Écrire après les violences policières


Texte inédit | Ballast

Villemomble, quar­tier des Marnaudes, en Seine-Saint-Denis. Le 25 juin 2013, Makan Kebe est vio­len­té par la police. Son grand frère, qui accourt pour lui por­ter secours, est frap­pé et vic­time d’un tir de Flash-Ball en plein visage : il per­dra par­tiel­le­ment l’audition. Leur mère, qui arrive peu après, per­dra quant à elle un œil. Ce déferlement de vio­lence va meur­trir une famille et gros­sir les rangs des per­sonnes vic­times de vio­lences poli­cières. Dans un ouvrage paru aux édi­tions Premiers Matins de Novembre, « Arrête-toi ! », Makan Kebe retrace, aux côtés de la jour­na­liste Amanda Jacquel, le fil de ces évé­ne­ments — de la lutte judi­ciaire aux effets intimes sur leurs vies. Il nous raconte.


« Ma mère est appe­lée à la barre. Elle a du mal à mar­cher. L’huissier lui apporte un fau­teuil. Elle doit reve­nir encore sur cette soi­rée de juin… Pourquoi est-elle des­cen­due ? Je suis des­cen­due parce que les poli­ciers tapaient mon fils. On n’a rien fait. J’ai rien fait. J’ai per­du un œil… Elle ajoute, sans qu’on lui demande, comme une urgence : Makan ne se bagarre pas. C’est trop dur de la voir inter­ro­gée comme ça. Goût de cendres dans la bouche, j’enfouis ma tête dans mes mains, les épaules voû­tées. Que tenait-elle dans ses bras ? Son petit-fils, tout bébé, avant de le confier à mon frère pour aller cher­cher ma sœur qui cherche à par­ler avec les poli­ciers. Elle raconte son cal­vaire depuis juin 2013 : J’ai rien fait à la police et main­te­nant je vais tra­vailler com­ment ? L’impossibilité de tra­vailler, les soins dou­lou­reux, les fins de mois com­pli­quées à bou­cler, le quo­ti­dien fait de temps morts, le stress et sa san­té détruite. Et le plus dif­fi­cile : Même mes petits-enfants avaient peur de moi après la perte de mon œil. Personne ne me ren­dra ma san­té ou ce temps1. »

Je m’appelle Makan Kebe.

« Écrire, mettre des mots m’aide à com­prendre les choses et à les gérer. Les gar­der au fond de moi, en brouillon, ça me déborde. »

Je suis direc­teur péri­sco­laire d’une école élé­men­taire et direc­teur de séjours de vacances à l’étranger pour ado­les­cents. Tout récem­ment, avec Amanda Jacquel, une jour­na­liste free­lance, j’ai sor­ti un livre aux édi­tions PMN : il retrace mon his­toire fami­liale. C’est un récit auto­bio­gra­phique autour de la ques­tion des vio­lences poli­cières. Le soir du 25 juin 2013, j’ai 20 ans. Dans le quar­tier des Marnaudes, à Villemomble, une opé­ra­tion de police se déroule. Au même moment, je sors du tra­vail et je me dirige vers mon local asso­cia­tif, qui se trouve dans notre quar­tier, quand je subis une arres­ta­tion assez mus­clée, en bas de chez moi, sous notre fenêtre. Mon grand frère, voyant la scène, des­cend. Il se fait agres­ser à son tour. Ma mère des­cend éga­le­ment et, au bout de quelques minutes, elle reçoit un mor­ceau de gre­nade de désen­cer­cle­ment, dite GMD, dans l’œil. Pendant la garde à vue qui a sui­vi — ils nous ont gar­dé trois jours —, on ne sait même pas que notre mère est hos­pi­ta­li­sée : on ne l’apprendra qu’en sor­tant. Elle per­dra l’usage d’un œil. Une bles­sure dont elle ne se remet­tra jamais vraiment.

