En finir avec le harcèlement de rue


Article paru dans le n°1 de la revue papier Ballast

En 2012, le docu­men­taire Femme de la rue, signé par l’étudiante fla­mande Sofie Peeters, révé­la aux socié­tés belge et fran­çaise une vio­lence jusqu’alors tas­sée sous silence pour bien des femmes. Le film don­na à entendre les innom­brables com­men­taires et ten­ta­tives de « séduc­tion » qu’elle récol­tait sur son pas­sage, sans jamais rien faire d’autre que mar­cher, seule, dans la rue. La parole se libé­ra et ali­men­ta mas­si­ve­ment les réseaux sociaux et la presse de tout poil : une réa­li­té quo­ti­dienne, jusqu’alors vécue comme une érein­tante fata­li­té par la moi­tié de la popu­la­tion, était recon­nue publi­que­ment. Et nom­mée : on se mit à par­ler du har­cè­le­ment de rue. Revenons sur ce « phé­no­mène de socié­té », aux côtés de trois mili­tantes : Irène Zeilinger, pro­fes­seure d’auto-défense fémi­niste en Belgique et auteure de l’essai Non c’est nonFatima Benomar, membre du col­lec­tif les EfFrontées et acti­viste au Front de Gauche, et Valérie, ins­ti­ga­trice du hash­tag #har­ce­le­ment­de­rue sur Twitter et auteure du blog Crêpe Georgette.


intro « Hey, t’es jolie toi. Ça te dit pas de faire connais­sance ? Tu pour­rais répondre, espèce de sale pute. Tu t’es pris pour quoi ? T’es moche, de toute façon ! » La pre­mière fois, on répond cal­me­ment. On baisse les yeux. On négo­cie, on demande à conti­nuer son che­min sans encombre. On tente cour­toi­se­ment de mettre fin à une situa­tion, d’emblée dés­équi­li­brée, pour évi­ter toute esca­lade. On apprend à se taire — par habi­tude, par stra­té­gie. Ne pas croi­ser le regard de l’interlocuteur. Ne rien ali­men­ter par la parole ou par les gestes. De peur que cela puisse prendre plus de temps que pré­vu ou, pire, que cela dégé­nère. Mais arrive le jour où l’on jette un regard noir. Où l’on s’agace un peu — et il s’agace davan­tage. Et puis, à force, on ne se laisse plus faire : on répond en retour. Usant des mêmes mots, du même ton. Et tout le monde finit par trin­quer : la moindre apos­trophe dans la rue, même parée d’intentions plus légères et poli­cées, est vécue comme une intru­sion, une agres­sion. Un sen­ti­ment ambi­va­lent s’installe : quelque chose entre la peur — qu’il puisse en venir aux mains — et la colère de ne pas savoir com­ment répondre à la hau­teur de ce que l’on nous impose. La peur, le malaise, insup­por­table même des heures plus tard, brouille tout : les « salope », « pute », les regards outra­geants, les « T’es grosse », « Tu veux pas venir avec moi ? », « Tu suces ? », une main qui se glisse sous les vête­ments aux heures d’affluence, un « Vous êtes ravis­sante, made­moi­selle » qui pré­cède un « Je te bai­se­rais bien », un homme qui se frotte ou sort son sexe, « T’as un 06 ? », « Hey, faut sou­rire ! Tu veux aller boire un verre ? »… Il devient dif­fi­cile de faire la dif­fé­rence. On vou­drait prendre de la dis­tance, en rire, s’en foutre, mais, accu­mu­la­tion oblige, cela devient impos­sible. On rela­ti­vise tout de même : il y a tou­jours pire. Mais ces mots, ces phrases, macèrent à la manière d’un vinaigre trop vieux puis se muent en colère : un sen­ti­ment qui appar­tient peu au genre fémi­nin, sup­po­sé « encais­ser » pour se pro­té­ger sous peine de pas­ser pour « hystérique ».

Ce que la rue dit de nous

« On vou­drait prendre de la dis­tance, en rire, s’en foutre, mais, accu­mu­la­tion oblige, cela devient impossible. »

Elle est une loupe. Un zoom sur les injus­tices sociales pré­sentes, de façon moins visibles et immé­diates, à tous les éche­lons de la socié­té. Ceux qui y dorment, sans-le-sou, le savent mieux que qui­conque. La vio­lence qui y règne n’est rien d’autre que celle que ladite socié­té pro­duit. Elle concerne tout le monde mais pré­sente ses propres spé­ci­fi­ci­tés : les hommes y subissent davan­tage d’agressions phy­siques et sont moins tou­chés par les vio­lences sexuelles, qui, elles, atteignent le plus sou­vent les femmes (ces der­nières sont plus sujettes aux vio­lences au sein de leur envi­ron­ne­ment fami­lial et pro­fes­sion­nel). La socio­logue Irène Zeilinger a rap­pe­lé, dans son essai Non c’est non, que les auteurs de vio­lences sont avant tout des hommes — une réa­li­té peu relui­sante qui, si elle n’autorise aucune essen­tia­li­sa­tion, abou­tit à ce simple constat : les espaces publics étant occu­pés en grande par­tie par les hommes, ceux-ci s’avèrent d’abord, pour l’autre sexe, un lieu de pas­sage et de traversée.

