En Cisjordanie, les traumatismes de l’occupation


Texte inédit et traduction d’un article de +972 magazine | Ballast

Le 19 juillet la Cour inter­na­tio­nale de jus­tice a condam­né l’occupation du ter­ri­toire pales­ti­nien et inti­mé à l’État israé­lien de s’en reti­rer « dans les plus brefs délais ». Après la guerre des Six Jours et l’in­va­sion de la Cisjordanie en 1967, le gou­ver­ne­ment israé­lien encou­rage la créa­tion de colo­nies. Depuis lors, les occu­pants cherchent à délo­ger des ter­ri­toires qu’ils s’ac­ca­parent les Palestiniens qui y vivent. En 2012, l’un de nos contri­bu­teurs s’est ren­du dans le vil­lage bédouin de Umm al-Khair, bor­dé par la colo­nie de Carmel. Douze ans plus tard, Awdah Hathaleen raconte dans le média +972 magazine les démo­li­tions d’ha­bi­ta­tions par les bull­do­zers de la police israé­lienne dans ce même vil­lage. Récit à deux voix, par-delà la décen­nie qui les sépare. ☰ Par Loez et Awdah Hathaleen


Umm al-Khair, juillet 2012.

Le vil­lage bédouin de Umm al-Khair est situé dans les mon­tagnes déser­tiques et rocailleuses du sud de la Palestine, en Cisjordanie occu­pée. Il s’é­tale sur deux ver­sants d’une petite col­line nue. Les habi­ta­tions consistent en quelques bâti­ments et des tentes, fabri­quées à l’aide de bâches et de struc­tures en métal ou en bois. Des enclos à bêtes, des citernes d’eau et des réserves de bois et de four­rage viennent com­plé­ter le tableau. Le vil­lage est col­lé à l’é­norme colo­nie de Carmel. Il y a à peine quelques mètres entre les mai­sons des colons et celles des Bédouins . Mais les bar­rières grilla­gées et bar­be­lées donnent la mesure du fos­sé qui les sépare.

Le soleil tape dur en ce mois de juillet. En arri­vant dans le vil­lage, quelques enfants viennent à ma ren­contre, accom­pa­gnés d’un homme. Ils m’in­diquent la direc­tion de l’ha­bi­ta­tion d’Eid al-Hathaleen, sur l’autre ver­sant. Celui-ci m’a vu arri­ver et me fait de grands gestes de loin. Âgé de 27 ans, il se pré­sente comme un artiste « qui répare les machines », et qua­li­fie son art de poli­tique : avec des maté­riaux de récu­pé­ra­tion, il construit des modèles réduits des machines de des­truc­tion israéliennes.

« Il y a à peine quelques mètres entre les mai­sons des colons et celles des Bédouins. Mais les bar­rières grilla­gées et bar­be­lées donnent la mesure du fos­sé qui les sépare. »

Assis autour d’un thé, Eid me raconte l’his­toire et la situa­tion du vil­lage. Les Bédouins ins­tal­lés à Umm al-Khair sont de la tri­bu des Jani. Avant la Nakba, ils vivaient dans le désert du Neguev. Chassés de leurs terres par les milices sio­nistes, ils sont d’a­bord par­tis dans les envi­rons de Jérusalem, puis de Jéricho vers la mer Morte. Expulsés à nou­veau, ils ont fina­le­ment échoué à l’ac­tuel empla­ce­ment du camp. C’est le grand-père d’Eid qui a construit leur habi­ta­tion, bien avant l’ar­ri­vée des pre­miers colons dans la région. 

Les colons de Carmel ont com­men­cé à s’ins­tal­ler illé­ga­le­ment dans les années 1980. Au début, les rela­tions avec eux n’é­taient pas trop conflic­tuelles. Les colons étaient alors prin­ci­pa­le­ment des per­sonnes d’un âge avan­cé. La pre­mière Intifada a chan­gé la situa­tion. La colo­nie a com­men­cé à s’é­tendre de manière illé­gale au delà de la bar­rière ini­tia­le­ment construite. De nou­veaux colons sont arri­vés, qui ont alors ten­té de chas­ser les Bédouins. Il se sont appro­priés les terres avoi­si­nantes, en par­ti­cu­lier celles où poussent des arbres et de l’herbe.

