Texte inédit | Ballast
Le 26 janvier dernier, la Cour internationale de justice évoquait un « risque plausible de génocide » à Gaza. Le massacre est tel que certains des plus fervents partisans du pouvoir israélien — Biden ou Macron — appellent désormais Netanyahu à lever le pied. Mais les collectifs de soutien au peuple palestinien continuent d’être visés par plusieurs gouvernements européens : si, en France, trois associations sont montrées du doigt par le pouvoir, c’est en Allemagne que la répression est la plus franche. Après l’interdiction du port du keffieh ou de tout signe de soutien à la cause palestinienne dans les établissements scolaires, des activistes se voient inquiétés pour leurs prises de parole. Cet étouffement s’accompagne d’une campagne de dénigrement raciste et islamophobe envers les populations migrantes, augurant de nouvelles mesures d’exclusion : une volonté politique fondée sur l’argument d’un « antisémitisme importé ». Une idée pourtant battue en brèche par les statistiques officielles, qui attribuent aux suprémacistes blancs 84 % des agressions antisémites dans ce pays. Un reportage à Berlin d’Ann Sansaor.
« L’Allemagne a montré son vrai visage aux Palestiniens et aux Arabes, ainsi qu’aux défenseurs de la cause palestinienne. Désormais, le pays est n’est plus seulement considéré comme un simple soutien à l’occupation [israélienne], mais comme un participant actif. » Zaid Abdulnasser, ancien coordinateur de la structure de soutien aux prisonniers palestiniens Samidoun, interdite en novembre 2023 en Allemagne, enrage. Comme nombre de ses camarades, ce Palestinien de 28 ans né en Syrie fait face depuis plusieurs semaines à une campagne de diffamation en bonne et due forme — il est accusé d’« extrémisme politique » —, ainsi qu’à une pression policière permanente. Un phénomène qui n’a rien de nouveau : dès cet été, il se voyait menacé de perdre son permis de séjour et son statut de réfugié en Allemagne du fait de ses engagements politiques.
La pression s’est largement accentuée depuis le 7 octobre dernier : alors qu’aux massacres perpétrés par le Hamas l’État d’Israël répondait par une opération militaire d’une indicible brutalité — au point que de nombreux experts disent craindre un « génocide » —, le cycle de manifestations qui s’est enraciné en Allemagne en soutien au peuple palestinien inquiète les pouvoirs publics. Car, comme la majorité des gouvernements européens ainsi que l’Union européenne, l’Allemagne revendique un soutien « inconditionnel » à l’État israélien dans son offensive contre la population palestinienne. Les voix discordantes sont source de malaise au plus haut sommet de l’État. Les autorités ne lésinent pas sur la rhétorique, allant jusqu’à utiliser « une terminologie profondément raciste », comme l’explique Shir Hever, coordinateur de la campagne d’embargo militaire pour le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). « Il faut être clair, l’État allemand considère que les Arabes sont violents par nature et qu’ils deviennent par conséquent une menace pour l’ordre public. »
« Il faut être clair, l’État allemand considère que les Arabes sont violents par nature et qu’ils deviennent par conséquent une menace pour l’ordre public. »
À grand renfort de raccourcis, les médias et les hommes politiques allemands semblent s’être engagés corps et âme dans une dynamique de diabolisation, toute manifestation pro-palestinienne devenant en substance pro-Hamas et vectrice de potentielles violences antisémites. Un argumentaire qui, in fine, justifie une présence policière massive lors des manifestations de soutien, quand ce n’est pas leur interdiction pure et simple. Cette posture politique trouve par ailleurs un écho très favorable dans les médias. Ainsi, le 11 octobre, l’ARD, le consortium de la radiodiffusion publique allemande, envoyait un glossaire intitulé « Reportage sur le conflit au Moyen-Orient à usage interne à partir du 18 octobre 2023 », dont le vocabulaire témoigne d’une position clairement pro-israélienne. En ligne de mire, notamment, le slogan « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre », qui, selon l’interprétation de l’ARD, défendrait l’anéantissement définitif d’Israël, et dont l’usage constitue à présent une infraction pénale. La raison appelle néanmoins à un peu plus de prudence. Cette formule historique, qui a accompagné tous les mouvements de libération palestiniens depuis 1948, se voit incontestablement dépoussiérée par le contexte actuel : alors qu’une partie importante de la classe politique israélienne prône ouvertement un « grand Israël » du fleuve à la mer, préalablement débarrassé des Palestiniens, ce slogan a une résonance toute particulière dans les esprits, en Allemagne comme ailleurs.