Le har­cè­le­ment à carac­tère sexiste dans les espaces publics est l’accumulation de sol­li­ci­ta­tions dépla­cées, éma­nant d’hommes de tout âge et de toute condi­tion, seuls ou par­fois en groupe. Ces atti­tudes répé­tées influent sur la cir­cu­la­tion des femmes, dés­équi­librent leur rap­port à la rue, les trans­forment en chair à désir qui, au-delà du seul regard, se voient contraintes à être com­men­tées, accos­tées, voire pal­pées, par ces mes­sieurs. La phi­lo­sophe Sandra Bartky décor­tique dans ses ouvrages le pro­ces­sus d’objec­ti­va­tion des femmes dans les socié­tés mas­cu­lines. Elle évoque l’auto-objectivation qui en découle, le corps se scin­dant de la per­son­na­li­té par ceux qui « objec­tivent » (des thèses éga­le­ment reprises en psy­cho­lo­gie sociale pour expli­quer un cer­tain nombre de troubles psy­cho­lo­giques inhé­rents au genre fémi­nin : dépres­sion, sou­cis ali­men­taires, dépré­cia­tion de soi…). « C’est peut-être, nous explique l’essayiste et mili­tante Fatima Benomar, l’oppression la plus vécue par les femmes. Et la plus invi­sible aux yeux des hommes. Les hommes peuvent être témoins des vio­lences faites aux femmes en géné­ral, ils peuvent voir les inéga­li­tés sala­riales, voir la pros­ti­tu­tion, mais ça, c’est un phé­no­mène invi­sible pour eux. Il m’arrive de mar­cher à deux pas d’un mec, un type me susurre un truc à l’oreille et l’autre n’aura rien vu ni enten­du. Les femmes se sont toutes retrou­vées dans le film de Sofie Peeters, en se disant Tiens, ce qu’elle vit, on le vit toutes, mais dans l’ombre. Toutes les socié­tés se sont orga­ni­sées sur cette sépa­ra­tion non-mixte… et on est en train de rat­tra­per ça. Les hommes sont abso­lu­ment chez eux dans l’espace public. D’ailleurs, ils s’y ins­tallent le plus sou­vent tan­dis que les femmes ont plus ten­dance à le tra­ver­ser d’un point A à un point B, et négo­cient leur place impli­ci­te­ment. »

En France, deux ans après le docu­men­taire belge, l’émission Envoyé Spécial dif­fu­sa un repor­tage simi­laire, tour­né dans les envi­rons de Gare du Nord, à Paris, ain­si que dans la ban­lieue de Mantes-la-Jolie. Les femmes se mirent à témoi­gner mas­si­ve­ment et à par­ler entre elles. Quantité d’hommes sem­blèrent aba­sour­dis de décou­vrir l’ampleur d’un « phé­no­mène » qu’ils pen­saient excep­tion­nel ou exa­gé­ré. Une New-yor­kaise, tou­jours en camé­ra cachée, remua éga­le­ment la toile : mar­chant dix heures dans les rues de sa ville et se fai­sant accos­ter près de cent fois. Valérie nous raconte : « J’ai lan­cé le hash­tag #har­ce­le­ment­de­rue car nous sommes limi­tés en carac­tères sur Twitter, sinon j’aurais lan­cé #har­ce­le­ment­dans­les­pa­ces­pu­blics, qui me semble beau­coup plus proche de ce que je vou­lais dénon­cer. Je ne pense pas que la rue soit l’espace le plus visible de la domi­na­tion mas­cu­line : la plu­part des gens ont tel­le­ment inté­rio­ri­sés l’idée que la rue appar­tient de fait aux hommes que cela devient un non-dit abso­lu. La ques­tion de l’espace public comme mas­cu­lin et domi­né par eux devient une simple ques­tion de bon sens et de logique, voire de loi natu­relle. Lorsqu’on évoque, par exemple, que les métros pari­siens sont, le soir, uti­li­sés qua­si exclu­si­ve­ment par des hommes, on ramène cela à une ques­tion de bon sens, comme s’il était nor­mal qu’une femme ait peur de prendre le métro ! Très sou­vent, lorsqu’une autre est agres­sée dans l’espace public, on lui demande ce qu’elle y fai­sait… comme si cela n’était pas tout à fait sa place. Lorsqu’on relate le nombre d’agressions sexuelles et d’harcèlements dont une femme peut être vic­time dans la rue ; il y a un clair déni de réa­li­té et une igno­rance volon­taire. Ce qui pose pro­blème dans le har­cè­le­ment est aus­si qu’il s’agit d’un phé­no­mène de répé­ti­tion. Chacun de ces hommes n’a sans doute aucune conscience qu’il est peut-être le dixième de la jour­née à faire une remarque à cette femme. Enfin, l’interpellation des femmes dans l’espace public a long­temps été vue, et l’est encore, comme quelque chose de posi­tif et valo­ri­sant pour les femmes. Il fau­dra donc du temps et un impor­tant tra­vail d’analyse pour arri­ver à détri­co­ter le phé­no­mène. »

« Il n’y a que Causeur pour esti­mer que celles qui s’en offusquent aspirent à la mise à mort de la galanterie. »

Des chiffres tournent, bien que peu d’études appro­fon­dies existent sur le sujet : ceux de l’INSEE, datant de 2007, pré­tendent que 25 % des femmes âgées de 18 à 29 ans ont peur dans la rue et que 10 % d’entre elles subissent des bai­sers ou des caresses qu’elles ne dési­rent pas. L’association amé­ri­caine Stop street harass­ment avait réa­li­sé, la même année, des sta­tis­tiques éta­blis­sant que 99 % des inter­ro­gées confiaient avoir subi des formes de har­cè­le­ment de rue — notam­ment des com­men­taires sexistes (87 %) et sif­fle­ments ou coups de klaxons (95 %). En 2014, une large enquête a été menée par cette même asso­cia­tion : 23 % ont dit avoir subi des attou­che­ments, 20 % ont été sui­vies par des incon­nus et 9 % ont été contraintes à des faveurs sexuelles. Récemment, Osez le Féminisme ! a publié une enquête révé­lant que 94 % des femmes répondent avoir subi des com­por­te­ments sexistes dans les trans­ports en com­mun. Il n’y a véri­ta­ble­ment que le men­suel Causeur pour esti­mer que celles qui s’en offusquent, et se donnent les moyens d’agir, aspirent à la « contrac­tua­li­sa­tion du désir » et à « la pos­sible mise à mort de la galan­te­rie1 ».

