Entretien inédit pour le site de Ballast
« Tout est politique », ou « Nous sommes tous concernés » pouvait-on entendre lors des manifestations de Mai 68. Cette volonté d’étendre au plus fort le champ d’application politique s’est pourtant heurtée à l’« inévitable », au poids du temps long, aux dominations et rapports de pouvoir. La question sociale des sans-abri en aura fait les frais. Présents dans nos rues autant que dans nos imaginaires, les vagabonds, les clochards, les mendiants n’ont que peu de centralité politique. Pris comme une catégorie sociale, immuable à toute société, le SDF fait partie du décor. Sur le terrain s’activent des travailleurs sociaux refusant ce pis-aller, cette acceptation sourde de la société. Chahr Hadji est de ceux-là. Rencontre dans l’hiver bruxellois.
Comme chaque année, la vague de froid hivernale a fait les gros titres, s’accompagnant d’articles sur la dureté de la vie dans la rue. Pourquoi, comme vous pouvez le faire dans vos interventions1, prendre le contre-pied de ce qui peut apparaître au grand public comme une évidence ?
Les conditions météo sont l’un des éléments qui font la difficulté de vie en rue. Pour le commun des mortels, le froid est la seule chose que l’on peut partager avec un sans-abri. Lorsqu’on le ressent, on entre en empathie avec lui. Ce que je récuse, c’est la « politique du thermomètre ». Les pouvoirs publics ne s’activent que lorsqu’il fait froid. Toute une logique politique en est venue à être déterminée par ce thermomètre : des subsides sont alloués juste pour l’hiver, on ouvre des lits d’urgence seulement pour cette période, etc. Pourtant, les associations ne cessent de répéter à qui veut l’entendre que les besoins sur le terrain ne varient que très peu en fonction des saisons. Les difficultés d’accès à des centres d’hébergement saturés et le peu de moyen d’accès au logement se rencontrent toute l’année. Il faut prêter attention aux mots qui sont utilisés : en hiver on assiste les sans-abri, on parle de dignité humaine, de femmes, d’enfants, de familles à la rue, de victimes. Le terme sans-abri fait par ailleurs appel à la compassion. En été, ces mots sont abandonnés au profit d’un vocabulaire stigmatisant visant l’exclusion. On y parle de mendiants, de fauteurs de trouble, de toxicomanes, d’alcooliques qui agresseraient les passants, des désagréments supposés ou réels causés aux commerçants, aux citoyens. La victime se transforme en une atteinte à l’ordre public et on la chasse de l’espace public en même temps qu’elle y est assignée ! La seule présence des sans-abri est un problème. À Liège, dont le bourgmestre [l’équivalent du maire, en Belgique, ndlr] est PS, on a entendu parler de « noyaux durs » ! C’est du vocabulaire qui incite à faire la guerre aux pauvres plutôt qu’à la pauvreté. Assistés l’hiver et sanctionnés l’été. Voilà comment peut se résumer la politique du thermomètre. Cette politique reflète finalement assez bien l’ambivalence de notre société à l’égard des sans-abri.
Comment se traduit cette ambivalence, concrètement ?
« Les arrêtés anti-mendicité sanctionnent pénalement ce qui n’est rien d’autre que des stratégies de survie. »
Il ne faut pas confondre mendiants et sans-abri. Tous les mendiants ne sont pas sans-abri et tous les sans-abri ne mendient pas. Mais les décisions locales à l’encontre des mendiants illustrent bien une certaine tendance à la criminalisation de la vie en rue en particulier, et de la pauvreté en général. Certains bourgmestres ont contourné la dépénalisation de la mendicité par des arrêtés anti-mendicité qui la limitent dans l’espace et dans le temps. J’ai regardé, quasi tous ces arrêtés sont pris au printemps ou en été… Cela se traduit par des mesures limitant le nombre de SDF par rue, par exemple. À Charleroi, la ville a organisé un « calendrier » : le lundi, ils sont autorisés à tel endroit, le mardi, à tel autre endroit, etc., et le dimanche, c’est interdit. Pourquoi le dimanche, me direz-vous ? Je n’en sais rien et je ne veux pas croire que c’est pour des raisons religieuses. Évidemment, c’est complètement stupide. Ce genre de décisions peut donner à certains l’impression de canaliser, de gérer le problème. Aujourd’hui, il faut également le dire, tous les arrêtés anti-mendicité, sauf un, ont été décidés par des bourgmestres-shérifs du PS : Gand, Liège, Charleroi, Andenne, Tournai… Ces arrêtés sanctionnent pénalement ce qui n’est rien d’autre que des stratégies de survie pour ces personnes. Pourtant, les lois et les règlements liés au vivre-ensemble devraient être les mêmes pour tout le monde. Et si les sans-abri n’ont pas d’immunité particulière à avoir vis-à-vis de la loi, dans l’autre sens, il s’agit aussi de leur accorder les droits fondamentaux auxquels chacun peut prétendre. Une distinction d’avec les autres citoyens n’est pas de mise ; leur inscription dans le droit commun est une manière de reconnaître leur citoyenneté, et les lois existantes sont suffisantes pour sanctionner ce qui doit l’être. Je refuse que l’on crée des règlements doublés de sanctions spécifiques en fonction de la situation sociale de sans-abri. Qui accepterait que l’on dise que les étudiants n’ont plus le droit de s’asseoir sur un banc ou que les pensionnés ne peuvent plus prendre les transports en commun aux heures de pointe sous peine d’une garde à vue ? C’est pourtant ce qui se passe avec les SDF ! Comme à Liège, où désormais ils risquent douze heures de garde à vue, juste parce qu’ils auraient mendié au mauvais endroit, à un mauvais moment… Et leurs arrêtés et règlements communaux sont parfois alambiqués et peu réalistes, bien souvent les SDF ne vont pas pouvoir les respecter.
