Élisabeth Dmitrieff : féministe, socialiste, communarde


Traduction d’un article de Roar pour le site de Ballast

Qu’est-ce qui a bien pu mener une jeune femme venue de Russie à prendre la tête de la plus impor­tante orga­ni­sa­tion fémi­nine durant la Commune de Paris ? Cette femme, c’est Élisabeth Dmitrieff. Inspirée par les popu­listes russes et proche de Marx, elle s’est inves­tie dans les clubs et dans les comi­tés, en mani­fes­ta­tion et sur les bar­ri­cades, pour l’autonomie des ouvrières et leur recon­nais­sance comme sujets révo­lu­tion­naires. L‘his­to­rienne éta­su­nienne Carolyn J. Eichner, autrice d’un ouvrage de réfé­rence sur les femmes et la Commune récem­ment paru sous le titre Franchir les bar­ri­cades, en a fait un por­trait, que nous tra­dui­sons. De la Russie impé­riale à la Sibérie en pas­sant par Genève, Londres et Paris, elle nous place dans les pas d’une révo­lu­tion­naire internationaliste.


Élisabeth Dmitrieff arrive à Paris le dixième jour de la Commune. La socia­liste et fémi­niste russe, tout juste vingt ans, contacte immé­dia­te­ment les membres du Conseil. Elle ren­contre ensuite les femmes à la tête des asso­cia­tions de tra­vailleuses. Dmitrieff, envoyée de Londres comme émis­saire de Marx et du Comité cen­tral de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs (AIT), tire alors les leçons d’une situa­tion révo­lu­tion­naire : plu­tôt que d’en faire sim­ple­ment le compte ren­du pour Londres, elle décide de mettre à pro­fit son assise théo­rique et son expé­rience dans l’organisation de tels mou­ve­ments pour pas­ser à l’action. Deux semaines plus tard, le 11 avril, elle affiche et publie un « Appel aux citoyennes de Paris ». Celui-ci enjoint les femmes de se battre et annonce : « Paris est blo­qué, Paris est bom­bar­dé… Citoyennes […] aux armes ! La Nation est en dan­ger ! »

« Paris est blo­qué, Paris est bom­bar­dé… Citoyennes, aux armes ! La Nation est en dan­ger ! »

Ce soir-là, à 20 heures, se tient au Café de la Nation la pre­mière réunion de sa nou­velle asso­cia­tion, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux bles­sés. Cette der­nière pré­voit « d’établir des comi­tés dans chaque arron­dis­se­ment, d’organiser le mou­ve­ment des femmes pour la défense de Paris ». En plus de cela et de son sou­tien sur le champ de bataille, l’Union des femmes s’attache à amé­lio­rer la vie et le sta­tut de ces der­nières en les affran­chis­sant des condi­tions d’exploitation qu’implique le tra­vail sala­rié. L’Union des femmes a pour objec­tif de répondre aux besoins immé­diats cau­sés par le conflit mili­taire comme à ceux qui sont dus au chô­mage des femmes en temps de guerre. La charte de l’Union pro­meut éga­le­ment des avan­cées socio-éco­no­miques plus géné­rales au pro­fit des femmes. Avec Dmitrieff à sa tête, l’Union des femmes comp­te­ra jusqu’à un mil­lier de par­ti­ci­pantes ; elle sera l’une des asso­cia­tions les plus impor­tantes et dyna­miques pen­dant la Commune.

Comment expli­quer qu’une jeune Russe de 20 ans, arri­vée en France au beau milieu d’une guerre civile et révo­lu­tion­naire, ait pu accom­plir tout cela ? Comment Dmitrieff a-t-elle pu ras­sem­bler les res­sources néces­saires, faire auto­ri­té et ins­tau­rer les prin­cipes d’une telle orga­ni­sa­tion ? Disciple du popu­lisme russe et de Marx, res­pon­sable des tra­vailleuses et de la sec­tion des émi­grés russes de l’AIT à Genève, Dmitrieff a su com­bi­ner théo­rie et pra­tique. Née de l’union illé­gi­time d’un aris­to­crate russe et d’une infir­mière alle­mande dans la Russie rurale, Élisabeth Dmitrieff gagne Genève à 16 ans pour étu­dier la pro­pa­gande socia­liste et fémi­niste et s’impliquer dans leur mise en œuvre. Elle arrive ain­si à Paris expé­ri­men­tée, avec un solide bagage intel­lec­tuel : sa propre tra­jec­toire géo­gra­phique l’a déjà ame­née des péri­phé­ries de l’engagement poli­tique inter­na­tio­nal jusqu’à son centre. En dépit de la mar­gi­na­li­sa­tion qu’elle a subie en rai­son de son genre, de ses ori­gines « bâtardes » et rurales, de sa jeu­nesse et de son sta­tut d’étrangère, Dmitrieff a su se sai­sir de ce moment révolutionnaire.