Le harcèlement « patriarcal »

Séduire, dit-on. Tout le monde aime s’adonner à ces jeux. Bien sûr. Mais ce n’est pas de cela dont il est ques­tion ici. Confondre le har­cè­le­ment et la séduc­tion rap­pelle une his­toire, des plus symp­to­ma­tiques, qui se dérou­la en 2011. L’année où toute la scène média­tique et poli­tique hexa­go­nale se mit à confondre, lors de ce que l’on appe­la « l’affaire DSK », « désir », « drague », « liber­ti­nage » avec « har­cè­le­ment sexuel », « agres­sion » ou « viol », trans­for­mant l’agresseur poten­tiel en « vic­time » et la vio­lée pré­su­mée en « ten­ta­trice »… « Il n’y a pas mort d’homme », avait décla­ré, on s’en sou­vient, l’ancien ministre Jack Lang. Ainsi que l’a rap­pe­lé l’essayiste Christine Delphy dans son ouvrage Troussage de domes­tique, nom­breux furent ceux qui oppo­sèrent la séduc­tion gau­loise au puri­ta­nisme amé­ri­cain dans le cadre d’une fel­la­tion for­cée et d’un homme ayant la pudique répu­ta­tion de se mon­trer « dépla­cé » avec la gent fémi­nine. Sinistre vau­de­ville aux trois per­son­nages emblé­ma­tiques : Dominique Strauss-Kahn, l’homme « pié­gé » par ses « pul­sions » ; Nafissatou Dialo, la « mani­pu­la­trice », femme noire immi­grée au pas­sé (for­cé­ment) dou­teux, trop peu attrayante pour se faire vio­ler ; Anne Sainclair, l’épouse bour­geoise modèle, intègre et loyale à se taire, capable de sou­te­nir avec panache son mari en pleine tem­pête. L’affaire met­tait à jour, s’il en était besoin, l’imperturbable domi­na­tion mas­cu­line via la soli­da­ri­té sans faille de la caste diri­geante et de ses agents : édi­to­ria­listes, écri­vains et fai­seurs d’opinions en tous genres, droite et gauche confon­dues. Tout ce beau linge fit, par glis­se­ments séman­tiques et autres « déra­pages » spon­ta­nés, du direc­teur géné­ral du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, alors can­di­dat pré­si­den­tiable, un homme de pou­voir aux ins­tincts pas­sifs pié­gé par une vic­time natu­rel­le­ment… active. Une vic­time active ! L’historienne Natacha Henry ne man­qua pas de déve­lop­per : « Leur grande alliée, c’est la pul­sion. La théo­rie de la pul­sion jus­ti­fie ceci : le corps mas­cu­lin a le droit bio­lo­gique de perdre tous ses repères humains, démo­cra­tiques, cour­tois. Tant pis si la vie d’une femme est en jeu, la pul­sion vient au secours du crime. »

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Harcèlement de rue, har­cè­le­ment sexuel et viol sont trois points d’une même dyna­mique qui, si l’on ne peut en confondre les degrés de gra­vi­té, néces­site de recon­naître sa même impul­sion de départ : un sen­ti­ment de pou­voir qui annule le consen­te­ment de la per­sonne que l’on désire pour soi. D’où vien­drait-il donc, ce pou­voir, qui dès l’enfance apprend aux filles à se faire dis­crètes, à être belles, et aux petits gar­çons à ne pas pleu­rer et ne pas se lais­ser faire ? Aux natu­ra­listes, bio­lo­gistes, anthro­po­logues, scien­ti­fiques et fémi­nistes de s’écharper sur la ques­tion pla­to­ni­cienne de la nature et de la culture… Les rues de France se sont gon­flées des par­ti­sans de la Manif pour tous, qui crient au com­plot cas­tra­teur lorsqu’on leur parle d’un sexe social construit dès l’enfance et mou­lé dans des socié­tés au patriar­cat infil­tré et mil­lé­naire (sexe social qui ne nie pas le sexe bio­lo­gique et ses pos­sibles impli­ca­tions, mais per­met de mieux décryp­ter les rap­ports entre phy­sio­lo­gie et atten­dus de la socié­té). La peur d’un tel scoop obli­gea cer­tains à reti­rer leurs enfants de l’école en guise de pro­tes­ta­tion, de crainte qu’on leur impose de répu­dier les « natures » roses et bleues des unes et des autres…

« Harcèlement de rue, har­cè­le­ment sexuel et viol sont trois points d’une même dyna­mique qui, si l’on ne peut en confondre les degrés de gra­vi­té, néces­site de recon­naître sa même impul­sion de départ. »

Mais repre­nons un mot-clé croi­sé un peu plus haut : le consen­te­ment. Voici le point de qui­pro­quo débat­tu et si peu com­pris par les « har­ce­leurs » tout autant que les com­men­ta­teurs de l’affaire DSK. Un ani­ma­teur de NRJ, Guillaume Pley, se fit connaître en publiant sur Internet une vidéo – vision­née plu­sieurs mil­lions de fois – où on le voyait embras­ser, sans leur appro­ba­tion, des filles croi­sées dans la rue : « Truc de ouf », fan­fa­ron­nait-il, fier de sa « tech­nique ». Dans le docu­men­taire pro­duit par Envoyé Spécial, cer­tains hommes jus­ti­fiaient leur achar­ne­ment à accos­ter toutes les per­sonnes de sexe fémi­nin par une trop grande frus­tra­tion. L’essayiste Alain Soral assure même, dans un sor­dide ouvrage2 qui explique com­ment mettre des femmes à la chaîne et « à sec » dans son lit en aigui­sant la drague de rue (Sociologie du dra­gueur, 1996), que la femme ne peut, par essence, tran­cher entre le oui et le non et que le véri­table har­cè­le­ment sexuel serait celui que l’on impose aux hommes par l’omniprésence, dans l’espace public, de publi­ci­tés de « femmes-objets » sen­suelles et dénu­dées – nour­ris­sant ain­si la frus­tra­tion qui, tou­jours d’après Soral, condui­rait cer­tains hommes contraints à une pres­sion libi­di­nale telle qu’ils pour­raient, par fai­blesse, inat­ten­tion et sexe triste, fran­chir le pas du viol. Et au jour­na­liste Éric Zemmour d’accuser, dans les pages du Premier sexe comme de son Suicide fran­çais, la « fémi­ni­sa­tion de la socié­té » d’être gran­de­ment res­pon­sable de ses maux. On atter­rit curieu­se­ment sur cette même conclu­sion : la vic­time n’est, fina­le­ment, pas celle que l’on croit – et l’idée qu’elle l’aurait de toute façon bien cher­ché, elle qui feint d’ignorer le carac­tère « conqué­rant » de l’homme, n’est jamais bien loin.

