Entretien paru dans le n°4 de la revue papier Ballast
Une petite rue pavée de la capitale, un bâtiment de quatre étages. Nous retrouvons le philosophe et sociologue nonagénaire dans son bureau — il pose quelques feuillets et un stylo devant lui ; nous sortons notre dictaphone. Membre du Parti communiste avant d’en être exclu, au début des années 1950, pour sa critique du modèle soviétique (le communisme fut, dit-il, « une épopée fabuleuse, magnifique, immonde, atroce et dérisoire »), lieutenant des Forces françaises combattantes sous l’Occupation allemande, coauteur, en 2002, d’un article sur la question israélo-palestinienne qui lui valut un sordide procès pour « diffamation raciale et apologie des actes de terrorisme » et signataire, en 2014, d’une pétition visant à accueillir en France Edward Snowden et Julien Assange : l’auteur de La Méthode a tant écrit qu’il nous fallait, ici, choisir un axe, suivre un fil rouge : sa volonté de fédérer les courants anarchistes, socialistes et communistes. Mais le fil de nous échapper, bien sûr.
La politique est « le grand art », dites-vous. Pourquoi cette définition ?
Je me rappelle de cette phrase de Saint-Just : « Tous les arts ont produit des merveilles : l’art de gouverner n’a produit que des monstres. » Il est évident que la politique est une histoire qui nécessite un choix, une élaboration, et le propre d’un art est de réussir à faire une œuvre réussie, à défaut d’être nécessairement accomplie. Et c’est difficile. L’art ne parvient pas toujours à réaliser des chefs‑d’œuvre ; il se fait avec beaucoup d’intuition, d’intelligence et de ce « je-ne-sais-quoi » qu’on nomme sans doute l’inspiration. La politique — c’est-à-dire le destin des êtres humains en société — dépasse, du fait de son ampleur, les autres arts que sont la littérature ou la peinture. Cela ne signifie pas qu’elle leur soit supérieure, mais elle touche à nos vies et nos existences de manière plus directe. En cela, oui, c’est un grand art.
Vous avez fait savoir dans un livre d’entretien que vous aviez abandonné le terme « révolution » au profit de « métamorphose ». Comment cette mutation, c’est‑à dire ce second mot, arrive-t-elle dans votre vie ?
« La politique — c’est-à-dire le destin des êtres humains en société — dépasse, du fait de son ampleur, les autres arts que sont la littérature ou la peinture. »
Il me serait difficile de vous donner des repères chronologiques extrêmement précis, mais je peux vous dire que c’est l’échec du communisme stalinien, via la révolution d’Octobre, qui me poussa à cette réflexion. Ce communisme n’a pas abouti, en plus d’avoir favorisé ce qu’il avait voulu détruire. L’URSS conduisit à un capitalisme plus puissant encore que celui que l’on avait voulu supprimer sous le règne du tsar, à une religion plus forte encore que celle que l’on croyait avoir éradiquée. L’échec était total. Il en fut de même pour le maoïsme : la Chine est à présent un État capitaliste, elle est dirigée par un parti unique et vidée de toute sa substance communiste. Sans même parler de la Corée du Nord et du communisme héréditaire qu’ils ont créé : une conception des plus bouffonnes au regard de celle que développèrent les premiers socialistes et communistes. C’est sans doute aux alentours des années 1980 que j’ai abandonné ce mot. Non pas, d’ailleurs, dans le cadre national (renverser une dictature) ni dans un cadre légal (la « révolution citoyenne » en Équateur) ; j’ai abandonné l’idée de Révolution avec un « R » majuscule. La Révolution mythifiée, fondée sur la rupture absolue, la fécondité supposée de la violence et la nécessité prétendue d’une « dictature ». La Révolution de Lénine. La violence a dégénéré en un système concentrationnaire et l’idée qu’il fallait faire table rase du passé, comme le chante L’Internationale, s’est avérée des plus limitées : on a besoin de toute la culture du passé pour pouvoir changer le monde. Montaigne, Montesquieu, Rousseau et Marx nous sont utiles, autant que la tradition humaniste — à condition, comme j’ai toujours tenu à le faire, de distinguer l’humanisme de la déification de l’Homme et celui de la reconnaissance d’Autrui dans sa pleine qualité humaine.