[À gauche : Eid al-Hathaleen, Loez | Ballast]

En 2012, les bri­mades des colons sont deve­nues qua­si­ment quo­ti­diennes, dans l’im­pu­ni­té la plus totale : au mieux, la police et l’ar­mée n’in­ter­viennent alors pas. Généralement, elles sou­tiennent les actions des colons. Coups de feu, caillas­sage, inti­mi­da­tion, tabas­sages, bêtes assas­si­nées, incur­sions noc­turnes dans le camp… L’administration israé­lienne n’est pas de reste dans le har­cè­le­ment de la popu­la­tion : pour des rai­sons « de sécu­ri­té », les Bédouins n’ont le droit de construire aucune struc­ture de plus d’un mètre de hau­teur, tentes com­prises. Seules les habi­ta­tions en dur datant d’a­vant la colo­nie ne peuvent être rasées. L’armée a déjà ordon­né la démo­li­tion de plu­sieurs tentes.

Les vil­la­geois ont ten­té de frei­ner le pro­ces­sus en dépo­sant un recours devant la Haute Cour de jus­tice. Désabusé, Eid n’es­père pas faire annu­ler les déci­sions de l’ar­mée, mais sim­ple­ment gagner du temps en espé­rant que la situa­tion évo­lue. Les colons, eux, peuvent construire en toute impu­ni­té. Leurs mai­sons laides, toutes sor­ties du même moule, poussent sur la mon­tagne, les unes à côté des autres, à côté du camp, comme une injure aux Bédouins. 

« Les colons contrôlent la citerne qui appro­vi­sionne le vil­lage en eau. En été, ils réduisent dras­ti­que­ment la quan­ti­té allouée aux Palestiniens »

Les colons contrôlent éga­le­ment la citerne qui appro­vi­sionne le vil­lage en eau. En été, ils réduisent dras­ti­que­ment la quan­ti­té d’eau allouée aux Palestiniens, pour l’u­ti­li­ser pour leurs pelouses ou pour l’é­norme éle­vage de pou­lets en bat­te­rie situé sur la col­line avoi­si­nante. Pour abreu­ver les bêtes, les Bédouins doivent des­cendre jus­qu’au pipe­line pour rem­plir des citernes d’eau et les remon­ter. Les citernes sont chères, la cor­vée pénible. L’eau est pré­cieuse pour eux. La végé­ta­tion luxu­riante de l’autre côté de la colo­nie devient alors cho­quante, obs­cène. D’un côté, c’est la roche aride, sèche et l’eau en quan­ti­té res­treinte. De l’autre, l’herbe grasse, des fleurs, des arbres qu’on arrose à volonté.

Un jeune homme me montre sa mai­son. Devant, des débris : les sol­dats ont rasé une par­tie plus récente de l’ha­bi­ta­tion qui se trou­vait là, ne lais­sant qu’une dalle de béton et un magni­fique pied de vigne qui a résis­té aux bull­do­zers. La pièce à vivre res­tante est sombre. Une par­tie sert de coin cui­sine, l’autre d’en­droit où dor­mir. Dans son jar­din, il a creu­sé des trous dans les­quels il va essayer de faire pous­ser des arbres : c’est dif­fi­cile à ima­gi­ner dans cette rocaille brû­lante, mais la volon­té du jeune homme impose le res­pect. Un vieil arbre étire ses branches déchar­nées le long des murs blancs de la maison.

[Loez | Ballast]

Plus loin, il me montre une tente vide : une struc­ture métal­lique et des bâches. Cette tente, trop proche du grillage de la colo­nie, est en ins­tance de démo­li­tion. Dans le grillage, une porte, par laquelle l’ar­mée et les colons débarquent dans le vil­lage. Me mon­trant une citerne d’eau, mon guide m’ex­plique que la nuit les gamins de la colo­nie s’a­musent à jeter des pierres des­sus. Elle résonne alors très fort. Le bruit effraie les per­sonnes âgées vivant à proxi­mi­té. Il me désigne pour finir une route de patrouille qui passe entre le vil­lage et la colo­nie, le long de sa mai­son. Au départ, les colons avaient pré­vu de raser son habi­ta­tion pour y faire pas­ser la route, n’i­ma­gi­nant même pas qu’il allait refu­ser leur argent et qu’il pré­fé­re­rait gar­der la mai­son bâtie par ses ancêtres plu­tôt que de la vendre. Face à son refus, ne trou­vant pas de pré­texte pour démo­lir la mai­son, anté­rieure à la construc­tion de la colo­nie, ils ont dû chan­ger le tracé.

