Écologie et agriculture, une rencontre contrariée


Entretien inédit | Ballast | En partenariat avec Terrestres

On s’en sou­vient : il y a tout juste un an, les pan­neaux signa­lé­tiques de mil­liers de com­munes fran­çaises étaient retour­nés, à l’i­ni­tia­tive des syn­di­cats agri­coles majo­ri­taires. Un coup média­tique, pré­lude à des mobi­li­sa­tions his­to­riques. Si les reven­di­ca­tions dif­fèrent selon les orga­ni­sa­tions, les plus pro­duc­ti­vistes tirent leur épingle du jeu et voient leur agen­da repris au som­met de l’État. « De pro­chaines crises sont pré­vi­sibles parce que la dis­pa­ri­tion de l’agriculture fami­liale est un mou­ve­ment de fond », pré­ve­nait en sep­tembre der­nier, date à laquelle nous avons réa­li­sé cet échange, le socio­logue o Magnin. Celui-ci venait de faire paraître La Vie sociale des haies après avoir cosi­gné quelques mois plus tôt une étude sur les polices de l’en­vi­ron­ne­ment. La nou­velle séquence de mobi­li­sa­tions qui a débu­té en novembre vient confir­mer son ana­lyse et le rap­pelle : les causes, struc­tu­relles, appellent des solu­tions qui le sont tout autant. En par­te­na­riat avec Terrestres.


Une haie, qu’est-ce que c’est ?

Question faus­se­ment facile ! Les débats autour de la défi­ni­tion de la haie sont vifs dans les sciences et dans le droit. Pour faire simple, disons que le mot « haie » désigne des lignes d’arbres et de buis­sons. Mais pour quoi faire ? Historiquement, elles sont des clô­tures végé­tales qui entourent les par­celles. Avec la moder­ni­sa­tion agri­cole, elles ont été per­çues comme des « obs­tacles à l’utilisation ration­nelle du sol », d’après les termes d’un décret de 1955. À ce titre, elles ont été mas­si­ve­ment détruites pour obte­nir des champs plus grands. À par­tir des années 1970, elles sont pro­gres­si­ve­ment requa­li­fiées en élé­ments du pay­sage à conser­ver : elles sont des « cor­ri­dors bio­lo­giques » où se déplace la faune, des « trames vertes » orga­ni­sant le pay­sage et les bas­sins ver­sants ou encore des « puits de car­bone » qui captent le CO2 par la pho­to­syn­thèse. Ajoutons une dimen­sion patri­mo­niale et esthé­tique forte : le bocage évoque une cam­pagne pré­ser­vée. Une haie est donc un élé­ment du pay­sage d’apparence ano­dine — d’apparence seule­ment — sur lequel se fixent des dyna­miques sociales contra­dic­toires. Plantées, détruites, main­te­nant pro­té­gées mais tou­jours détruites : les haies se situent à l’intersection de puis­sants mou­ve­ments historiques.

Que vous évo­quaient-elles au moment de com­men­cer à tra­vailler dessus ?

Une cer­taine indif­fé­rence. D’abord, parce que, pour les éle­veurs que j’a­vais ren­con­trés en Auvergne, elles rele­vaient sur­tout d’o­bli­ga­tions bureau­cra­tiques rela­tives à l’é­co­lo­gi­sa­tion de la Politique agri­cole com­mune (PAC). Je suis donc arri­vé sur ce sujet avec une connais­sance très limi­tée de l’ob­jet lui-même. Je n’é­tais pas un amou­reux des haies de prime abord, je ne connais­sais pas grand-chose de leurs effets sur l’é­ro­sion cau­sée par le vent ou par l’eau, sur ce qu’elles peuvent appor­ter en termes agroé­co­lo­giques. Pour moi, c’é­tait plus un élé­ment du pay­sage qu’un véri­table élé­ment agri­cole. J’ai com­men­cé mon enquête sur l’é­co­lo­gi­sa­tion de l’a­gri­cul­ture à par­tir de docu­ments héris­sés de sigles, de seuils admi­nis­tra­tifs, de coef­fi­cients. Mais très vite m’est venu l’i­dée d’é­tu­dier plu­tôt la pro­tec­tion des haies dans la PAC d’un point de vue eth­no­gra­phique, en allant voir les gens au tra­vail, que ce soit dans l’ad­mi­nis­tra­tion ou dans les champs. Comment se passe l’écriture de la règle, quel contrôle est mis en œuvre par l’ad­mi­nis­tra­tion, quelles cri­tiques sont for­mu­lées par les agri­cul­teurs et des asso­cia­tions ? À par­tir de cette enquête, j’ai vou­lu mon­trer la richesse de cet objet qui, bien au-delà du dis­po­si­tif de la PAC, ren­seigne sur un mou­ve­ment plus géné­ral de trans­for­ma­tion de la socié­té : l’écologisation. 