[Anne Ryan]

Une école au-delà des murs de l’université

Née Elizaveta Loukinitchna Koucheleva le 1er novembre 1850 à Volok, dans la pro­vince de Pskov, au nord-ouest de la Russie, Dmitrieff a gran­di dans un monde empreint d’inégalités et de contra­dic­tions. Élevée dans un grand confort maté­riel dans la pro­prié­té d’un père aris­to­crate, lequel pos­sède une biblio­thèque de choix, elle vit entou­rée d’une pay­san­ne­rie encore asser­vie. Malgré les pri­vi­lèges de sa classe d’origine, Dmitrieff aura connu des formes de mar­gi­na­li­sa­tion mul­tiples, notam­ment en tant qu’étrangère, grâce à quoi elle adop­te­ra des pers­pec­tives cri­tiques, sur les ins­ti­tu­tions et les struc­tures, tant de l’intérieur que de l’extérieur. Si son père a recon­nu Élisabeth et ses frères et sœurs comme héri­tiers, il n’a jamais pris de mesures pour effa­cer leur sta­tut juri­dique d’enfants illé­gi­times. Alors que son frère fré­quente une école éli­tiste pour gar­çons, on leur refuse, à elle et à sa sœur, l’entrée à l’école pour filles – ce qui témoigne du carac­tère gen­ré de la notion d’« illégitimité ».

« Elle orga­nise des coopé­ra­tives ouvrières, trans­po­sant les ana­lyses de la com­mune pay­sanne pour les appli­quer aux tra­vailleurs des villes. »

Dmitrieff passe d’abord ses hivers à Saint-Pétersbourg avec sa famille, au contact de la vie urbaine, de la culture et des mou­ve­ments réfor­mistes et radi­caux émer­gents dans la Russie des années 1860. De plus en plus poli­ti­sée, elle s’implique dans le mou­ve­ment mili­tant de la jeu­nesse de Saint-Pétersbourg, ren­contre les idées de Marx dans la revue Rousskoe slo­vo (« Le Mot russe ») et lit en 1863 le roman extrê­me­ment influent de Nikolaï Tchernychevski, Que faire ? Si Tchernychevski affirme que la com­mune pay­sanne russe est une forme poli­tique intrin­sè­que­ment socia­liste, il la réin­vente aus­si comme un monde de rela­tive éga­li­té entre les sexes, où les femmes mènent une vie de liber­té et d’indépendance. Dès l’élaboration de sa pen­sée poli­tique du genre et de la classe, Dmitrieff croise le tra­vail de ces pen­seurs avec son expé­rience propre. Lorsque les femmes russes com­mencent à assis­ter aux cours uni­ver­si­taires dans les années 1860, l’État réagit en inter­di­sant for­mel­le­ment aux femmes d’étudier. Ainsi, en 1867, Dmitrieff part à Genève, en Suisse, pour étu­dier. Elle contracte un mariage blanc avec un homme âgé conci­liant — comme l’un des per­son­nages fémi­nins du roman de Tchernychevski — lui offrant la « légi­ti­mi­té » de voya­ger en tant que femme mariée.