Les Bédouins peinent à conti­nuer leurs acti­vi­tés pas­to­rales. Les mon­tagnes envi­ron­nantes sont trop pauvres en herbe pour nour­rir les bêtes, les colons s’é­tant appro­priés les terres les plus riches. Les ber­gers doivent alors ache­ter du four­rage à des prix exor­bi­tants pour nour­rir leur trou­peau. Comme dans le reste du camp, l’eau fait éga­le­ment cruel­le­ment défaut pour les bêtes. On les voit en semi-liber­té ou dans leurs enclos, écra­sées par la cha­leur de l’é­té, cher­chant la moindre par­celle d’ombre dis­po­nible. Sous une citerne se retrouvent alors ras­sem­blés le chien et les mou­tons dans une même quête de fraîcheur.

« Les mon­tagnes envi­ron­nantes sont trop pauvres en herbe pour nour­rir les bêtes, les colons s’é­tant appro­priés les terres les plus riches. »

Quelques cerfs-volants flottent dans les airs, habi­le­ment maniés par des enfants du vil­lage. Ils sont fabri­qués à l’aide de baguettes de bois et de mor­ceaux de toile et de bâche, soi­gneu­se­ment assem­blés. C’est à celui qui ira le plus haut ! Et les mor­ceaux de tis­su s’é­lèvent dans les airs, comme un rêve de liber­té. Un jeune homme me confie en sou­riant qu’il compte atta­cher un dra­peau pales­ti­nien au sien, et le faire flot­ter au-des­sus de la colo­nie pour éner­ver les colons.

Janvier 2022.

La police israé­lienne lance un raid sur le vil­lage d’Umm al-Khair pour sai­sir les véhi­cules pales­ti­niens « non enre­gis­trés ». « Hajj » Suleyman al-Hathaleen tente de s’y oppo­ser paci­fi­que­ment. Une dépan­neuse de la police le ren­verse et l’é­crase. Gisant au sol, il est aban­don­né à son sort et décède dix jours plus tard à l’hô­pi­tal. 15 000 per­sonnes assistent à ses funé­railles. Hajj Suleyman était une figure impor­tante et res­pec­tée de la com­mu­nau­té. Malgré ses 70 ans pas­sés, il se bat­tait sans relâche pour les droits de son peuple et contre la colo­ni­sa­tion israé­lienne, en par­ti­cu­lier contre les pres­sions des colons de Carmel. Et pour cela il a été assassiné.

[À gauche : Suleyman al-Hathaleen, Loez | Ballast]

Juillet 20241.

Les forces de démo­li­tion entrent dans le vil­lage. Les enfants courent vers leurs mères, qui se démènent pour récu­pé­rer tout ce qu’elles peuvent dans leurs mai­sons avant qu’il ne soit trop tard. Tout le monde attend avec angoisse de savoir qui va deve­nir sans-abri aujourd’­hui. Les bull­do­zers se ras­semblent au centre du vil­lage, puis s’ar­rêtent. Les sol­dats débarquent. Les vil­la­geois se regardent dans les yeux, cher­chant des mots de récon­fort, mais il n’y en a pas. Nos enfants nous demandent pour­quoi cela arrive, mais nous n’a­vons pas de réponse.

C’est ce qui s’est pas­sé le 26 juin dans mon vil­lage d’Umm al-Khair, en Cisjordanie occu­pée, lorsque les forces israé­liennes ont démo­li onze mai­sons, lais­sant des familles sans abri dans la cha­leur de l’é­té. Les démo­li­tions n’é­taient que le début de ce qui est deve­nu l’une des semaines les plus vio­lentes de l’his­toire de notre petite com­mu­nau­té agri­cole : nous avons depuis fait face à une forte esca­lade de la vio­lence des colons, qui ont tiré à balles réelles dans le vil­lage et détruit notre sys­tème d’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau pen­dant une vague de cha­leur intense.