Qu’entendez-vous par-là ?

« Plantées, détruites, main­te­nant pro­té­gées mais tou­jours détruites : les haies se situent à l’intersection de puis­sants mou­ve­ments historiques. »

L’écologisation — gree­ning en anglais est un terme qui désigne l’in­té­gra­tion de cri­tères envi­ron­ne­men­taux dans des poli­tiques publiques qui ne sont pas envi­ron­ne­men­tales, comme les trans­ports, la san­té, l’é­du­ca­tion, la culture, l’a­gri­cul­ture. Le terme désigne aus­si désor­mais des pra­tiques tout à fait quo­ti­diennes, ordi­naires, qui peuvent mettre en jeu des émo­tions, des affects et des rela­tions sociales en dehors des rap­ports avec l’État. Pensons par exemple aux pra­tiques de sobrié­té dans l’alimentation (végé­ta­risme et véga­nisme), les trans­ports (ne plus prendre l’avion) ou le numé­rique (se pas­ser de smart­phone)… Je parle pour ma part d’un pro­ces­sus d’é­co­lo­gi­sa­tion des mœurs afin de lier ces deux aspects. J’entends par là qu’il n’est pas uni­que­ment ques­tion d’une poli­tique publique, qui s’in­carne ou non dans des manières de vivre, mais aus­si du mou­ve­ment inverse : ce sont par­fois des manières de vivre qui, for­ma­li­sées d’une cer­taine manière, s’in­carnent dans des poli­tiques publiques.

Est-ce qu’il a paru évident à vos inter­lo­cu­teurs de mener une enquête eth­no­gra­phique sur les haies ?

Pour les per­sonnes que j’ai ren­con­trées dans l’ad­mi­nis­tra­tion ou dans les asso­cia­tions, oui. Dans d’autres cadres, ça a sus­ci­té de nom­breuses incom­pré­hen­sions. Une thèse de socio­lo­gie sur les haies, ça brouille les pistes. Mais j’ai consta­té une immense trans­for­ma­tion entre le moment où j’ai com­men­cé à tra­vailler sur le sujet et aujourd’­hui. Je pense que si ce livre était paru il y a huit ans, au moment où je com­men­çais l’en­quête, il n’au­rait pas inté­res­sé grand-monde, en tout cas pro­ba­ble­ment pas mon édi­teur. Sur les haies, il y avait des livres pour enfants, des manuels de plan­ta­tion. Aujourd’hui, on assiste à un véri­table engoue­ment. Il y a des effets de mode, bien sûr, mais aus­si une recherche de solu­tions qui convoque la haie, comme on peut convo­quer la forêt. On est pas­sé d’une sous-ques­tion d’un dis­po­si­tif de poli­tique publique à, en exa­gé­rant à peine, un sujet de poli­tique générale.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Justement, fin 2023, l’an­cien ministre de l’Agriculture Marc Fesneau a lan­cé un « Pacte en faveur de la haie » à hori­zon 2030. Pourquoi les haies inter­viennent-elles au cœur de la poli­tique agri­cole française ?

Quand Marc Fesneau arrive au minis­tère, il com­mande un rap­port sur l’é­tat du linéaire de haies, son évo­lu­tion, et ce qui pour­rait être fait pour répondre à la situa­tion. L’organe du minis­tère qui pro­duit des rap­ports publie un chiffre inédit révé­lant qu’on a per­du 20 000 kilo­mètres de haies par an entre 2017 et 2021, soit qua­si­ment deux fois plus que les 10 400 kilo­mètres per­dus entre 2006 et 2014. Du fait de ce chiffre, le rap­port est très média­ti­sé, ce qui n’é­tait pas du tout atten­du. Il est relayé par l’AFP, des grands médias natio­naux, Le Monde, France Inter… Fesneau rebon­dit en lan­çant un Pacte en faveur de la haie, qui doit com­prendre des mesures issues de concer­ta­tions entre des repré­sen­tants de l’agriculture et de l’environnement, publics et privés.

