En Colombie, garantir le droit à la vie


Texte inédit pour le site de Ballast

En sep­tembre 2016, les Forces armées révo­lu­tion­naires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) signaient un accord de paix his­to­rique avec le pou­voir colom­bien. Le mou­ve­ment de gué­rilla, fon­dé dans les années 1960 sur des bases mar­xistes-léni­nistes, accep­tait de rendre les armes et de muer en un par­ti poli­tique léga­liste. L’élection, deux ans plus tard, du très droi­tier Iván Duque change la donne : le pré­sident, appuyé par les milieux d’affaires, n’entend pas res­pec­ter l’ensemble de l’accord super­vi­sé par son pré­dé­ces­seur. Les assas­si­nats ciblés se mul­ti­plient, frap­pant tout à la fois les lea­ders des mou­ve­ments sociaux, les syn­di­ca­listes, les indi­gènes, les défen­seurs des droits humains ou encore les éco­lo­gistes. Le mois der­nier, dans la capi­tale du pays, des mil­liers de Colombiens ont défi­lé pour exi­ger de l’État qu’il mette fin à ces exé­cu­tions. Explications. ☰ Par Ruth Rojas et Laurent Perpigna Iban


Lundi 19 octobre 2020 : près de 7 000 indi­gènes colom­biens débar­quaient à Bogota ; le len­de­main, plu­sieurs groupes d’anciens gué­rille­ros des FARC-EP [Forces armées révo­lu­tion­naires de Colombie – Armée du peuple] enta­maient eux aus­si une « marche pour la vie » vers la capi­tale. Leur demande est sen­si­ble­ment la même : que l’État colom­bien prenne enfin des mesures radi­cales afin que cessent les assas­si­nats ciblés qui visent leurs com­mu­nau­tés. Des mobi­li­sa­tions qui témoignent de l’urgence : chaque jour, ou presque, une nou­velle page du drame colom­bien s’écrit dans l’indifférence qua­si géné­rale. Avec 68 mas­sacres — soit 268 vies ôtées — comp­ta­bi­li­sés entre le 1er jan­vier et le 24 octobre1, 2020 s’annonce d’ores et déjà comme une année noire.

« Les assas­si­nats de lea­ders sociaux et d’anciens gué­rille­ros sont désor­mais presque quotidiens. »

Pourtant, après la signa­ture en novembre 2016 des accords de paix entre le gou­ver­ne­ment colom­bien et la gué­rilla des FARC-EP — met­tant fin à plus d’un demi-siècle de guerre —, l’espoir sem­blait sub­mer­ger le pays. Un opti­misme de courte durée. En mai 2018, le très conser­va­teur Iván Duque était élu à la tête de la Colombie, sur un pro­gramme réso­lu­ment hos­tile aux­dits accords. Depuis, les feuilles de routes sont para­ly­sées, et la vio­lence a repris de plus belle. Si le nou­veau pré­sident impute volon­tiers la res­pon­sa­bi­li­té de ces drames à des franges dis­si­dentes de la gué­rilla, ce sont en réa­li­té, bien davan­tage, des groupes para­mi­li­taires — au ser­vice ou avec la com­pli­ci­té de l’État — et des bandes cri­mi­nelles qui sèment la ter­reur dans le pays. Les assas­si­nats de lea­ders sociaux et d’anciens gué­rille­ros sont désor­mais presque quo­ti­diens, cha­cun d’entre eux éloi­gnant un peu plus la Colombie d’une paix juste et durable.

