Traduction d’un article de Roar pour le site de Ballast
Qu’est-ce qui a bien pu mener une jeune femme venue de Russie à prendre la tête de la plus importante organisation féminine durant la Commune de Paris ? Cette femme, c’est Élisabeth Dmitrieff. Inspirée par les populistes russes et proche de Marx, elle s’est investie dans les clubs et dans les comités, en manifestation et sur les barricades, pour l’autonomie des ouvrières et leur reconnaissance comme sujets révolutionnaires. L’historienne étasunienne Carolyn J. Eichner, autrice d’un ouvrage de référence sur les femmes et la Commune récemment paru sous le titre Franchir les barricades, en a fait un portrait, que nous traduisons. De la Russie impériale à la Sibérie en passant par Genève, Londres et Paris, elle nous place dans les pas d’une révolutionnaire internationaliste.
Élisabeth Dmitrieff arrive à Paris le dixième jour de la Commune. La socialiste et féministe russe, tout juste vingt ans, contacte immédiatement les membres du Conseil. Elle rencontre ensuite les femmes à la tête des associations de travailleuses. Dmitrieff, envoyée de Londres comme émissaire de Marx et du Comité central de l’Association internationale des travailleurs (AIT), tire alors les leçons d’une situation révolutionnaire : plutôt que d’en faire simplement le compte rendu pour Londres, elle décide de mettre à profit son assise théorique et son expérience dans l’organisation de tels mouvements pour passer à l’action. Deux semaines plus tard, le 11 avril, elle affiche et publie un « Appel aux citoyennes de Paris ». Celui-ci enjoint les femmes de se battre et annonce : « Paris est bloqué, Paris est bombardé… Citoyennes […] aux armes ! La Nation est en danger ! »
« Paris est bloqué, Paris est bombardé… Citoyennes, aux armes ! La Nation est en danger ! »
Ce soir-là, à 20 heures, se tient au Café de la Nation la première réunion de sa nouvelle association, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés. Cette dernière prévoit « d’établir des comités dans chaque arrondissement, d’organiser le mouvement des femmes pour la défense de Paris ». En plus de cela et de son soutien sur le champ de bataille, l’Union des femmes s’attache à améliorer la vie et le statut de ces dernières en les affranchissant des conditions d’exploitation qu’implique le travail salarié. L’Union des femmes a pour objectif de répondre aux besoins immédiats causés par le conflit militaire comme à ceux qui sont dus au chômage des femmes en temps de guerre. La charte de l’Union promeut également des avancées socio-économiques plus générales au profit des femmes. Avec Dmitrieff à sa tête, l’Union des femmes comptera jusqu’à un millier de participantes ; elle sera l’une des associations les plus importantes et dynamiques pendant la Commune.
Comment expliquer qu’une jeune Russe de 20 ans, arrivée en France au beau milieu d’une guerre civile et révolutionnaire, ait pu accomplir tout cela ? Comment Dmitrieff a‑t-elle pu rassembler les ressources nécessaires, faire autorité et instaurer les principes d’une telle organisation ? Disciple du populisme russe et de Marx, responsable des travailleuses et de la section des émigrés russes de l’AIT à Genève, Dmitrieff a su combiner théorie et pratique. Née de l’union illégitime d’un aristocrate russe et d’une infirmière allemande dans la Russie rurale, Élisabeth Dmitrieff gagne Genève à 16 ans pour étudier la propagande socialiste et féministe et s’impliquer dans leur mise en œuvre. Elle arrive ainsi à Paris expérimentée, avec un solide bagage intellectuel : sa propre trajectoire géographique l’a déjà amenée des périphéries de l’engagement politique international jusqu’à son centre. En dépit de la marginalisation qu’elle a subie en raison de son genre, de ses origines « bâtardes » et rurales, de sa jeunesse et de son statut d’étrangère, Dmitrieff a su se saisir de ce moment révolutionnaire.