Comment le ministre de l’Agriculture envi­sage-t-il le pro­blème des haies à ce moment-là ?

Pour Fesneau, la haie per­met de créer du com­pro­mis poli­tique. C’est quelque chose de visible, notam­ment quand on en plante. C’est aus­si un moyen de faire par­ti­ci­per les syn­di­cats agri­coles qui, quoique ayant des posi­tions diverses, se retrouvent autour d’un élé­ment posi­tif. Il est pos­sible de mon­trer aux rive­rains que les haies sont plan­tées et entre­te­nues, ce qui fait éga­le­ment inter­ve­nir les chas­seurs, qui par­fois s’en chargent, et les asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales. Bref, la haie se trouve au croi­se­ment de tous ces groupes sociaux et des conflits poli­tiques qui les tra­versent. Pour le ministre, il s’agit, à tra­vers la haie, de pro­po­ser une sorte d’agroécologie qui, fina­le­ment, s’ins­crit assez bien dans ce qu’a­vait vou­lu faire Stéphane Le Foll avant lui avec l’a­gro­fo­res­te­rie. L’idée n’est pas de trans­for­mer radi­ca­le­ment l’a­gri­cul­ture : on essaye plu­tôt d’embarquer le plus de monde pos­sible — des per­sonnes qui peuvent être aux anti­podes les unes des autres. Pourtant, pour avoir par­ti­ci­pé aux négo­cia­tions du Pacte en tant que socio­logue qui a tra­vaillé sur le sujet, je peux dire que c’é­tait loin d’être aus­si consen­suel que ce que laisse entendre ce récit conciliateur.

En quoi ?

« Dans les mobi­li­sa­tions agri­coles, la haie a été éri­gée comme l’emblème de l’absurdité bureaucratique. »

Il y a des oppo­si­tions anciennes entre d’un côté les repré­sen­tants agri­coles ins­ti­tués — les chambres d’a­gri­cul­ture, la FNSEA et les Jeunes agri­cul­tures (JA) — qui poussent pour que les mesures de pro­tec­tion des haies soient les moins contrai­gnantes pos­sibles et, de l’autre, les repré­sen­tants de l’environnement — des asso­cia­tions éco­lo­gistes comme France Nature Environnement (FNE) et la Ligue pour la pro­tec­tion des oiseaux (LPO), mais aus­si des admi­nis­tra­tions publiques comme l’Agence de la tran­si­tion éco­lo­gique (ADEME) ou le minis­tère de la Transition éco­lo­gique — qui pensent qu’il fau­drait les pro­té­ger un maxi­mum. La pro­po­si­tion du minis­tère de l’Agriculture est de cou­per la poire en deux : plus de contrôles tout en assou­plis­sant la règle. C’est un com­pro­mis qui donne une direc­tion par­ti­cu­lière : la pré­ser­va­tion des haies exis­tantes n’est pas au cœur des dis­cus­sions, c’est la plan­ta­tion qui occupe une place cen­trale dans le Pacte en faveur de la haie1.

Quelques mois plus tard, en pleine crise agri­cole, Gabriel Attal déclare que les « 14 régle­men­ta­tions » concer­nant les haies vont être réduites à une seule. Comment se fait-il qu’elles servent de levier pour mettre fin à un conflit social ?