Les racines du mal

« Les champs ne sont pas seule­ment un foyer de pau­vre­té : ce sont éga­le­ment des foyers de rébel­lion », sou­li­gnait l’écrivain uru­guayen Eduardo Galeano. Des mots qui hantent les mémoires, à l’heure d’appréhender la ques­tion qui nous occupe ici. C’est que, depuis le XIXe siècle, la divi­sion poli­tique entre libé­raux et conser­va­teurs a don­né nais­sance à une oli­gar­chie lati­fun­diste2, laquelle, en plus de concen­trer la pro­prié­té des terres et d’exclure tout scé­na­rio de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, a lar­ge­ment eu recours à la vio­lence afin de satis­faire ses objec­tifs. Le sen­ti­ment d’oppression res­sen­ti par les déshé­ri­tés n’est pas res­té sans réponse : au cours du XXe siècle, de nom­breuses révoltes pay­sannes et indi­gènes éclatent dans le pays. En 1964, elles se concré­tisent par la créa­tion des Forces armées révo­lu­tion­naires (FARC-EP), une orga­ni­sa­tion ali­men­tée par les gué­rillas pay­sannes des années 1950 ; d’autres groupes vont suivre, à l’instar de l’Armée de libé­ra­tion natio­nale (ELN, 1964) et de l’Armée popu­laire de libé­ra­tion (EPL, 1967).

[Manifestants indigènes à Bogota le 21 octobre 2020. Par Ojomorocho]

En réponse aux intenses pro­tes­ta­tions sociales menées par le mou­ve­ment ouvrier durant les années 1970, l’État colom­bien adopte une poli­tique de défense natio­nale. Dans un contexte de guerre froide, celle-ci entend sur­tout lut­ter contre le com­mu­nisme ; elle abou­tit à la créa­tion de groupes para­mi­li­taires, en rela­tion crois­sante avec des groupes de nar­co­tra­fi­quants. Au début des années 1980, un pro­ces­sus de négo­cia­tion avec les gué­rillas est néan­moins envi­sa­gé. Un pre­mier accord, signé avec les FARC-EP ain­si que des sec­teurs d’autres gué­rillas, abou­tit à la nais­sance du par­ti poli­tique Union patrio­tique. Sa légi­ti­mi­té est totale, à gauche : for­mé, notam­ment, par d’anciens com­bat­tants des FARC-EP et des membres du Parti com­mu­niste, on le tient dès lors pour le par­ti d’opposition le plus repré­sen­ta­tif. Une dyna­mique que les groupes para­mi­li­taires — par­rai­nés par des groupes poli­tiques tra­di­tion­nels, des tra­fi­quants de drogue et des chefs mili­taires — ne tardent à faire voler en éclats. Cette volon­té des FARC-EP de par­ti­ci­per à la vie poli­tique colom­bienne va se conclure par ce que la Commission inter­amé­ri­caine des droits de l’Homme (CIDH) qua­li­fie­ra de « géno­cide » : entre 1984 et 2002, plus de 4 000 per­sonnes sont tuées, por­tées dis­pa­rues ou enle­vées, ceci en rai­son de leur appar­te­nance à l’Union patrio­tique. La res­pon­sa­bi­li­té de cet épi­sode san­glant n’incombe pas seule­ment aux groupes para­mi­li­taires : le CIDH met­tra en évi­dence la res­pon­sa­bi­li­té de l’État comme de ses forces armées.

« Aux luttes pay­sannes, afros et indi­gènes actives depuis le XIXe siècle s’ajoutent d’autres pro­ces­sus de résistance. »

Le pro­ces­sus « d’ouverture éco­no­mique » ini­tié dans les pays d’Amérique latine lors de la décen­nie sui­vant va se concré­ti­ser en Colombie par une série de réformes ultra­li­bé­rales sur le tra­vail, le mar­ché des biens, des ser­vices ou encore des capi­taux. Un accord entre l’État et les gué­rillas du M-19 [Movimiento 19 de Abril] et de l’EPL abou­tit à la créa­tion de la Constitution de 1991, laquelle pré­voit d’importants méca­nismes de par­ti­ci­pa­tion citoyenne. Un espoir, si mince soit-il, renaît. Mais la mise en œuvre du modèle néo­li­bé­ral ne contri­bue­ra pas au ren­for­ce­ment de l’industrie ni du sec­teur agri­cole — bien au contraire. L’arrivée de mul­ti­na­tio­nales minières et pétro­lières, la créa­tion d’hydroélectricité, l’expansion des mono­cul­tures et l’accumulation de vastes éten­dues de terres pour l’élevage exten­sif aggravent trois des grandes pro­blé­ma­tiques du pays : le régime fon­cier, les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux et la vio­lence. Entre l’année 1958 et le début des pour­par­lers de paix entre les FARC-EP et l’État en 2012, le conflit armé en Colombie fera 218 094 morts (dont 81 % de civils) et 5 712 506 déplacés.