« Ce matin-là, nous avons rapi­de­ment com­pris que nous allions assis­ter à une nou­velle opé­ra­tion de démo­li­tion de grande envergure. »

Le matin des démo­li­tions, nous avons appris que des fonc­tion­naires de l’ad­mi­nis­tra­tion civile israé­lienne, qui gère la vie des Palestiniens sous occu­pa­tion, étaient ras­sem­blés sur l’au­to­route près de notre vil­lage avec des agents de la police des fron­tières2 et des engins de démo­li­tion. Nous sommes habi­tués à vivre des opé­ra­tions de démo­li­tion de grande ampleur ici, dans les col­lines du sud d’Hébron, sous pré­texte que les struc­tures ont été construites sans per­mis. Pourtant, nous n’a­vons pas d’autre choix : Israël refuse régu­liè­re­ment des per­mis aux Palestiniens de la zone C de la Cisjordanie afin de nous expul­ser de nos terres. Depuis le 7 octobre, la situa­tion à Umm Al-Khair est encore plus dif­fi­cile que d’ha­bi­tude. Ce matin-là, nous avons rapi­de­ment com­pris que nous allions assis­ter à une nou­velle opé­ra­tion de démo­li­tion de grande envergure.

Mon cou­sin, Eid al-Hathaleen, artiste et diri­geant com­mu­nau­taire, est l’un des vil­la­geois dont le monde a été bou­le­ver­sé. « En tant qu’ac­ti­vistes qui docu­mentent régu­liè­re­ment les démo­li­tions, nous avons immé­dia­te­ment com­men­cé à sur­veiller ce qui se pas­sait », a‑t-il décla­ré. « Au bout d’un moment, un convoi mili­taire accom­pa­gné de trois bull­do­zers s’est diri­gé vers notre vil­lage, a fer­mé toutes les entrées et a inter­dit l’ac­cès aux médias et aux mili­tants. »

[Loez | Ballast]

En entrant dans le vil­lage, les forces de démo­li­tion se sont direc­te­ment diri­gées vers l’une des plus anciennes tentes d’Umm al-Khair : la tente du mar­tyr Suleiman al-Hathaleen, une figure monu­men­tale qui a diri­gé la com­mu­nau­té pen­dant des années et qui est mort écra­sé il y a deux ans par un camion de la police israé­lienne qui a fait une incur­sion dans le vil­lage. Les sol­dats ont for­mé une ligne pour empê­cher les habi­tants d’at­teindre la tente avant de la détruire au bull­do­zer. En état de choc, nous pen­sions que ce serait peut-être la seule tente démo­lie ce jour-là. Mais les forces d’oc­cu­pa­tion ont conti­nué jus­qu’à la prin­ci­pale pièce où il y avait de l’élec­tri­ci­té dans notre vil­lage, jus­qu’à la mai­son d’Eid, puis jus­qu’à l’une des plus grandes familles d’Umm al-Khair pour détruire toutes leurs mai­sons et tout ce qu’elles possédaient.

Au total, dix mai­sons ont été démo­lies ce matin-là, ain­si que la tente du conseil du vil­lage et la pièce avec de l’élec­tri­ci­té solaire. Trente-huit habi­tants sont désor­mais sans abri, y com­pris ma sœur, dont la mai­son a été détruite avec tous ses biens. Ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment cho­quant, c’est que ces mai­sons étaient par­mi les plus anciennes du vil­lage, cer­taines ayant été visées par un ordre de démo­li­tion dès 2008. Aujourd’hui, nous nous inquié­tons pour chaque mai­son d’Umm al-Khair.

« Aujourd’hui, nous nous inquié­tons pour chaque mai­son d’Umm al-Khair. »

Lors d’une démo­li­tion, il y a la dou­leur immé­diate et l’hor­reur de perdre sa mai­son. Mais le moment le plus dif­fi­cile est sans doute la pre­mière nuit pas­sée sans elle. Dans les heures qui suivent la démo­li­tion, vous serez entou­rés de vos amis de la com­mu­nau­té et de ceux qui sont venus d’ailleurs pour vous appor­ter leur soli­da­ri­té. Mais à la fin de la soi­rée, ils ren­tre­ront tous chez eux, tan­dis que vous et votre famille devrez dor­mir dehors, au milieu des décombres de vos souvenirs.