Dans les mobi­li­sa­tions agri­coles, la haie a été éri­gée comme l’emblème de l’absurdité bureau­cra­tique. Lorsque Gabriel Attal fait son dis­cours le 26 jan­vier 2024, le mou­ve­ment des agri­cul­teurs est for­te­ment mon­té en puis­sance depuis une dizaine de jours. C’est à ce moment-là que le pré­sident de la FNSEA, Arnaud Rousseau, cri­tique les « 14 régle­men­ta­tions » autour des haies. Ce chiffre, média­ti­sé parce qu’il parle à tout le monde, devient emblé­ma­tique du mille-feuille admi­nis­tra­tif fran­çais. Le Premier ministre s’en empare et annonce pas­ser de 14 régle­men­ta­tions à une seule — ce qui en droit n’est pas réa­li­sable, à moins par exemple de sup­pri­mer les régle­men­ta­tions de pro­tec­tion des zones de cap­tage d’eau potable… Sa réponse ne porte pas tant sur la ques­tion de la pré­ser­va­tion des haies que sur l’ad­mi­nis­tra­tion, la bureau­cra­tie que celle-ci repré­sen­te­rait. Concrètement, il s’agit de faire des gui­chets uniques. Les régle­men­ta­tions exis­tantes, toutes dif­fé­rentes, per­durent. L’administration pro­pose de don­ner une réponse unique à l’a­gri­cul­teur, à la col­lec­ti­vi­té, au par­ti­cu­lier ou à l’en­tre­prise qui demande une des­truc­tion de haie.

[Stéphane Burlot | Ballast]

À quoi aurait pu res­sem­bler une réponse construc­tive sur le long terme ?

Un chan­tier poli­tique d’importance, c’est de prendre au sérieux la demande de sim­pli­fi­ca­tion qui a été expri­mée dans les mobi­li­sa­tions. C’est extrê­me­ment com­plexe aujourd’­hui d’être agri­cul­teur et la dimen­sion envi­ron­ne­men­tale com­plexi­fie encore un peu plus le métier. Ce sont ceux qui sont le plus conseillés qui peuvent le mieux s’en sor­tir face aux demandes de confor­mi­té admi­nis­tra­tive, comme on l’ob­serve dans le domaine fis­cal pour la popu­la­tion géné­rale : ceux qui ont le plus de capi­tal éco­no­mique peuvent le conver­tir en pres­ta­tions pour dimi­nuer les coûts de confor­mi­té par rap­port à l’ad­mi­nis­tra­tion, pra­ti­que­ment sans chan­ger leurs pra­tiques. Mais il ne s’a­git pas sim­ple­ment de dire qu’il y a trop de règles, car elles sont glo­ba­le­ment très peu appli­quées. Il y aurait un vrai chan­tier de mise à plat à faire pour hié­rar­chi­ser clai­re­ment les objec­tifs et pla­cer la pré­ser­va­tion de l’exis­tant au centre, afin qu’il devienne beau­coup plus facile pour les agri­cul­teurs d’être en confor­mi­té et de savoir s’ils le sont. Plus fon­da­men­ta­le­ment, de pro­chaines « crises » sont pré­vi­sibles parce que la dis­pa­ri­tion de l’agriculture fami­liale est un mou­ve­ment de fond. Les agri­cul­teurs sont de moins en moins nom­breux, avec des exploi­ta­tions de plus en plus grandes. Si on revient au sujet ini­tial, qui est un révé­la­teur de cette situa­tion, ils ont donc plus de haies à entre­te­nir et de moins en moins de temps pour le faire.

Par ailleurs, dans son dis­cours Gabriel Attal ne se contente pas d’a­bor­der la régle­men­ta­tion, il inter­roge aus­si celles et ceux dont le métier est de la faire appli­quer. Il ajoute en effet une ques­tion : « Est-ce qu’il faut vrai­ment venir armé pour contrô­ler une haie ? ». Il sous-entend par-là que la police de l’en­vi­ron­ne­ment de l’Office fran­çais de la bio­di­ver­si­té (OFB) n’est pas habi­li­tée à por­ter une arme dans une exploi­ta­tion agri­cole. Rappelons pour­tant que les agents de l’OFB contrôlent beau­coup plus de chas­seurs que d’a­gri­cul­teurs ; on peut donc trou­ver rela­ti­ve­ment équi­li­bré qu’ils soient armés face à des par­ti­cu­liers déten­teurs d’une arme. Avec cette phrase, le Premier ministre envoie un mes­sage poli­tique qui anti­cipe une éven­tuelle pro­chaine crise agri­cole. Il a pro­ba­ble­ment essayé de parer au plus pres­sé, sauf qu’en vou­lant résoudre rapi­de­ment une crise — la FNSEA mena­çait alors de blo­quer Paris — il a éta­bli les condi­tions de la pro­chaine. Peu de temps après l’an­nonce d’un pos­sible désar­me­ment des agents de l’OFB, il y a eu des dégra­da­tions de locaux de l’a­gence dans le Sud-Ouest à l’i­ni­tia­tive de la Coordination rurale, qui a décla­ré qu’il était inad­mis­sible que des agents arrivent armés sur un ter­rain agri­cole. À l’in­verse, nous n’a­vons aucune men­tion ou don­née, ni admi­nis­tra­tive, ni syn­di­cale, qui docu­mente des inti­mi­da­tions ou des agres­sions d’a­gri­cul­teurs par des agents.