Cette pen­sée d’emblématiques mas­cu­li­nistes3 est loin d’être iso­lée, même dans une socié­té pré­ten­du­ment à la pointe des ques­tions d’égalité. Pour encer­cler ces idées, cer­taines fémi­nistes usent du terme, né aux États-unis, de culture du viol. Une for­mule dif­fi­cile à cer­ner au prime abord et sou­vent mal com­prise, mais qui pose des ques­tions cru­ciales : si tout le monde s’accorde à dire que le viol est infect et condam­nable, la socié­té envoie comme mes­sage aux femmes de se débrouiller pour ne pas se faire vio­ler, et non aux hommes de ne pas vio­ler. Sans par­ler du fait que bien des élé­ments qui façonnent notre vision du monde, de la sexua­li­té « impure » des femmes – qui sont la prin­ci­pale ins­pi­ra­tion de nos insultes et de nos cra­chats – à la fabrique du corps-objet, jusqu’aux dédra­ma­ti­sa­tions de diverses affaires de viol (voir l’affaire Polanski) ali­mentent la culture du viol. La honte du corps demeure du côté du sexe fémi­nin et empêche encore mas­si­ve­ment les vic­times d’agressions sexuelles de por­ter plainte et de parler.

Le har­cè­le­ment, comme le viol, concerne poten­tiel­le­ment toutes les femmes, cor­res­pon­dant ou non aux canons de beau­té bien sou­vent relayés, effroyable iro­nie, par la presse soi-disant fémi­nine4 : les trop jolies, trop laides, trop grosses, trop agui­cheuses, trop mépri­santes, et sur­tout jamais assez consen­tantes. Le har­cè­le­ment sexiste entre­tient l’idée que ce qui s’apparente au genre fémi­nin est à dis­po­si­tion de tous, donc des hommes. On attend des femmes qu’elles s’adaptent pas­si­ve­ment à cette réa­li­té et orga­nisent leur cir­cu­la­tion dans l’espace de la cité5 à par­tir de la peur de l’agression poten­tielle. Et c’est à elles d’agir en fonc­tion de ce dik­tat : s’habiller pour ne pas trop plaire, cir­cu­ler à cer­taines heures, évi­ter d’être seules pour ne pas finir mal accom­pa­gnées, etc. Voici les « solu­tions » pro­po­sées, et les guille­mets s’imposent, pour évi­ter d’être har­ce­lée, agres­sée ou violée.

« On attend des femmes qu’elles s’adaptent pas­si­ve­ment à cette réa­li­té et orga­nisent leur cir­cu­la­tion dans l’espace de la cité. »

Fatima Benomar, auteure de Féminisme : la révo­lu­tion inache­vée !, tient à nous mettre en garde contre le recours trop fré­quent à la « nature mas­cu­line » pour expli­quer, sinon légi­ti­mer, les rap­ports de sujé­tion ou de pou­voir : « Il est très impor­tant d’affirmer qu’il n’y a rien d’hormonal dans la domi­na­tion mas­cu­line – autre­ment, on pour­ra tou­jours tout jus­ti­fier par les déter­mi­nismes bio­lo­giques. Les hommes auraient une sexua­li­té irré­pres­sible et incon­trô­lable, donc ce serait aux femmes de s’adapter à cette réa­li­té. Il y aura des femmes dans le sys­tème pros­ti­tu­teur pour que les hommes aient tou­jours au moins le pou­voir d’avoir accès aux femmes. Cela devient nor­mal pour les hommes, puisque c’est le fruit d’une édu­ca­tion qui com­mence très jeune.

Un exemple très par­lant, au Burkina Faso : les mères allaitent sou­vent leur petit, mais ne réagissent pas tou­jours de la même manière aux pleurs. Quand on leur pose la ques­tion, elles donnent une réponse bio­lo­gique pour les gar­çons et socio­lo­gique pour les filles, en expli­quant que les gar­çons qu’on laisse pleu­rer deviennent rouges ou piquent des crises qui pour­raient leur être fatales – il faut donc les satis­faire tout de suite. Pour les filles, elles expliquent que, puisqu’elles seront frus­trées toute leur vie, autant vite leur apprendre la frus­tra­tion… On fabrique nous-mêmes, un peu par­tout, deux races. Certaines périodes du mois, il y a des filles qui, hor­mo­na­le­ment, peuvent deve­nir par­ti­cu­liè­re­ment “chaudes” ou ner­veuses ; ce n’est pas pour autant qu’elles vont aller vers la vio­lence et la trans­gres­sion au point de for­cer le libre-arbitre d’autres per­sonnes. Si les hommes jus­ti­fient, en Égypte, de se mettre à vingt sur une fille sans pou­voir s’en empê­cher du fait de leurs hor­mones, il fau­drait com­prendre pour­quoi en Suède, un pays plus fémi­niste que la France, les hommes se tiennent davan­tage dans l’espace public et que, pour la plu­part d’entre eux, il ne leur vien­drait pas à l’idée d’harceler une femme, alors que l’on parle de la même espèce humaine ! C’est donc bien une ques­tion d’idéologie et non de bio­lo­gie. »

Projets, actions et autodéfense

« Les moyens de défense et les stra­té­gies qui fonc­tionnent pour lut­ter et sor­tir de cet engre­nage ont été tus. »