« Je n’au­rais jamais ima­gi­né dor­mir à la belle étoile cette nuit-là », a décla­ré Eid. « Je ne peux pas décrire cette situa­tion — à quel point je vou­lais expri­mer ce qui était en moi, et ce à quoi ma famille, qui est main­te­nant sans abri, était confron­tée. Comment puis-je réduire leur peur et leur anxié­té, leur sen­ti­ment de ne pas avoir d’en­droit sûr ? » Pour ma sœur, il a fal­lu quelques jours pour com­men­cer à digé­rer la tra­gé­die. « Le soir, nous pré­pa­rons géné­ra­le­ment le dîner pour tout le monde et nous nous asseyons ensemble », m’a-t-elle racon­té. « Ensuite, mes enfants sortent avec leurs amis dans la com­mu­nau­té, les plus jeunes s’en­dorment et nous pla­ni­fions le len­de­main matin. Mais à un moment don­né, nous nous sommes retrou­vés dans une tente instable qui ne peut nous pro­té­ger de rien. C’est à ce moment-là que nous avons com­pris ce qui nous était arri­vé ».

[Loez | Ballast]

Ici, à Umm al-Khair, la menace de des­truc­tion de mai­sons plane sur tous les habi­tants depuis que nous avons reçu les pre­miers ordres de démo­li­tion, il y a 17 ans. Lorsque j’é­tais jeune, mes parents ont tout fait pour nous pro­té­ger, mes frères et sœurs et moi, de cette réa­li­té, mais cer­tains sou­ve­nirs sont res­tés gra­vés dans ma mémoire.

Je n’a­vais que 13 ans lors des pre­mières démo­li­tions en 2007, mais je me sou­viens encore très bien de ce jour. Je me ren­dais à l’é­cole à pied avec deux de mes cou­sins, puis je me suis assis à mon bureau qui se trou­vait près de la fenêtre, ce qui me don­nait une vue déga­gée sur le vil­lage. Soudain, nous avons com­men­cé à voir des bull­do­zers et des gens qui se dépla­çaient ; nous avons essayé de sor­tir, mais les ensei­gnants ne nous ont pas lais­sés faire. Je me sou­viens des larmes de ma mère à mon retour au vil­lage, des cris des femmes et de la colère qui se lisait sur le visage des hommes. Je me sou­viens des mili­tants qui nous ont sou­te­nus, des sol­dats et des agents de la police des fron­tières qui lan­çaient des gaz lacry­mo­gènes, et des hommes qui ont été arrê­tés. C’est un sou­ve­nir dou­lou­reux, mais je ne peux pas m’empêcher de m’en rappeler.

« J’essaye autant que pos­sible de pro­té­ger mon fils de 4 ans de cette dure réa­li­té, afin qu’il n’ait pas à por­ter les mêmes sou­ve­nirs que moi. »

Maintenant que je suis moi-même parent, j’es­saye autant que pos­sible de pro­té­ger mon fils de 4 ans de cette dure réa­li­té, afin qu’il n’ait pas à por­ter les mêmes sou­ve­nirs que moi. Mais par­fois, même si l’on est un bon père, il y a des choses que l’on ne peut pas contrô­ler. Et ces der­nières semaines ont été par­mi les pires que nous ayons jamais vécues.

Dans l’a­près-midi du 1er juillet, cinq jours après les démo­li­tions, un groupe de colons de l’a­vant-poste israé­lien illé­gal de Havat Shorashim est entré dans notre vil­lage où un groupe de femmes âgées fai­saient paître leurs mou­tons. Ils sont entrés dans la mai­son de ma mère, la doyenne du vil­lage, Hajja Khadra al-Hathaleen, en exi­geant qu’elle leur fasse du café. Lorsque les femmes ont dit aux colons de par­tir, l’un d’entre eux a com­men­cé à tirer des balles réelles en l’air, à frap­per les femmes avec des bâtons et à leur envoyer du gaz au poivre dans les yeux. Pris de panique, nous avons appe­lé la police et l’ar­mée, ne sachant pas com­ment pro­té­ger nos familles des colons. Mais lorsque l’ar­mée est arri­vée, au lieu de faire par­tir les colons de nos terres, elle a com­men­cé à crier sur les habi­tants du vil­lage et à nous pous­ser hors de nos mai­sons. Au total, six habi­tants ont été bles­sés par les colons : quatre femmes, une fillette de 5 ans et un gar­çon de 17 ans. Nous avons appe­lé des ambu­lances pour emme­ner les bles­sés à l’hô­pi­tal, mais lors­qu’elles sont arri­vées dans le vil­lage, les colons ont blo­qué la route, empê­chant les bles­sés de rece­voir un trai­te­ment médi­cal d’urgence.

