Entretien inédit pour le site de Ballast
Nous savons tous que la société marche sur la tête ; reste à attendre le soulèvement, le grand, celui qui décidément tarde à venir — d’ici là, continuons d’annoter les marges des essais et d’écrire des articles de « confort et réconfort dans le radicalisme de papier des enclos universitaires* ». Emmanuel Daniel, l’auteur d’un Tour de France des alternatives paru en 2014, se porte en faux : pourquoi attendre quand tant se trouve déjà à portée de mains ? Il a sillonné le pays durant deux ans, à la rencontre de nombreuses expériences locales et concrètes (qui, pour la plupart, ne font pas parler d’elles), et en revint avec une certitude : les citoyens ordinaires peuvent, ici et maintenant, sans État ni partis, mettre en place à leur échelle la société égalitaire dont beaucoup rêvent. Mais ces micro-révolutions, même reliées entre elles, sont-elles vraiment suffisantes ? Nous en parlons ensemble.
Un premier constat paraît animer votre livre – et plus généralement votre démarche : nous savons tous ce qui ne va pas ; parlons de ce que l’on peut faire et de ce qui se fait déjà. C’était cela, l’élan de ce tour de France ?
Avant de m’intéresser aux alternatives, j’étais un peu déprimé, politiquement. J’étais révolté par le monde dans lequel je vivais mais je ne savais pas quoi faire de cette colère. J’avais lu quelques bouquins, qui m’ont été très précieux pour comprendre notre époque, mais qui ne m’aidaient pas beaucoup à savoir ce que je pouvais faire concrètement. Je pensais déjà que le changement ne viendrait pas d’en haut (parce que, pour le dire rapidement, on ne se libère pas de l’aliénation avec des moyens aliénés), mais je ne voyais pas de signes montrant qu’il pouvait venir d’en bas. Alors, quand j’ai vu qu’il existait des gens qui n’attendaient pas un sauveur providentiel ni le Grand Soir pour commencer à vivre ensemble autrement, ça m’a ouvert de nouvelles perspectives. Tout n’était pas très clair dans ma tête ; je ne voyais pas bien comment ces micro-expériences pourraient s’opposer à la mégamachine capitaliste, mais j’étais tellement enthousiaste de voir qu’il existait des gens qui se prenaient en main que j’ai décidé d’aller les rencontrer. Le fait de savoir que je n’étais pas seul et d’entrevoir des pistes d’actions concrètes m’a redonné espoir et envie d’agir. Je me suis dit que ça pourrait aussi intéresser d’autres personnes dans la même situation que moi.
Vous assumez la notion d’« utopie ». N’y a‑t-il pas là quelque chose de démobilisateur ? Vous parlez de pratiques concrètes, effectives, et l’utopie renvoie souvent à un espace rêvé, impossible. Le philosophe Daniel Bensaïd voyait dans l’utopie une « pensée a‑stratégique », qui, faute de cerner le réel, finissait dans les petits aménagements, les compromis, les « menues réformes »…
« L’utopie est à l’imaginaire politique ce que le sang est au corps humain : son carburant essentiel. Il ne faut pas désespérer de ce que peut l’humain. »
C’est quand on croit que le présent est éternel et que l’on n’ose pas imaginer un monde radicalement différent de ce que l’on connaît aujourd’hui que l’on se contente de petits aménagements, de compromis et de menues réformes. Pour briser ce statu quo dévastateur, nous avons besoin d’un horizon émancipateur vers lequel tendre. L’utopie est à l’imaginaire politique ce que le sang est au corps humain : son carburant essentiel. Il ne faut pas désespérer de ce que peut l’humain, et croire en l’utopie, c’est croire que l’humain peut beaucoup. L’utopie permet ce que ne permet pas le Parti communiste : réenchanter le futur et mettre en branle le présent. Pour paraphraser l’écrivain uruguayen Galeano, l’utopie sert à avancer. C’est parce que l’on croit en la possibilité d’un futur désirable que l’on trouve la force de s’extraire du marécage de la routine, de surmonter la peur du changement et le poids des habitudes. L’utopie sert à mettre ses belles idées à l’épreuve du réel. Chacun, ensuite, choisit le moyen qui lui semble le plus approprié pour faire naître le monde qu’il désire : certains créeront des AMAP ou des ateliers collectivisés, d’autres iront habiter la ZAD ; certains vivront en communauté, d’autres monteront une coopérative ; certains participeront à des chaînes locales d’entraide ou à des manifs, d’autres tenteront de prendre la mairie grâce à une « liste citoyenne »… Certes, ces stratégies ne sont pas coordonnées et n’offrent pas un plan global pour renverser le capitalisme, mais elles transforment de simples électeurs et consommateurs isolés en collectifs de femmes et d’hommes décidés à reprendre ensemble la maîtrise de leur destin.
