Edgar Morin : « Il y a toujours eu deux France »


Entretien paru dans le n°4 de la revue papier Ballast

Une petite rue pavée de la capi­tale, un bâti­ment de quatre étages. Nous retrou­vons le phi­lo­sophe et socio­logue nona­gé­naire dans son bureau — il pose quelques feuillets et un sty­lo devant lui ; nous sor­tons notre dic­ta­phone. Membre du Parti com­mu­niste avant d’en être exclu, au début des années 1950, pour sa cri­tique du modèle sovié­tique (le com­mu­nisme fut, dit-il, « une épo­pée fabu­leuse, magni­fique, immonde, atroce et déri­soire »), lieu­te­nant des Forces fran­çaises com­bat­tantes sous l’Occupation alle­mande, coau­teur, en 2002, d’un article sur la ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne qui lui valut un sor­dide pro­cès pour « dif­fa­ma­tion raciale et apo­lo­gie des actes de ter­ro­risme » et signa­taire, en 2014, d’une péti­tion visant à accueillir en France Edward Snowden et Julien Assange : l’au­teur de La Méthode a tant écrit qu’il nous fal­lait, ici, choi­sir un axe, suivre un fil rouge : sa volon­té de fédé­rer les cou­rants anar­chistes, socia­listes et com­mu­nistes. Mais le fil de nous échap­per, bien sûr.


La poli­tique est « le grand art », dites-vous. Pourquoi cette définition ?

Je me rap­pelle de cette phrase de Saint-Just : « Tous les arts ont pro­duit des mer­veilles : l’art de gou­ver­ner n’a pro­duit que des monstres. » Il est évident que la poli­tique est une his­toire qui néces­site un choix, une éla­bo­ra­tion, et le propre d’un art est de réus­sir à faire une œuvre réus­sie, à défaut d’être néces­sai­re­ment accom­plie. Et c’est dif­fi­cile. L’art ne par­vient pas tou­jours à réa­li­ser des chefs‑d’œuvre ; il se fait avec beau­coup d’intuition, d’intelligence et de ce « je-ne-sais-quoi » qu’on nomme sans doute l’inspiration. La poli­tique — c’est-à-dire le des­tin des êtres humains en socié­té — dépasse, du fait de son ampleur, les autres arts que sont la lit­té­ra­ture ou la pein­ture. Cela ne signi­fie pas qu’elle leur soit supé­rieure, mais elle touche à nos vies et nos exis­tences de manière plus directe. En cela, oui, c’est un grand art.

Vous avez fait savoir dans un livre d’entretien que vous aviez aban­don­né le terme « révo­lu­tion » au pro­fit de « méta­mor­phose ». Comment cette muta­tion, c’est‑à dire ce second mot, arrive-t-elle dans votre vie ?

« La poli­tique — c’est-à-dire le des­tin des êtres humains en socié­té — dépasse, du fait de son ampleur, les autres arts que sont la lit­té­ra­ture ou la peinture. »