S’ensuit un long com­bat de plu­sieurs années pour mettre au grand jour les men­songes des dif­fé­rents poli­ciers et pour obte­nir jus­tice face à ce défer­le­ment de vio­lence. Durant toutes ces années, plus d’une dizaine d’articles paraissent dans les médias. Ils pré­tendent retra­cer notre his­toire fami­liale et per­son­nelle, mais ce sont leurs mots, pas les miens. Dès 2013-2014, j’ai déci­dé que j’allais écrire d’où on venait, com­ment nous avons gran­di, quelles sont nos habi­tudes fami­liales. Un vrai récit de l’intime pour que la véri­té soit éta­blie, pour qu’on rede­vienne maîtres de notre his­toire. J’écrivais pour pou­voir me sou­ve­nir de la manière la plus fidèle pos­sible — autant du dérou­lé des faits que de ce que je res­sen­tais, ce que je pen­sais. J’ai tou­jours eu besoin d’extérioriser mes pen­sées. Écrire, mettre des mots m’aide à com­prendre les choses et à les gérer. Les gar­der au fond de moi, en brouillon, ça me déborde. J’aime écrire, je trouve ça beau, poé­tique, mais, au départ, je ne savais pas si ça avait besoin d’être racon­té. Je l’ai fait d’abord pour me faire du bien, pour ma famille, mon entourage.

[Assa Traoré et Awa Gueye, en soutien à la famille Kebe, devant la Cour d’Assises de Paris le 12 mars 2020 | Jaya | La Meute]

Très vite après ce jour de juin 2013, on a orga­ni­sé un ras­sem­ble­ment au pied des immeubles. Samir Elyes, du MIB [Mouvement de l’immigration et des ban­lieues], est venu nous voir et le Collectif Œil était pré­sent. Samir nous a fait com­prendre les dif­fé­rentes manières d’agir de la police, et très vite on a réa­li­sé qu’on s’engageait mal­gré nous dans un com­bat qui n’avait pas com­men­cé avec notre his­toire per­son­nelle et qui, mal­heu­reu­se­ment, ne se ter­mi­ne­rait pas avec elle. On se pose alors la ques­tion de notre place dans tout ça, de notre pos­sible contri­bu­tion à l’évolution de cette situa­tion. J’ai vrai­ment pris conscience de la forme d’engagement pré­cis que j’allais prendre, moi, per­son­nel­le­ment, après le pro­cès en 2018. J’ai com­men­cé à prendre la parole dans des mani­fes­ta­tions, dans des groupes de débats et à réflé­chir à l’ossature du livre. Puis, en 2020, lors du deuxième pro­cès au tri­bu­nal de Paris, j’ai ren­con­tré Amanda, avec qui l’idée d’une col­la­bo­ra­tion est venue très natu­rel­le­ment. Je lui ai par­lé de mon pro­jet et elle a accro­ché, on a dis­cu­té et j’ai tout de suite sen­ti que c’était la per­sonne avec qui je vou­lais faire ce livre. On l’a tota­le­ment coécrit, c’est un tra­vail à deux. Il était évident pour nous qu’il devait être acces­sible à tous, sans jar­gon, sans sta­tis­tiques ou don­nées chif­frées. Que ce soit un véri­table récit de vie qui puisse aider les familles qui ren­contrent ce type de problème.

« On réa­lise que nos his­toires sont simi­laires. Que chaque affaire de vio­lence poli­cière répond à un même schéma. »

Je tenais aus­si à ce que le lec­teur suive toute la tem­po­ra­li­té des évé­ne­ments, afin qu’il com­prenne com­bien c’est long, com­bien c’est lent. Quand une affaire est média­ti­sée, il y a beau­coup de sou­tien aux familles, aux per­sonnes concer­nées, mais c’est essen­tiel­le­ment autour des grandes dates de mani­fes­ta­tion, de juge­ments au tri­bu­nal. Entre deux dates, il peut s’écouler un an, deux ans. Si cette famille a un très grand entou­rage, elle ne sera jamais vrai­ment seule, mais ça n’est pas le cas de tout le monde. Pendant ce temps d’attente, la vie de cette famille conti­nue, dans la dou­leur et dans le silence. Et dans ce silence, il y a eu des réper­cus­sions irré­mé­diables. Dans la vie de ma famille, dans la com­mu­ni­ca­tion entre nous, dans la construc­tion des dif­fé­rentes per­sonnes, il y a des choses qui ne pour­ront pas être rattrapées.