À son arri­vée, Dmitrieff se plonge dans la vie poli­tique gene­voise. Aux côtés de l’importante com­mu­nau­té russe de la ville, par­mi laquelle figurent plu­sieurs futurs com­mu­nards, elle fonde la sec­tion des émi­grés russes de Genève de l’Internationale. Sa for­tune lui per­met de finan­cer le jour­nal de l’organisation, Narodnoe delo (« La Cause du peuple »). Proche de Marx et ins­pi­rée par Que faire ? de Tchernychevski, la sec­tion des émi­grés com­prend de nom­breuses femmes et n’est pas empreinte de la miso­gy­nie prou­dho­nienne de la sec­tion pari­sienne de l’Internationale. Loin des murs de l’université, Genève fait office d’école pour Dmitrieff. Elle déve­loppe une théo­rie poli­tique fon­dée sur le popu­lisme fémi­niste russe, tein­tée du plai­doyer de Marx en faveur des mou­ve­ments poli­tiques cen­tra­li­sés, seuls capable de mener à l’émancipation. Envisageant des coopé­ra­tives fédé­rées liées par un pou­voir cen­tra­li­sé, Dmitrieff déve­loppe sa propre forme d’associationnisme mar­xiste. Si cette approche ser­vi­ra de fon­de­ment à l’Union des femmes pen­dant la Commune, c’est à Genève que Dmitrieff com­mence à mettre en pra­tique ces théo­ries. Elle orga­nise des coopé­ra­tives ouvrières, trans­po­sant ain­si les ana­lyses de la com­mune pay­sanne pour les appli­quer aux tra­vailleurs des villes, et par­ti­cipe à une asso­cia­tion syn­di­cale de femmes. En 1870, signe de leur confiance en ses capa­ci­tés, la sec­tion des émi­grés russes de l’Internationale choi­sit Dmitrieff pour les repré­sen­ter au Conseil géné­ral de l’organisation à Londres.

[Anne Ryan]

Intermède londonien

Elle arrive à Londres en décembre 1870, munie d’une lettre de la sec­tion gene­voise la pré­sen­tant à Marx sous son nom d’épouse, « Mme Élisaveta Tomanovskaya ». Pendant les trois mois qui pré­cèdent l’éruption de la Commune, Dmitrieff assiste aux réunions de l’Internationale de Londres, étu­die le mou­ve­ment syn­di­cal bri­tan­nique, dis­cute et débat avec Marx et ses col­lègues, se lie d’amitié avec ses filles. Tombée malade d’une bron­chite en jan­vier, Dmitrieff pour­suit par écrit sa conver­sa­tion avec Marx sur l’organisation agri­cole russe. Elle aborde l’avenir de la com­mune pay­sanne et déplore que « sa trans­for­ma­tion en petite pro­prié­té indi­vi­duelle [soit], mal­heu­reu­se­ment, plus que pro­bable », que le gou­ver­ne­ment russe encou­rage l’établissement de la pro­prié­té pri­vée tout en « sup­pri­mant la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive ». Dmitrieff décrit com­ment « Une loi adop­tée l’année der­nière a déjà abo­li [la pro­prié­té col­lec­tive] dans les com­munes de moins de qua­rante âmes (les âmes des hommes, car les femmes, mal­heu­reu­se­ment, n’ont pas d’âme). » Comme Tchernychevski avant elle, Dmitrieff voit dans la com­mune pay­sanne un modèle de forme socia­liste, et la pré­sente comme un frein à la pro­prié­té pri­vée. Contestant le maté­ria­lisme his­to­rique de Marx, elle affirme un excep­tion­na­lisme russe, tout en cri­ti­quant sub­ti­le­ment le patriar­cat russe. Deux mois plus tard, la jeune femme de vingt ans adap­te­ra ses idées à la révo­lu­tion pari­sienne nais­sante. Dmitrieff, qui séjour­nait pro­ba­ble­ment avec les filles de Marx à Londres, ter­mine sa note sur un ton de cha­leu­reuse fami­lia­ri­té. « Évidemment, je ne veux pas abu­ser de votre temps, mais si vous avez plu­sieurs heures de libre dimanche soir, je suis sûre que vos filles seraient aus­si heu­reuses que moi si vous les pas­siez avec nous. »

L’appel aux femmes de Paris

« Les sol­dats refusent de tirer sur les Parisiennes menant la mani­fes­ta­tion. À la fin de la jour­née, deux géné­raux sont morts. »