Il me serait dif­fi­cile de vous don­ner des repères chro­no­lo­giques extrê­me­ment pré­cis, mais je peux vous dire que c’est l’échec du com­mu­nisme sta­li­nien, via la révo­lu­tion d’Octobre, qui me pous­sa à cette réflexion. Ce com­mu­nisme n’a pas abou­ti, en plus d’avoir favo­ri­sé ce qu’il avait vou­lu détruire. L’URSS condui­sit à un capi­ta­lisme plus puis­sant encore que celui que l’on avait vou­lu sup­pri­mer sous le règne du tsar, à une reli­gion plus forte encore que celle que l’on croyait avoir éra­di­quée. L’échec était total. Il en fut de même pour le maoïsme : la Chine est à pré­sent un État capi­ta­liste, elle est diri­gée par un par­ti unique et vidée de toute sa sub­stance com­mu­niste. Sans même par­ler de la Corée du Nord et du com­mu­nisme héré­di­taire qu’ils ont créé : une concep­tion des plus bouf­fonnes au regard de celle que déve­lop­pèrent les pre­miers socia­listes et com­mu­nistes. C’est sans doute aux alen­tours des années 1980 que j’ai aban­don­né ce mot. Non pas, d’ailleurs, dans le cadre natio­nal (ren­ver­ser une dic­ta­ture) ni dans un cadre légal (la « révo­lu­tion citoyenne » en Équateur) ; j’ai aban­don­né l’idée de Révolution avec un « R » majus­cule. La Révolution mythi­fiée, fon­dée sur la rup­ture abso­lue, la fécon­di­té sup­po­sée de la vio­lence et la néces­si­té pré­ten­due d’une « dic­ta­ture ». La Révolution de Lénine. La vio­lence a dégé­né­ré en un sys­tème concen­tra­tion­naire et l’idée qu’il fal­lait faire table rase du pas­sé, comme le chante L’Internationale, s’est avé­rée des plus limi­tées : on a besoin de toute la culture du pas­sé pour pou­voir chan­ger le monde. Montaigne, Montesquieu, Rousseau et Marx nous sont utiles, autant que la tra­di­tion huma­niste — à condi­tion, comme j’ai tou­jours tenu à le faire, de dis­tin­guer l’humanisme de la déi­fi­ca­tion de l’Homme et celui de la recon­nais­sance d’Autrui dans sa pleine qua­li­té humaine.

Pourquoi « méta­mor­phose » ? J’ai tou­jours été éton­né par le fait que l’humanité soit pas­sée, en cinq endroits du globe, de petites socié­tés de chas­seurs-ramas­seurs de quelques cen­taines de membres à des socié­tés his­to­riques dotées de villes, d’agriculture, d’États et de reli­gions — de l’Antiquité à nos jours. Il y a eu méta­mor­phose, par des moyens plus ou moins incon­nus (peut-être la domi­na­tion de nomades sur les séden­taires) et, lorsque je consi­dère l’Europe des temps médié­vaux à la moder­ni­té, je vois aus­si des pro­ces­sus de méta­mor­phose : ce mot n’est pas réser­vé aux libel­lules et aux papillons ! Il vaut pour la vie. Nous-mêmes, dans le ventre de nos mères, nous nous méta­mor­pho­sons. À l’heure qu’il est, nos pers­pec­tives immé­diates sont très néga­tives, mais j’espère qu’une plu­ra­li­té de pro­ces­sus créa­teurs pour­ra confluer et créer un cou­rant — une voie, une voie autre que celle de la mon­dia­li­sa­tion dans laquelle nous sommes empor­tés. L’idée de méta­mor­phose est inté­res­sante car per­sonne ne peut pré­voir la socié­té qui advien­dra : elle sera sans doute une socié­té-monde sans pour­tant être un État-nation agran­di ; elle aura pro­ba­ble­ment des aspects fédé­raux et confé­dé­raux. Nous avons besoin de cette méta­mor­phose car l’humanité pré­sente nous conduit vers des catas­trophes multiples.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

« Conservateur révo­lu­tion­naire », c’est ain­si que vous vous êtes décrit, un jour. « Droitier gau­chiste », éga­le­ment. Par-delà la bou­tade, que signi­fient vrai­ment ces appa­rents oxymores ?