Pourquoi « métamorphose » ? J’ai toujours été étonné par le fait que l’humanité soit passée, en cinq endroits du globe, de petites sociétés de chasseurs-ramasseurs de quelques centaines de membres à des sociétés historiques dotées de villes, d’agriculture, d’États et de religions — de l’Antiquité à nos jours. Il y a eu métamorphose, par des moyens plus ou moins inconnus (peut-être la domination de nomades sur les sédentaires) et, lorsque je considère l’Europe des temps médiévaux à la modernité, je vois aussi des processus de métamorphose : ce mot n’est pas réservé aux libellules et aux papillons ! Il vaut pour la vie. Nous-mêmes, dans le ventre de nos mères, nous nous métamorphosons. À l’heure qu’il est, nos perspectives immédiates sont très négatives, mais j’espère qu’une pluralité de processus créateurs pourra confluer et créer un courant — une voie, une voie autre que celle de la mondialisation dans laquelle nous sommes emportés. L’idée de métamorphose est intéressante car personne ne peut prévoir la société qui adviendra : elle sera sans doute une société-monde sans pourtant être un État-nation agrandi ; elle aura probablement des aspects fédéraux et confédéraux. Nous avons besoin de cette métamorphose car l’humanité présente nous conduit vers des catastrophes multiples.
« Conservateur révolutionnaire », c’est ainsi que vous vous êtes décrit, un jour. « Droitier gauchiste », également. Par-delà la boutade, que signifient vraiment ces apparents oxymores ?
Dans les partis communistes et bolcheviks, il était traditionnel de désigner les « droitiers » (ceux qui manquaient de radicalité dans les changements structurels et tenaient à sauvegarder certaines « libertés ») et les « gauchistes » (ceux qui optaient pour la transformation radicale et immédiate). Staline a détruit et les uns et les autres. Et nous avons eu les mêmes phénomènes sous la Révolution française : le second Comité de salut public, impulsé par Robespierre et Saint-Just, a d’abord écrasé les droitiers (les Girondins) puis les gauchistes (les Enragés et les hébertistes). Je me reconnais — qui plus est au regard des expériences passées — comme soucieux du maintien des libertés fondamentales (d’expression, de mouvement, etc.) ; et je m’étais exprimé, au moment de la révolution des Œillets, au Portugal, contre la suppression d’un journal considéré comme « droitier » par la frange communiste dominante. À Paris, certains disaient, y compris parmi mes amis, que l’important était de nourrir les gens plutôt que de leur donner la liberté. Contre ce grand argument, j’écrivais que lorsque l’on supprime la liberté, on ne donne pas du pain pour autant — je refusais désormais ce genre d’oppositions.
« C’est par des voies multiples qu’on peut commencer à améliorer la société ; je parle d’oasis : des oasis de solidarités, d’écologie et de fraternité. »
En ce sens, je suis « droitier ». Et « gauchiste », car je reste persuadé qu’il faut tout changer, radicalement, mais que ce changement ne peut pas avoir lieu d’un coup. Ponctionner les grandes fortunes, voilà qui est évident ; mais comment le faire dans le cadre de la mondialisation ? Les gens fichent le camp ! Ils placent leurs fonds dans des paradis fiscaux et nous ne pouvons rien contre ce pouvoir hégémonique de la finance. On pourrait supprimer lesdits paradis, mais on voit bien le retard que les États ont en la matière… Que faire ? Il faut faire refluer progressivement cette hégémonie — et cela s’avère particulièrement important dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture. La grande exploitation, l’élevage industrialisé et la monoculture détruisent les sols et produisent des insanités multiples (standardisation, perte de goût). Imaginons un grand mouvement de consommateurs — puisque nous le sommes tous devenus — qui boycotterait les produits malsains et ferait régresser les grandes surfaces, aidant ainsi l’agriculture fermière et biologique. C’est par des voies multiples qu’on peut commencer à améliorer la société ; je parle d’oasis : des oasis de solidarités, d’écologie et de fraternité (des fermes, des coopératives, etc.). Il faut élargir et propager ces oasis, y vivre, et faire qu’elles deviennent une base de départ pour un plus grand changement. Nous devons réorienter la pensée politique : ne plus avoir un programme, ne pas avoir un modèle de société ; avant une création, on ne sait pas ce qui va se passer. Je conserve la radicalité gauchiste et la liberté droitière — refusant les alternatives de la pensée binaire.
À lire votre œuvre politique, on a l’impression que vous creusez un sillon : enterrer le vieux débat, l’opposition traditionnelle entre réforme et révolution.