Le 18 mars, à Paris, un groupe de tra­vailleuses s’interpose entre des sol­dats de l’armée fran­çaise et les canons qu’ils doivent aller récu­pé­rer aux buttes Montmartre. Les pièces d’artillerie, oubliées là depuis la capi­tu­la­tion de la France dans le récent conflit l’opposant à la Prusse, sur­plombent la ville. Les sol­dats refusent de tirer sur les Parisiennes menant la mani­fes­ta­tion. À la fin de la jour­née, deux géné­raux sont morts, le gou­ver­ne­ment fran­çais a reti­ré ses troupes de la ville dont le siège com­mence, tan­dis que les révo­lu­tion­naires socia­listes occupent l’hôtel de ville. Ainsi débutent les 72 jours de la guerre civile, qui porte aus­si le nom de Commune de Paris.

Sur le point de quit­ter Londres pour gagner Paris insur­gée, Élisabeth se défait de son nom légal, Tomanovskaya, pour assu­mer celui de « Dmitrieff », son nom de guerre1, d’après celui de sa grand-mère pater­nelle, Dimitrieva, un patro­nyme répan­du en Russie. Opposée aux normes de genre, Élisabeth rejette le suf­fixe « -a » qui devrait fémi­ni­ser son patro­nyme et lui pré­fère la forme mas­cu­line Dmitrieff. Lorsqu’elle se ver­ra condam­née par contu­mace après la Commune, Dmitrieff devien­dra de nou­veau Tomanovskaya et échap­pe­ra ain­si à la police fran­çaise, qui cher­che­ra en vain, des années durant, une femme nom­mée Dmitrieff ou Dmitrieva. Élisabeth Dmitrieff arrive à Paris avec un faux pas­se­port four­ni par la sec­tion lon­do­nienne de l’AIT. Elle contacte deux membres de la branche pari­sienne de l’organisation, tous deux élus au Conseil de la Commune : Benoît Malon et Léo Frankel. Elle avait déjà ren­con­tré le pre­mier, un mili­tant de 27 ans, à Genève, quand il y était en exil, à l’instar de bien des socia­listes. Frankel, lui, un Juif hon­grois de 28 ans, a pris la tête de la com­mis­sion du tra­vail et de l’échange de la Commune. Comme Dmitrieff, il a des contacts étroits avec Marx : tous deux font par­tie des quelques com­mu­nards influen­cés par la pen­sée du phi­lo­sophe, dont la plu­part des écrits n’ont pas encore été tra­duits en fran­çais. Les par­cours de Dmitrieff et de Frankel illus­trent bien la dimen­sion inter­na­tio­nale de la Commune.

[Anne Ryan]

Frankel et la com­mis­sion du tra­vail et de l’échange appor­te­ront ain­si leur sou­tien à Dmitrieff et à l’Union des femmes. Lui et Malon, contrai­re­ment à de nom­breux mili­tants socia­listes influen­cés par la pen­sée de Proudhon, sou­tiennent acti­ve­ment l’émancipation des femmes. En plus de cher­cher à créer des liens avec le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, Dmitrieff s’attache à trou­ver des acti­vistes par­mi les tra­vailleuses. C’est à la suite de réunions entre ces femmes, par­mi les­quelles la modiste Blanche Lefebvre, la cou­tu­rière Marie Leloup et la confec­tion­neuse de cha­ren­taises Thérèse Lemaigre Collin, que Dritrieff écrit l’« Appel aux citoyennes de Paris », qui ini­tie l’Union des femmes. Celui-ci, affi­ché sur les murs de toute la ville et publié dans de nom­breux jour­naux de la Commune, inter­pelle : « Est-ce l’étranger qui revient enva­hir la France ? […] Non, ces enne­mis, ces assas­sins du peuple et de la liber­té, sont des Français ! […] Nos enne­mis, ce sont les pri­vi­lé­giés de l’ordre social actuel, tous ceux qui ont tou­jours vécu de la sueur de nos fronts, qui tou­jours se sont engrais­sés de notre misère. » Illustrant son propre inter­na­tio­na­lisme et celui de la Commune, Dmitrieff sou­ligne qu’il s’agit d’une guerre de classe et non d’un conflit international.