Irène Zeilinger, socio­logue, for­ma­trice en auto-défense depuis vingt-et-un ans en Belgique et fon­da­trice de l’association Garance, a esti­mé que le tapage média­tique autour du film de Peeters n’a mon­tré que l’aspect vic­ti­maire et fata­liste du phé­no­mène. En se foca­li­sant uni­que­ment sur les études sta­tis­tiques, les chiffres et les dif­fé­rentes formes de vio­lences faites aux femmes, les moyens de défense, de pro­tec­tion et les stra­té­gies qui fonc­tionnent pour lut­ter et sor­tir de cet engre­nage sans fin ont été tus – des solu­tions qu’elle pro­digue jus­te­ment lors de stages. Elle nous confie : « Femme de la rue a créé une atten­tion sur cette ques­tion, dont nous avons indi­rec­te­ment béné­fi­cié. Mais le film n’a pas par­lé de la pos­si­bi­li­té de résis­ter au har­cè­le­ment de rue. Au contraire. Cette ques­tion conti­nue d’être dis­cu­tée, dans les médias mains­tream, comme si c’était une fata­li­té : les femmes ne pour­raient qu’attendre que les hommes changent. Je trouve impor­tant de ne pas divi­ser les dif­fé­rentes formes de vio­lence envers les femmes et de ne pas déve­lop­per un cours “anti-drague lourde”, un autre contre le har­cè­le­ment au tra­vail, un troi­sième contre les vio­lences conju­gales, etc. Toutes ces formes de vio­lence sont liées entre elles, elles ont les mêmes sources et le même objec­tif : la sou­mis­sion sociale des femmes. Il faut les atta­quer ensemble, et avec les mêmes stra­té­gies. »

Dans son manuel d’auto-défense paru en 2008 (aux édi­tions Zones et en télé­char­ge­ment libre), Zeilinger se don­nait pour objec­tif d’expliquer, de manière didac­tique et acces­sible à toutes, com­ment faire face. Comment pré­pa­rer son men­tal. Comprendre les méca­nismes de la vio­lence. Cerner ses limites. Comment affron­ter toutes sortes de situa­tions de pres­sion psy­cho­lo­gique, ver­bale ou phy­sique. Quel est son point de départ ? Il faut abattre l’idée que les femmes, for­mées à por­ter « en toutes cir­cons­tances la res­pon­sa­bi­li­té du main­tien de l’harmonie émo­tion­nelle entre les gens », seraient vouées à être « vic­times » des rap­ports de force. Celles-ci doivent apprendre à expri­mer clai­re­ment le refus, mais aus­si, si une situa­tion d’agression le néces­site, à pra­ti­quer l’autodéfense men­tale et phy­sique. Le « sexe faible » manque cruel­le­ment de modèles com­ba­tifs pour asseoir la confiance en ses propres capa­ci­tés : on ne lui a pas appris à réagir ou se rebel­ler, mais à se taire et se confor­mer aux pul­sions masculines.

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« C’est très impor­tant, pour­suit Irène Zeilinger, d’avoir des modèles posi­tifs pour pou­voir se construire une iden­ti­té auto­nome, moins for­ma­tée par les attentes sté­réo­ty­pées de notre socié­té. J’ai beau­coup d’admiration pour le Tahrir Bodyguard, un mou­ve­ment fémi­niste en Égypte qui veut per­mettre aux femmes de par­ti­ci­per à la contes­ta­tion poli­tique sans être vio­lées. Des femmes et des hommes s’organisent et défendent les femmes en ris­quant leur propre sécu­ri­té. J’aime bien aus­si le Gulabi Gang en Inde, aus­si connu comme “les saris roses”, Medica Mondiale, Women on Waves… La liste est longue. Et là, on ne parle que de col­lec­tifs, mais pas de toutes ces femmes indi­vi­duelles qui résistent dans leur quo­ti­dien. Comme il y a tel­le­ment d’exemples de femmes insou­mises dans l’Histoire, mais qui res­tent mal connues, j’ai lan­cé une série men­suelle sur notre site sous le nom “Femmes rebelles”. Chaque mois, on pré­sente une femme qui ne s’est pas lais­sée faire, sou­vent face à des gens bien plus puis­sants qu’elle. »

« Il me semble dif­fi­cile – et peut-être contre-pro­duc­tif – d’instaurer une énième loi qui ne sera jamais appliquée. »

Et quid des très contro­ver­sées Femen ? Si elles incarnent, pour Valérie, un fémi­nisme « essen­tia­liste, gros­so­phobe et raciste », elles sym­bo­lisent aux yeux de Fatima Bénomar, la « culture de l’empo­werment à l’américaine » – autre­ment dit, de l’autonomisation et du pou­voir-faire. « Quand tu es mili­tante, pour­suit-elle, que tu suis de près la situa­tion des femmes dans le monde, tu te dis que fina­le­ment la mon­tagne est bien trop haute. Il y a peu de conquêtes posi­tives dans la lutte. Elles mettent en scène un opti­misme, un cer­tain volon­ta­risme et s’approprient la rue. C’est inté­res­sant, quoi qu’on pense de leur dis­cours. Elles montrent une image soli­daire, on sent qu’il fau­drait se mettre à plu­sieurs pour les défon­cer. De toute façon, quand on est capable d’aller sur la place du Vatican à Rome pour y défier les auto­ri­tés reli­gieuses, on peut dire que leur mode d’autodéfense se tient. »

