui ne le consi­dère pas comme repré­sen­ta­tif. Parce que sa langue est reje­tée, son iden­ti­té est reje­tée. Jusqu’à aujourd’­hui, [pour l’État] n’y a pas de Kurdes. » Alors, explique-t-elle, les gens attendent que ce soit le pou­voir local qu’ils ont choi­si qui leur four­nisse les ser­vices publics néces­saires : recherche d’emploi, prise en charge des vic­times de vio­lences, sou­tien juri­dique, aide pour les situa­tions de pré­ca­ri­té… « De même, au sens tech­nique, pour les tra­vaux de construc­tion de routes, les pro­blèmes d’in­fra­struc­tures… Cela fait déjà par­tie des ser­vices propres des muni­ci­pa­li­tés. Dans le cadre du muni­ci­pa­lisme social, que nous avons adop­té dans notre propre pro­jet, nous avons pu l’ex­pli­quer au public. Il n’y a pas de pro­blème à ce sujet. Mais je vou­drais juste men­tion­ner une chose : nos muni­ci­pa­li­tés ne sont pas seule­ment des pour­voyeuses d’emploi. Nous menons un tra­vail social qui com­prend des acti­vi­tés cultu­relles, artis­tiques, édu­ca­tives, de soli­da­ri­té et de sou­tien social. En ce sens, nous répon­dons aux demandes des citoyens lors­qu’ils s’a­dressent à nous. Nous sommes constam­ment en train de cher­cher des res­sources, de déve­lop­per des méthodes, de construire des pro­jets. »

« À l’in­verse, nos poli­tiques actuelles dépendent de ce que veulent les citoyens. Nous allons à la ren­contre des gens sur place, nous dis­cu­tons avec eux et nous four­nis­sons des ser­vices conformes à leurs demandes. »

Outre les dettes, le kayyum a dépos­sé­dé Sur d’une par­tie de ses biens fon­ciers au pro­fit des auto­ri­tés éta­tiques. La ges­tion des cinq quar­tiers lais­sés en ruine après les com­bats de 2015–2016 a été trans­fé­rée au minis­tère de l’Environnement et de l’Urbanisation. Le minis­tère de la Culture y a éga­le­ment son mot à dire. Mais pas la muni­ci­pa­li­té, qui a per­du ses pré­ro­ga­tives sur le sujet. Or, dans ce même pro­ces­sus, 15 à 20 000 per­sonnes ont été expro­priées de force, épar­pillées et relo­gées dans des quar­tiers éloi­gnés de Sur. Si, dans les années 1990, lorsque l’armée turque brû­lait les vil­lages kurdes, elle for­çait leurs habitant·es à s’installer en péri­phé­rie des grandes villes, l’exil est désor­mais intra-urbain. « Une migra­tion for­cée », affirme Adnan Örhan, qui sou­ligne le contraste avec leur approche : « À l’in­verse, nos poli­tiques actuelles dépendent de ce que veulent les citoyens. Nous allons à la ren­contre des gens sur place, nous dis­cu­tons avec eux et nous four­nis­sons des ser­vices conformes à leurs demandes. Par exemple, si nous construi­sons ne serait-ce qu’un petit parc, nous allons deman­der aux habi­tants du quar­tier, aux enfants, aux jeunes et aux femmes, quel type de parc ils veulent ou d’ailleurs s’ils veulent un parc, ou bien que quelque chose d’autre soit construit. »

Mais l’État met déli­bé­ré­ment des bâtons dans les roues des nou­veaux élu·es. D’abord juri­di­que­ment, comme le sou­lignent les deux co-maires de Sur. Le minis­tère de l’Environnement et de l’Urbanisation leur a écrit pour leur signi­fier que la mai­rie ne pour­rait pas déli­vrer de per­mis de construire pour de nou­veaux bâti­ments dans les limites de Sur, met­tant ain­si à mal une de leurs pré­ro­ga­tives. Les élus devront deman­der l’au­to­ri­sa­tion pour toute réa­li­sa­tion. Adan Örhan dénonce des condi­tions injustes, dif­fé­rentes de celles des autres muni­ci­pa­li­tés, notam­ment celles des pro­vinces de l’Ouest. « C’est une forme de kayyum à dis­tance » conclut-il.