Vous expliquez que ces approches sur le terrain, ici et maintenant, ne correspondent pas à la « culture politique française ». Qu’entendez-vous par là ?
Nous avons en France un riche passé d’expériences de solidarités concrètes et locales : des caisses de soutien entre ouvriers au socialisme utopique, en passant par les communes libres ; mais il est aujourd’hui enfoui sous des couches épaisses d’idéologie républicaine et jacobine. Notre imaginaire est largement dominé par l’idée que la liberté passe par la délégation de responsabilités : on a l’habitude de remettre notre destin entre les mains de personnes ou d’institutions supposées vertueuses et éclairées (l’État-providence, la justice, les partis politiques), plutôt que de le prendre en charge nous-mêmes. Pour changer les choses, il nous suffirait de choisir de bons gouvernants et de faire pression sur eux — cette logique n’est pas propre à notre pays, mais elle est chez nous plus présente qu’ailleurs. Pour au moins deux raisons. D’abord, notre roman national tourne autour de cette idée que l’Histoire est faite par des grands hommes (Napoléon, de Gaulle). Nous confiions notre destin entre les mains des rois ; maintenant, entre celles du Président — sorte de monarque élu, de guide de la Nation, qui n’a quasiment pas de contre-pouvoirs. On nous explique, dès l’enfance, que nous, gens de la rue, nous n’avons pas notre rôle à jouer. L’Histoire s’écrit sans nous et le changement devra venir d’en haut. Aussi, le fait d’avoir un État social fort nous a habitués à nous tourner vers l’État pour régler nos problèmes plutôt que de les prendre en charge nous-mêmes. Vu que, grâce à nos impôts, l’État s’occupe des vieux, des malades et de ceux qui ne trouvent pas de boulot, pourquoi est-ce qu’on s’organiserait localement afin de faire face à nos besoins ? La solidarité nationale, abstraite et impersonnelle, a rendu superflue et désuète la solidarité locale et concrète sur le terrain. Ces acquis sociaux (qui sont le fruit de luttes collectives) ont paradoxalement contribué à renforcer l’individualisme. Chacun se retrouve seul avec son numéro de Sécu et son identifiant Pôle emploi pour faire face aux aléas de la vie.
Je tiens à préciser qu’en critiquant la solidarité nationale, je ne me fais pas le défenseur du libre marché. Je suis très attaché à l’idée de services publics gratuits, car nos vies ne sont pas des marchandises. Mais, prise en charge à l’échelle nationale, la solidarité ne peut être que bureaucratique, hiérarchisée, comptable — elle contribue donc à distendre les liens entre les humains. Nous pouvons, au lieu de les confier à l’État ou au marché, imaginer des services publics pris en charge par leurs usagers, comme dans les villages zapatistes du Chiapas où la communauté subvient aux besoins des professeurs, qui éduquent les enfants gratuitement. Plus proche de nous, dans le village andalou de Marinaleda, les habitants paient seulement 15 euros par mois pour bénéficier d’un logement autoconstruit avec l’aide des gens du village. En Grèce, une cinquantaine de dispensaires autogérés et gratuits offrent des médicaments et des soins au tiers de la population sans emploi qui ne dispose plus d’une couverture maladie. Ils ne reçoivent pas un centime de l’État et se retrouvent même à distribuer du matériel et des médicaments à des hôpitaux publics. Nous n’avons besoin ni de bureaucrates ni de capitalistes pour veiller les uns sur les autres et s’entraider.