Internet est désor­mais une plate-forme de dia­logue pri­mor­diale pour les mou­ve­ments de lutte fémi­nistes. Il a démon­tré com­bien il est pos­sible de géné­rer une soli­da­ri­té et des échanges, pour le pire et le meilleur, sur des sujets de prime abord trop « légers » ou trop « socié­taux », donc indignes de méri­ter un « vrai » débat poli­tique en pla­teaux et unes de quo­ti­diens de réfé­rence. Même si les consi­dé­ra­tions liées à la bana­li­té du sexisme et les solu­tions à conce­voir se chu­chotent aux som­mets de l’État, des ini­tia­tives concrètes s’organisent ou s’accordent ailleurs afin de faire chan­ger les men­ta­li­tés. La parole se déploie, la parole pro­pose, et l’intérêt semble sin­cère car il pro­fi­te­rait à tous. Le site Hollaback recense nombre de récits pro­ve­nant de femmes d’horizons les plus divers et délivre des conseils prag­ma­tiques pour se sor­tir de situa­tions incon­for­tables (com­ment faire diver­sion, ou se défendre ? com­ment, en tant que témoin, aider une per­sonne que l’on voit dans une situa­tion d’escalade pos­sible de vio­lence ?, etc.). Le site Paye ta shnek ras­semble nombre de saillies de har­ce­leurs. Le col­lec­tif Stop au har­cè­le­ment de rue cherche à mettre en place des « zones sans relous » et sen­si­bi­lise avec péda­go­gie, notam­ment par des hap­pe­nings de rue. Des hommes aus­si, peu, mais soli­daires de ces ques­tion­ne­ments et conscients que tordre le cou aux inéga­li­tés pro­fondes ne peut se faire sans tra­vailler ensemble à une socié­té plus juste, par­ti­cipent à abattre les sté­réo­types – à l’instar du Projet Crocodiles por­té par Thomas Mathieu, qui met en scène, sous forme de bandes des­si­nées, des anec­dotes de har­cè­le­ment dans les espaces publics et dans le cadre pri­vé, tirées d’histoires réelles. D’autres, acteurs de l’éducation, font du tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion et de dia­logue direc­te­ment à l’école.

« Des sujets de prime abord trop « légers » ou trop « socié­taux », donc indignes de méri­ter un « vrai » débat politique. »

La ville de Bruxelles a tenu à répondre à ce pro­blème par la loi : les hommes aux com­por­te­ments infa­mants sont, depuis 2012, pas­sibles d’amendes allant de 75 à 250 euros. Une solu­tion que Fatima Benomar observe d’un œil cir­cons­pect : « Punir les har­ce­leurs de rue risque d’avoir les mêmes consé­quences que les mesures prises contre le viol : on se retrou­ve­ra des années après la loi avec 2 % de vio­leurs punis. Comment faire, en plus, la démons­tra­tion du har­cè­le­ment de rue ? » Plusieurs fémi­nistes, à l’instar de Valérie, estiment qu’il y avait, à plus grande échelle, « une mesure et une seule a prendre : les ABCD de l’égalité. Si l’on apprend au plus tôt aux enfants que filles et gar­çons sont égaux, qu’une fille n’est pas la pour déco­rer l’espace public, alors le har­cè­le­ment de rue dis­pa­raî­tra de lui-même. Il me semble dif­fi­cile – et peut-être contre-pro­duc­tif – d’instaurer une énième loi qui ne sera jamais appli­quée. On sait que les com­por­te­ments sexistes naissent très tôt ; des la nais­sance on constate que les parents agissent dif­fé­rem­ment lors­qu’ ils ont une fille ou un gar­çon. On a par exemple étu­dié l’exploitation de l’espace dans les écoles : dès la mater­nelle, les gar­çons occupent la majo­ri­té de cet espace et en laissent une toute petite por­tion aux filles. Seule l’éducation peut à mon sens limi­ter la miso­gy­nie et donc le har­cè­le­ment. »

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Des petits soucis de bourgeoises blanches ?

Une fois la parole ouverte, une fois le brou­ha­ha média­tique éva­po­ré, une ques­tion demeu­rait en sus­pend. À tel point que cha­cun tour­nait autour, sur la pointe des pieds, sans oser vrai­ment y tou­cher et, plus encore, y répondre. Il faut dire que l’extrême droite fran­çaise – les orga­ni­sa­tions iden­ti­taires en tête – fut fort aise du choix des deux réa­li­sa­trices de fil­mer leurs déam­bu­la­tions dans des quar­tiers popu­laires et à forte com­po­sante immi­grée. Sofie Peeters eut à répondre à de nom­breuses accu­sa­tions de racisme et Libération résu­ma le malaise, vivace et récur­rent, en quelques lignes : « Le suc­cès de la dénon­cia­tion du har­cè­le­ment de rue ne serait-il que l’expression d’un malaise de classe, raciste ? Pour l’écrire crû­ment, la petite bour­geoise blanche qui en a marre de la racaille rebeu ? » Même son de cloche dans les colonnes de Vice, à pro­pos du col­lec­tif Stop au har­cè­le­ment de rue : « Leur mot d’ordre pour­rait être : “On aime­rait bien ren­trer de boîte tran­quille, loin de la racaille.” Et si, sans le vou­loir, ces pro­gres­sistes avaient créé les reven­di­ca­tions les plus bourges et réacs de 2014 ? » Le mar­xiste irlan­dais Richard Seymour décla­ra que le court-métrage Majorité oppri­mée, qui inver­sait les rôles et connut un franc suc­cès sur la toile, était révé­la­teur en ce qu’il pro­mou­vait « pré­ju­gés de classe » et « racisme ». Enfin, la tri­bune radio­pho­nique de Noémie de Lattre, « Cons des rues », qui raillait en direct de France Inter l’accent des « ban­lieu­sards », sou­le­va des débats aux allures de tollé.

Féminisme bour­geois, enten­dait-on ici.
Féminisme anti-immi­grés et/ou isla­mo­phobe, enten­dait-on là.
Tentons d’y voir plus clair.

« Pourquoi fau­drait-il, une nou­velle fois, ins­tru­men­ta­li­ser (ou lais­ser l’être) la lutte fémi­niste à des fins racistes ? »