Au fil du temps et des nom­breuses ren­contres qu’on fait, à tra­vers les his­toires que d’autres par­tagent avec nous, on réa­lise que nos his­toires sont simi­laires. Que chaque affaire de vio­lence poli­cière répond à un même sché­ma. Il y a des choses qui se répètent : quand une per­sonne décède des suites d’une inter­ven­tion poli­cière, il y a tou­jours une cri­mi­na­li­sa­tion de cette per­sonne, vic­time, et de sa famille. Mais j’ai envie de dire : quand bien même ce serait vrai, qu’elle ait été voleuse ou dea­leuse, est-ce que cette per­sonne mérite de mou­rir ? C’est comme si le per­mis de tuer avait été réta­bli en France. Je pense que c’est ce qu’on doit com­battre en prio­ri­té, pour évi­ter qu’il y ait plus de morts. Quand je com­prends ce sché­ma, j’écris cette fois pour le dénon­cer, pour dire que je ne suis pas d’accord. Dans ma manière d’écrire, de racon­ter, il y avait le sou­ci d’être le plus objec­tif pos­sible, de racon­ter les choses de manière pré­cise, pour que des per­sonnes qui n’ont jamais été confron­tées à ces pro­blèmes, qui n’en auraient même jamais enten­du par­ler, puissent, pas for­cé­ment adhé­rer à notre cause, mais com­prendre ce qu’on est ame­nés à vivre. Je vou­lais me réap­pro­prier ce récit, nos voix. Pas uni­que­ment face à l’instance judi­ciaire, qui cadre tel­le­ment nos pro­pos qu’on ne peut fina­le­ment presque rien dire, car elle n’est pas la seule.

[Marche pour Ibrahima Bah, dit Ibo, à Sarcelles, le 9 octobre 2021 | Jaya | La Meute]

Cette silen­cia­tion démarre dès les tout pre­miers ins­tants. Au moment de mon inter­pel­la­tion, ce sont immé­dia­te­ment des coups. Aucune ques­tion sur qui je suis, d’où je viens, où je vais. Cette parole qui ne m’est pas accor­dée, c’est la toute pre­mière vio­lence. Je pense — et je suis per­sua­dé — qu’à un autre endroit sur le ter­ri­toire fran­çais, la per­sonne aurait été contrô­lée « Votre carte d’identité, s’il vous plaît ». Cette simple phrase aurait pu per­mettre d’éviter toute l’escalade de vio­lence. Pour mon frère, effrayé de voir ce qu’ils me font, quand il arrive, c’est iden­tique : tout de suite les coups. Pendant la garde à vue, encore : on t’écoute mais on fait sem­blant de ne pas com­prendre. Tu te demandes si c’est toi, si tu parles le fran­çais, si c’est parce que tu bafouilles. Mais en reli­sant tous les PV, je m’aperçois que je raconte très bien ce qui se passe. C’est autre chose : on fait clai­re­ment le choix de ne pas m’écouter. C’est ce qui se pro­duit encore pen­dant toute la pro­cé­dure où la parole du poli­cier pré­vaut clai­re­ment sur celle du citoyen lamb­da. Face à la juge d’instruction, c’est à nou­veau cette sen­sa­tion qui te prend que ce que tu racontes c’est n’importe quoi, que tant pis pour toi, qu’on n’y com­prend rien et que fina­le­ment on ne va même pas t’écouter. La seule fois où j’ai eu le sen­ti­ment d’être écou­té, c’est pen­dant le juge­ment en cour d’assises, en mars 2020. Bien que le temps de parole qui m’a été accor­dé n’était pas long, et même si je ne sais pas si j’ai été com­pris, si ma parole a été prise en compte, au moins j’ai pu dire ce que je pensais.

« Au moment de mon inter­pel­la­tion, ce sont immé­dia­te­ment des coups. Aucune ques­tion sur qui je suis, d’où je viens, où je vais. Cette parole qui ne m’est pas accor­dée, c’est la toute pre­mière violence. »