[Loez | Ballast]

Mon fils a été témoin de ces attaques — il jouait dans la zone où les colons sont arri­vés — et en a été pro­fon­dé­ment affec­té. Il veut savoir ce qui se passe et pour­quoi. « Chaque fois qu’un colon me ver­ra, est-ce qu’il uti­li­se­ra du gaz poi­vré ? », demande-t-il. « Pourquoi grand-mère est-elle allée à l’hô­pi­tal ? » Il connaît même le nom de cer­tains colons. Parfois, je lui dis qu’ils sont allés en pri­son ; je mens, mais je veux qu’il se sente en sécu­ri­té. Mais il voit encore ses grands-mères, ses cou­sins et ses tantes s’ef­fon­drer sur le sol devant lui. C’est un sou­ve­nir dif­fi­cile, et je sais qu’il res­te­ra gra­vé dans sa mémoire.

Depuis les attaques, mon fils a com­men­cé à bégayer, un symp­tôme entiè­re­ment nou­veau qui me ter­ri­fie. Le méde­cin nous a dit que le meilleur trai­te­ment du bégaie­ment était un envi­ron­ne­ment sûr. Mais c’est ce que nous ne pou­vons pas garan­tir à nos enfants : à Umm al-Khair, per­sonne n’est en sécu­ri­té. Le len­de­main, les mêmes colons sont reve­nus au vil­lage ; après avoir plan­té une tente dans la cour de mon voi­sin, plus de vingt d’entre eux se sont ras­sem­blés pour réci­ter ensemble les prières juives du soir. Le len­de­main matin, alors qu’ils fai­saient paître leurs mou­tons sur nos terres agri­coles pri­vées, ils ont cou­pé l’unique tuyau qui per­met à Umm al-Khair d’a­voir accès à l’eau courante.

Au milieu de toutes ces injus­tices, nous nous sen­tons sou­vent oubliés, per­dus ou déses­pé­rés. Parfois, nous nous deman­dons : pour­quoi les Israéliens nous consi­dèrent-ils comme des ter­ro­ristes et des enne­mis ? Pourquoi le monde n’a­git-il pas pour rendre jus­tice aux Palestiniens ? Mais la plu­part du temps, nous nous sen­tons sur­tout fati­gués. Les attaques, les raids, les démo­li­tions : nous y pen­sons tout le temps. Je dis tou­jours que j’au­rais aimé que le des­tin ne nous ait pas ame­nés jusque là. Mais main­te­nant, nous sommes coin­cés ici, il n’y a aucun moyen de partir.


Photographies de ban­nière et de vignette : Loez | Ballast


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  1. Cette par­tie consiste en la tra­duc­tion d’un récit des démo­li­tions menées par les auto­ri­tés israé­liennes dans le vil­lage d’Umm al-Khair à l’é­té 2024, écrit par Awdah Hathaleen et publié dans le média en ligne +972 maga­zine.[]
  2. Reconnaissable à son uni­forme gris, la bor­der patrol, contrai­re­ment à ce que son nom pour­rait faire pen­ser, est une des forces de répres­sion actives dans les ter­ri­toires pales­ti­niens. C’est aus­si l’une des plus vio­lentes [nda].[]

REBONDS

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☰ Lire notre tra­duc­tion « Tous les élé­ments d’un géno­cide sont réunis », Amos Goldberg, juillet 2024
☰ Lire notre tra­duc­tion « Vivre ensemble après la guerre — un regard pales­ti­nien », Mahmoud Mushtaha, juin 2024
☰ Voir notre tra­duc­tion « Deux rivages, une mer — désir d’une Méditerranée pales­ti­nienne », Suja Sawafta, avril 2024
☰ Voir notre port­fo­lio « Les Palestiniens du Liban : Nous allons ren­trer chez nous ! », Laurent Perpigna Iban et Ann Sansaor, novembre 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Une lettre d’amour du camp de Jabaliya », Tamer Ajrami, novembre 2023


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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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