Texte inédit pour le site de Ballast
Face aux propositions toujours plus fantasques du capitalisme, la critique oscille entre affrontement et dédain. Le « capitalisme éthique » suscite généralement la deuxième réaction : pourtant, à trop négliger les dernières trouvailles des « patrons humanistes » de tout horizon, elle risque de manquer des tendances profondes qui invitent plutôt à trembler qu’à rire. Emmanuel Faber, patron de Danone, fait partie de ces PDG mielleux à qui l’on ne préférerait pas accorder d’importance — mais son discours, qui dessine un avenir aussi plausible qu’effrayant, mérite d’être analysé et compris afin d’affronter ce « capitalisme à visage humain », qui sait désarmer la critique en prétendant œuvrer pour le bien commun. ☰ Par Pablo Sevilla
En juin dernier, Emmanuel Faber délivrait un discours « poignant1 » aux élèves d’HEC. Reprise en boucle dans les JT, devenue rapidement virale sur les réseaux sociaux, la vidéo de cette intervention où le PDG de Danone affirme la nécessité de lutter pour la « justice sociale » a suscité de nombreuses réactions. Si la majorité d’entre elles ont été dithyrambiques, des critiques se sont également fait entendre2, soulignant par exemple la duplicité d’Emmanuel Faber, PDG d’une multinationale loin d’être irréprochable3, ou rappelant son passé d’administrateur de la compagnie low cost Ryanair, symbolique d’un capitalisme débridé. Ces trop rares critiques, portant un jugement moral sur un parcours individuel, semblent pourtant manquer l’essentiel du discours d’Emmanuel Faber. Loin d’être anecdotique, les propos du PDG de Danone sont symptomatiques de mutations récentes du capitalisme qu’il convient de comprendre et d’analyser sous peine de voir la critique de gauche désarmée.
L’esprit du capitalisme face à la critique
« Les propos du PDG de Danone sont symptomatiques de mutations récentes du capitalisme. »
Dans Le Nouvel esprit du capitalisme, paru en 1999, Luc Boltanski et Eve Chiapello rappellent la particularité de l’organisation capitaliste de la société : « Le capitalisme est […] sans doute la seule […] forme historique ordonnatrice de pratiques collectives à être parfaitement détachée de la sphère morale […]. La justification du capitalisme suppose donc la référence à des constructions d’un autre ordre d’où dérivent des exigences […] différentes de celles imposées par la recherche du profit. » Pour se légitimer, le capitalisme doit se réclamer de valeurs socialement valorisées afin de susciter l’adhésion au-delà de la simple nécessité de survie présidant à l’engagement dans le rapport salarial. Les deux sociologues nomment « esprit du capitalisme » l’ensemble des références qui supportent la perpétuation de l’ordre capitaliste en favorisant l’acceptation de ses contraintes.
Comme dans un jeu du chat et de la souris, la critique qui s’exerce sur le capitalisme le conduit à opérer des « déplacements » en modifiant son discours et ses pratiques. L’exemple de Mai 68 développé par Boltanski et Chiapello illustre parfaitement ce mécanisme, en montrant les évolutions du capitalisme suite à la double critique portée par le mouvement : une « critique sociale », portant sur les conséquences en termes de précarité et d’inégalités ; une « critique artiste », mettant en avant la facticité de la société de consommation capitaliste, dans laquelle l’individu est esclave de besoins artificiellement créés par la publicité. Pour répondre à la première critique, un certain nombre d’avantages sociaux sont octroyés dans les années qui suivent la révolte de 1968 : création du SMIC, mensualisation des salaires, loi sur la durée maximale du travail. Par la suite, la demande d’autonomie et de participation accrue au sein de l’entreprise, venue de salariés marqués cette fois par la deuxième critique, conduit à une évolution des théories managériales — et, corrélativement, des pratiques au sein des entreprises. Ces transformations dessinent alors un « nouvel esprit du capitalisme », mieux adapté aux aspirations d’une population qui ne se reconnaît plus dans les valeurs du système fordiste qui prévalaient jusqu’alors.
Sans aller, bien sûr, jusqu’à négliger l’importance des conquêtes permises par Mai 68, les mutations induites par la critique ne sont que des variations sur un même thème : elles ne remettent pas en cause la logique du capitalisme. On notera ainsi que, s’ils tolèrent ces quelques concessions aux salariés, patronat et gouvernement freinent des quatre fers lorsqu’à la même époque, en 1973, l’expérience autogestionnaire de LIP menace de « véroler le corps social4 » en mettant en question un des piliers du capitalisme, à savoir le salariat. En dépit de leur caractère superficiel, la capacité de ces modifications à désarmer la critique est réelle. Obligée de reconstruire son discours à mesure que le capitalisme évolue, la critique connaît des moments de transition marqués par le brouillage de ses références habituelles. À voir la faiblesse des réactions face au discours d’Emmanuel Faber, il semble bien que nous traversions un tel moment. La critique, incapable d’affronter un esprit du capitalisme en passe d’intégrer cette fois la critique sociale, laisse la possibilité aux entrepreneurs de diffuser largement leur imaginaire capitaliste rénové.