« Nos enne­mis, ce sont les pri­vi­lé­giés de l’ordre social actuel, tous ceux qui ont tou­jours vécu de la sueur de nos fronts, qui tou­jours se sont engrais­sés de notre misère. »

L’« Appel aux citoyennes » rend compte de la com­mu­nau­té d’intérêts et des soli­da­ri­tés trans­na­tio­nales qui existent alors. Il part des ten­sions entre classes à l’œuvre en Russie, puis men­tionne l’Irlande, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre et l’Autriche. La Commune serait ain­si le pro­duit de toutes ces oppres­sions et contes­ta­tions, ce qui conduit Dmitrieff à s’interroger : « L’arbre de la liber­té, fécon­dé par les flots de sang ver­sés durant des siècles, [a-t-il] enfin por­té ses fruits ? » L’appel fait ensuite réfé­rence à l’héritage révo­lu­tion­naire des Parisiennes, appe­lant les citoyennes de la ville, « des­cen­dantes des femmes de la grande Révolution » à s’unir afin de « [se pré­pa­rer] à défendre et à ven­ger nos frères ! »

L’Union des femmes et la Commune

Dmitrieff met en œuvre une orga­ni­sa­tion dûment cen­tra­li­sée dont les repré­sen­tantes, élues, sont dotées d’une auto­ri­té recon­nue. Elle ins­taure un comi­té cen­tral pro­vi­soire com­po­sé d’elle-même et de sept tra­vailleuses. Un comi­té per­ma­nent sera élu par la suite, com­por­tant des délé­guées issues de chaque asso­cia­tion d’arrondissement — elles « assu­re­ront la direc­tion géné­rale » de l’organisation. Seule Dmitrieff fera par­tie du comi­té per­ma­nent sans avoir à être élue. Elle devient éga­le­ment secré­taire géné­rale du comi­té exé­cu­tif de l’Union des femmes, dont les sept membres sont des élues du comi­té cen­tral, et sont payées. Ainsi Dmitrieff a-t-elle fon­dé et pris la tête de l’Union des femmes le peu de temps qu’elle dure­ra. Elle exi­ge­ra une cer­taine allé­geance au groupe de la part de ses membres ; la fémi­niste socia­liste André Léo se voit ain­si publi­que­ment rabrouée pour avoir uti­li­sé son nom sur une affiche du comi­té de vigi­lance des femmes de Montmartre. Peut-être est-ce cette intran­si­geance qui explique l’absence, au sein de l’Union des femmes, d’autres com­mu­nardes pas­sées à la pos­té­ri­té, par­mi les­quelles Louise Michel et Paule Minck. Ou bien est-ce dû à la jeu­nesse de Dmitrieff, à sa rela­tive inex­pé­rience et à son manque de fami­lia­ri­té avec le milieu pari­sien ? Minck et Michel ayant tou­jours appe­lé à l’internationalisme du mou­ve­ment, cet argu­ment paraît peu per­ti­nent pour expli­quer leur absence de l’Union.

[Anne Ryan]

Une socia­liste fémi­niste culti­vée, relieuse de son métier et ani­ma­trice du mou­ve­ment ouvrier, Nathalie Lemel, a fait excep­tion aux règles éta­blies par Dmitrieff. Fille de cafe­tiers petit-bour­geois, elle a rejoint l’Internationale en 1866, et cofon­dé avec le délé­gué au gou­ver­ne­ment de la Commune Eugène Varlin, la coopé­ra­tive ali­men­taire La Marmite. Elle a par­ti­ci­pé pen­dant la Commune à divers clubs poli­tiques. Lemel est élue repré­sen­tante de la sec­tion du 6e arron­dis­se­ment de l’Union des femmes. Elle est ensuite intro­duite dans le comi­té cen­tral, puis choi­sie pour par­ti­ci­per au comi­té exé­cu­tif. À 45 ans, Lemel apporte à l’organisation une expé­rience due à son âge et à son vécu d’activiste en tant qu’artisane et mère céli­ba­taire. Elle joue­ra un rôle impor­tant dans la conduite de l’organisation mais, contrai­re­ment à ce qu’ont pu en dire beau­coup d’universitaires et d’écrivains, elle n’a pas fon­dé l’Union des femmes ni ne l’a codirigée.