Les « leaders sociaux » dans l’œil du cyclone

Aux luttes pay­sannes, afros et indi­gènes actives depuis le XIXe siècle s’ajoutent d’autres pro­ces­sus de résis­tance. Qu’ils soient ouvriers, envi­ron­ne­men­taux, LGTBI, étu­diants ou fémi­nistes, ils s’organisent en asso­cia­tions, conseils d’action com­mu­nale, coopé­ra­tives ou col­lec­tifs. Guidés par des per­sonnes recon­nues au sein de leurs com­mu­nau­tés, ces mou­ve­ments œuvrent pour la défense des droits humains, et ce par­ti­cu­liè­re­ment dans les zones rurales. C’est que la pau­vre­té dans les cam­pagnes s’avère l’une des causes pro­fondes du « conflit colom­bien ». Un enjeu majeur, même. L’Enquête natio­nale sur la qua­li­té de vie (ECV) de 2018 a révé­lé que près de 40 % des habi­tants des zones en ques­tion vivent une situa­tion de pau­vre­té mul­ti­di­men­sion­nelle : anal­pha­bé­tisme, faible niveau d’éducation, chô­mage, absence d’assurance san­té, loge­ments aux maté­riaux inadé­quats, sans égouts ni accès à des sources d’eau potable3.

[Membres des FARC-EP, fondées en 1964 (DR)]

Si le deuxième point de l’accord de paix signé en 20164 pré­voyait que des garan­ties de sécu­ri­té soient don­nées aux défen­seurs des droits humains ain­si qu’aux diri­geants d’organisations de mou­ve­ments sociaux, leur situa­tion n’a fait que se dégra­der. « Les assas­si­nats et les menaces contre les lea­ders sociaux n’ont ces­sé d’augmenter, même durant le confi­ne­ment lié au Covid-19, où beau­coup ont été tués chez eux. C’est extrê­me­ment inquié­tant », explique María Cardona, membre du Conseil natio­nal du Comité per­ma­nent pour les droits de l’Homme en Colombie (CPDH). Le sen­ti­ment d’échec est total, d’autant que la recon­nais­sance du rôle de ces lea­ders avait été recon­nue dans l’accord — une dyna­mique très appré­ciée compte tenu des obs­tacles que les dif­fé­rents acteurs du conflit armé ont impo­sé, durant de nom­breuses années, à la par­ti­ci­pa­tion citoyenne.

« L’année 2020 marque déjà un nou­veau pic de vio­lence : au cours des 10 pre­miers mois, 237 lea­ders ont été assassinés. »