Une école au-delà des murs de l’université
Née Elizaveta Loukinitchna Koucheleva le 1er novembre 1850 à Volok, dans la province de Pskov, au nord-ouest de la Russie, Dmitrieff a grandi dans un monde empreint d’inégalités et de contradictions. Élevée dans un grand confort matériel dans la propriété d’un père aristocrate, lequel possède une bibliothèque de choix, elle vit entourée d’une paysannerie encore asservie. Malgré les privilèges de sa classe d’origine, Dmitrieff aura connu des formes de marginalisation multiples, notamment en tant qu’étrangère, grâce à quoi elle adoptera des perspectives critiques, sur les institutions et les structures, tant de l’intérieur que de l’extérieur. Si son père a reconnu Élisabeth et ses frères et sœurs comme héritiers, il n’a jamais pris de mesures pour effacer leur statut juridique d’enfants illégitimes. Alors que son frère fréquente une école élitiste pour garçons, on leur refuse, à elle et à sa sœur, l’entrée à l’école pour filles – ce qui témoigne du caractère genré de la notion d’« illégitimité ».
« Elle organise des coopératives ouvrières, transposant les analyses de la commune paysanne pour les appliquer aux travailleurs des villes. »
Dmitrieff passe d’abord ses hivers à Saint-Pétersbourg avec sa famille, au contact de la vie urbaine, de la culture et des mouvements réformistes et radicaux émergents dans la Russie des années 1860. De plus en plus politisée, elle s’implique dans le mouvement militant de la jeunesse de Saint-Pétersbourg, rencontre les idées de Marx dans la revue Rousskoe slovo (« Le Mot russe ») et lit en 1863 le roman extrêmement influent de Nikolaï Tchernychevski, Que faire ? Si Tchernychevski affirme que la commune paysanne russe est une forme politique intrinsèquement socialiste, il la réinvente aussi comme un monde de relative égalité entre les sexes, où les femmes mènent une vie de liberté et d’indépendance. Dès l’élaboration de sa pensée politique du genre et de la classe, Dmitrieff croise le travail de ces penseurs avec son expérience propre. Lorsque les femmes russes commencent à assister aux cours universitaires dans les années 1860, l’État réagit en interdisant formellement aux femmes d’étudier. Ainsi, en 1867, Dmitrieff part à Genève, en Suisse, pour étudier. Elle contracte un mariage blanc avec un homme âgé conciliant — comme l’un des personnages féminins du roman de Tchernychevski — lui offrant la « légitimité » de voyager en tant que femme mariée.
À son arrivée, Dmitrieff se plonge dans la vie politique genevoise. Aux côtés de l’importante communauté russe de la ville, parmi laquelle figurent plusieurs futurs communards, elle fonde la section des émigrés russes de Genève de l’Internationale. Sa fortune lui permet de financer le journal de l’organisation, Narodnoe delo (« La Cause du peuple »). Proche de Marx et inspirée par Que faire ? de Tchernychevski, la section des émigrés comprend de nombreuses femmes et n’est pas empreinte de la misogynie proudhonienne de la section parisienne de l’Internationale. Loin des murs de l’université, Genève fait office d’école pour Dmitrieff. Elle développe une théorie politique fondée sur le populisme féministe russe, teintée du plaidoyer de Marx en faveur des mouvements politiques centralisés, seuls capable de mener à l’émancipation. Envisageant des coopératives fédérées liées par un pouvoir centralisé, Dmitrieff développe sa propre forme d’associationnisme marxiste. Si cette approche servira de fondement à l’Union des femmes pendant la Commune, c’est à Genève que Dmitrieff commence à mettre en pratique ces théories. Elle organise des coopératives ouvrières, transposant ainsi les analyses de la commune paysanne pour les appliquer aux travailleurs des villes, et participe à une association syndicale de femmes. En 1870, signe de leur confiance en ses capacités, la section des émigrés russes de l’Internationale choisit Dmitrieff pour les représenter au Conseil général de l’organisation à Londres.