Ces polices de l’en­vi­ron­ne­ment sont mécon­nues. Que font pré­ci­sé­ment leurs agents ?

« De pro­chaines crises sont pré­vi­sibles parce que la dis­pa­ri­tion de l’agriculture fami­liale est un mou­ve­ment de fond. »

Il y en a envi­ron 1 500 ins­pec­teurs de l’environnement à l’OFB, entre 12 et 15 par dépar­te­ment en moyenne. Les mis­sions de police ne repré­sentent que 50 % à 60 % de leur temps. Le reste com­prend des mis­sions de connais­sance des milieux, de sen­si­bi­li­sa­tion des publics et d’ap­pui tech­nique, par exemple à des col­lec­ti­vi­tés. Quand ils font de la police, ils contrôlent d’a­bord des par­ti­cu­liers et ensuite des agri­cul­teurs, des entre­prises, des col­lec­ti­vi­tés. Ils habitent le ter­ri­toire dans lequel ils inter­viennent, cer­tains sont en place depuis plu­sieurs décen­nies, étaient gardes-chasse ou gardes-pêche avant, et sont connus des ins­tances agri­coles. Contrairement à la police de droit com­mun, il ne s’a­git pas, pour la police de l’en­vi­ron­ne­ment, de main­te­nir un ordre social ou éco­no­mique qui pré­existe, mais de faire appli­quer le droit pour qu’il y ait moins de haies arra­chées, moins de phy­to­sa­ni­taires uti­li­sés près des cours d’eau, par exemple. C’est pour­quoi, avec Rémi Rouméas et Robin Basier, nous par­lons d’une « police d’a­vant-garde », c’est-à-dire d’une force d’un ordre envi­ron­ne­men­tal qui se heurte à l’ordre social en place. De ce fait, la sanc­tion n’est pas là uni­que­ment pour rap­pe­ler à l’ordre un indi­vi­du qui serait un petit peu en marge, mais plu­tôt pour essayer d’o­rien­ter tout un ensemble de pra­tiques, celles des agri­cul­teurs mais aus­si des amé­na­geurs, des col­lec­ti­vi­tés, des par­ti­cu­liers, des chas­seurs, des uti­li­sa­teurs de quads et de motos sur les che­mins, des ramas­seurs de cham­pi­gnons, des exploi­tants fores­tiers… Ça concerne fina­le­ment beau­coup de monde !

Si cette police est « d’a­vant-garde », tâton­nante, ne serait-ce pas l’oc­ca­sion d’es­sayer autre chose, voire de s’en passer ?

C’est le sou­hait des res­pon­sables de pol­lu­tions ! Mais j’imagine que vous faites allu­sion aux posi­tions abo­li­tion­nistes qui pro­posent de sup­pri­mer la police. Si je for­mule la ques­tion autre­ment : faut-il recon­duire cette idée de forces de l’ordre avec des sanc­tions pénales sur des sujets pro­gres­sistes, comme le fémi­nisme ou l’en­vi­ron­ne­ment ? Rémi Rouméas est confron­té à la même ques­tion dans ses tra­vaux sur la cor­rec­tion­na­li­sa­tion — com­ment un crime est trai­té en tant que délit. Cet aiguillage judi­ciaire concerne en bonne par­tie les viols, qui sont requa­li­fiés en agres­sion sexuelle. Ce sont des points très dis­cu­tés par des mili­tantes. Faut-il conser­ver les forces de police et un trai­te­ment pénal inchan­gé ? Si ce n’est pas un corps de pro­fes­sion­nels qui prend en charge la recherche et la consta­ta­tion d’in­frac­tions, s’il n’y a pas un tiers qui est repré­sen­té par un pro­cu­reur et un juge pour essayer de désen­cla­ver un conflit inter­in­di­vi­duel, com­ment s’y prend-on ? La ques­tion est ouverte et dépasse mes com­pé­tences de sociologue.