En vous désengageant de la lutte frontale avec l’État, en récusant la question du pouvoir, vous inscrivez-vous dans certaines franges de la tradition libertaire ? On songe à Holloway, aux TAZ d’Hakim Bey — voire au zapatisme, en effet.
« Je me désengage de la lutte frontale pour l’État. Je laisse cela aux avant-gardes, qui pensent encore pouvoir changer la vie à la place des principaux concernés — malgré eux s’il le faut. »
Je ne dirais pas que je me désengage de la lutte frontale avec l’État. Quand on veut créer ou défendre des espaces de liberté, il faut s’attendre à trouver l’État sur son chemin et être prêt à lui faire face. Par le jeu de la législation, des aides publiques ou de la répression (qui peut aller jusqu’à la mort, comme sur la ZAD du Testet), l’État a tout le loisir de freiner ou d’étouffer les poches de résistance et les espaces de liberté. Par contre, je me désengage de la lutte frontale pour l’État. Je laisse cela aux avant-gardes, qui pensent encore pouvoir changer la vie à la place des principaux concernés — malgré eux s’il le faut. Pour ma part, deux siècles de socialisme par en haut m’ont convaincu qu’on ne pouvait pas s’approcher du pouvoir sans devenir prisonnier de ses logiques. Les bases de notre domination sont autant à l’Élysée, dans les sièges des multinationales et des médias mainstream, qu’en nous-mêmes. Il n’y a plus de Bastille à prendre ; seulement des façons de vivre à défendre, des habitudes à changer. Sur la ZAD comme dans l’atelier d’autoréparation de vélos ou la banque villageoise, les personnes apprennent à faire ensemble, à s’entraider, sans chefs, en mutualisant leurs ressources. Plutôt que de prendre le pouvoir pour créer les conditions d’une vie libérée du capital et de l’État, ils vivent librement pour créer les conditions de la suppression du capital et de l’État. L’idée est de recréer sur des territoires, et entre eux, des habitudes de partage, de coopération et de la liberté. Car lorsqu’on n’a plus besoin du gouvernement, on n’a plus besoin de le conquérir.
Cette logique ne supprime pas la conflictualité. Il s’agit à la fois de bloquer la marche du capital partout où nous le pouvons, tout en construisant des rapports au monde et aux autres, différents. Car même quand on ne veut pas le prendre, la question du pouvoir se pose. Même si ces expériences fonctionnent de manière horizontale, certaines personnes ont plus d’influence que d’autres de par leur savoir, leur ancienneté, leur charisme. L’idée n’est pas de nier la supériorité de telle ou telle personne dans tel ou tel domaine, mais d’être vigilant à ce qu’une compétence spécifique ne permette à personne de prendre l’ascendant sur les autres. La personne qui sait faire un bilan comptable, celle qui sait animer une discussion ou veiller à ce que tout le monde se sente bien est tout aussi précieuse que celle qui sait s’exprimer en public ou celle qui peut apporter quelques sous dans la caisse. Il existe des outils et des mécanismes pour éviter que des dominations se remettent en place : proposer par exemple que les « grandes gueules » soient chargées de veiller à ce que tout le monde prenne la parole ou s’assurer que chacun soit capable de tout faire en faisant tourner les rôles. Mais, dans les petites structures, le meilleur garde-fou reste une attention constante aux autres.
En quoi ce tour de France vous a‑t-il rendu plus optimiste, quant aux marges de manœuvres émancipatrices possibles ?