Intermède londonien
Elle arrive à Londres en décembre 1870, munie d’une lettre de la section genevoise la présentant à Marx sous son nom d’épouse, « Mme Élisaveta Tomanovskaya ». Pendant les trois mois qui précèdent l’éruption de la Commune, Dmitrieff assiste aux réunions de l’Internationale de Londres, étudie le mouvement syndical britannique, discute et débat avec Marx et ses collègues, se lie d’amitié avec ses filles. Tombée malade d’une bronchite en janvier, Dmitrieff poursuit par écrit sa conversation avec Marx sur l’organisation agricole russe. Elle aborde l’avenir de la commune paysanne et déplore que « sa transformation en petite propriété individuelle [soit], malheureusement, plus que probable », que le gouvernement russe encourage l’établissement de la propriété privée tout en « supprimant la responsabilité collective ». Dmitrieff décrit comment « Une loi adoptée l’année dernière a déjà aboli [la propriété collective] dans les communes de moins de quarante âmes (les âmes des hommes, car les femmes, malheureusement, n’ont pas d’âme). » Comme Tchernychevski avant elle, Dmitrieff voit dans la commune paysanne un modèle de forme socialiste, et la présente comme un frein à la propriété privée. Contestant le matérialisme historique de Marx, elle affirme un exceptionnalisme russe, tout en critiquant subtilement le patriarcat russe. Deux mois plus tard, la jeune femme de vingt ans adaptera ses idées à la révolution parisienne naissante. Dmitrieff, qui séjournait probablement avec les filles de Marx à Londres, termine sa note sur un ton de chaleureuse familiarité. « Évidemment, je ne veux pas abuser de votre temps, mais si vous avez plusieurs heures de libre dimanche soir, je suis sûre que vos filles seraient aussi heureuses que moi si vous les passiez avec nous. »
L’appel aux femmes de Paris
« Les soldats refusent de tirer sur les Parisiennes menant la manifestation. À la fin de la journée, deux généraux sont morts. »
Le 18 mars, à Paris, un groupe de travailleuses s’interpose entre des soldats de l’armée française et les canons qu’ils doivent aller récupérer aux buttes Montmartre. Les pièces d’artillerie, oubliées là depuis la capitulation de la France dans le récent conflit l’opposant à la Prusse, surplombent la ville. Les soldats refusent de tirer sur les Parisiennes menant la manifestation. À la fin de la journée, deux généraux sont morts, le gouvernement français a retiré ses troupes de la ville dont le siège commence, tandis que les révolutionnaires socialistes occupent l’hôtel de ville. Ainsi débutent les 72 jours de la guerre civile, qui porte aussi le nom de Commune de Paris.
Sur le point de quitter Londres pour gagner Paris insurgée, Élisabeth se défait de son nom légal, Tomanovskaya, pour assumer celui de « Dmitrieff », son nom de guerre1, d’après celui de sa grand-mère paternelle, Dimitrieva, un patronyme répandu en Russie. Opposée aux normes de genre, Élisabeth rejette le suffixe « ‑a » qui devrait féminiser son patronyme et lui préfère la forme masculine Dmitrieff. Lorsqu’elle se verra condamnée par contumace après la Commune, Dmitrieff deviendra de nouveau Tomanovskaya et échappera ainsi à la police française, qui cherchera en vain, des années durant, une femme nommée Dmitrieff ou Dmitrieva. Élisabeth Dmitrieff arrive à Paris avec un faux passeport fourni par la section londonienne de l’AIT. Elle contacte deux membres de la branche parisienne de l’organisation, tous deux élus au Conseil de la Commune : Benoît Malon et Léo Frankel. Elle avait déjà rencontré le premier, un militant de 27 ans, à Genève, quand il y était en exil, à l’instar de bien des socialistes. Frankel, lui, un Juif hongrois de 28 ans, a pris la tête de la commission du travail et de l’échange de la Commune. Comme Dmitrieff, il a des contacts étroits avec Marx : tous deux font partie des quelques communards influencés par la pensée du philosophe, dont la plupart des écrits n’ont pas encore été traduits en français. Les parcours de Dmitrieff et de Frankel illustrent bien la dimension internationale de la Commune.
Frankel et la commission du travail et de l’échange apporteront ainsi leur soutien à Dmitrieff et à l’Union des femmes. Lui et Malon, contrairement à de nombreux militants socialistes influencés par la pensée de Proudhon, soutiennent activement l’émancipation des femmes. En plus de chercher à créer des liens avec le mouvement révolutionnaire, Dmitrieff s’attache à trouver des activistes parmi les travailleuses. C’est à la suite de réunions entre ces femmes, parmi lesquelles la modiste Blanche Lefebvre, la couturière Marie Leloup et la confectionneuse de charentaises Thérèse Lemaigre Collin, que Dritrieff écrit l’« Appel aux citoyennes de Paris », qui initie l’Union des femmes. Celui-ci, affiché sur les murs de toute la ville et publié dans de nombreux journaux de la Commune, interpelle : « Est-ce l’étranger qui revient envahir la France ? […] Non, ces ennemis, ces assassins du peuple et de la liberté, sont des Français ! […] Nos ennemis, ce sont les privilégiés de l’ordre social actuel, tous ceux qui ont toujours vécu de la sueur de nos fronts, qui toujours se sont engraissés de notre misère. » Illustrant son propre internationalisme et celui de la Commune, Dmitrieff souligne qu’il s’agit d’une guerre de classe et non d’un conflit international.