[Stéphane Burlot | Ballast]

En matière envi­ron­ne­men­tale, ce sont des débats qui tra­vaillent l’ins­ti­tu­tion judi­ciaire, que ce soit la police, les pro­cu­reurs, les juges, et même le ver­sant admi­nis­tra­tif, qui dépend du pré­fet. Plus que dans cer­tains domaines, peut-être, la ques­tion de la répa­ra­tion est cen­trale. Un cours d’eau est com­plè­te­ment reca­li­bré, son lit est tota­le­ment chan­gé, il y a une zone humide qui est drai­née : qu’est-ce qu’il est pos­sible de faire pour le remettre en état ? C’est la pre­mière des ques­tions posées par les per­sonnes qui tra­vaillent dans l’ins­ti­tu­tion judi­ciaire, bien au-delà de la sanc­tion répres­sive du pénal. Il y a de nom­breuses alter­na­tives aux pour­suites, qui peuvent théo­ri­que­ment aller jus­qu’au tri­bu­nal, voire à la pri­son — ce qui, rap­pe­lons-le, n’est pra­ti­que­ment jamais le cas, dans les faits, sur les litiges environnementaux.

Est-ce qu’on peut ima­gi­ner une jonc­tion entre, par exemple, les agents de l’OFB char­gés d’al­ler dans le sens d’une éco­lo­gi­sa­tion des pra­tiques dans les milieux agri­coles et natu­rels et des asso­cia­tions et mili­tants écologistes ?

Vous pour­riez écrire un roman, peut-être [rires] ! Sans vou­loir faire le socio­logue rabat-joie, la pyra­mide des âges des agents de l’OFB est à peu près simi­laire à celle des agri­cul­teurs. La moyenne se situe autour de 55 ans. Ils sont arri­vés à ce métier prin­ci­pa­le­ment par la pêche, et par la chasse — deux tiers de ses effec­tifs tra­vaillaient à l’Office natio­nal de la chasse et de la faune sau­vage (ONCFS) avant sa fusion avec d’autres struc­tures au sein de l’OFB. On n’est abso­lu­ment pas sur des pro­fils de zadiste ou d’antispéciste ! Je sché­ma­tise, mais c’est impor­tant de le rap­pe­ler, car même si cer­tains agents étaient aupa­ra­vant dans des asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales, cela ne doit pas ame­ner à pro­je­ter trop d’at­tentes. On ne parle pas d’une force sociale, mais d’un métier en construction.

« Les poli­ciers de l’en­vi­ron­ne­ment que nous avons ren­con­trés mettent un point d’hon­neur à rap­pe­ler qu’ils ne sont pas mili­tants. Ils font appli­quer la loi, ils ne décident pas de son contenu. »

Quant aux poli­ciers de l’en­vi­ron­ne­ment que nous avons ren­con­trés, s’ils se montrent cri­tiques vis-à-vis des dis­cours comme celui d’Attal, c’est prin­ci­pa­le­ment parce qu’il fra­gi­lise la légi­ti­mi­té de leur ins­ti­tu­tion. Ils mettent un point d’hon­neur à rap­pe­ler qu’ils ne sont pas mili­tants. Ils font appli­quer la loi, ils ne décident pas de son conte­nu. Un point de jonc­tion avec le monde asso­cia­tif n’est pas inima­gi­nable, mais il fau­drait lever cer­tains mal­en­ten­dus. Des agents font face à des attentes contra­dic­toires et ont par­fois le sen­ti­ment de toutes les déce­voir : d’un côté, leurs rap­ports tech­niques sur des pro­jets d’ins­tal­la­tions peuvent être per­çus comme trop cri­tiques du point de vue des amé­na­geurs ; de l’autre des asso­cia­tions peuvent leur repro­cher de ne pas avoir com­plè­te­ment inter­dit l’ins­tal­la­tion. C’est pré­ci­sé­ment pour ça qu’il est pas­sion­nant d’analyser socio­lo­gi­que­ment le tra­vail des agents : c’est une lor­gnette empi­rique qui nous ren­seigne sur l’écologisation heur­tée de la socié­té française.