Dans les par­tis com­mu­nistes et bol­che­viks, il était tra­di­tion­nel de dési­gner les « droi­tiers » (ceux qui man­quaient de radi­ca­li­té dans les chan­ge­ments struc­tu­rels et tenaient à sau­ve­gar­der cer­taines « liber­tés ») et les « gau­chistes » (ceux qui optaient pour la trans­for­ma­tion radi­cale et immé­diate). Staline a détruit et les uns et les autres. Et nous avons eu les mêmes phé­no­mènes sous la Révolution fran­çaise : le second Comité de salut public, impul­sé par Robespierre et Saint-Just, a d’abord écra­sé les droi­tiers (les Girondins) puis les gau­chistes (les Enragés et les héber­tistes). Je me recon­nais — qui plus est au regard des expé­riences pas­sées — comme sou­cieux du main­tien des liber­tés fon­da­men­tales (d’expression, de mou­ve­ment, etc.) ; et je m’étais expri­mé, au moment de la révo­lu­tion des Œillets, au Portugal, contre la sup­pres­sion d’un jour­nal consi­dé­ré comme « droi­tier » par la frange com­mu­niste domi­nante. À Paris, cer­tains disaient, y com­pris par­mi mes amis, que l’important était de nour­rir les gens plu­tôt que de leur don­ner la liber­té. Contre ce grand argu­ment, j’écrivais que lorsque l’on sup­prime la liber­té, on ne donne pas du pain pour autant — je refu­sais désor­mais ce genre d’oppositions.

« C’est par des voies mul­tiples qu’on peut com­men­cer à amé­lio­rer la socié­té ; je parle d’oasis : des oasis de soli­da­ri­tés, d’écologie et de fraternité. »

En ce sens, je suis « droi­tier ». Et « gau­chiste », car je reste per­sua­dé qu’il faut tout chan­ger, radi­ca­le­ment, mais que ce chan­ge­ment ne peut pas avoir lieu d’un coup. Ponctionner les grandes for­tunes, voi­là qui est évident ; mais com­ment le faire dans le cadre de la mon­dia­li­sa­tion ? Les gens fichent le camp ! Ils placent leurs fonds dans des para­dis fis­caux et nous ne pou­vons rien contre ce pou­voir hégé­mo­nique de la finance. On pour­rait sup­pri­mer les­dits para­dis, mais on voit bien le retard que les États ont en la matière… Que faire ? Il faut faire refluer pro­gres­si­ve­ment cette hégé­mo­nie — et cela s’avère par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture. La grande exploi­ta­tion, l’élevage indus­tria­li­sé et la mono­cul­ture détruisent les sols et pro­duisent des insa­ni­tés mul­tiples (stan­dar­di­sa­tion, perte de goût). Imaginons un grand mou­ve­ment de consom­ma­teurs — puisque nous le sommes tous deve­nus — qui boy­cot­te­rait les pro­duits mal­sains et ferait régres­ser les grandes sur­faces, aidant ain­si l’agriculture fer­mière et bio­lo­gique. C’est par des voies mul­tiples qu’on peut com­men­cer à amé­lio­rer la socié­té ; je parle d’oasis : des oasis de soli­da­ri­tés, d’écologie et de fra­ter­ni­té (des fermes, des coopé­ra­tives, etc.). Il faut élar­gir et pro­pa­ger ces oasis, y vivre, et faire qu’elles deviennent une base de départ pour un plus grand chan­ge­ment. Nous devons réorien­ter la pen­sée poli­tique : ne plus avoir un pro­gramme, ne pas avoir un modèle de socié­té ; avant une créa­tion, on ne sait pas ce qui va se pas­ser. Je conserve la radi­ca­li­té gau­chiste et la liber­té droi­tière — refu­sant les alter­na­tives de la pen­sée binaire.

À lire votre œuvre poli­tique, on a l’impression que vous creu­sez un sillon : enter­rer le vieux débat, l’op­po­si­tion tra­di­tion­nelle entre réforme et révo­lu­tion.

Effectivement. Si vous pre­nez l’histoire du réfor­misme comme du révo­lu­tion­na­risme, on peut affir­mer que les deux ont échoué. Le réfor­misme social-démo­crate, qui a pour­tant accom­pa­gné un cer­tain nombre de pro­tec­tions sociales (à com­men­cer par « l’État-Providence »), pris dans la pré­sente conjonc­ture, effrite les anciennes réformes et ne pro­pose plus rien : la pen­sée réfor­miste est vide. Tout comme l’est la pen­sée révo­lu­tion­naire. Il faut une pen­sée qui se res­source à la fois dans les aspi­ra­tions liber­taires, socia­listes et com­mu­nistes, mais aus­si éco­lo­gistes ; il faut prendre en compte tout ce que Marx n’a pas vu, ou pas pu voir.