Effectivement. Si vous prenez l’histoire du réformisme comme du révolutionnarisme, on peut affirmer que les deux ont échoué. Le réformisme social-démocrate, qui a pourtant accompagné un certain nombre de protections sociales (à commencer par « l’État-Providence »), pris dans la présente conjoncture, effrite les anciennes réformes et ne propose plus rien : la pensée réformiste est vide. Tout comme l’est la pensée révolutionnaire. Il faut une pensée qui se ressource à la fois dans les aspirations libertaires, socialistes et communistes, mais aussi écologistes ; il faut prendre en compte tout ce que Marx n’a pas vu, ou pas pu voir.
« Si vous prenez l’histoire du réformisme comme du révolutionnarisme, on peut affirmer que les deux ont échoué. »
Vous évoquez la patrie, comme angle mort de la pensée de Marx…
C’est une de ses carences. Voyant l’importance décisive des classes et assurant, comme on le sait, que « les prolétaires n’ont pas de patrie », il a sous-estimé la réalité de la nation. Comme vécue par les citoyens. Il y a même, chez Marx, une faiblesse dans sa pensée de l’État : celui-ci n’était à ses yeux que l’instrument de la classe dominante, ce qui l’a conduit à sous-estimer son pouvoir propre. On l’a vu en 1914. Nous avions deux énormes partis socialistes internationalistes — allemand et français — et il n’a fallu que quelques heures pour que l’internationalisme se dissolve au profit du patriotisme et du nationalisme. Staline a d’ailleurs fortifié ce système en recourant à la notion de « patrie soviétique ». C’est un trou noir qu’il faut combler dans la pensée de Marx.
On sait votre aspiration à rassembler les courants anarchistes, socialistes et communistes. Arrêtons-nous sur l’anarchisme. Comment a‑t-il inspiré et nourri votre réflexion, sachant que vous veniez du communisme ?
Dans ma formation adolescente, je cherchais et j’errais entre les idéologies. Mon premier acte politique fut de me rendre auprès d’un organisme libertaire qui se nommait « Solidarité internationale antifasciste », en aide aux anarchistes espagnols. J’étais très sensible à cette grande aspiration mais tout ceci a, ensuite, été recouvert par mon adhésion au Parti. J’ai néanmoins toujours gardé un lien avec cette tradition : comme communiste, sous l’Occupation, j’étais très proche d’une femme anarchiste merveilleuse, May Picqueray. En tant que lecteur de Marx et de Lénine, j’estimais que la dictature du prolétariat allait aboutir à la liberté, c’est-à-dire à l’État sans classes (il y a d’ailleurs une source libertaire dans le marxisme et même dans le Lénine d’avant la révolution d’Octobre). Puis, une fois hors du Parti, j’ai vu la fécondité du libertarisme — notamment sur le terrain de l’épanouissement de l’individu. Si vous l’ajoutez à la fécondité socialiste (améliorer la société) et communiste (fraterniser), vous retrouvez une pensée qui existait, ainsi mêlée, au XIXe siècle — je ne les rassemble pas artificiellement ! Mais l’Histoire a séparé et opposé ces courants. C’est donc pour moi tout à fait naturel. Sans parler des relations personnelles et formidables : l’aventure espagnole et ses réalisations doivent être connues et absolument intégrées.
Effectuez-vous une différence entre les termes « anarchiste » et « libertaire » ?
À mes yeux, c’est la même chose.
Dans Mon Chemin, vous avancez que l’on ne peut réduire l’homme à des déterminations sociales et économiques…
« Nous ne sommes pas entièrement déterminés par notre classe, notre statut et notre origine ; la société n’est pas mécanique. »
Dostoïevski a montré qu’il existait dans l’homme des dimensions qui dépassent le social et l’économique. Dans Crime et Châtiment, la petite prostituée, Sonia, qui permet la rédemption de Raskolnikov, a un million d’années-lumière d’avance sur Karl Marx car elle sait que l’amour et la compassion sont des éléments de salut et de sauvegarde. Des œuvres comme Résurrection de Tolstoï m’ont beaucoup marqué. Lorsque j’ai envisagé le problème de la science sociologique ou historique, j’ai vu que tous les déterminismes clos qui enferment les gens dans leurs catégories et leurs habitus avaient une valeur statistique, mais qu’ils ne valaient pas pour tout : il y a beaucoup d’exceptions. Nous ne sommes pas entièrement déterminés par notre classe, notre statut et notre origine ; la société n’est pas mécanique.