Selon l’Institut d’études pour le déve­lop­pe­ment et la paix (INDEPAZ), entre la signa­ture de l’accord de paix et le 30 jan­vier 2020, 756 per­sonnes, recon­nues comme « lea­ders sociaux » ou défen­seurs des droits de l’Homme, ont été assas­si­nées. L’année 2020 marque déjà un nou­veau pic de vio­lence : au cours des 10 pre­miers mois, 237 lea­ders ont été assas­si­nés, nombre auquel il faut ajou­ter 10 membres de leurs familles éga­le­ment éli­mi­nés. L’investigation « Quels sont les motifs ? Assassinats de lea­ders sociaux dans le post accord » plante le pro­fil des per­sonnes tuées : on y trouve pêle-mêle des lea­ders de mou­ve­ments de jeu­nesse, des acti­vistes de la com­mu­nau­té LGBTI, des res­pon­sables syn­di­caux, des indi­gènes, des défen­seurs de l’environnement ou des droits humains, des diri­geants de par­tis ou de mou­ve­ments poli­tiques, des lea­ders pay­sans ou, plus sim­ple­ment, des per­sonnes reven­di­quant des terres. Si, à ce jour, les com­man­di­taires de ces assas­si­nats ne sont pas iden­ti­fiés avec pré­ci­sion, le CPDH, ain­si que d’autres groupes de défense des droits humains dans le pays, exigent de l’État qu’il mène « une véri­table enquête pour déter­mi­ner les res­pon­sables ain­si que les causes », et récla­ment « la fin du degré éle­vé d’impunité dans les dif­fé­rents domaines de l’administration de la jus­tice ». Des requêtes qui ne semblent, dans le contexte actuel, pas prêtes d’être satisfaites.

Le cas des anciens combattants des FARC-EP

Au même titre que les lea­ders sociaux, les anciens gué­rille­ros sont frap­pés de plein fouet par cette guerre sale : une cin­quan­taine d’entre eux ont été abat­tus rien qu’en 2020. Là encore, une réa­li­té qui contraste avec le scé­na­rio envi­sa­gé dans l’accord de paix. Le troi­sième point, « Fin du conflit » (dans lequel ont été notam­ment négo­ciés le ces­sez-le-feu bila­té­ral et défi­ni­tif ain­si que la ces­sa­tion des hos­ti­li­tés), envi­sa­geait une réin­té­gra­tion des FARC-EP dans la vie civile, tant sur les plans éco­no­miques, sociaux que poli­tiques. Jairo Cala Suárez, qui avait rejoint les FARC-EP en 1982, a joué un rôle clé dans les négo­cia­tions de paix. Désormais membre du Congrès à la Chambre des repré­sen­tants du Parti de la force alter­na­tive révo­lu­tion­naire du com­mun (FARC, branche poli­tique), il consi­dère que l’enjeu majeur de cet accord était la trans­for­ma­tion réelle des ter­ri­toires les plus éloi­gnés du pays. Joint par télé­phone, il nous explique : « Lorsque nous avons signé l’accord de paix, nous avions dit que nous res­te­rions au cœur des ter­ri­toires parce qu’un tis­su social et un sys­tème de vie et de rela­tions sociales y a été construit. En ce sens, nous nous enga­gions à reprendre une acti­vi­té sociale, éco­no­mique, poli­tique et cultu­relle avec les garan­ties fon­da­men­tales que le gou­ver­ne­ment natio­nal devrait nous offrir. »

[Marche étudiante à Bogota en novembre 2019. Par Ojomorocho]

Selon un recen­se­ment socioé­co­no­mique de l’Université natio­nale de Colombie, sur les 10 000 per­sonnes ayant béné­fi­cié de l’accord de paix, 66 % sont d’origine pay­sanne. Parmi eux, majo­ri­tai­re­ment des gué­rille­ros, des mili­ciens et des pri­son­niers. « L’une de ces garan­ties fon­da­men­tales était le droit au tra­vail comme élé­ment cen­tral. Pour cela, étant don­né nos racines pro­fes­sion­nelles et sociales pay­sannes, la base pour le déve­lop­pe­ment du tra­vail des anciens gué­rille­ros est la cam­pagne », pour­suit le dépu­té. Une volon­té tra­duite à l’époque par le pro­jet de créa­tion de zones spé­ci­fiques, les Espaces ter­ri­to­riaux de for­ma­tion et de réin­ser­tion (ETCR). La démarche a offi­ciel­le­ment pris fin le 15 août 2019 : si le gou­ver­ne­ment s’était enga­gé ora­le­ment à rétro­cé­der les terres, cela n’a pas été expli­ci­té for­mel­le­ment dans l’accord. Nombre de Colombiens ont dès lors dû quit­ter les ETCR afin de cher­cher des alter­na­tives de vie dans d’autres ter­ri­toires. « C’est à ce moment que les enne­mis de la paix ont entre­pris diverses actions, avec cette soif d’attiser le feu de la guerre. Des enfants, fils d’anciens com­bat­tants, ont été assas­si­nés. Depuis la signa­ture de l’accord de paix, plus de 200 cama­rades ont été éli­mi­nés, dont la grande majo­ri­té par des bandes para­mi­li­taires et d’autres acteurs qui com­mencent à jouer dans la région », nous dit encore Jairo Cala Suárez. Selon lui, les per­sonnes qui réclament des terres, pour vivre et tra­vailler, sont par­ti­cu­liè­re­ment visées : « D’autant que les riches des cam­pagnes se sont appro­priés de manière irré­gu­lière d’immenses éten­dues de terre, qu’ils ont acquises par le dépla­ce­ment et l’assassinat de pay­sans, indi­gènes et afro-colom­biens. »