« Nos ennemis, ce sont les privilégiés de l’ordre social actuel, tous ceux qui ont toujours vécu de la sueur de nos fronts, qui toujours se sont engraissés de notre misère. »
L’« Appel aux citoyennes » rend compte de la communauté d’intérêts et des solidarités transnationales qui existent alors. Il part des tensions entre classes à l’œuvre en Russie, puis mentionne l’Irlande, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre et l’Autriche. La Commune serait ainsi le produit de toutes ces oppressions et contestations, ce qui conduit Dmitrieff à s’interroger : « L’arbre de la liberté, fécondé par les flots de sang versés durant des siècles, [a‑t-il] enfin porté ses fruits ? » L’appel fait ensuite référence à l’héritage révolutionnaire des Parisiennes, appelant les citoyennes de la ville, « descendantes des femmes de la grande Révolution » à s’unir afin de « [se préparer] à défendre et à venger nos frères ! »
L’Union des femmes et la Commune
Dmitrieff met en œuvre une organisation dûment centralisée dont les représentantes, élues, sont dotées d’une autorité reconnue. Elle instaure un comité central provisoire composé d’elle-même et de sept travailleuses. Un comité permanent sera élu par la suite, comportant des déléguées issues de chaque association d’arrondissement — elles « assureront la direction générale » de l’organisation. Seule Dmitrieff fera partie du comité permanent sans avoir à être élue. Elle devient également secrétaire générale du comité exécutif de l’Union des femmes, dont les sept membres sont des élues du comité central, et sont payées. Ainsi Dmitrieff a‑t-elle fondé et pris la tête de l’Union des femmes le peu de temps qu’elle durera. Elle exigera une certaine allégeance au groupe de la part de ses membres ; la féministe socialiste André Léo se voit ainsi publiquement rabrouée pour avoir utilisé son nom sur une affiche du comité de vigilance des femmes de Montmartre. Peut-être est-ce cette intransigeance qui explique l’absence, au sein de l’Union des femmes, d’autres communardes passées à la postérité, parmi lesquelles Louise Michel et Paule Minck. Ou bien est-ce dû à la jeunesse de Dmitrieff, à sa relative inexpérience et à son manque de familiarité avec le milieu parisien ? Minck et Michel ayant toujours appelé à l’internationalisme du mouvement, cet argument paraît peu pertinent pour expliquer leur absence de l’Union.
Une socialiste féministe cultivée, relieuse de son métier et animatrice du mouvement ouvrier, Nathalie Lemel, a fait exception aux règles établies par Dmitrieff. Fille de cafetiers petit-bourgeois, elle a rejoint l’Internationale en 1866, et cofondé avec le délégué au gouvernement de la Commune Eugène Varlin, la coopérative alimentaire La Marmite. Elle a participé pendant la Commune à divers clubs politiques. Lemel est élue représentante de la section du 6e arrondissement de l’Union des femmes. Elle est ensuite introduite dans le comité central, puis choisie pour participer au comité exécutif. À 45 ans, Lemel apporte à l’organisation une expérience due à son âge et à son vécu d’activiste en tant qu’artisane et mère célibataire. Elle jouera un rôle important dans la conduite de l’organisation mais, contrairement à ce qu’ont pu en dire beaucoup d’universitaires et d’écrivains, elle n’a pas fondé l’Union des femmes ni ne l’a codirigée.