Ces initiatives et ces luttes locales, de par leur caractère concret, arrivent à mobiliser des personnes qui jusque-là n’étaient que des électeurs et des consommateurs passifs. Elles arrivent à recréer du collectif, du sens commun et des solidarités sur un territoire, à redonner confiance en soi — et en les autres – à des gens qui postulaient leur incompétence. Elles recréent des temps et des lieux du politique, des espaces de rencontre, de débat et d’organisation. Elles sont émancipatrices parce qu’elles permettent aux utopistes de gagner en autonomie intellectuelle et matérielle. Ils apprennent aussi bien à se nourrir, à se loger, à se soigner, à éduquer leurs enfants qu’à s’organiser sans chef, qu’à s’écouter et à prendre soin les uns des autres. Mais, surtout, elles libèrent l’imaginaire de ceux qui y prennent part. Des gens qui depuis leur enfance ont été habitués à obéir, à s’adapter, à s’intégrer, réalisent qu’ils sont capables de prendre en main leur vie et pas seulement de la subir. Je ne sais guère où cela va nous mener mais j’ai au moins l’impression qu’il y a des raisons d’y croire. J’ai vu des moutons se transformer en rebelles, simplement en prenant part à une initiative locale et concrète. Je sais maintenant que nous sommes capables de désirer la liberté et d’en assumer les responsabilités.
Et quelle fut l’expérience locale qui vous marqua le plus ?
« Recréer du collectif, du sens commun et des solidarités sur un territoire, à redonner confiance en soi — et en les autres – à des gens qui postulaient leur incompétence. »
J’ai rencontré des gens qui réparaient des vélos, qui construisaient leur maison, qui produisaient leurs légumes ou leur énergie, qui s’entraidaient financièrement, qui cherchaient à habiter autrement, qui vivaient en communauté, qui protégeaient les semences anciennes, qui luttaient contre un projet nuisible… Et d’autres encore. Ce que j’ai vu, éparpillé un peu partout sur le territoire, était réuni à Notre-Dame-des-Landes et tentait de s’articuler tant bien que mal. J’ai vu à quoi ressemblait un territoire partiellement libéré de l’État et du diktat de l’économie. Et même si ce n’est pas rose tous les jours, ça donne clairement envie d’étendre ces espaces de liberté. C’est aussi là-bas, et plus tard à la ZAD de Sivens, que j’ai compris que création et résistance ne pouvaient pas être séparés. J’ai compris que si l’on voulait vivre autrement, on ne pouvait pas faire comme si le capitalisme et l’État n’existaient pas et construire sa petite bulle de bonheur dans un monde en décomposition.
Mais le « Do It Yourself » n’a-t-il pas des limites ? N’est-ce pas illusoire de penser que c’est à l’échelle des individus, et non des appareils et des structures qui prennent l’ensemble des décisions militaires et économiques pour les collectifs nationaux, que l’on peut changer vraiment la donne et, surtout, combattre nos ennemis – ô combien puissants ? Alain Badiou vous dirait que les micro-organisations locales n’ont rien à voir avec la politique, en ce qu’elles ne connectent pas les masses populaires à une Idée de « transformation globale » !