« Toutes les per­sonnes qui s’opposent aux inté­rêts des mono­poles natio­naux vivent sous la menace.« 

Le pro­ces­sus de sub­sti­tu­tion volon­taire et concer­tée des cultures à usage illi­cite, mis en place par l’État avec les ex-gué­rille­ros des FARC, concer­nait quant à lui près de 134 000 familles. Là encore, un espoir de courte durée : le rétro­pé­da­lage des auto­ri­tés colom­biennes contraint de nom­breuses familles à enta­mer un réen­se­men­ce­ment. Parallèlement, les jour­nées de résis­tance contre la sub­sti­tu­tion for­cée et la fumi­ga­tion au gly­pho­sate mènent à de nom­breuses arres­ta­tions, et à plu­sieurs assas­si­nats dans les rangs des pay­sans. Cela a notam­ment été le cas dans la région du Catatumbo — proche de la fron­tière véné­zué­lienne — où deux figures du mou­ve­ment des pro­duc­teurs de coca ont été éli­mi­nées« Aujourd’hui, il y a une forte lutte du mou­ve­ment social en Colombie pour empê­cher la mise en place de pra­tiques nui­sible aux inté­rêts de l’humanité, telles que le fra­cking [frac­tu­ra­tion hydrau­lique]. Toutes les per­sonnes qui s’opposent aux inté­rêts des mono­poles natio­naux vivent sous la menace », ajoute Jairo Cala Suárez. À ses yeux, la situa­tion est claire : le gou­ver­ne­ment colom­bien tente de semer le déses­poir et d’orienter les anciens com­bat­tants vers d’autres voies pour mieux main­te­nir un sta­tu quo. Une manœuvre habile, dans un pays où les offres dans le cadre de l’illégalité ne manquent pas. Et le dépu­té de pré­ci­ser : « L’État pré­tend ne pas avoir de liens avec le meurtre des ex-com­bat­tants, pré­tex­tant qu’il s’agit d’une simple ven­det­ta entre ceux qui ont signé l’Accord et ceux qui ont pris la déci­sion de retour­ner aux armes. Alors qu’en réa­li­té, les meurtres sont menés par l’État, via ses rela­tions avec les para­mi­li­taires, et moti­vés par ses propres man­que­ments en matière de réin­té­gra­tion. »