« À 45 ans, Lemel apporte à l’organisation une expérience due à son âge et à son vécu d’activiste en tant qu’artisane et mère célibataire. »
Lors de la deuxième réunion de l’Union des femmes, le 13 avril, Dmitrieff et le comité central provisoire rédigent une « Adresse des citoyennes à la Commission exécutive de la Commune de Paris ». Celle-ci élabore une analyse socialiste et féministe des relations qu’entretient le gouvernement de la Commune avec le peuple parisien et des obligations que cela implique. Après avoir rappelé combien il est important que la population s’unisse collectivement pour résister à l’ennemi, le texte déclare : « La Commune, représentante du grand principe proclamant l’anéantissement de tout privilège, de toute inégalité, par là-même est engagée à tenir compte des justes réclamations de la population entière, sans distinction de sexe. » En demandant au gouvernement de la Commune de reconnaître et de prendre en compte toutes les inégalités auxquelles doivent faire face les Parisiens, l’adresse souligne la nature genrée des hiérarchies inhérentes à l’exercice du pouvoir, à savoir que l’oppression subie n’est pas la même selon le sexe auquel on appartient, y compris au sein d’une même classe sociale. Le texte dénonce ouvertement le fait que la « distinction [de sexe] » a été « créée et maintenue par le besoin de l’antagonisme sur lequel reposent les privilèges des classes dominantes ». En faisant le constat que les classes dirigeantes doivent entretenir le conflit entre les genres pour pouvoir maintenir leurs privilèges, Dmitrieff et le comité central provisoire affirment par là même que capitalisme et patriarcat sont liés.
L’adresse en appelle conjointement à la théorisation et à la mise en pratique, et se termine par une demande au gouvernement de la Commune : qu’il soutienne l’Union des femmes en lui octroyant des espaces de rencontre dans chaque arrondissement et en prenant en charge ses frais d’impression. Les autrices de l’adresse affirment enfin « Qu’une organisation sérieuse […] capable de donner un soutien effectif et vigoureux à la Commune de Paris, ne peut réussir qu’avec l’aide et le concours du gouvernement de la Commune ». Ce dernier s’accordera sur les propositions de Dmitrieff et reconnaîtra l’intérêt d’une relation d’aide mutuelle, actant la subdivision de l’Union des femmes. L’administration révolutionnaire, tout en composant avec sa base et avec les clubs politiques féminins prônant une démocratie radicale, entretient des relations amicales avec cette organisation hiérarchisée et structurée qu’est l’Union des femmes.
Des conséquences fondamentales sur la vie et le travail des femmes
Profitant désormais d’une aide matérielle assurée et de liens officiels avec le gouvernement révolutionnaire, Dmitrieff peut se consacrer à son objectif premier : améliorer le statut socio-économique des femmes en mettant un terme au salariat, en réorganisant et en réévaluant leur travail. C’est en ce sens qu’elle publie officiellement une « Adresse du comité central de l’Union des femmes à la Commission de travail et d’échange » au nom de la commission exécutive de l’Union des femmes, afin de demander qu’on la charge de « la réorganisation et de la redistribution du travail des femmes à Paris ». Dmitrieff estime que « garantir au producteur la production ne peut fonctionner que par l’intermédiaire d’associations libres de producteurs ». Des fédérations de coopératives détenues par les travailleuses et travailleurs pourraient répondre à la crise qui touche les femmes sans emploi, et se doter des moyens d’« assurer enfin aux ouvriers le contrôle de leur propre production ». Ces propos illustrent bien comment la lecture que fait Dmitrieff de la commune paysanne et coopérative russe et son féminisme urbain s’entremêlent avec la pensée des socialistes français défenseurs des associations de travailleurs et des coopératives autogérées. Cette proposition fait en effet écho aux idées de plusieurs partisans d’un socialisme tant révolutionnaire que réformiste (parmi lesquels, à divers titres, Louis Blanc, Pierre Joseph-Proudhon et Louis-Auguste Blanqui), et est soutenue par la minorité socialiste associationniste au sein du gouvernement de la Commune — qui compte notamment Malon et Frankel dans ses rangs.
« À terme, plus d’un millier de communardes rejoindront l’Union des femmes. »
La proposition faite à la Commission du travail et de l’échange liste six transformations vitales à apporter aux conditions de vie et de travail des femmes : mettre fin au travail répétitif, « fatal pour le corps et l’esprit » ; réduire les heures de travail quotidien pour éviter l’épuisement physique qui « mène inévitablement à l’extinction des facultés mentales » ; « l’anéantissement de toute concurrence entre les travailleurs des deux sexes, leurs intérêts étant en tout point identiques et leur solidarité vitale » ; à travail égal, salaire égal, sans distinction de genre — une lutte toujours d’actualité au XXIe siècle ; attendre de tous les participants qu’ils rejoignent l’Internationale. Enfin, que le gouvernement de la Commune alloue à l’Union des femmes les fonds nécessaires à l’organisation des associations de travailleurs.