Faire du yoga dans un habitat coopératif en mangeant des légumes bio ne suffit pas à détruire le capitalisme. Il n’y a que collectivement que nous pourrons faire exploser les cadres qui nous contraignent. L’échelle des individus n’est certainement pas la plus pertinente pour cela, mais je doute que l’échelle des États-nations actuels le soit beaucoup plus. C’est justement parce qu’il existe « des appareils et des structures qui prennent l’ensemble des décisions », comme vous dites, pour des collectifs nationaux, que nos ennemis sont si puissants. Un groupe humain de la taille de la France ne peut être administré que de manière autoritaire. Je crois au contraire que ces micro-organisations sont fondamentalement politiques. Elles ouvrent des espaces qui n’existaient plus, des temps et des lieux du politique, où les gens peuvent se rencontrer, élaborer des argumentaires, écouter des opinions insoupçonnées, apprendre à s’organiser sans chef. Chaque initiative est à la fois une agora et un espace d’éducation populaire. On discutera des marges des grandes surfaces, des conditions de travail et des circuits de distribution mondialisés dans une épicerie autogérée. On parlera des dangers du nucléaire dans un projet collectif de production d’énergie. On dénoncera la civilisation de la bagnole dans un atelier d’auto-réparation de vélos. Partout, on apprendra à mettre des mots et des concepts sur les chaînes qui entravent notre liberté, et on s’évertuera à les rompre, ensemble. C’est précisément la taille réduite de ces organisations qui permet aux personnes de vivre la démocratie à portée de voix dont parlait Rousseau, et non de laisser la chose politique entre les mains de spécialistes.
On a reproché à mon livre de ne pas offrir de perspectives politiques, de ne pas proposer de moyens de lier ces petits changements à l’idée de « transformation globale » dont vous parlez. Je crois que c’est beaucoup trop leur demander. Vouloir que les AMAP et les ZAD proposent un plan de sortie du capitalisme, c’est leur demander de réussir là où tous les autres ont échoué. Comme je l’ai déjà dit, elles proposent une multitude de chemins, à défricher ensemble et en marchant, pour se rapprocher de l’utopie, et non un plan B ou C pondu par des experts et applicable dès demain. Par contre, les utopies concrètes dont je parle dans le livre créent les conditions pour une réappropriation collective de nos vies. Elles redonnent le goût de la liberté et de la justice, l’habitude de l’entraide et de l’auto-organisation. Elles préparent le terrain pour les accélérations de l’Histoire qui ne manqueront pas d’arriver et nous aideront peut-être à nous tourner vers la commune, plutôt que vers des leaders autoritaires, en cas de choc. On peut voir ces alternatives et ces luttes comme des séances d’entraînement pour la révolution — même si les révolutions surprennent souvent ceux qui ont passé leur vie à les organiser, rien ne nous empêche de nous préparer pour être prêts le jour du match.
Dans l’un de vos chapitres, vous écrivez que ces actions, locales, peuvent pourtant être une réponse aux « maux planétaires » : comment articuler ces deux niveaux ? Comment faire pour que ces expériences ne restent pas à l’état de réussites – belles et puissantes, en effet – confinées ?
« Un paradoxe traverse ces alternatives : c’est parce qu’elles se présentent souvent comme a‑partisanes qu’elles arrivent à mobiliser largement au-delà du cercle des militants traditionnels. »
Je me suis laissé transporter par l’enthousiasme ! L’idée était qu’en affaiblissant le capitalisme ici, on l’affaiblissait également là-bas, car on s’attaquait à la racine d’un problème que nous avons en commun. J’espérais que ces expériences allaient se développer en faisant fi des antagonismes et des frontières et faire disparaître le Vieux Monde sans trop de secousses. Aujourd’hui, je ne crois plus à la transition douce qui nous mènerait paisiblement et progressivement d’un capitalisme prédateur à un communisme libertaire émancipateur, par la simple force de contagion des alternatives. Le cadre dans lequel ces expériences évoluent ne leur est clairement pas favorable. Chaque jour, le marché et l’État jouent contre elles. Leurs membres s’épuisent à courir après l’argent ou le temps, à remplir des dossiers de subvention ou des formulaires, quand ils ne doivent pas faire face à une loi qui les contraint davantage ou à une armée de CRS. Je pense bien sûr aux ZAD, mais également aux jardins partagés ou aux villages de yourtes expulsés. Un paradoxe traverse ces alternatives : c’est parce qu’elles se présentent souvent comme a‑partisanes qu’elles arrivent à mobiliser largement au-delà du cercle des militants traditionnels. Les gens qui peinent à s’engager pour une idéologie le font volontiers pour une action concrète. Mais cette absence de ligne idéologique claire est aussi ce qui risque de tuer les alternatives ; sans projet de transformation radicale, ces alternatives seront banalisées ou récupérées par un capitalisme qui peut très bien s’accommoder de quelques ateliers collectivisés, circuits courts et entreprises autogérées. D’ailleurs, le processus de récupération est déjà en cours. Mais peut-être qu’il faut être membre d’une AMAP pour en réaliser les limites. Mon pari est justement qu’en prenant part à ces alternatives et en en voyant les limites, les personnes se politiseront et viendront greffer à leurs motivations pratiques (manger des légumes locaux et sains, apprendre à réparer son vélo ou à utiliser une machine-outil…) des envies révolutionnaires. Comme le dit l’économiste Jacques Prades à propos des coopératives, ces alternatives sont des pédagogies en actes pour quelque chose de plus grand.