Avant ça, tout au long des diverses audiences et pro­cès, lors des débats et inter­ro­ga­toires des avo­cats, avec mon frère, nous répon­dions très sim­ple­ment et pré­ci­sé­ment, sans ajou­ter tout un contexte ou par­ler de nous, de nos dif­fi­cul­tés. Ça nous sem­blait être ce qui était néces­saire par rap­port à la pro­cé­dure. Mais les poli­ciers, à chaque ques­tion qui por­tait sur ce qu’ils avaient mal fait ce jour-là, ou sur ce qu’ils auraient pu mieux faire, eux, ils répon­daient tou­jours à côté. Ils ajou­taient un contexte, ils par­laient de leurs condi­tions de tra­vail, ils par­laient de choses qui, par­fois, n’avaient abso­lu­ment rien à voir avec les faits de ce 25 juin 2013 — comme par exemple des choses qui leur étaient arri­vées en 2015… Ils fai­saient tout ça pour dire au jury « Nous, on tra­vaille dans des condi­tions dif­fi­ciles », « Les per­sonnes qui sont en face de nous ont l’habitude de nous jeter des choses des­sus, des pierres, quand on inter­vient dans leurs quar­tiers », « C’est très dif­fi­cile pour nous, on le vit mal », etc. Mais ça n’allait jamais jusqu’à « Comprenez-nous, même si on fait des erreurs », puisque ces poli­ciers n’ont jamais admis qu’ils avaient mal agi. Ils répé­taient sans cesse qu’ils n’avaient d’autre choix que « d’agir avec fer­me­té ». On voit bien qu’il y a là une vraie stra­té­gie. Ce n’est même pas tant les poli­ciers eux-mêmes qui la maî­trisent, mais leurs défen­seurs. Ils vont par exemple prendre deux ou trois minutes pour bien for­mu­ler une ques­tion, l’orienter, pour que le poli­cier n’ait qu’à répondre par « oui » ou « non ». On peut dire qu’ils parlent à leur place : ils ont l’art ora­toire, c’est connu.

Parmi les autres choses qui se répètent dans les cas de vio­lences poli­cières, on voit que des poli­ciers accu­sés de faits de vio­lence vont peu de temps après rece­voir des médailles, de bra­voure, du cou­rage, etc., pour des faits ulté­rieurs. Ainsi, ça leur per­met, quand les pro­cès démarrent, de dire « Regardez, ce poli­cier est médaillé de la bra­voure » et d’en faire quelqu’un d’exemplaire, de lais­ser entendre au jury que ce n’est pas pos­sible qu’il ait com­mis les faits qu’on lui reproche. Sauf que nous on n’est pas là pour dire « Ce poli­cier est mau­vais ou violent », mais « Il a été violent tel jour, il n’a pas res­pec­té l’usage régle­men­té d’une arme, il a fait une erreur, il a men­ti ensuite dans les PV pour cacher son erreur ». Ce qu’il a fait en 2017, 2018, 2019, ça ne nous regarde pas ! On ne va pas le juger pour des actes qu’on ne connaît pas, on veut qu’il soit jugé pour des actes pré­cis qu’il a com­mis un jour pré­cis. C’est quelque chose qui est très sou­vent mal com­pris, dans beau­coup d’endroits. Ils veulent sys­té­ma­ti­que­ment nous caté­go­ri­ser comme des per­sonnes « anti-flic » — c’est un mot que je trouve un peu vul­gaire, d’ailleurs. Moi, je ne dirais pas que je suis « anti-flic » : je suis anti-injustice.

[Paris, place de la République, le 13 juin 2020 | Jaya | La Meute]

Les poli­ciers se doivent d’être irré­pro­chables. S’ils se sentent atta­qués quand on parle d’injustices, eh bien il serait peut-être temps qu’ils se remettent en ques­tion. Dans notre cas, les faits avaient été fil­més. Heureusement pour nous, d’ailleurs, sinon c’est mon frère et moi qui aurions fini en pri­son. Forcément, ça fait écho à l’interdiction de fil­mer les poli­ciers2. Si la police n’a rien à se repro­cher, je ne vois pas pour­quoi elle craint de se faire fil­mer. Aujourd’hui, la ques­tion que je me pose, et qui est la ques­tion cen­trale, je crois, c’est pour­quoi les citoyens sentent-ils le besoin de fil­mer quand il y a une inter­pel­la­tion ? À par­tir du moment où il y a ce sen­ti­ment dans la popu­la­tion, c’est qu’il y a un pro­blème. Ça ne sert à rien de vou­loir le mettre sous le tapis, il faut le régler. Il y a quelques jours, un poli­ti­cien a dit qu’il n’y a que les citoyens mal­hon­nêtes qui ont peur de la police. Ça m’a tant cho­qué que je l’ai noté. Cette phrase a été très vio­lente pour moi. Je sais que si j’ai affaire à la police, je ne sais même pas si je vais en sor­tir vivant. C’est ça, la réa­li­té ! Quand on voit le nombre d’affaires qui finissent mal, avec des morts, c’est tota­le­ment légi­time qu’on craigne ça, et on est très nom­breux. Ça fait de nous des per­sonnes mal­hon­nêtes ou des per­sonnes qui ont conscience de la réa­li­té des choses dans les quar­tiers popu­laires ? J’aurais vou­lu être face à ce poli­ti­cien et lui don­ner ce livre.