["Nous ne donnerons pas Sur". Graffiti contre les expulsions et destructions de maisons sous couvert de rénovation urbaine pendant la première période de kayyum.]

« Il n’y a pas de concept de trans­for­ma­tion urbaine dans la poli­tique de notre par­ti » affirme Gulan Önkol. « Nous nous appuyons sur une trans­for­ma­tion décen­tra­li­sée. Pour nous, les déci­sions de construc­tion sont basées sur la mémoire de la ville, l’es­pace, la culture des gens, le mode de vie de cette région. En même temps, la bonne construc­tion se fait à par­tir des demandes des gens. Sur est un lieu avec une mémoire, une his­toire et, dans un sens, un lieu qui abrite de nom­breuses struc­tures cos­mo­po­lites dif­fé­rentes depuis des années. Depuis 2015, la popu­la­tion ne cesse de migrer dans le cadre des poli­tiques de guerre spé­ciales menées ici. Elle lutte contre la pau­vre­té. Elle est lais­sée à la mer­ci de la drogue. Les rues sont désertes, les mai­sons sont aban­don­nées et négli­gées à cause de la pau­vre­té. [E]n d’autres termes, on s’ef­force de trans­for­mer ces lieux en zones d’in­sé­cu­ri­té. Mais en même temps, avec l’a­ban­don de ces lieux, une déré­lic­tion s’ins­talle. C’est la rai­son pour laquelle une démarche poli­tique cor­recte consis­te­rait à mettre en œuvre des tra­vaux d’as­sai­nis­se­ment des rues, des quar­tiers. »

En mars 2016, alors que les com­bats dans Sur étaient à peine ache­vés, le pre­mier ministre Ahmet Davutoğlu, de pas­sage dans la ville, décla­rait vou­loir faire du quar­tier « la nou­velle Tolède », sus­cep­tible d’attirer tou­ristes et inves­tis­seurs. Le but est double : folk­lo­ri­ser la culture et l’his­toire du site, et en tirer pro­fit. Il annon­çait ain­si le pro­ces­sus d’expulsions, de des­truc­tions et recons­truc­tions à venir. Pour Gulan, « le pro­blème est la trans­for­ma­tion de Sur en musée à ciel ouvert. Nous disons : pour­quoi pas, mais il ne s’a­git pas de lieux décon­nec­tés des espaces de vie, aban­don­nés par les gens et consi­dé­rés uni­que­ment comme des musées. Nous avons pour objec­tif de rame­ner l’his­toire et la mémoire à leur juste place dans les espaces de vie. Mais bien sûr, notre man­dat ne suf­fi­ra pas pour ce pro­ces­sus. »

« Cette des­truc­tion nous a rame­nés, nous, cette socié­té, 30 ans en arrière. »

D’un point de vue social, la lutte contre la pau­vre­té est une prio­ri­té à Sur. Dans la ville d’Amed, la crise éco­no­mique affecte dure­ment la popu­la­tion. D’après Doğan Hatun, co-maire de la métro­pole, 400 000 jeunes sont au chô­mage, 60 % de la popu­la­tion tra­vaille de manière inter­mit­tente. Il explique com­ment sous la direc­tion du kayyum, la façon d’ac­cé­der aux aides sociales a contri­bué à pro­pa­ger un sen­ti­ment de honte dans la socié­té. Au lieu de se faire dis­crè­te­ment pour les per­sonnes dans le besoin, celles-ci ont été obli­gées de faire la queue à la vue de tous pour, par exemple, obte­nir des colis de nour­ri­ture. Dans ce domaine éga­le­ment, l’État cherche à mettre en dif­fi­cul­té les élu·es. Il y a à Sur un centre d’éducation popu­laire muni­ci­pal qui pro­pose aux jeunes de les aider à pré­pa­rer l’examen d’entrée à l’université. Ses pro­fes­seurs étaient employés par l’État jus­qu’à ce qu’il mette fin à tous les contrats après les élec­tions. 517 jeunes se sont retrou­vés sur le car­reau. Les demandes faites par la mai­rie pour renou­ve­ler ces contrats n’ont pas été trai­tées, et en rai­son des finances déli­cates, elle n’a pas les moyens de sup­pléer l’État. À l’ex­té­rieur des murailles de Sur, dans les quar­tiers d’Ofis et de Baglar, la mai­rie métro­po­li­taine a tout même pu ouvrir deux res­tau­rants popu­laires où l’on peut man­ger un repas com­plet pour 2€, moins que le prix d’un sandwich.