Votre propos suppose, en creux, une confiance dans la base, les gens du commun – contre les avant-gardes et les partis. Vous louez la capacité des supposés « incapables »…
Si l’on prend comme postulat que l’humain est mauvais et trop stupide pour savoir ce dont il a besoin, dangereux pour lui-même et les autres, guidé uniquement par la satisfaction de ses intérêts égoïstes, on peut justifier toutes les dérives autoritaires — qu’elles soient communistes ou fascistes. La bourgeoisie a tout intérêt à nous faire croire que nous avons besoin d’élites pour nous protéger de nous-mêmes et nous guider avec sagesse. Le problème, c’est que nous l’avons cru, et que nous postulons notre incompétence en surestimant celles de ces supposées élites. Ça m’arrache le cœur à chaque fois que j’entends quelqu’un dire qu’il n’est pas assez cultivé pour décider de ce qui le concerne. Mais quand on y pense, cela n’a rien d’étonnant : on demande aux gens d’obéir sans réfléchir ; rien de surprenant qu’ils se comportent comme tel. En prenant part à des alternatives, les personnes réalisent qu’individuellement et collectivement, elles ont du pouvoir ; et elles se comportent en conséquence. Elles se découvrent en tant qu’êtres politiques et acceptent la part de responsabilité qui va avec cette liberté nouvelle. Pendant ce tour de France, j’ai vu que, sous le vernis capitaliste et individualiste, sommeillaient des aspirations et des capacités à l’entraide, au partage, à la coopération et à l’autogestion qui ne demandaient qu’à être révélées. Il y a certes un gros travail de défrichage à faire, car on ne sort pas indemnes de décennies d’assistanat, de société du spectacle et de la consommation. Mais j’ai vu que que dans des circonstances données, l’homme n’était pas forcément le loup pour l’homme que l’on nous présente habituellement. J’ai vu que l’égoïsme, la cupidité, ne faisaient pas plus partie de la « nature humaine » que l’altruisme et la coopération.
Un point que vous soulevez est celui de la fête, de la bonne humeur. Que militer, que s’impliquer politiquement, ne rime pas forcément avec l’esprit sacrificiel du moine-soldat. C’est une donnée que l’on oublie trop souvent ?
Je ne me suis jamais autant impliqué politiquement qu’au cours des quatre dernières années et je n’ai jamais autant pris de plaisir. J’ai rencontré des personnes extraordinaires, été sensibilisé à des idées stimulantes, combattu pas mal de mes peurs. J’ai connu des moments d’intense émotion. J’ai été déçu, j’ai appris des tonnes de choses — notamment que je pouvais faire autre chose avec mes mains que taper sur un clavier. J’ai découvert des façons de vivre qui me correspondaient. Aujourd’hui, j’aurais bien du mal à identifier ce qui relève de ma vie personnelle de ce qui relève de mon implication politique. Quand je participe à une manifestation ou à une initiative locale, c’est autant pour l’impact politique potentiel que pour le plaisir procuré et les liens tissés. Si tant de personnes sont lassées par l’engagement politique, c’est probablement que ce qu’elles vivent au quotidien est trop éloigné du monde qu’elles essaient de faire naître. Une des clés pour réenchanter l’engagement politique est peut-être de faire en sorte que les formes de notre engagement soient un avant-goût du monde que nous désirons. Or, quand on veut faire soi-même, et surtout faire-ensemble, ça prend du temps. Et il est dur de ne pas se fatiguer quand, en plus de cette vie intense, on doit vendre sa force de travail sur le marché.