Preuve de l’hystérisation de ces questions : le 10 novembre dernier, la police a arrêté et inculpé une manifestante pour incitation à la haine après avoir porté une pancarte sur laquelle on pouvait lire « De la rivière à la mer, nous exigeons l’égalité ». Dans un billet publié sur X — anciennement Twitter —, le journaliste Tarek Baé, spécialiste de la couverture médiatique à propos des musulmans, s’indigne : « Le langage crée la politique. En réalité, le journalisme devrait être un puissant outil de liberté d’expression qui analyse la politique de manière critique. Ce que nous vivons actuellement est un échec du journalisme : où sont le courage, l’expérience et la décence ? »
De leur côté, les politiciens allemands concentrent leurs attaques sur l’idée d’un « antisémitisme importé » par la population immigrée, favorable aux droits des Palestiniens. Début novembre, le président allemand Frank-Walter Steinmeier et la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser ont appelé les Allemands de confession musulmane et d’origine arabe à prendre publiquement leurs distances avec le Hamas et l’antisémitisme. « Les membres de la communauté doivent prendre clairement position contre la terreur », déclarait ainsi Frank-Walter Steinmeier.
Si quelques voix critiques s’élèvent cependant au niveau politique, elles restent très isolées. « La classe politique, qu’il s’agisse du gouvernement, des partis ou des médias, commet une erreur fondamentale. Elle réduit l’attaque contre Israël et la flambée de violence à la responsabilité d’une seule organisation, le Hamas », explique Norman Paech, ancien professeur de droit international et membre du parti allemand Die Linke. « Le droit international et les droits de l’homme ne jouent aucun rôle dans ce conflit depuis longtemps. Ils ont été constamment ignorés et violés à l’encontre du peuple palestinien depuis la création de l’État israélien. » Shir Hever pointe pour sa part que « les hommes politiques allemands s’expriment comme s’ils s’identifiaient pleinement aux crimes israéliens. Le membre du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) Michael Roth a dit très clairement que l’Allemagne devrait soutenir l’assassinat de Palestiniens par les forces israéliennes. »
Marginaliser et exclure les Palestiniens
« La police allemande a effectué des descentes dans plus d’une cinquantaine de domiciles à travers l’Allemagne, ciblant les communautés musulmanes et palestiniennes. »
Depuis le 7 octobre, la police allemande a effectué des descentes dans plus d’une cinquantaine de domiciles à travers l’Allemagne contre ce que Nancy Faeser appelle une « propagande anti-israélienne », ciblant de manière significative les communautés musulmanes et palestiniennes. C’est dans ce cadre que des perquisitions ont eu lieu chez des personnes suspectées de liens avec le Hamas, ou même avec Samidoun. Le Centre islamique de Hambourg — l’une des plus anciennes organisations musulmanes du pays — a quant à lui fait l’objet d’une enquête pour des liens présumés avec le groupe chiite libanais parrainé par l’Iran, le Hezbollah. Dans son communiqué de presse, Nancy Faeser justifiait ces opérations en affirmant de manière martiale que « les islamistes et les antisémites ne doivent se sentir en sécurité nulle part ».
L’obsession allemande semble sans limites, au point que, récemment, la police a perquisitionné le domicile de Piter Minnemann, un survivant de l’attentat terroriste de Hanau en 2019, au cours duquel un néonazi avait tué neuf personnes, pour la plupart d’origine immigrée. Minnemann a été accusé d’incitation à la haine pour une story partagée sur Instagram, dans laquelle il comparait les soldats israéliens aux nazis avec la légende : « L’ironie de devenir ce que vous avez autrefois détesté. » Ce n’est pas tout : il y a quelques semaines, l’Allemagne a mis un terme à un soutien économique qu’elle apportait à une ONG égyptienne prenant en charge des femmes victimes de trafic humain (CEWLA), après que cette dernière, avec plus un grand nombre d’organisations arabes, a pris position contre « le génocide de la population palestinienne de la bande de Gaza ».