Paramilitarisme et État

Qui sont donc ces groupes para­mi­li­taires qui sèment le chaos ? Si leur appa­ri­tion remonte au début des années 1970, ce sont davan­tage les Forces d’autodéfense unies de Colombie (AUC, 1997-2006), consi­dé­rées comme la deuxième géné­ra­tion de para­mi­li­ta­risme, qui mar­que­ront les esprits. « Du para­mi­li­ta­risme expé­di­tion­naire, puni­tif et frag­men­té des années 1980, nous pas­sions à une forme plus coor­don­née, ter­ri­to­ria­li­sée et poli­ti­sée », ana­lyse-t-on du côté du Centre natio­nal de mémoire his­to­rique, un orga­nisme des­ti­né à conser­ver la mémoire des vic­times du conflit armé. Selon leur enquête, l’expansion des AUC était déjà moti­vée, à l’époque, par la volon­té d’entraver les négo­cia­tions de paix avec les gué­rille­ros, d’une part, mais éga­le­ment par « la dis­pute du contrôle des étapes de la chaîne de pro­duc­tion du tra­fic de stu­pé­fiants que déte­naient les FARC-EP dans le sud du pays », de l’autre5. Conséquence : les groupes para­mi­li­taires ont répan­du la ter­reur à coup d’assassinats ciblés, d’actes de tor­ture, de mas­sacres mais éga­le­ment en spo­liant les terres des popu­la­tions qui sou­te­naient — fût-ce de façon sup­po­sée — les guérillas.

[Le 20 octobre, des anciens combattants lancent le « Voyage pour la vie ». Par Jhon Leon]

À titre d’exemple, au cours de la construc­tion du bar­rage hydro­élec­trique Urrá I, débu­tée en 1993, les para­mi­li­taires ont mena­cé, enle­vé et assas­si­né des dizaines de diri­geants et de membres de la com­mu­nau­té indi­gène Embera Katío, qui s’opposaient à ce pro­jet. Les témoi­gnages four­nis par des anciens membres des AUC ont mis en lumière le finan­ce­ment appor­té par des grandes entre­prises d’exploitation minière aux para­mi­li­taires : entre 1996 et 2006, 55 000 dépla­ce­ments for­cés ont ain­si été recen­sés dans la zone du César [l’un des 32 dépar­te­ments du pays, situé au Nord-Est, ndlr], avec au moins 2 600 assas­si­nats ciblés et 240 dis­pa­ri­tions. Le Centre natio­nal de mémoire his­to­rique fait alors état d’une négo­cia­tion poli­tique contro­ver­sée entre le gou­ver­ne­ment Uribe [pré­sident de la République de 2002 à 2010, ndlr] et les groupes para­mi­li­taires, à Santa Fe de Ralito : elle abou­tit en 2016 à la démo­bi­li­sa­tion et au désar­me­ment par­tiel de struc­tures para­mi­li­taires. « Le pro­jet de loi que le gou­ver­ne­ment a conçu pour que les para­mi­li­taires soient démo­bi­li­sés pré­voyait une impu­ni­té qua­si totale pour les res­pon­sables de crimes atroces et ne recon­nais­sait pas les droits des vic­times », résume le Centre.

« Aux plus hauts rangs de l’État, les dis­cours niant jusqu’à l’existence même d’un pro­ces­sus de paix se multiplient. »

Depuis, peu de choses ont chan­gé. Les dis­po­si­tions de l’accord de paix — qui pré­voyait la créa­tion d’organisations légales suc­cé­dant à ces groupes — n’ont pas réduit l’activité de ces groupes, loin s’en faut. Selon les infor­ma­tions divul­guées par le Rapporteur spé­cial des Nations Unies sur les droits de l’Homme, ces orga­ni­sa­tions héri­tières de l’accord conti­nue­raient d’héberger des per­sonnes « res­pon­sables d’un pour­cen­tage éle­vé de meurtres de défen­seurs des droits humains, de menaces et autres vio­la­tions de leurs droits ». Face à l’embarrassante recru­des­cence d’assassinats ciblés, le gou­ver­ne­ment diri­gé par Iván Duque s’est vu contraint de publier dès 2018 un décret pour la pro­tec­tion des défen­seurs des droits humains, des diri­geants sociaux et com­mu­nau­taires, ain­si que des jour­na­listes. Pourtant, rien n’a endi­gué le phé­no­mène — d’autant qu’un haut niveau d’impunité demeure, en rai­son pré­ci­sé­ment du manque d’investigation de l’État sur ces crimes… Une situa­tion qui ne sau­rait sur­prendre : lors de la pré­si­den­tielle de 2016, Iván Duque avait mené cam­pagne contre les accords en question.