« Si vous pre­nez l’histoire du réfor­misme comme du révo­lu­tion­na­risme, on peut affir­mer que les deux ont échoué. »

Vous évo­quez la patrie, comme angle mort de la pen­sée de Marx…

C’est une de ses carences. Voyant l’importance déci­sive des classes et assu­rant, comme on le sait, que « les pro­lé­taires n’ont pas de patrie », il a sous-esti­mé la réa­li­té de la nation. Comme vécue par les citoyens. Il y a même, chez Marx, une fai­blesse dans sa pen­sée de l’État : celui-ci n’était à ses yeux que l’instrument de la classe domi­nante, ce qui l’a conduit à sous-esti­mer son pou­voir propre. On l’a vu en 1914. Nous avions deux énormes par­tis socia­listes inter­na­tio­na­listes — alle­mand et fran­çais — et il n’a fal­lu que quelques heures pour que l’internationalisme se dis­solve au pro­fit du patrio­tisme et du natio­na­lisme. Staline a d’ailleurs for­ti­fié ce sys­tème en recou­rant à la notion de « patrie sovié­tique ». C’est un trou noir qu’il faut com­bler dans la pen­sée de Marx.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

On sait votre aspi­ra­tion à ras­sem­bler les cou­rants anar­chistes, socia­listes et com­mu­nistes. Arrêtons-nous sur l’anarchisme. Comment a‑t-il ins­pi­ré et nour­ri votre réflexion, sachant que vous veniez du communisme ?

Dans ma for­ma­tion ado­les­cente, je cher­chais et j’errais entre les idéo­lo­gies. Mon pre­mier acte poli­tique fut de me rendre auprès d’un orga­nisme liber­taire qui se nom­mait « Solidarité inter­na­tio­nale anti­fas­ciste », en aide aux anar­chistes espa­gnols. J’étais très sen­sible à cette grande aspi­ra­tion mais tout ceci a, ensuite, été recou­vert par mon adhé­sion au Parti. J’ai néan­moins tou­jours gar­dé un lien avec cette tra­di­tion : comme com­mu­niste, sous l’Occupation, j’étais très proche d’une femme anar­chiste mer­veilleuse, May Picqueray. En tant que lec­teur de Marx et de Lénine, j’estimais que la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat allait abou­tir à la liber­té, c’est-à-dire à l’État sans classes (il y a d’ailleurs une source liber­taire dans le mar­xisme et même dans le Lénine d’avant la révo­lu­tion d’Octobre). Puis, une fois hors du Parti, j’ai vu la fécon­di­té du liber­ta­risme — notam­ment sur le ter­rain de l’épanouissement de l’individu. Si vous l’ajoutez à la fécon­di­té socia­liste (amé­lio­rer la socié­té) et com­mu­niste (fra­ter­ni­ser), vous retrou­vez une pen­sée qui exis­tait, ain­si mêlée, au XIXe siècle — je ne les ras­semble pas arti­fi­ciel­le­ment ! Mais l’Histoire a sépa­ré et oppo­sé ces cou­rants. C’est donc pour moi tout à fait natu­rel. Sans par­ler des rela­tions per­son­nelles et for­mi­dables : l’aventure espa­gnole et ses réa­li­sa­tions doivent être connues et abso­lu­ment intégrées.

Effectuez-vous une dif­fé­rence entre les termes « anar­chiste » et « libertaire » ?

À mes yeux, c’est la même chose.