Alice Garcia, chargée de plaidoyer et de communication au Centre européen de soutien juridique, prédit qu’une « énorme et violente vague de racisme anti-palestinien » se profile à l’horizon. « Nous avons tous et toutes été témoins de violences policières et d’arrestations pour avoir manifesté notre solidarité avec la Palestine. C’est une violence incroyable qui conduit à l’effacement du peuple palestinien, tout cela facilité par une décennie de politiques restrictives mises en œuvre en Europe. » « Toutes ces mesures ne rendent pas pour autant invisibles les Palestiniens en Europe, répond Norman Peach. Mais en effet elles conduisent à nourrir la haine contre eux, à les marginaliser et à les exclure. »
Phénomène particulièrement spectaculaire, y compris dans les milieux antifascistes, la question palestinienne, déjà clivante en Allemagne, devient électrique. Le mouvement antideutsch, important au sein de l’antifascisme allemand, affiche son soutien inconditionnel à l’État d’Israël, qu’il considère comme seul garant de la sécurité du peuple juif, allant jusqu’à prendre position contre les Juifs antisionistes1. Depuis le 7 octobre, ses membres les plus radicaux sont particulièrement actifs : publications sur Internet appelant à des actions militantes contre des personnes ou des lieux — comme celle contre La Casa, à Leipzig, qui affiche son soutien à la Palestine —, à l’annulation de conférences et d’événements, accusations portée contre des migrants (taxés de penser de manière rétrograde), etc.
Menacés d’expulsion
« La répression est pire que jamais. La police est très violente ; il est interdit de crier
Palestine libredans les rues ou de porter des drapeaux ou des autocollants. »
En 2008, l’Allemagne a classé la sécurité nationale d’Israël comme « raison d’État ». Depuis, le pays a adopté des positions extrêmes contre les activités pro-palestiniennes, comme cette résolution du Bundestag de 2019 décrivant le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) comme intrinsèquement antisémite. Ces décisions politiques s’appuient sur des textes de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), une organisation intergouvernementale fondée en 1998 visant à promouvoir l’éducation, la recherche et la mémoire du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, qui tendent à assimiler toute critique de l’État d’Israël à de l’antisémitisme. « Il n’est plus possible de condamner les crimes de guerre qu’Israël commet à Gaza ou en Cisjordanie et qui durent depuis plus de 75 ans », se lamente sous couvert d’anonymat une responsable de The Palästina Kampagne, une organisation qui rassemble différents groupes œuvrant pour la libération de la Palestine et contre la répression exercée par l’État allemand. « La répression est pire que jamais. La police est très violente ; il est interdit de crier Palestine libre
dans les rues ou de porter des drapeaux ou des autocollants, poursuit l’activiste. Depuis le début des attaques [sur Gaza], la police inonde les rues, en particulier à Neukölln, un quartier à majorité arabe, où elle agresse les gens et fait régner un sentiment d’insécurité. »
Depuis quelques années, les autorités allemandes mettent les bouchées doubles afin de dissuader les activistes pro-palestiniens d’élever la voix : pour les personnes d’origine étrangère, il est désormais possible d’être déchu du statut de réfugié ou de perdre la citoyenneté allemande pour des positions politiques. C’est le cas de Zaid Abdulnasser mais également de deux autres anciens membres de l’organisation Samidoun, aujourd’hui sous la menace. « Beaucoup de participants aux manifestations [pro-palestiniennes] sont des réfugiés, et c’est pour cela qu’ils font pression sur nous avec les papiers », affirme Zaid Abdulnasser. Cependant, ce dernier, comme ses autres compagnons, bénéficie d’un statut de séjour « toléré » — Duldung en allemand — qui lui permet de rester temporairement en Allemagne : son pays de résidence d’origine, la Syrie, n’étant pas considéré comme « un pays sûr », l’État allemand, ne peut, jusqu’à nouvel ordre, l’expulser. Une situation qui ne durera pas éternellement et qui menace en outre beaucoup de militants en Allemagne, particulièrement au sein de la nombreuse et active communauté kurde, menacée de persécution en cas de retour en Turquie.
Cette obsession pour le militantisme des personnes immigrées pourrait bien avoir également des conséquences sur les lois qui régissent l’immigration. Ainsi, il y a quelques mois, Bjan Djir-Sarai, député du Parti libéral-démocrate (FDP), déclarait que, désormais, pour obtenir la nationalité allemande, il faudrait vérifier que les demandeurs n’aient pas d’ « attitude de haine envers l’État d’Israël ». Selon des informations rapportées par le média Deutsche Welle (DW), le service international de diffusion allemand, l’État de Saxe-Anhalt exigera que les personnes cherchant à obtenir une naturalisation confirment par écrit « qu’ils reconnaissent le droit d’Israël à exister et condamnent toute tentative dirigée contre l’existence de l’État d’Israël ». La ministre de l’Intérieur, Nancy Faeser, a préconisé de modifier la loi sur le séjour et l’intégration afin de pouvoir « expulser les partisans du Hamas ».