Vous parlez de « solu­tion­nisme social » pour décrire un recours crois­sant aux agri­cul­teurs pour répondre à des pro­blé­ma­tiques tou­jours plus com­plexes. On pense aus­si à cette cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion du minis­tère de l’Agriculture sur les « métiers du vivant » qui ras­sem­blaient agri­cul­teurs, donc, mais aus­si pêcheurs, paysagistes…

La cri­tique se foca­lise sou­vent sur le solu­tion­nisme tech­no­lo­gique, la géo-ingé­nie­rie, les star­tups cen­sées nous sau­ver. Il importe de com­prendre que ces pro­messes sont fon­dées sur un solu­tion­nisme social, c’est-à-dire sur une divi­sion sociale du tra­vail tou­jours plus pous­sée. Dans ce sché­ma, il est admis que les métiers de la pro­duc­tion pri­maire (agri­cul­ture, forêt, pêche) doivent conti­nuer à régres­ser dans les éco­no­mies des pays dits déve­lop­pés. Or la ques­tion envi­ron­ne­men­tale invite jus­te­ment à repen­ser la place de ces sec­teurs-là, qui sont bien plus que des sec­teurs éco­no­miques démo­gra­phi­que­ment minoritaires.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Aujourd’hui, la sur­face agri­cole, soit 52 % du ter­ri­toire fran­çais, est exploi­tée par moins de 2 % de la popu­la­tion active. Ces chiffres posent une ques­tion pro­pre­ment poli­tique : est-il logique, viable et durable, dans un sens social et envi­ron­ne­men­tal, de confier à si peu de per­sonnes le fait de pro­duire de la nour­ri­ture — dans une pro­por­tion plus impor­tante que nos besoins afin d’ex­por­ter — et dans le même temps d’en­tre­te­nir et de pré­ser­ver un pay­sage auquel nous sommes atta­chés pour des rai­sons de bio­di­ver­si­té, d’es­thé­tique, de patri­moine et d’a­dap­ta­tion au chan­ge­ment cli­ma­tique ? Le solu­tion­nisme social consiste à lais­ser dans l’ombre la dyna­mique de la divi­sion sociale du tra­vail. Pointer du doigt cet impen­sé revient à pen­ser autre­ment l’évolution pos­sible des struc­tures sociales : qui se pré­oc­cupe d’environnement et, sur­tout, qui s’en occupe ? Quelle pen­sée du tra­vail, quelle hié­rar­chie des pro­fes­sions fau­drait-il réin­ven­ter pour dépas­ser la délé­ga­tion des enjeux mas­sifs à une si petite por­tion de la population ?

Votre démarche est avant tout des­crip­tive. Vous écri­vez, en réac­tion à des appels plus théo­riques, phi­lo­so­phiques et poli­tiques, que « l’in­ten­tion louable d’ai­der les lec­teurs à s’o­rien­ter dans un monde bou­le­ver­sé fait sou­vent pri­mer la pres­crip­tion sur la des­crip­tion ». À l’im­pé­ra­tif employé dans ces textes, vous oppo­sez l’in­di­ca­tif présent ?

À mon sens, l’action poli­tique qui sou­haite pro­duire des effets ne peut se pas­ser de des­crip­tions dépas­sion­nées des méca­nismes sociaux. Mon livre n’est ni une uto­pie, ni un trai­té, ni un mani­feste. Ce n’est pas non plus un livre de poé­ti­sa­tion du rap­port à la nature ordi­naire. Sur les sujets envi­ron­ne­men­taux, c’est prin­ci­pa­le­ment ce à quoi nous avons affaire aujourd’­hui — et c’est impor­tant que ces publi­ca­tions existent. En ce qui me concerne, je pré­fère tirer des fils pour arri­ver à des constats. Pour cela il faut être patient, labo­rieux, prendre le temps de l’en­quête et de l’a­na­lyse, tout en ayant à cœur l’as­pect com­pré­hen­sif de la tra­di­tion socio­lo­gique : se mettre à la place des per­sonnes dont on essaye de décrire la manière de vivre et les contraintes aux­quelles elles sont confron­tées. Je sou­hai­tais aus­si prendre quelques évi­dences à rebrousse-poil, notam­ment sur l’as­pect éco­no­mique, pour mon­trer que les haies ont été édi­fiées, plus que plan­tées, parce qu’elles ont été ensuite tra­vaillées prin­ci­pa­le­ment pour des motifs éco­no­miques. On a per­du ces motifs au fur et à mesure de l’in­dus­tria­li­sa­tion, de l’al­lon­ge­ment des chaînes de com­mer­cia­li­sa­tion, jus­qu’aux Castorama et Bricomarché d’aujourd’hui. Nous n’a­vons plus besoin d’al­ler tailler des branches dans des haies pour pou­voir faire des balais, des habi­ta­tions, nous chauf­fer. Interroger les usages sociaux des haies revient aus­si à explo­rer le poids de l’é­co­no­mie dans la socié­té, son iner­tie et ses pos­sibles émergents.