Dans Mon Chemin, vous avan­cez que l’on ne peut réduire l’homme à des déter­mi­na­tions sociales et économiques…

« Nous ne sommes pas entiè­re­ment déter­mi­nés par notre classe, notre sta­tut et notre ori­gine ; la socié­té n’est pas mécanique. »

Dostoïevski a mon­tré qu’il exis­tait dans l’homme des dimen­sions qui dépassent le social et l’économique. Dans Crime et Châtiment, la petite pros­ti­tuée, Sonia, qui per­met la rédemp­tion de Raskolnikov, a un mil­lion d’années-lumière d’avance sur Karl Marx car elle sait que l’amour et la com­pas­sion sont des élé­ments de salut et de sau­ve­garde. Des œuvres comme Résurrection de Tolstoï m’ont beau­coup mar­qué. Lorsque j’ai envi­sa­gé le pro­blème de la science socio­lo­gique ou his­to­rique, j’ai vu que tous les déter­mi­nismes clos qui enferment les gens dans leurs caté­go­ries et leurs habi­tus avaient une valeur sta­tis­tique, mais qu’ils ne valaient pas pour tout : il y a beau­coup d’exceptions. Nous ne sommes pas entiè­re­ment déter­mi­nés par notre classe, notre sta­tut et notre ori­gine ; la socié­té n’est pas mécanique.

« Faire copu­ler Marx et Shakespeare », c’était l’une de vos idées. Quel enfant verrait-on ?

J’en suis peut-être un bébé. (rires) Il y a une concep­tion tra­gique de l’existence chez Shakespeare qui n’existe pas dans la vision fina­le­ment opti­miste de Marx. Quand Marx parle du carac­tère dia­lec­ti­que­ment pro­gres­siste du capi­ta­lisme, il omet une part de la tra­gé­die de cette « avan­cée » : ce que le capi­ta­lisme fait vivre au tra­vailleur en l’exploitant, en dépor­tant les pay­sans vers les usines. Le tra­gique n’est pas un pes­si­misme : je recon­nais la tra­gé­die de la vie en même temps que ses beau­tés. Ce qu’il y a de remar­quable dans le théâtre de Shakespeare est l’absence de Salut final et de Dieu : rien de « mieux » ne va res­sor­tir de tant de massacres.

Vous aimez à rap­pe­ler que les enne­mis pos­sèdent une part de « véri­té deve­nue folle ». C’est un pro­pos plu­tôt inhabituel !

« Le tra­gique n’est pas un pes­si­misme : je recon­nais la tra­gé­die de la vie en même temps que ses beautés. »

Comment, à par­tir d’une com­mu­nau­té d’esprits humains, sécrète-t-on des dieux ? Tout com­mence par les esprits supé­rieurs, quels que soient leurs noms. Comment ces dieux prennent-ils une force, une puis­sance, une auto­no­mie et une exis­tence incroyables au point de les ado­rer, de les prier du matin au soir et de mou­rir pour eux ? Ceci étant d’autant plus valable pour les reli­gions mono­théistes. Et ce qui vaut pour les dieux vaut pour les idées : on a pu vivre, souf­frir, tuer et mou­rir pour le com­mu­nisme. Le point-clé est de savoir com­ment avoir un com­merce avec nos idées : com­ment ne pas nous lais­ser écra­ser par elles ? Un pro­pos de Marcel Proust m’avait frap­pé : il affir­mait que l’antisémitisme est une idée deve­nue folle. Je me suis deman­dé ce qui ne l’était donc pas, fou. C’est le fait qu’il y a un des­tin propre aux Juifs : un des­tin lié à la per­sé­cu­tion his­to­rique, aux métiers dans les­quels on les can­ton­nait — un anti­sé­mi­tisme qui a suc­cé­dé à l’antijudaïsme chré­tien. Tout en étant humains (je suis moi-même juif d’origine, comme vous le savez), les Juifs ont une dif­fé­rence liée à l’Histoire : nier cette dif­fé­rence, c’est nier le fait qu’il puisse y avoir un pro­blème — même s’il n’est pas, comme je le crois, fon­da­men­tal. Le pro­blème n’est pas cette dif­fé­rence, mais le fait de la trans­for­mer en infé­rio­ri­té : et là, l’idée devient folie.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Mais quand vous écri­vez, dans un article, que même le lepé­nisme contient une part de véri­té deve­nue folle, à quoi pensez-vous ?