Dmitrieff insiste sur l’urgence d’un tel programme. Selon elle, « Le travail des femmes est le plus exploité de tous » et, poursuivant, il existe un vrai risque que ces femmes « temporairement révolutionnaires » ne redeviennent à nouveau réactionnaires, puisque c’est ainsi que « l’ordre social passé les a formées ». Dmitrieff attend donc de la Commune qu’elle passe des commandes à l’Union des femmes pour la production de l’équipement militaire, et de la commission du travail et de l’échange qu’elle couvre les coûts en se réappropriant les « usines et ateliers abandonnés par la bourgeoisie ». Répondant aux besoins urgents en matière d’emploi des femmes, Dmitrieff s’empare également de la question de l’exploitation des travailleuses à long terme, puisant dans les théories sociales et économiques pour améliorer la vie de ces dernières.
À terme, plus d’un millier de communardes rejoindront l’Union des femmes. Dmitrieff enquête sur les compétences des travailleuses parisiennes, les marchés qui leur sont attribués et élabore des plans pour les aider à trouver du travail. Elle forme des sous-comités destinés à créer dans toute la ville des coopératives autogérées par des travailleuses. Ces comités incluent des commissions responsables des achats, de la comptabilité et de l’encaissement, ainsi que de la recherche de bâtiments vides. Les derniers jours de la Commune, le comité exécutif de l’Union des femmes propose la formation d’une chambre fédérée de travailleuses, une association à l’échelle de la ville qui compterait des représentantes de toutes les branches, pour une coopération et un soutien mutuels. En seulement quelques semaines, Dmitrieff a su créer un programme extrêmement détaillé, clair, structuré et pragmatique, qui a permis de fonder des associations d’ateliers contrôlés par les travailleuses elles-mêmes, s’appuyant sur les compétences de ces femmes, les ressources nécessaires à leur emploi et les besoins du marché.
La Commune, naissance d’un monde nouveau
« Tandis que les troupes versaillaises envahissent Paris, Dmitrieff publie son dernier message :
Rassemblez toutes les femmes et le Comité lui-même et venez immédiatement pour aller aux barricades !»
Tandis que les troupes versaillaises envahissent, bombardent et détruisent Paris durant ce qu’on appellera la « Semaine sanglante », Dmitrieff publie son dernier message à l’Union des femmes : « Rassemblez toutes les femmes et le Comité lui-même et venez immédiatement pour aller aux barricades ! » Blessée avec Frankel alors qu’ils combattent côte à côte sur une barricade, Dmitrieff sauve son camarade, plus gravement atteint. Puis, guéris de leurs blessures, cachés dans les abris de la capitale, les deux communards qui ont pour eux d’être polyglottes et instruits se glissent hors de la ville en se faisant passer pour un couple de bourgeois prussiens se rendant en Suisse en train. Quelques mois plus tard, Dmitrieff retourne en Russie et abandonne son nom de guerre. Élisabeth Dmitrieff a disparu. Veuve depuis peu, elle se remarie — cette fois par amour — et suit son mari en exil dans une prison sibérienne. Elle ne refera surface dans les archives que trente-cinq ans plus tard, travaillant comme journaliste à Saint-Pétersbourg. Entretemps, les détails de sa vie restent flous.
Âgée de 20 ans lors de la Commune de Paris, Dmitrieff aura développé et partiellement mis en œuvre un programme complexe, très élaboré, de réorganisation du travail des femmes parisiennes, s’efforçant d’améliorer le sort de celles qui subissent à la fois l’oppression capitaliste et patriarcale. Empruntant au populisme russe, au féminisme, au marxisme et au socialisme français, Dmitrieff est l’auteure d’une théorie politique qu’elle a constamment adaptée au contexte révolutionnaire, tout en posant les bases d’une pratique politique rationnelle et efficace — ceci dans un temps extrêmement court et dans des conditions extraordinaires. Car elle savait bien que si la théorie et la pratique féministes n’étaient pas partie prenante du monde nouveau qui émergeait alors, celui-ci échouerait à combattre les oppressions liées au genre, quand bien même l’exploitation de classe serait en partie éradiquée.
- En français dans le texte.[↩]
REBONDS
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