« La ques­tion cen­trale, je crois, c’est pour­quoi les citoyens sentent-ils le besoin de fil­mer quand il y a une interpellation ? »

Depuis tout jeune, j’ai été témoin de vio­lences poli­cières, de leur manière d’intervenir dans les quar­tiers. Ça me fait pen­ser à ce sketch de Jamel Debouzze. Un gars se met à cou­rir parce qu’il en voit un autre cou­rir et, quand il le rat­trape, il demande à l’autre « Pourquoi tu cours ? », « Ben je cours parce que toi tu cours ». Je l’ai vécu, à 9-10 ans déjà. Tu joues, la police passe, et quand elle sort de sa voi­ture, tu vois tout le monde cou­rir alors tu te mets à cou­rir toi aus­si. Même si on ne sait pas pour­quoi on court, on sait au fond très bien que si on reste là, on risque de se faire mal­me­ner. Même si on n’a rien fait, même si on est juste en train de jouer au foot, par exemple. Esquiver la police quand on vit dans les quar­tiers popu­laires, on peut dire que c’est deve­nu une culture. Ça en dit long, quand même. Si on deman­dait à tous les habi­tants des quar­tiers popu­laires, on aurait au moins 50 % de la popu­la­tion qui dirait s’être déjà fait insul­ter ou mal­me­ner par la police. Et du côté de la police, il y a quelque chose d’ancré dans les men­ta­li­tés, dans leur manière de se com­por­ter dans les quar­tiers. On doit sans doute leur faire com­prendre qu’ils peuvent inter­ve­nir de manière mus­clée sans s’inquiéter que les gens portent plainte, et, à force d’entendre le dis­cours sur les quar­tiers comme des zones de non-droit, ils doivent se sen­tir libres d’agir comme bon leur semble.

Avant ce jour du 25 juin 2013, j’essayais déjà de décons­truire mon rap­port à tous ces sché­mas : « Faut pas par­ler à la police », « Faut par­tir en cou­rant dès que tu les vois », etc. J’essaie d’ouvrir la dis­cus­sion avec tout le monde, de com­prendre. Même après ce que j’ai vécu, je dirais que ça n’a pas vrai­ment chan­gé ça en moi, mais ça m’a fait réflé­chir à ce que j’ai pu vivre, et ce que je peux encore vivre au quo­ti­dien. Je suis encore trop jeune pour tirer des conclu­sions, même si main­te­nant je per­çois plus clai­re­ment les stra­té­gies que les poli­ciers adoptent pour se défendre au tri­bu­nal, leurs manières d’agir dans les quar­tiers popu­laires. Quand je dis que je suis trop jeune pour tirer des conclu­sions, c’est que j’espère encore : j’espère encore que tout ce qu’on essaie de faire, les dif­fé­rentes familles qui ont été vic­times de vio­lences poli­cières, tous les col­lec­tifs, que ça va ser­vir, et que même si ce n’est pas par­fait, qu’on tend vers mieux. C’est ça, ma moti­va­tion. Je remer­cie vrai­ment toutes les per­sonnes qui, depuis des décen­nies, com­battent ces vio­lences et qui ont été invi­si­bi­li­sées, entre autres par les médias. C’est très dif­fé­rent d’aujourd’hui. Maintenant, il « suf­fit » qu’on poste une vidéo acca­blante sur les réseaux sociaux. Pour les vic­times, avant, ça devait être beau­coup plus dif­fi­cile et long. Mais j’ai vite com­pris que je m’inscrivais dans une continuité.