« Faire copuler Marx et Shakespeare », c’était l’une de vos idées. Quel enfant verrait-on ?
J’en suis peut-être un bébé. (rires) Il y a une conception tragique de l’existence chez Shakespeare qui n’existe pas dans la vision finalement optimiste de Marx. Quand Marx parle du caractère dialectiquement progressiste du capitalisme, il omet une part de la tragédie de cette « avancée » : ce que le capitalisme fait vivre au travailleur en l’exploitant, en déportant les paysans vers les usines. Le tragique n’est pas un pessimisme : je reconnais la tragédie de la vie en même temps que ses beautés. Ce qu’il y a de remarquable dans le théâtre de Shakespeare est l’absence de Salut final et de Dieu : rien de « mieux » ne va ressortir de tant de massacres.
Vous aimez à rappeler que les ennemis possèdent une part de « vérité devenue folle ». C’est un propos plutôt inhabituel !
« Le tragique n’est pas un pessimisme : je reconnais la tragédie de la vie en même temps que ses beautés. »
Comment, à partir d’une communauté d’esprits humains, sécrète-t-on des dieux ? Tout commence par les esprits supérieurs, quels que soient leurs noms. Comment ces dieux prennent-ils une force, une puissance, une autonomie et une existence incroyables au point de les adorer, de les prier du matin au soir et de mourir pour eux ? Ceci étant d’autant plus valable pour les religions monothéistes. Et ce qui vaut pour les dieux vaut pour les idées : on a pu vivre, souffrir, tuer et mourir pour le communisme. Le point-clé est de savoir comment avoir un commerce avec nos idées : comment ne pas nous laisser écraser par elles ? Un propos de Marcel Proust m’avait frappé : il affirmait que l’antisémitisme est une idée devenue folle. Je me suis demandé ce qui ne l’était donc pas, fou. C’est le fait qu’il y a un destin propre aux Juifs : un destin lié à la persécution historique, aux métiers dans lesquels on les cantonnait — un antisémitisme qui a succédé à l’antijudaïsme chrétien. Tout en étant humains (je suis moi-même juif d’origine, comme vous le savez), les Juifs ont une différence liée à l’Histoire : nier cette différence, c’est nier le fait qu’il puisse y avoir un problème — même s’il n’est pas, comme je le crois, fondamental. Le problème n’est pas cette différence, mais le fait de la transformer en infériorité : et là, l’idée devient folie.
Mais quand vous écrivez, dans un article, que même le lepénisme contient une part de vérité devenue folle, à quoi pensez-vous ?
La réalité de la nation, comme nous en parlions tout à l’heure. Mais c’est une réalité que l’on peut dépasser — par l’Europe et, en cas d’intérêts communs à tous, par des instances mondiales supranationales. La négation de cette réalité n’a pas de sens mais elle devient folie lorsqu’elle se traduit par la peur de l’Autre. On n’a pas assez compris, et enseigné, que la France est multiculturelle dès son origine ; elle a, au cours des siècles et de manières diverses, intégré des peuples qui avaient leurs propres langues — les Basques, les Bretons, les Alsaciens, les Auvergnats, les Flamands. Cette France est multiculturelle tout en ayant son unité, consolidée par la Révolution française. Les ouvriers du début du XXe siècle (les Espagnols et les Italiens) n’ont fait que prolonger ce processus. Et les Maghrébins et les Asiatiques le prolongent ensuite. La France est, par sa nature même, une et multiculturelle. On aurait pu, en l’enseignant, faire reculer l’idée d’un « vrai » peuple « authentique ». Dans le nord de la France, le peuple est composé de gens d’origine polonaise. Avant que François Hollande ne soit élu, j’avais dialogué avec lui et je lui avais proposé d’inscrire cette formule, une et multiculturelle, dans la Constitution : il n’a pas compris, il a cru que cela favoriserait le communautarisme — il est dans la pensée binaire.
En 1993, dans Terre-Patrie, vous évoquiez déjà le « ré-enracinement ethnique et religieux ». C’est une des problématiques majeures de notre temps, semble-t-il. Comment en sortir par le haut ?