Danone, fer de lance du capitalisme du bien commun
« Le mot d’ordre de ce mouvement multiforme est clair : le capitalisme du XXIe siècle siècle œuvrera pour le bien commun, ou ne sera pas. »
Depuis la fin des années 1990, on voit se multiplier les références à l’éthique et au « social » dans le champ économique. La généralisation des politiques de RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise) au sein des grands groupes, la promotion du concept d’« entreprise sociale », la diffusion du micro-crédit ou encore le lancement de projets marketing BoP (Bottom of the Pyramid) sont autant de réalisations pratiques de cette nouvelle approche de l’activité économique. S’adossant à une critique des dérives du capitalisme et à la nécessité d’une moralisation des entreprises tout en valorisant la capacité des entrepreneurs à prendre en charge cette transformation ; soucieux de réduire les inégalités, tout en faisant peser leur responsabilité sur les individus ; souhaitant réconcilier société et entreprise, mêler citoyen et entrepreneur, le mot d’ordre de ce mouvement multiforme est clair : le capitalisme du XXIe siècle œuvrera pour le bien commun, ou ne sera pas. Pompiers pyromanes, les entrepreneurs réussissent brillamment à se présenter comme la réponse à un problème dont ils ont encouragé le développement : le retrait de l’État et l’augmentation corrélative des inégalités. Le néolibéralisme d’hier pose les bases de ce que nous appellerons le « capitalisme du bien commun » d’aujourd’hui — tous deux procèdent d’un même mouvement. Danone en est l’un des fers de lance.
Dès 1972, Antoine Riboud, président du groupe, appelle le patronat à « mettre l’industrie au service des hommes » dans son discours de Marseille, au Conseil national du patronat français. Franck Riboud succède à son père en 1996 et prolonge sa vision. Il sera notamment à l’origine de la création, pilotée par Emmanuel Faber, d’une co-entreprise entre Danone et la Grameen Bank, organisme de micro-crédit créé par Muhammad Yunus. L’arrivée à la tête du groupe, en 2015, d’Emmanuel Faber, ancien critique de l’entreprise éthique5 devenu un de ses promoteurs en chef, n’a donc rien de particulièrement nouveau pour une entreprise qui a depuis longtemps lié son destin à la promotion de cette nouvelle approche des affaires. Il nous reste dès lors à comprendre ce que le projet d’entreprise éthique porté par l’entrepreneuriat et les multinationales qui s’en réclament a de fondamentalement pernicieux.
Une idéologie conservatrice rénovée et dangereuse
En premier lieu, il importe de rappeler que, sous les apparats de la nouveauté, la vision du monde qui anime les promoteurs du capitalisme du bien commun s’avère très classique. On retrouve dans les discours d’Emmanuel Faber les figures imposées du libéralisme, la volonté d’améliorer la société en plus. Si le PDG aime à rappeler que « le système n’existe pas6 », il sait tempérer ses accents thatchériens en s’inscrivant en faux contre le fameux « There Is No Alternative » de la Dame de fer. L’alternative existe ; elle n’est juste pas très alternative, puisque tous ces patrons engagés ne remettent jamais en question l’ordre social.