Aux plus hauts rangs de l’État, les dis­cours niant jusqu’à l’existence même d’un pro­ces­sus de paix se mul­ti­plient : « Il n’y a pas eu de guerre civile ni de conflit armé en Colombie, mais une menace ter­ro­riste contre l’État ; il est donc urgent de pro­cé­der aux modi­fi­ca­tions néces­saires », lance ain­si l’ancien pré­sident du Congrès, Ernesto Macías. Si la ministre de l’intérieur déclare dans les médias qu’il s’agissait d’un accord de paix « semi-raté », le pré­sident Duque recon­naît quant à lui la fra­gi­li­té du pro­ces­sus, tout en men­tion­nant « qu’il reste sur la bonne voie ». Des pro­pos qui indignent María Cardona, membre du Conseil natio­nal du comi­té per­ma­nent pour les droits de l’Homme en Colombie : « Le gou­ver­ne­ment, nous dit-elle, a pris le par­ti du néga­tion­nisme, de l’occultation, de la jus­ti­fi­ca­tion et de l’indolence. Ils nient non seule­ment la réa­li­té, mais laissent de sur­croît sans pro­tec­tion des per­sonnes mena­cées, har­ce­lées, per­sé­cu­tées et en posi­tion de pro­fonde vul­né­ra­bi­li­té à cause de leur impli­ca­tion. » Le dépu­té Jairo Cala Suárez abonde : « Quand nous avons signé l’accord de paix, il était clair qu’il s’agissait d’un accord d’État et non d’un pacte de gou­ver­ne­ment. Celui d’Ivan Duque a déli­bé­ré­ment pris le droit de vio­ler ce qui avait été conve­nu. Notamment sur la ques­tion de la réforme rurale inté­grale, avec la déli­vrance de titres de pro­prié­té aux pay­sans qui vivent dans les coins les plus recu­lés du pays. La non appli­ca­tion du point rela­tif à la par­ti­ci­pa­tion poli­tique reste sans aucun doute la plus grande erreur com­mise par le par­ti au gou­ver­ne­ment. Les 16 sièges de la paix au par­le­ment ont été refu­sés par le Congrès. »

[Bogota, avril 2015. Par Maurizio Sur P.]

La cor­rup­tion et les liens des poli­tiques avec les para­mi­li­taires inter­rogent la res­pon­sa­bi­li­té directe de l’État dans ces assas­si­nats. Et l’implication des forces armées colom­biennes, consi­dé­rées comme l’un des acteurs du conflit, ne font que confir­mer ces forts soup­çons : au cours de l’année 2017, 21 mili­taires et un géné­ral sont condam­nés pour l’exécution extra­ju­di­ciaire de plus de 10 000 civils — décrits comme gué­rille­ros mais pré­sen­tés dans les rap­ports offi­ciels comme vic­times de com­bats. Pourtant, depuis le début des années 2000, quelques évo­lu­tions sont à noter : entre 2002 et 2006, 102 membres du Congrès et 97 séna­teurs ont fait l’objet d’une enquête pour fait « para­po­li­tique » — com­prendre conni­vence entre le para­mi­li­ta­risme et la poli­tique. Si 41 séna­teurs ont été condam­nés, les enquêtes actuel­le­ment menées par le par­quet géné­ral sont tou­jours en attente, notam­ment sur les ques­tions liées à l’achat sup­po­sé de votes en faveur du gou­ver­ne­ment actuel avec l’aide de tra­fi­quants de drogue.