Toutes les femmes, redi­sons-le, sont concer­nées par le phé­no­mène du har­cè­le­ment, quelles que soient leurs ori­gines et leur classe sociale. Les « har­ce­leurs » sont tout aus­si diver­si­fiés : une femme blanche, une « femme de cou­leur », aisée ou pré­ca­ri­sée, n’aura pas le même témoi­gnage, la même approche des espaces publics. À l’arrivée, les plus tou­chées sont, d’après les chiffres de l’INSEE, les femmes immi­grées. Alors pour quoi fau­drait-il, une nou­velle fois, faire se confron­ter des ques­tions émi­nem­ment fémi­nistes à la xéno­pho­bie as sur­ément réelle et ambiante ? Pourquoi fau­drait-il, une nou­velle fois, ins­tru­men­ta­li­ser (ou lais­ser l’être) la lutte fémi­niste à des fins racistes (nul n’a oublié le matra­quage poli­ti­co-média­tique autour des femmes afghanes à libé­rer du joug de leurs époux… à grands ren­forts de bom­bar­de­ments cela s’entend) ? Le cli­mat fran­çais et mon­dial ne per­met plus d’aborder avec clar­té, sub­ti­li­té et nuances ces ques­tions : le débat et l’époque sont explo­sifs et amal­gament les conflits d’un conti­nent à l’autre, géné­rant des exclu­sions et une divi­sion dan­ge­reuse de la com­mu­nau­té natio­nale. Très vite, tout se mélange. Se brouille. Se récu­père. Et empêche d’avancer. S’il se dit, en effet, et le plus sou­vent en pri­vé, qu’une part non négli­geable des har­ce­leurs urbains sont de jeunes immi­grés et/ou Français dont les parents sont issus de l’ancien empire colo­nial, rien n’autorise à faire tom­ber cette réa­li­té autour de la ligne de démar­ca­tion raciale et excluante que creusent, en France, les for­ma­tions natio­na­listes (il n’existe aucune étude sta­tis­tique sur le sujet, mais Peeters hasarde, quant au pro­fil des har­ce­leurs, 95 % d’« alloch­tones »). Autrement dit : une popu­la­tion sous-pro­lé­ta­ri­sée, en proie au dés­œu­vre­ment social et au chô­mage de masse, mar­gi­na­li­sée et en porte-à-faux d’un point de vue iden­ti­taire et par­fois reli­gieux, qui se retrouve à tuer le temps dans les rues où cir­culent des femmes qu’elle ne par­vient à séduire sans recou­rir à cette vio­lence qu’elle connaît, subit et inflige en retour.

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Pour Valérie, « cha­cun emprunte l’espace public, qu’il soit riche ou pauvre, issu ou non de l’immigration. Les trans­ports en com­mun de grandes villes où qua­si toutes les couches de la socié­té se côtoient est un bon exemple ser­vant à démon­trer que le har­cè­le­ment est le fait de toutes les classes sociales. Pour autant, en effet, la dénon­cia­tion du har­cè­le­ment dans l’espace public peut être uti­li­sée – et l’a d’ailleurs été – à des fins racistes. Ce n’est du reste pas la pre­mière fois. Le viol l’a éga­le­ment été et l’est encore. L’invention du mot “tour­nante” pour qua­li­fier un viol col­lec­tif ten­dait déjà à démon­trer que le sexisme des gens issus des quar­tiers popu­laires n’était pas tout à fait le même que celui des autres classes sociales et qu’il était de nature dif­fé­rente. De la même façon, cer­tains crimes vio­lents, comme le fait de tuer son épouse ou sa petite amie par exemple, sont rela­tés de manière tout à fait dif­fé­rente selon les ori­gines du cou­pable. Dans beau­coup de cas où le cou­pable est vu comme un “Français de souche”, on par­le­ra d’un crime pas­sion­nel ou d’un coup de folie. Dans le cas où l’assassin est, par exemple, immi­gré magh­ré­bin, on ne man­que­ra pas de faire un lien immé­diat entre sa culture sup­po­sée et son crime et l’on évo­que­ra par exemple le fameux “crime d’honneur”. Le fémi­nisme doit donc sys­té­ma­ti­que­ment rap­pe­ler qu’il n’y a pas de lien entre classe sociale et sexisme ou ori­gine et sexisme ; toutes les classes sociales sont éga­le­ment concer­nées par le sexisme. »

« Le patriar­cat d’une culture « exté­rieure » peut fort bien s’enlacer au patriar­cat « de souche » : Alain Soral incarne par­fai­te­ment cette jonction. »

L’erreur, que beau­coup com­mettent et com­met­tront, est de réduire tous les hommes que l’on dit appar­te­nir aux « mino­ri­tés » (ain­si que toute la « com­mu­nau­té » qu’ils repré­sen­te­raient sup­po­sé­ment) à leur seul patriar­cat cultu­rel, alors qu’il n’y a, à l’évidence, pas besoin de venir d’ailleurs pour engrais­ser le sexisme – Dominique Strauss-Khan et les sif­fle­ments lan­cés par les élus de l’Assemblée natio­nale à Cécile Duflot, parce qu’elle revê­tait une robe, sont là pour nous le rap­pe­ler. L’immigration ne peut expli­quer un phé­no­mène qui n’est, du reste, que la par­tie émer­gée d’une logique de domi­na­tion bien plus pro­fonde – les chiffres de Stop street harass­ment en attestent : à Tokyo, 64 % des femmes déclarent avoir été har­ce­lées ; 79 % en Chine ; 85 % en Pologne ; 40 % au Chili ; 99 % en Croatie, etc. En outre, le patriar­cat d’une culture « exté­rieure » peut fort bien s’enlacer au patriar­cat « de souche » : Alain Soral, cité plus tôt, incarne par­fai­te­ment cette jonc­tion avec son mou­ve­ment Égalité et Réconciliation, en créant, pour « lut­ter contre le sys­tème », des pas­se­relles entre des mili­tants chré­tiens natio­na­listes et une frange de la jeu­nesse poli­ti­sée des quar­tiers popu­laires (au nom de ce qu’il appelle un « front de la foi »).