« Niant tout déterminisme, il fait peser la responsabilité de changer le système sur les individus. »
Ces fondements idéologiques expliquent la vision stratégique du capitalisme du bien commun pour transformer la société. Niant tout déterminisme, il fait peser la responsabilité de changer le système sur les individus. Sans surprise, on retrouve ici l’une des vieilles ficelles néolibérales, mise en lumière par Michel Foucault dès 19787. Couplé à la mise en avant de l’empowerment, ce discours fait de la responsabilisation un facteur de libération plutôt que de culpabilité, et peut dès lors se présenter comme progressiste tout en rendant caduque toute revendication politique. Ses promoteurs savent ainsi parer l’impuissance de la volonté individuelle des habits de l’émancipation. Afin de défendre cette vision, ils ne peuvent plus que s’appuyer sur des arguments fallacieux. Ainsi, au micro de France Culture8, Emmanuel Faber cite les travaux de John Coates, neuroscientifique alléguant, par une incroyable inversion des causes et des effets, que les dérives de la finance seraient imputables aux effets de la testostérone sur les traders9. Cette étude lui permet de justifier l’inutilité d’une régulation et d’affirmer doctement : « La réalité, c’est que l’économie et la finance, c’est parfaitement imbriqué avec le vivant. »
Si ses fondements idéologiques ne sont pas nouveaux, le projet d’un capitalisme du bien commun n’en constitue pas moins une rupture. Les travaux de la sociologue Anne Salmon portant sur le capitalisme éthique sont fondamentaux pour comprendre le sens profond de ce projet. Dans Moraliser le capitalisme, paru en 2009, elle analyse l’évolution des éthiques rattachées au capitalisme. Pour en dégager trois mouvements : l’éthique protestante, étudiée par Max Weber, mobilisée dans la phase de construction du capitalisme ; l’éthique progressiste, apparue avec le capitalisme industriel ; l’éthique économique, mobilisée par les entreprises depuis les années 1990. La sociologue met en évidence la rupture qui s’opère avec cette dernière phase. Alors que le capitalisme s’appuyait sur un ensemble de valeurs et de concepts extérieurs à lui pour s’y associer, l’éthique économique trouve la justification du capitalisme… dans le capitalisme lui-même ! C’est l’activité économique elle-même qui s’affirme comme productrice de valeurs. Pour Salmon, l’éthique d’entreprise apparaît dès lors comme une prémisse aux prétentions des entreprises à devenir des acteurs politiques à part entière, au même titre que l’État. Un acteur à la poursuite du vieux mythe de la « société de marché » décrite par l’économiste Karl Polanyi, soumettant le gouvernement de la Cité aux intérêts des entreprises privées. Le concept d’entreprise sociale nous semble constituer le paradigme de ce nouvel esprit. En effet, le glissement sémantique que recouvre le passage de l’entreprise « éthique » à l’entreprise « sociale », entendu au sens d’« organisation sociale » et plus uniquement d’« aide sociale », pourrait bien être perçu comme exemplaire de cette volonté de légitimer la possibilité pour l’entreprise de dicter à la société son fonctionnement.
Critique : parler maintenant ou se taire à jamais
Dans un contexte où plus de trois décennies de politiques néolibérales ont à la fois sapé les moyens de l’État social et développé un imaginaire basé sur une naturalisation du capitalisme10 et sur une individualisation de la réponse aux problèmes sociaux, la diffusion de plus en plus large du capitalisme du bien commun est inquiétante à plusieurs titres. D’une part, il parasite et désarme le désir de transformation sociale de toute une génération, renvoyée à l’action économique et à la prise de conscience individuelle comme seule réponse à son dégoût du monde capitaliste. D’autre part, il annonce une nouvelle révolution conservatrice, une « seconde vague du néolibéralisme11 » consacrant le rôle politique des acteurs économiques et la colonisation des imaginaires par la vision économiciste du monde. Dans cette perspective, la critique doit prendre acte des mutations en cours et y répondre point par point. À ceux qui, comme Emmanuel Faber, croient prôner le changement en appelant de leurs vœux l’édification d’une société d’entrepreneurs sociaux et de consommateurs responsables, notre rôle est de continuer à opposer fermement un idéal autogestionnaire réellement émancipateur portant l’estocade au rapport salarial comme rapport de domination.
- « Le poignant discours du patron de Danone, qui prône « la justice sociale » », Le Figaro, 30 juin 2016.[↩]
- « Le larmoyant discours du patron de Danone… et la réalité », Politis, 30 juin 2016.[↩]
- « Derrière la vidéo virale du patron de Danone, de la »justice sociale » et du storytelling », Le Monde, 4 juillet 2016.[↩]
- « LIP, l’imagination au pouvoir », Le Monde diplomatique, 20 mars 2007.[↩]
- Main basse sur la cité, Emmanuel Faber, Hachette, 1992.[↩]
- Emmanuel Faber aux Ashoka Talks, en 2014.[↩]
- Voir « La responsabilité, technique de gouvernementalité néolibérale ? », Émilie Hache, Revue Raisons Politiques, 2007.[↩]
- « Vivre l’économie autrement avec Emmanuel Faber », France Culture, 18 novembre 2012.[↩]
- « Testosterone is to blame for financial market crashes, says neuroscientist », Wired, 13 juillet 2012.[↩]
- Procédé rhétorique visant à inscrire dans les imaginaires l’idée que l’organisation capitaliste de la société est une donnée naturelle, alors même qu’il s’agit d’un construction sociale récente[↩]
- Associations et Action Publique, J.-L. Laville et A. Salmon, DDB, 2016.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale », mai 2015