[Amanda Jacquel et Makan Kebe | Leo Ks | Collectif Œil]

Je me suis muré dans le silence, chose qu’aujourd’hui je regrette. Si j’avais par­lé, si j’avais com­mu­ni­qué avec ma famille par exemple, ça m’aurait évi­té bien des pro­blèmes. Si des per­sonnes qui tra­versent cette même épreuve ne font pas cette même erreur que moi, le livre aura ser­vi. Beaucoup de pages du livre sont consa­crées à la dépres­sion. Les per­sonnes qui subissent des vio­lences poli­cières sont en grande détresse psy­cho­lo­gique, mais je pense plus glo­ba­le­ment à toutes les per­sonnes qui tra­versent une dépres­sion. Chez moi, dans ma culture, ce n’est pas aisé de par­ler de ses sen­ti­ments. On se retrouve mal­gré soi assu­jet­ti à une forme de pudeur. Mais com­ment se faire aider si on ne dit pas que ça ne va pas ? Je ne sou­haite à per­sonne d’être dans cet état. J’aurais dû en par­ler à mes proches. Si ça arrive à une per­sonne qui lit ces lignes, qu’elle en parle, qu’elle se fasse aider pour que la peine tra­ver­sée soit moins lourde.

« En met­tant des noms sur des per­sonnes, en racon­tant leur vie intime, je vou­drais qu’elles voient l’humain der­rière ces faits divers. »

Mon livre s’adresse à des per­sonnes confron­tées aux vio­lences poli­cières, mais aus­si à celles qui ne les vivront jamais et qui ne font qu’en entendre par­ler par la télé. En met­tant des noms sur des per­sonnes, en racon­tant leur vie intime, je vou­drais qu’elles voient l’humain der­rière ces faits divers. Il s’adresse aus­si aux dif­fé­rents acteurs, à celles et ceux qui militent pour la jus­tice et l’équité, et je parle de la jus­tice au sens large du terme, autant les luttes pour le droit à un loge­ment que les luttes fémi­nistes, toutes les luttes qui militent pour plus de jus­tice pour tous. Ce livre s’adresse aus­si à mes frères et sœurs. J’ai tra­ver­sé des années de silence, je ne leur par­lais pas, ils ne com­pre­naient peut-être pas mon état, ni moi le leur. Je vou­lais leur expli­quer tout ce que j’ai vécu, com­ment j’ai tra­ver­sé ces années, pour qu’ils puissent peut-être me com­prendre. Je l’adresse aus­si à mes nièces, à mes neveux, et si j’ai la chance un jour d’avoir des enfants, à mes enfants. Et à tous les jeunes qui liraient ce livre, qui pour­raient pen­ser que les choses leur arrivent par fata­li­té. Je vou­drais leur mon­trer aus­si qu’on ne finit pas for­cé­ment plein de haine, mais au contraire que ça demande beau­coup d’amour de lut­ter pour plus de jus­tice et d’équité.

Lors de mes inter­ven­tions, notam­ment auprès des plus jeunes, je mets un point d’honneur à ne pas inci­ter à la haine contre la police, mais je leur dis de faire atten­tion à cer­tains de leurs actes et pro­cé­dés. Le contraire, ce serait pour moi tout aus­si violent que la vio­lence qu’on a subie ce 25 juin 2013. Et puis je dédie ce livre à la mémoire de mon père et de ma mère. Elle est le per­son­nage prin­ci­pal de mon récit, la per­sonne autour de qui l’histoire gra­vite. Elle nous a édu­qués dans la paix et la com­pré­hen­sion de l’autre, dans le res­pect de la dif­fé­rence. Je m’inscris dans sa conti­nui­té, je n’appellerai jamais à la haine.


Photographie de ban­nière : Jaya | La Meute
Photographie de vignette : Makan Kebe | NnoMan | Collectif Œil


  1. Extrait de « Arrête-toi ! ».[]
  2. En réfé­rence à l’article 24, puis 52, de la loi « sécu­ri­té glo­bale« , qui visait à inter­dire de fil­mer des poli­ciers.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec David Dufresne : « En cri­ti­quant la police, on s’en prend plein la gueule », sep­tembre 2020
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