Ayant pour sa part émi­gré pour ses études, Fatima Benomar ajoute : « Je ne suis ni bour­geoise, ni blanche, et le har­cè­le­ment m’embête tout autant. Il y a toute une immi­gra­tion éco­no­mique, venue en France pour être exploi­tée, mais cette immi­gra­tion est venue en emme­nant aus­si une orga­ni­sa­tion sociale, et quand on met dans des quar­tiers beau­coup de gens issus de pays où la pré­sence des femmes n’est pas tolé­rée dans l’espace public, on voit naître des espaces plus mas­cu­lins – sim­ple­ment parce que les gens répètent spon­ta­né­ment des fonc­tion­ne­ments de leur culture d’origine, répètent un sys­tème social patriar­cal qu’ils ne remettent pas en cause. Ce qui fait une addi­tion de choses, ayant pour consé­quence que, dans cer­tains quar­tiers, au regard de l’immigration pré­sente, le ter­ri­toire est appré­hen­dé dif­fé­rem­ment lorsqu’on est une femme et lorsqu’on est un homme. Il faut abso­lu­ment ne pas nier cela, ou l’enfermer dans une affaire de race. »

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Comment, en tant que femme (donc, n’en déplaise à la gauche virile, en tant que « proie et ser­vante de la volup­té col­lec­tive », comme l’écrivit Marx en 1844), par­ler du har­cè­le­ment sans avoir à subir l’accusation de « fémi­nisme bour­geois », notam­ment for­mu­lée par une tri­bune de Rue89 ? C’est-à-dire de mili­ter pour le droit des femmes en fou­lant aux pieds, en libéral.e bon teint, la ques­tion sociale et en relé­guant le com­bat de classes à l’arrière-plan. Comment en par­ler sans avoir à subir l’accusation de « racisme » ? Plutôt que de ter­gi­ver­ser de crainte de ravir ses adver­saires poli­tiques, Fatima Benomar estime qu’une véri­té, aus­si incom­mo­dante soit-elle, vaut tou­jours mieux qu’une langue de bois qui recule pour mieux sau­ter, in fine, dans les bras de ceux que l’on com­bat. Il s’agit, pour elle, d’évoquer le plus fron­ta­le­ment pos­sible ces sujets et de ne jamais faire de la ques­tion des femmes, fût-ce pour des mobiles a prio­ri légi­times et bien­veillants, un point de négo­cia­tion, un lieu de conces­sion et de cote mal taillée afin d’éviter, selon la for­mule consa­crée, de faire le jeu, etc.

« Comme l’écrivit Marx en 1844 : la femme en tant que « proie et ser­vante de la volup­té collective ». »

C’est ain­si qu’elle déclare, confir­mant l’idée avan­cée par Angela Davis d’un « pro­cé­dé fémi­niste » qui per­met d’articuler les luttes ensemble : « La grande arnaque patriar­cale, c’est qu’on a fait des femmes le point de com­pro­mis entre les mino­ri­tés reli­gieuses et les mou­ve­ments de gauche. En Amérique latine, pour récon­ci­lier la gauche avec les catho­liques, on a tiré un trait sur le droit à l’avortement. En France, quand il y a eu l’attaque, par les mili­tants chré­tiens, contre les ABCD de l’égalité, on a vu le gou­ver­ne­ment de gauche, Benoit Hamon et le ministre de l’Éducation natio­nale tirer un trait des­sus. Comme les fémi­nistes sont plu­tôt en empa­thie avec les autres luttes, notam­ment les dis­cri­mi­na­tions racistes, elles auront ten­dance à se dire soli­daire avec “l’immigré” et s’écraseront là-des­sus. Il ne faut pas entrer dans cette espèce de concur­rence des causes et être bien au clair intel­lec­tuel­le­ment avec ses idées. Il faut expli­quer qu’on ne tolé­re­ra pas de reve­nir sur des luttes si dif­fi­ci­le­ment acquises en France pour les femmes dans l’espace public, pour la rai­son qu’il ne fau­drait pas dis­cri­mi­ner d’autres mino­ri­tés. Pour s’en sor­tir, il faut faire de l’éducation popu­laire, créer des coopé­ra­tions avec des asso­cia­tions des quar­tiers, des asso­cia­tions anti­ra­cistes afin de coopé­rer et ne plus être, éter­nel­le­ment, les dindes de la farce. On peut mar­cher sur une même voie si on n’oppose pas les luttes. Tous les ter­rains qu’on aban­donne, comme la laï­ci­té, sont récu­pé­rés comme des vau­tours par la droite. Ce n’est pas une bonne stra­té­gie de les déser­ter : il faut les occu­per, les défendre. »

*

Non concer­nés direc­te­ment, les hommes n’ont pas la néces­si­té vitale de pen­ser le patriar­cat comme un sys­tème main­te­nu en place auquel nous contri­buons tous plus ou moins consciem­ment. Mais, assu­ré­ment, il manque d’hommes pro-féministes.


Merci à Dwam Ipomée pour les pho­to­gra­phies illus­trant cet article.
Le des­sin d’introduction est de Thomas Mathieu.


  1. N. Routier, « Ce néo-fémi­nisme qui ne veut plus des hommes », Causeur, 8 mai 2014.[]
  2. Alain Soral, dans Sociologie du dra­gueur : « Le dra­gueur passe donc ses jour­nées à mar­cher dans la rue et ce pour deux rai­sons bien simples : parce que la rue est le plus grand réser­voir à femmes ; parce que la marche à pied est le moyen le plus ration­nel de côtoyer dans la rue le maxi­mum de femmes. Que leur veut-il ? […] Le dra­gueur n’a rien à dire aux filles, leur com­pa­gnie ami­cale ne l’intéresse pas, il se fout encore plus de ce qu’elles peuvent avoir à racon­ter. Le dra­gueur ne cherche qu’une chose, pro­fonde, radi­cale : l’intimité. C’est-à-dire les bai­ser. »[]
  3. « Le mas­cu­li­nisme est l’ensemble des idées qui défendent la posi­tion domi­nante des hommes dans la socié­té et les pri­vi­lèges qui y sont asso­ciés. Il com­bat toute idée d’égalité entre les hommes et les femmes », Patric Jean.[]
  4. On pour­ra s’étonner de voir cer­tains titres, de Grazzia à Biba, s’offusquer sou­dai­ne­ment – buzz oblige – du har­cè­le­ment de rue et de l’objectivation du corps fémi­nin entre douze pages de publi­ci­té de jeunes femmes conformes aux attentes de l’imaginaire mar­chand.[]
  5. « Il est impor­tant d’utiliser le terme de “cité”, estime F. Benomar, car cela ré-ancre la ville dans un espace poli­tique. »[]
Maya Mihindou

Illustratrice et autrice franco-gabonaise.

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