« À 45 ans, Lemel apporte à l’organisation une expé­rience due à son âge et à son vécu d’activiste en tant qu’artisane et mère célibataire. »

Lors de la deuxième réunion de l’Union des femmes, le 13 avril, Dmitrieff et le comi­té cen­tral pro­vi­soire rédigent une « Adresse des citoyennes à la Commission exé­cu­tive de la Commune de Paris ». Celle-ci éla­bore une ana­lyse socia­liste et fémi­niste des rela­tions qu’entretient le gou­ver­ne­ment de la Commune avec le peuple pari­sien et des obli­ga­tions que cela implique. Après avoir rap­pe­lé com­bien il est impor­tant que la popu­la­tion s’unisse col­lec­ti­ve­ment pour résis­ter à l’ennemi, le texte déclare : « La Commune, repré­sen­tante du grand prin­cipe pro­cla­mant l’anéantissement de tout pri­vi­lège, de toute inéga­li­té, par là-même est enga­gée à tenir compte des justes récla­ma­tions de la popu­la­tion entière, sans dis­tinc­tion de sexe. » En deman­dant au gou­ver­ne­ment de la Commune de recon­naître et de prendre en compte toutes les inéga­li­tés aux­quelles doivent faire face les Parisiens, l’adresse sou­ligne la nature gen­rée des hié­rar­chies inhé­rentes à l’exercice du pou­voir, à savoir que l’oppression subie n’est pas la même selon le sexe auquel on appar­tient, y com­pris au sein d’une même classe sociale. Le texte dénonce ouver­te­ment le fait que la « dis­tinc­tion [de sexe] » a été « créée et main­te­nue par le besoin de l’antagonisme sur lequel reposent les pri­vi­lèges des classes domi­nantes ». En fai­sant le constat que les classes diri­geantes doivent entre­te­nir le conflit entre les genres pour pou­voir main­te­nir leurs pri­vi­lèges, Dmitrieff et le comi­té cen­tral pro­vi­soire affirment par là même que capi­ta­lisme et patriar­cat sont liés.

L’adresse en appelle conjoin­te­ment à la théo­ri­sa­tion et à la mise en pra­tique, et se ter­mine par une demande au gou­ver­ne­ment de la Commune : qu’il sou­tienne l’Union des femmes en lui octroyant des espaces de ren­contre dans chaque arron­dis­se­ment et en pre­nant en charge ses frais d’impression. Les autrices de l’adresse affirment enfin « Qu’une orga­ni­sa­tion sérieuse […] capable de don­ner un sou­tien effec­tif et vigou­reux à la Commune de Paris, ne peut réus­sir qu’avec l’aide et le concours du gou­ver­ne­ment de la Commune ». Ce der­nier s’accordera sur les pro­po­si­tions de Dmitrieff et recon­naî­tra l’intérêt d’une rela­tion d’aide mutuelle, actant la sub­di­vi­sion de l’Union des femmes. L’administration révo­lu­tion­naire, tout en com­po­sant avec sa base et avec les clubs poli­tiques fémi­nins prô­nant une démo­cra­tie radi­cale, entre­tient des rela­tions ami­cales avec cette orga­ni­sa­tion hié­rar­chi­sée et struc­tu­rée qu’est l’Union des femmes.

[Anne Ryan]