On peut enfin noter que dans La Vie sociale des haies comme dans Polices envi­ron­ne­men­tales sous contraintes, votre pré­cé­dent livre co-écrit avec Rémi Rouméas et Robin Basier, l’État appa­raît comme un acteur omni­pré­sent des ten­sions, conflits et pra­tiques que vous décri­vez.

L’unicité de l’État est un mythe. C’est un ensei­gne­ment fon­da­men­tal de la socio­lo­gie poli­tique, que nos enquêtes confirment. L’État ne s’accorde pas au sin­gu­lier. C’est une foule d’institutions diverses et qui ne se situent pas en dehors des groupes sociaux. Dans Polices envi­ron­ne­men­tales sous contraintes, nous mon­trons que les cri­tiques du monde agri­cole à l’é­gard des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales ne se réduisent pas à un face-à-face entre des agri­cul­teurs et l’État, mais qu’il s’a­git en fait d’un conflit interne à l’État. Les repré­sen­tants agri­coles ont en effet des relais dans l’État, y com­pris d’un point de vue élec­to­ral, avec des élus Les Républicains qui étaient il y a quelques années encore diri­geants de leurs syn­di­cats. Je pense par exemple au séna­teur Laurent Duplomb, en Haute-Loire, qui était pré­sident des JA de son dépar­te­ment et qui sou­haite réfor­mer for­te­ment l’OFB. L’itinéraire de François Guillaume est le plus para­dig­ma­tique : en 1986, il passe direc­te­ment de pré­sident de la FNSEA à ministre de l’Agriculture de Jacques Chirac.

Dès qu’on regarde de près les per­sonnes qui tra­vaillent à l’in­té­rieur de l’État, l’his­toire des ins­ti­tu­tions et leurs rap­ports de force, le plu­riel devient évident, parce qu’il y a de puis­sants affron­te­ments en son sein. L’un d’entre eux, clas­sique, oppose le minis­tère de l’Agriculture et le minis­tère de la Transition éco­lo­gique. C’est deve­nu pro­ver­bial depuis la créa­tion du minis­tère de l’Environnement en 1971. On peut aus­si pen­ser à l’op­po­si­tion, sché­ma­tique et qui dépend de confi­gu­ra­tions locales très variables, entre d’un côté le pré­fet, qui est là pour faire appli­quer les consignes de l’exé­cu­tif et dont la prin­ci­pale mis­sion est de main­te­nir l’ordre éco­no­mique et social en place loca­le­ment et, de l’autre, le pro­cu­reur qui, à condi­tion qu’il soit sen­si­bi­li­sé aux enjeux envi­ron­ne­men­taux, a pour mis­sion de faire débou­cher des affaires au pénal sans se pré­oc­cu­per de contes­ta­tions éven­tuelles. Dans cer­tains dépar­te­ments, on constate donc un conflit entre le judi­ciaire et l’exé­cu­tif. En défi­ni­tive, par­ler de l’État au sin­gu­lier est com­mode mais pares­seux et trom­peur, sur­tout pour élu­ci­der ce qui se joue dans l’écologisation de notre société. 


Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot | Ballast


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  1. Depuis que cet entre­tien a été réa­li­sé, ledit pacte a vu son enve­loppe réduite de 72 % par le bud­get pro­po­sé par le gou­ver­ne­ment Barnier [ndlr].[]

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