La réa­li­té de la nation, comme nous en par­lions tout à l’heure. Mais c’est une réa­li­té que l’on peut dépas­ser — par l’Europe et, en cas d’intérêts com­muns à tous, par des ins­tances mon­diales supra­na­tio­nales. La néga­tion de cette réa­li­té n’a pas de sens mais elle devient folie lorsqu’elle se tra­duit par la peur de l’Autre. On n’a pas assez com­pris, et ensei­gné, que la France est mul­ti­cul­tu­relle dès son ori­gine ; elle a, au cours des siècles et de manières diverses, inté­gré des peuples qui avaient leurs propres langues — les Basques, les Bretons, les Alsaciens, les Auvergnats, les Flamands. Cette France est mul­ti­cul­tu­relle tout en ayant son uni­té, conso­li­dée par la Révolution fran­çaise. Les ouvriers du début du XXe siècle (les Espagnols et les Italiens) n’ont fait que pro­lon­ger ce pro­ces­sus. Et les Maghrébins et les Asiatiques le pro­longent ensuite. La France est, par sa nature même, une et mul­ti­cul­tu­relle. On aurait pu, en l’enseignant, faire recu­ler l’idée d’un « vrai » peuple « authen­tique ». Dans le nord de la France, le peuple est com­po­sé de gens d’origine polo­naise. Avant que François Hollande ne soit élu, j’avais dia­lo­gué avec lui et je lui avais pro­po­sé d’inscrire cette for­mule, une et mul­ti­cul­tu­relle, dans la Constitution : il n’a pas com­pris, il a cru que cela favo­ri­se­rait le com­mu­nau­ta­risme — il est dans la pen­sée binaire.

En 1993, dans Terre-Patrie, vous évo­quiez déjà le « ré-enra­ci­ne­ment eth­nique et reli­gieux ». C’est une des pro­blé­ma­tiques majeures de notre temps, semble-t-il. Comment en sor­tir par le haut ?

« On assiste aujourd’hui à un dépé­ris­se­ment de l’intellectualité de gauche ; pour­quoi ? Parce que nous fai­sons face à un sys­tème de régres­sion généralisée. »

La mon­dia­li­sa­tion tech­no-éco­no­mique a pro­vo­qué la crainte de la des­truc­tion des cultures propres aux eth­nies et aux nations. D’où, par­fois, des pro­ces­sus de refer­me­ture ; le pre­mier cas fut l’Iran. L’Occident a répan­du aux quatre coins du monde sa foi dans le Progrès : l’avenir serait meilleur. Cette foi s’est dés­in­té­grée un peu par­tout, y com­pris chez nous. Quand il n’y a plus d’avenir et que le pré­sent est mal­heu­reux, on se réfu­gie vers le pas­sé. La mon­dia­li­sa­tion ne s’est pas accom­pa­gnée de la prise de conscience que l’humanité avait une com­mu­nau­té de des­tins : cette com­mu­nau­té est créée par la mon­dia­li­sa­tion tout en étant mena­cée par la mon­dia­li­sa­tion, qui déve­loppe des armes nucléaires et dégrade la bio­sphère. Mon mes­sage, celui de la Terre-Patrie, n’a pas du tout été enten­du : s’il y a des­tin com­mun, il y a patrie com­mune — qui englobe les autres patries — et prise de conscience de notre réa­li­té bio­lo­gique sur Terre. Voilà la tra­gé­die de notre époque. La plus dan­ge­reuse. Lorsque j’en parle, on dit « Oui, oui », mais cette idée ne s’enracine pas.