Une dernière question, sur le langage, les mots. Votre livre est accessible à qui veut. Pensez-vous qu’il faille, dans les espaces d’émancipation, inventer une nouvelle manière de communiquer, de se faire entendre du grand nombre ? Êtes-vous d’accord avec cette idée, mise en avant par Podemos, que la gauche radicale se complaît, trop souvent, dans l’élitisme académique, l’entre-soi et le à‑qui-sera-le-plus-à-gauche ?
« Je me garde d’être condescendant vis-à-vis de franges moins radicales des mouvements sociaux. On n’émancipe personne en lui chiant dans les bottes. »
J’ai voulu écrire un livre qui ne ressemblait pas à ceux que je lisais, parce que j’avais envie de parler à des gens qui ne parlent pas la langue des intellectuels. La majeure partie de la littérature radicale, de par la complexité de son langage, est réservée à une minorité. Ce savoir critique est nécessaire, mais il a besoin d’être traduit dans la langue de monsieur-tout-le-monde. Mon livre est petit, pas cher, disponible gratuitement sur le net ; et, surtout, j’ai tenté d’être simple, clair et concret. Par exemple, je n’utilise qu’une fois le mot « anarchie » — ce qui n’empêche pas le livre entier d’être de la propagande libertaire. Je traduis en langage commun des idées et des pratiques émancipatrices afin qu’elles ne soient pas réservées à des élites. Si on est incapable de rendre accessible un savoir émancipateur, en quoi est-il émancipateur ? Les idées émancipatrices ne doivent pas être réservées à celles et ceux qui aiment les livres. L’AMAP anarchiste de Saint-Denis passe par le concret pour faire passer des idées anarchistes — c’est ce que j’appelle la propagande par le faire. Pour les initiateurs, les légumes sont un prétexte pour que les gens se rencontrent et s’organisent et intériorisent par la pratique des gestes libertaires : absence de chef, auto-organisation, partage, entraide.
C’est par la pratique que l’on peut rapprocher les gauches radicales, par la création ou la défense d’espaces de liberté communs. Quand on est occupés à créer ou à résister, il y a moins de place pour le « narcissisme des petites différences », pour reprendre les mots de Freud. Le combat d’idées est sain et nécessaire ; ce qui ne l’est pas, c’est la manière dont ce combat est mis en scène lorsqu’il devient prisonnier de la lutte pour le pouvoir. Quand une organisation participe au jeu électoral, elle doit se différencier à tout prix des autres propositions pour pouvoir exister. À propos de ces personnes qui, du haut de leur pureté idéologique, se montrent méprisantes avec d’autres, moins radicales, une amie disait très justement que « ça sert à rien d’être radical si c’est pour être con ». Ma pensée a tellement évolué ces dernières années que je me garde d’être condescendant vis-à-vis de franges moins radicales des mouvements sociaux. On n’émancipe personne en lui chiant dans les bottes. J’essaie de ne pas me tromper d’ennemis : je ne me demande pas si mon interlocuteur est citoyenniste ou insurrectionnaliste, mais s’il sera de notre côté de la barricade ou dans le camp des Versaillais lorsqu’il n’y aura plus d’autre choix que d’en faire un.
Toutes les photographies sont d’Emmanuel Daniel.
NOTES
* Serge Halimi, « Le Front national verrouille l’ordre social », Le Monde diplomatique, n° 742, janvier 2016.
REBONDS
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