C’est dans ce contexte que le 10 novembre dernier le chancelier allemand Olaf Scholz a rencontré les représentants des seize États fédéraux que compte le pays pour mener des discussions sur la politique migratoire. Un projet de loi visant à réduire les prestations sociales pour les réfugiés et à faciliter les expulsions a été présenté. D’autres hommes politiques, comme le secrétaire général de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), Carsten Linnemann, estiment que le pourcentage d’immigrants dans les écoles devrait être limité à 35 %. Wolfgang Kubicki, vice-président du FDP, a déclaré qu’il souhaitait « introduire une limite maximale de migrants dans les districts urbains ».
Continuer à lutter pour la liberté d’expression
« Ces mesures créeront des précédents, des manifestations pourront être interdites simplement parce que des participants tiennent des propos qui ne plaisent pas aux autorités. »
Alors que l’armée israélienne continue de mener sa politique de la terre brûlée dans la bande de Gaza — plus de 24 000 morts après 100 jours de combats en janvier 2024 et, selon l’ONU, 1,9 million de déplacés fin 2023 — et que la violence des colons contre les Palestiniens de Cisjordanie atteint des niveaux inédits, l’Allemagne poursuit inlassablement sa politique d’invisibilisation du soutien à la cause palestinienne2. Depuis le 7 octobre, de nombreux artistes ont vu leurs performances ou expositions annulées. Ainsi, la romancière et essayiste d’origine palestinienne Adania Shibli, qui devait recevoir le 20 octobre le LiBeraturpreis 2023, un prix annuel décerné par la Foire du livre de Francfort, a vu l’événement mystérieusement annulé ; le 6 novembre, le Sénat de Berlin a annoncé des mesures visant à fermer le centre culturel Oyoun, un projet artistique et culturel aux perspectives décoloniales, féministes queer et migrantes.
À cela s’ajoutent les centaines d’arrestations survenues ces derniers mois lors des manifestations. Le 21 décembre dernier, 170 policiers ont procédé à des perquisitions contre huit militantes de l’organisation féministe ZORA, suite à des publications sur Instagram dans lesquelles elles se positionnaient en faveur de « forces progressistes » palestiniennes. Dans une déclaration publiée sur leur profil Instagram, elles expliquent comment, lors de l’opération de police, elles ont été « violemment menottées ». Leurs appartements ont également été « mis sens dessus dessous ». Le même jour, des perquisitions étaient également menées à l’Interbüro Wedding, une plateforme regroupant diverses organisations et groupes de gauche, ainsi qu’au Café Karanfil, un lieu de rencontre et d’organisation d’événements dans le quartier de Neukölln. Dans son communiqué de presse, Hussein Jebali, membre d’Interbüro Wedding, pointait du doigt que « les lieux d’auto-organisation des migrants sont délibérément criminalisés ». Alex Schneider, membre de Rote Hilfe — une organisation de soutien aux personnes victimes de répression — conclut : « Les récentes interdictions indiquent une tendance dangereuse qui affectera à long terme tous les mouvements sociaux de gauche. Jusqu’à présent, ce sont principalement les groupes palestiniens, turcs et kurdes qui ont été touchés par des restrictions aussi drastiques du droit fondamental à la liberté de réunion. Il ne faut cependant pas oublier que ces mesures créeront des précédents, puisque des manifestations pourront être interdites simplement parce que des participants tiennent des propos qui ne plaisent pas aux autorités. »
Article traduit par Laurent Perpigna-Iban
Photographies de bannière et de vignette : www.montecruzfoto.org
- Né dans les années 1990 de l’opposition à l’unification allemande et de la crainte d’une résurgence du nazisme, le mouvement antideutsch a développé, après le 11 septembre 2001 et la seconde Intifada (2000-2005), une idéologie résolument islamophobe. Leur soutien aux États-Unis et à Israël les a également amenés à considérer certaines formes d’anticapitalisme et d’anti-impérialisme comme régressives. Il est intéressant de noter que de nombreuses personnalités antideutsch ont fait de brillantes carrières dans les médias allemands, notamment dans le quotidien conservateur Welt ou en tant que membres du parti libéral-démocrate (FDP), résolument néolibéral. Ils ont même tissé des liens avec le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) en invitant Thomas Maul, qui se décrit lui-même comme « haïssant l’islam », à donner une conférence sur « l’antisémitisme islamique » au club Conne Island à Leipzig.[↩]
- En parallèle, l’Allemagne joue un grand rôle dans l’approvisionnement en armes d’Israël : rien que depuis début novembre, le pays a vendu pour quelque 303 millions d’euros de matériel de guerre à Israël.[↩]
REBONDS
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