« On assiste aujourd’hui à un dépérissement de l’intellectualité de gauche ; pourquoi ? Parce que nous faisons face à un système de régression généralisée. »
La mondialisation techno-économique a provoqué la crainte de la destruction des cultures propres aux ethnies et aux nations. D’où, parfois, des processus de refermeture ; le premier cas fut l’Iran. L’Occident a répandu aux quatre coins du monde sa foi dans le Progrès : l’avenir serait meilleur. Cette foi s’est désintégrée un peu partout, y compris chez nous. Quand il n’y a plus d’avenir et que le présent est malheureux, on se réfugie vers le passé. La mondialisation ne s’est pas accompagnée de la prise de conscience que l’humanité avait une communauté de destins : cette communauté est créée par la mondialisation tout en étant menacée par la mondialisation, qui développe des armes nucléaires et dégrade la biosphère. Mon message, celui de la Terre-Patrie, n’a pas du tout été entendu : s’il y a destin commun, il y a patrie commune — qui englobe les autres patries — et prise de conscience de notre réalité biologique sur Terre. Voilà la tragédie de notre époque. La plus dangereuse. Lorsque j’en parle, on dit « Oui, oui », mais cette idée ne s’enracine pas.
Justement : les intellectuels français, durant une bonne partie du XXe siècle, étaient souvent des hommes et des femmes liés à l’histoire socialiste, au sens large. On parle beaucoup d’un « phénomène », ces temps-ci, d’un « basculement » : la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche et l’essor d’une pensée de droite, voire très à droite — Finkielkraut, Renaud Camus, Zemmour, etc. Comment l’observez-vous ?
Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Ce n’est pas seulement un philosophe ou un écrivain ; c’est un auteur qui prend parti sur la place publique. Zola est romancier ; il devient intellectuel avec « J’accuse ». Dès l’affaire Dreyfus, nous avions des intellectuels des deux bords — souvenons-nous des Barrès et des Maurras. Il y avait un mouvement intellectuel de droite très fort, alors. Ce n’est qu’après la Libération que l’on a assisté à l’hégémonie dont vous parlez. Il y a toujours eu deux France : la France aristocratique, antisémite et monarchique a toujours existé, mais elle s’est, en grande partie, déconsidérée sous Vichy. On assiste aujourd’hui à un dépérissement de l’intellectualité de gauche ; pourquoi ? Parce que nous faisons face à un système de régression généralisée. Et ce dépérissement s’accompagne d’un vichysme rampant : c’est la deuxième France qui reprend du poil de la bête car la première n’est plus alimentée. Il est normal, dès lors, que l’hégémonie bascule et que surgissent ces porte-paroles — c’est un phénomène regrettable, mais compréhensible. Aussi, l’hégémonie de gauche était fondée sur de grands aveuglements : l’URSS ou le maoïsme — même Foucault s’est trompé sur l’Iran. L’intellectuel de gauche a un lourd tribut d’erreurs, de manque d’informations et de sérieux ; nous ne sommes pas nombreux à avoir fait « autocritique »… Je me sens un peu seul. Nous sommes dans une époque où règnent les experts et les spécialistes, jugés comme seuls « compétents » ; une époque où seuls le calcul et le chiffre sont jugés comme « pertinents » : il y a un besoin d’intellectuels, afin de poser des problèmes fondamentaux et globaux, mais il y a pénurie. On ne réagit presque plus aux situations que l’on n’aurait jamais tolérées il y a 30 ans.
Une dernière question : vous avez durant votre vie connu des épisodes historiques pour le moins cruels, mais il demeure en vous un certain espoir. Une foi en l’Homme, disons. Comment la comprendre ?
J’ai gardé les aspirations de mon adolescence sans en conserver les illusions. Ma mère est morte lorsque j’avais 10 ans… J’ai gardé un esprit « enfantin », qui s’amuse, curieux de tout. J’aime la vie et j’ai gardé cette capacité de réagir contre les horreurs. Ces événements que j’ai vécus m’ont sans doute stimulé à nouveau, remobilisé… Peut-être ai-je voulu prendre ma retraite mais je ne l’ai pas pu : il y a toujours quelque chose à faire ! (rires) Je me focalise sur l’idée, en ce moment, que l’on sent une aspiration, dans une partie de la population et de la jeunesse, vers ce qui n’est pas le profit et l’intérêt ; on sent un désir de fraternité, de solidarité et de convivialité — ces oasis. Et j’ai envie de m’y dédier. Ce n’est pas de ma faute, je ne peux pas m’en échapper. (rires)
Photographies : Cyrille Choupas | Ballast.
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