Des conséquences fondamentales sur la vie et le travail des femmes

Profitant désor­mais d’une aide maté­rielle assu­rée et de liens offi­ciels avec le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire, Dmitrieff peut se consa­crer à son objec­tif pre­mier : amé­lio­rer le sta­tut socio-éco­no­mique des femmes en met­tant un terme au sala­riat, en réor­ga­ni­sant et en rééva­luant leur tra­vail. C’est en ce sens qu’elle publie offi­ciel­le­ment une « Adresse du comi­té cen­tral de l’Union des femmes à la Commission de tra­vail et d’échange » au nom de la com­mis­sion exé­cu­tive de l’Union des femmes, afin de deman­der qu’on la charge de « la réor­ga­ni­sa­tion et de la redis­tri­bu­tion du tra­vail des femmes à Paris ». Dmitrieff estime que « garan­tir au pro­duc­teur la pro­duc­tion ne peut fonc­tion­ner que par l’intermédiaire d’associations libres de pro­duc­teurs ». Des fédé­ra­tions de coopé­ra­tives déte­nues par les tra­vailleuses et tra­vailleurs pour­raient répondre à la crise qui touche les femmes sans emploi, et se doter des moyens d’« assu­rer enfin aux ouvriers le contrôle de leur propre pro­duc­tion ». Ces pro­pos illus­trent bien com­ment la lec­ture que fait Dmitrieff de la com­mune pay­sanne et coopé­ra­tive russe et son fémi­nisme urbain s’entremêlent avec la pen­sée des socia­listes fran­çais défen­seurs des asso­cia­tions de tra­vailleurs et des coopé­ra­tives auto­gé­rées. Cette pro­po­si­tion fait en effet écho aux idées de plu­sieurs par­ti­sans d’un socia­lisme tant révo­lu­tion­naire que réfor­miste (par­mi les­quels, à divers titres, Louis Blanc, Pierre Joseph-Proudhon et Louis-Auguste Blanqui), et est sou­te­nue par la mino­ri­té socia­liste asso­cia­tion­niste au sein du gou­ver­ne­ment de la Commune — qui compte notam­ment Malon et Frankel dans ses rangs.

« À terme, plus d’un mil­lier de com­mu­nardes rejoin­dront l’Union des femmes. »

La pro­po­si­tion faite à la Commission du tra­vail et de l’échange liste six trans­for­ma­tions vitales à appor­ter aux condi­tions de vie et de tra­vail des femmes : mettre fin au tra­vail répé­ti­tif, « fatal pour le corps et l’esprit » ; réduire les heures de tra­vail quo­ti­dien pour évi­ter l’épuisement phy­sique qui « mène inévi­ta­ble­ment à l’extinction des facul­tés men­tales » ; « l’anéantissement de toute concur­rence entre les tra­vailleurs des deux sexes, leurs inté­rêts étant en tout point iden­tiques et leur soli­da­ri­té vitale » ; à tra­vail égal, salaire égal, sans dis­tinc­tion de genre — une lutte tou­jours d’actualité au XXIe siècle ; attendre de tous les par­ti­ci­pants qu’ils rejoignent l’Internationale. Enfin, que le gou­ver­ne­ment de la Commune alloue à l’Union des femmes les fonds néces­saires à l’organisation des asso­cia­tions de travailleurs.

Dmitrieff insiste sur l’urgence d’un tel pro­gramme. Selon elle, « Le tra­vail des femmes est le plus exploi­té de tous » et, pour­sui­vant, il existe un vrai risque que ces femmes « tem­po­rai­re­ment révo­lu­tion­naires » ne rede­viennent à nou­veau réac­tion­naires, puisque c’est ain­si que « l’ordre social pas­sé les a for­mées ». Dmitrieff attend donc de la Commune qu’elle passe des com­mandes à l’Union des femmes pour la pro­duc­tion de l’équipement mili­taire, et de la com­mis­sion du tra­vail et de l’échange qu’elle couvre les coûts en se réap­pro­priant les « usines et ate­liers aban­don­nés par la bour­geoi­sie ». Répondant aux besoins urgents en matière d’emploi des femmes, Dmitrieff s’empare éga­le­ment de la ques­tion de l’exploitation des tra­vailleuses à long terme, pui­sant dans les théo­ries sociales et éco­no­miques pour amé­lio­rer la vie de ces dernières.

[Anne Ryan]

À terme, plus d’un mil­lier de com­mu­nardes rejoin­dront l’Union des femmes. Dmitrieff enquête sur les com­pé­tences des tra­vailleuses pari­siennes, les mar­chés qui leur sont attri­bués et éla­bore des plans pour les aider à trou­ver du tra­vail. Elle forme des sous-comi­tés des­ti­nés à créer dans toute la ville des coopé­ra­tives auto­gé­rées par des tra­vailleuses. Ces comi­tés incluent des com­mis­sions res­pon­sables des achats, de la comp­ta­bi­li­té et de l’encaissement, ain­si que de la recherche de bâti­ments vides. Les der­niers jours de la Commune, le comi­té exé­cu­tif de l’Union des femmes pro­pose la for­ma­tion d’une chambre fédé­rée de tra­vailleuses, une asso­cia­tion à l’échelle de la ville qui comp­te­rait des repré­sen­tantes de toutes les branches, pour une coopé­ra­tion et un sou­tien mutuels. En seule­ment quelques semaines, Dmitrieff a su créer un pro­gramme extrê­me­ment détaillé, clair, struc­tu­ré et prag­ma­tique, qui a per­mis de fon­der des asso­cia­tions d’ateliers contrô­lés par les tra­vailleuses elles-mêmes, s’appuyant sur les com­pé­tences de ces femmes, les res­sources néces­saires à leur emploi et les besoins du marché.