Justement : les intel­lec­tuels fran­çais, durant une bonne par­tie du XXe siècle, étaient sou­vent des hommes et des femmes liés à l’histoire socia­liste, au sens large. On parle beau­coup d’un « phé­no­mène », ces temps-ci, d’un « bas­cu­le­ment » : la fin de l’hégémonie intel­lec­tuelle de la gauche et l’essor d’une pen­sée de droite, voire très à droite — Finkielkraut, Renaud Camus, Zemmour, etc. Comment l’observez-vous ?

Qu’est-ce qu’un intel­lec­tuel ? Ce n’est pas seule­ment un phi­lo­sophe ou un écri­vain ; c’est un auteur qui prend par­ti sur la place publique. Zola est roman­cier ; il devient intel­lec­tuel avec « J’accuse ». Dès l’affaire Dreyfus, nous avions des intel­lec­tuels des deux bords — sou­ve­nons-nous des Barrès et des Maurras. Il y avait un mou­ve­ment intel­lec­tuel de droite très fort, alors. Ce n’est qu’après la Libération que l’on a assis­té à l’hégémonie dont vous par­lez. Il y a tou­jours eu deux France : la France aris­to­cra­tique, anti­sé­mite et monar­chique a tou­jours exis­té, mais elle s’est, en grande par­tie, décon­si­dé­rée sous Vichy. On assiste aujourd’hui à un dépé­ris­se­ment de l’intellectualité de gauche ; pour­quoi ? Parce que nous fai­sons face à un sys­tème de régres­sion géné­ra­li­sée. Et ce dépé­ris­se­ment s’accompagne d’un vichysme ram­pant : c’est la deuxième France qui reprend du poil de la bête car la pre­mière n’est plus ali­men­tée. Il est nor­mal, dès lors, que l’hégémonie bas­cule et que sur­gissent ces porte-paroles — c’est un phé­no­mène regret­table, mais com­pré­hen­sible. Aussi, l’hégémonie de gauche était fon­dée sur de grands aveu­gle­ments : l’URSS ou le maoïsme — même Foucault s’est trom­pé sur l’Iran. L’intellectuel de gauche a un lourd tri­but d’erreurs, de manque d’informations et de sérieux ; nous ne sommes pas nom­breux à avoir fait « auto­cri­tique »… Je me sens un peu seul. Nous sommes dans une époque où règnent les experts et les spé­cia­listes, jugés comme seuls « com­pé­tents » ; une époque où seuls le cal­cul et le chiffre sont jugés comme « per­ti­nents » : il y a un besoin d’intellectuels, afin de poser des pro­blèmes fon­da­men­taux et glo­baux, mais il y a pénu­rie. On ne réagit presque plus aux situa­tions que l’on n’aurait jamais tolé­rées il y a 30 ans.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Une der­nière ques­tion : vous avez durant votre vie connu des épi­sodes his­to­riques pour le moins cruels, mais il demeure en vous un cer­tain espoir. Une foi en l’Homme, disons. Comment la comprendre ?

J’ai gar­dé les aspi­ra­tions de mon ado­les­cence sans en conser­ver les illu­sions. Ma mère est morte lorsque j’avais 10 ans… J’ai gar­dé un esprit « enfan­tin », qui s’amuse, curieux de tout. J’aime la vie et j’ai gar­dé cette capa­ci­té de réagir contre les hor­reurs. Ces évé­ne­ments que j’ai vécus m’ont sans doute sti­mu­lé à nou­veau, remo­bi­li­sé… Peut-être ai-je vou­lu prendre ma retraite mais je ne l’ai pas pu : il y a tou­jours quelque chose à faire ! (rires) Je me foca­lise sur l’idée, en ce moment, que l’on sent une aspi­ra­tion, dans une par­tie de la popu­la­tion et de la jeu­nesse, vers ce qui n’est pas le pro­fit et l’intérêt ; on sent un désir de fra­ter­ni­té, de soli­da­ri­té et de convi­via­li­té — ces oasis. Et j’ai envie de m’y dédier. Ce n’est pas de ma faute, je ne peux pas m’en échap­per. (rires)


Photographies : Cyrille Choupas | Ballast.


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