Le défi de la paix

« La cor­rup­tion et les liens des poli­tiques avec les para­mi­li­taires inter­rogent la res­pon­sa­bi­li­té directe de l’État dans ces assassinats. »

Organisations sociales, défen­seurs des droits humains, vic­times et familles de vic­times, tous s’accordent : il y a urgence à garan­tir le droit à la vie en Colombie. Face à une situa­tion désor­mais hors de contrôle, le par­ti Force révo­lu­tion­naire alter­na­tive com­mune a por­té ces ques­tions devant la Cour inter­amé­ri­caine des droits de l’Homme, afin que la struc­ture « demande au gou­ver­ne­ment colom­bien de garan­tir la vie d’une popu­la­tion qui parie sur la paix, et qui a déci­dé de croire à nou­veau en l’État après de nom­breuses années à le com­battre ». Mais la paix en Colombie ne se gagne­ra pas avec la seule fin des affron­te­ments entre ces acteurs armés : la véri­té, la jus­tice, la répa­ra­tion aux vic­times et la réso­lu­tion des causes struc­tu­relles du conflit sont autant d’éléments indis­pen­sables. Malgré les menaces, de nom­breux Colombiens et Colombiennes exigent de pou­voir enfin œuvrer à une trans­for­ma­tion col­lec­tive, dans laquelle les reven­di­ca­tions des droits à la san­té, à l’éducation, au tra­vail et au loge­ment ne met­traient pas leur vie en péril. Pour le CPDH, ces sou­haits ne seront réa­li­sables qu’un prix de cer­taines avan­cées : « D’abord, res­pec­ter et mettre en œuvre les dis­po­si­tions de l’accord de fin de conflit avec l’une des insur­rec­tions — le par­ti poli­tique FARC — dans tout son conte­nu ; ensuite accep­ter et recon­naitre toutes les res­pon­sa­bi­li­tés dans les crimes, en garan­tis­sant que la jus­tice mette fin à l’impunité, afin de sur­mon­ter les causes struc­tu­relles à l’origine du conflit. Et enfin, rependre le dia­logue de négo­cia­tion poli­tique avec les insur­rec­tions armées qui existent tou­jours (ELN et EPL) et mettre en place un déman­tè­le­ment réel et com­plet des struc­tures para­mi­li­taires. »

Sans l’implication totale des dif­fé­rents acteurs du conflit, la quête de véri­té, la récon­ci­lia­tion natio­nale et la res­tau­ra­tion du tis­su social ne res­te­ront que de loin­tains mirages. Le pays aura donc besoin de sou­tien : de la part de l’ensemble des Colombiens, mais éga­le­ment de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Un véri­table défi, oui.


Photographie de ban­nière : Plaza del 20 de Julio-Bogotá, 2017, Dexpierte_colectivo
Photographie de vignette : mani­fes­ta­tion indi­gène à Bogota, octobre 2020


  1. L’ONU qua­li­fie de mas­sacre l’assassinat simul­ta­né d’au moins quatre per­sonnes en dehors d’une zone de com­bat.[]
  2. Concentration de grandes exten­sions de terres entre les mains de groupes réduits de per­sonnes.[]
  3. Selon les don­nées offi­cielles, on note une forte concen­tra­tion de la popu­la­tion dans les zones urbaines, où vit 77,1 % de la popu­la­tion totale. 99,6 % du ter­ri­toire colom­bien est consti­tué de zones rurales[]
  4. « Participation poli­tique : ouver­ture démo­cra­tique pour construire la paix ».[]
  5. Rapport dis­po­nible en espa­gnol ici, cf. page 65.[]

REBONDS

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☰ Lire notre repor­tage « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre repor­tage « Argentine : un syn­di­ca­lisme de masse », Arthur Brault Moreau, mars 2019
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Laurent Perpigna Iban

Journaliste indépendant. Il travaille essentiellement sur la question du Proche et du Moyen-Orient, ainsi que sur les « nations sans État ».

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Ruth Rojas

A suivi un cursus de sociologie et d'études politiques en Colombie. Elle réside actuellement en France.

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