La Commune, naissance d’un monde nouveau

« Tandis que les troupes ver­saillaises enva­hissent Paris, Dmitrieff publie son der­nier mes­sage : Rassemblez toutes les femmes et le Comité lui-même et venez immé­dia­te­ment pour aller aux bar­ri­cades ! »

Tandis que les troupes ver­saillaises enva­hissent, bom­bardent et détruisent Paris durant ce qu’on appel­le­ra la « Semaine san­glante », Dmitrieff publie son der­nier mes­sage à l’Union des femmes : « Rassemblez toutes les femmes et le Comité lui-même et venez immé­dia­te­ment pour aller aux bar­ri­cades ! » Blessée avec Frankel alors qu’ils com­battent côte à côte sur une bar­ri­cade, Dmitrieff sauve son cama­rade, plus gra­ve­ment atteint. Puis, gué­ris de leurs bles­sures, cachés dans les abris de la capi­tale, les deux com­mu­nards qui ont pour eux d’être poly­glottes et ins­truits se glissent hors de la ville en se fai­sant pas­ser pour un couple de bour­geois prus­siens se ren­dant en Suisse en train. Quelques mois plus tard, Dmitrieff retourne en Russie et aban­donne son nom de guerre. Élisabeth Dmitrieff a dis­pa­ru. Veuve depuis peu, elle se rema­rie — cette fois par amour — et suit son mari en exil dans une pri­son sibé­rienne. Elle ne refe­ra sur­face dans les archives que trente-cinq ans plus tard, tra­vaillant comme jour­na­liste à Saint-Pétersbourg. Entretemps, les détails de sa vie res­tent flous.

Âgée de 20 ans lors de la Commune de Paris, Dmitrieff aura déve­lop­pé et par­tiel­le­ment mis en œuvre un pro­gramme com­plexe, très éla­bo­ré, de réor­ga­ni­sa­tion du tra­vail des femmes pari­siennes, s’efforçant d’améliorer le sort de celles qui subissent à la fois l’oppression capi­ta­liste et patriar­cale. Empruntant au popu­lisme russe, au fémi­nisme, au mar­xisme et au socia­lisme fran­çais, Dmitrieff est l’auteure d’une théo­rie poli­tique qu’elle a constam­ment adap­tée au contexte révo­lu­tion­naire, tout en posant les bases d’une pra­tique poli­tique ration­nelle et effi­cace — ceci dans un temps extrê­me­ment court et dans des condi­tions extra­or­di­naires. Car elle savait bien que si la théo­rie et la pra­tique fémi­nistes n’étaient pas par­tie pre­nante du monde nou­veau qui émer­geait alors, celui-ci échoue­rait à com­battre les oppres­sions liées au genre, quand bien même l’exploitation de classe serait en par­tie éradiquée.


Illustration de ban­nière : Anne Ryan
Traduit de l’anglais par Loez, Camille Marie et Roméo Bondon, pour Ballast | Carolyn J. Eichner, « Elisabeth Dmitrieff : femi­nist, unio­nist, Communarde », Roar, 2 avril 2021.

  1. En fran­çais dans le texte.[]

REBONDS

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Carolyn J. Eichner

Professeure à l'université du Wisconsin, Milwaukee, aux États-Unis. Ses recherches portent sur l'histoire des femmes et la question du genre au XIXe siècle, en France et dans l'empire colonial. Son premier livre, Surmonting the Barricades: Women in the Paris Commune, a été traduit en 2020 sous le titre Franchir les barricades.

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