« Cette des­truc­tion nous a rame­nés, nous, cette socié­té, 30 ans en arrière », affirme Doğan Hatun, évo­quant ici davan­tage les dom­mages subis par le tis­su social que les pertes maté­rielles. Face à la situa­tion pré­caire dans laquelle elle se trouve, la mai­rie lance un appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, ren­due com­pli­quée par le fait qu’un cer­tain nombre d’élu·es de la métro­pole sont sous le coup d’une inter­dic­tion de sor­tie du ter­ri­toire. « Nous sommes dans un état d’i­so­le­ment. Nous avons besoin de sou­tien à la fois au niveau natio­nal et inter­na­tio­nal en tant que par­tie des gou­ver­ne­ments locaux qui luttent pour leur peuple et tra­vaillent pour leur peuple » sou­ligne Adnan Örhan. Gulan Önkol ajoute : « La phi­lo­so­phie Jin, jiyan, aza­dî4 et la lutte kurde ont été recon­nues dans le monde entier. Notre lutte est une lutte pour les droits humains et, en ce sens, nous avons besoin de soli­da­ri­té et de sou­tien. Ne vous mépre­nez pas : cela ne veut pas dire que nous atten­dons l’aide d’une main blanche. Ou qu’un sau­veur vien­dra nous tirer de cette situa­tion. Nous vou­lons de la soli­da­ri­té. Nous vou­lons nous orga­ni­ser et déve­lop­per cette lutte ensemble. Mais en la menant, nous avons inévi­ta­ble­ment des besoins, tech­niques, maté­riels ou moraux. Nous avons des besoins au niveau du déve­lop­pe­ment de pro­jets. Nous sommes ouverts à des par­te­na­riats natio­naux et inter­na­tio­naux dans ce sens et nous atten­dons un sou­tien parce que notre auto­no­mie ici, c’est-à-dire notre auto­no­mie dans les gou­ver­ne­ments locaux, est res­treinte et entra­vée. »


Photographies de l’ar­ticle : Loez | Ballast


image_pdf
  1. En réfé­rence à l’idéolo­gie fon­da­trice de la République de Turquie, telle que défi­nie par Mustafa Kemal Atatürk.[]
  2. Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, dont le diri­geant Abdullah Öcalan est empri­son­né depuis 1999. Celui-ci a théo­ri­sé le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique dont les prin­cipes ont été repris par le mou­ve­ment civil kurde.[]
  3. Hüda-Par est la façade légale du Hizbullah, un mou­ve­ment isla­miste kurde ayant ser­vi à for­mer des esca­drons de la mort au ser­vice du régime turc et cou­pable de nom­breux assas­si­nats de militant·es d’op­po­si­tion durant la « sale guerre » des années 1990.[]
  4. Femme*, vie, liber­té : slo­gan du mou­ve­ment des femmes kurdes repris en Iran dans les révoltes qui ont sui­vi l’as­sas­si­nat de Jina Amini à Téhéran par des séides du régime.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « À Diyarbakır : un vil­lage per­du dans la ville », Loez, novembre 2023
☰ Lire notre article « Février, la plaie au cœur du Hatay », Estaban Ruga, mars 2024
☰ Lire notre article « Kurdistan Nord : effa­cer la mémoire des morts », Loez, juin 2023
☰ Lire notre article « Drogue et contre-insur­rec­tion au Kurdistan Nord », Loez, février 2022
☰ Lire notre article « Guerre de l’eau et des mémoires au Kurdistan Nord », Loez, jan­vier 2022
Lire notre article « À Diyarbakır : effa­cer la mémoire et réécrire l’histoire », Loez, avril 2021


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.