Cette « politique du thermomètre », si c’est une manière de traiter une question politique par de l’émotionnel, permet aussi de débloquer des fonds, de sensibiliser des personnes…
Cette histoire de froid, c’est la meilleure diversion que peut utiliser le pouvoir politique pour éluder ses responsabilités. Quand on parle de froid, on ne parle pas de l’accès au logement, de l’accès aux soins de santé ou des personnes en séjour irrégulier sur le territoire. Quand les gens crèvent, on va dire qu’ils sont morts de froid. Mais non ! Ils sont morts parce qu’ils n’ont pas pu avoir accès aux services répondant à des besoins vitaux comme le logement, les soins de santé ou un revenu permettant à chacun de vivre dans la dignité. Le froid a bon dos ! Il faut sortir de ce découpage en saisons : que cela soit l’hiver ou l’été, les gens sont dans la rue et accumulent les problèmes. Alors bien sûr, en été — pour ne pas parler uniquement du froid —, ce sera avant tout les problèmes dermatologiques, d’hygiène de manière générale — il fait chaud, on transpire… Donc oui, il y a des problèmes spécifiques, mais ça n’est pas un levier pour activer une politique efficace qui affronte les causes du vrai problème : comment faire pour qu’il n’y ait plus de gens qui vivent dans la rue ? Sur cette question du sans-abrisme, il existe une véritable confusion entre cause et conséquence qu’il est indispensable de démêler. Lorsque le grand public pense que le froid, c’est le problème, il est à côté de la plaque. Et il faut répondre avec pédagogie à ces idées qui circulent. Mais que le pouvoir politique continue de jouer sur ce ressort, depuis si longtemps, ça devient inacceptable. Et je ne parle même pas des médias qui jouent aussi ce jeu-là… Les sans-abri ne sont pas du bétail qu’il suffirait de mettre à l’étable pendant l’hiver pour que, dès le retour des beaux jours, tout le monde soit renvoyé à la rue. Pourtant, c’est bien ce qu’on est en train de faire en créant des mégacentres particulièrement déshumanisants, juste pour l’hiver.
Malgré un tableau assez sombre, peut-on espérer des changements, des inflexions ?
Cette politique du thermomètre est aujourd’hui remise en question, notamment avec l’arrivée de madame Fremault [CdH, Centre démocrate humaniste, ndlr], compétente en matière d’aide aux personnes et de logement en Région bruxelloise. Elle a d’ailleurs déclaré devant les députés, dans des termes qui témoignent d’une véritable prise de conscience et d’une volonté de rupture avec les pratiques du passé, qu’« en 1980, l’accent était principalement mis sur les thématiques d’urgence, l’accueil nocturne des sans-abri et la problématique de la période hivernale. La volonté actuelle est de changer cette orientation en soutenant davantage le travail d’insertion par le logement et par l’ouverture ou le maintien des droits sociaux des bénéficiaires. »2 Ceci étant dit, on observe encore peu de changements sur le terrain. L’héritage laissé par la politique du thermomètre et l’inertie des pouvoirs publics ne favorisent pas l’évolution radicale des politiques dont nous avons besoin pour que se concrétise cette prise de conscience.
Par quel biais est perçue la question du sans-abrisme par les pouvoirs publics ?
« L’héritage laissé par la politique du thermomètre et l’inertie des pouvoirs publics ne favorisent pas l’évolution radicale des politiques dont nous avons besoin. »
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a eu une évolution ces dernières années dans les réponses politiques apportées. En 1993, date importante, la dépénalisation du vagabondage et de la mendicité est votée. À partir de ce moment-là, les pouvoirs publics ont perdu leur principal instrument dans la gestion de ce qui s’appelait le « vagabondage ». Avant, c’était très simple : on sanctionnait les sans domicile, on les enfermait, on les punissait. Cette date marque officiellement l’abandon d’une réponse pénale au profit d’une réponse sociale. Dans notre tradition de l’aide sociale, instituée après la guerre, c’est en premier lieu la recherche d’une émancipation sociale qui est visée, et ceci au travers de l’idée qu’on se fait de l’Homme et du progrès.
Dans le même temps est apparue une approche humanitaire jusque-là réservée aux pays du tiers-monde, comme on les appelait à l’époque. Dans cette perspective, l’Homme n’est vu que comme devant assouvir une succession de besoins vitaux. C’était l’époque de Kouchner et de son sac de riz. De cette logique est née, début 2000, le SAMU social. Le sac de riz a été remplacé par de la soupe, des couvertures et des places d’hébergement distribuées en fonction des saisons. Le SAMU social s’est développé sur cette logique d’assistance et non de lutte. Et ça, ça « marche » super bien. Ça a pu se vendre politiquement et infuser dans la société, tout en cautionnant le désengagement de l’État vis-à-vis de ces politiques sociales. En dix-sept ans d’existence, le SAMU social est devenu un acteur incontournable et s’est accaparé la plus grosse part des budgets publics. Je vais citer Daniel Terolle, un anthropologue travaillant sur la question depuis plus de vingt ans. Il avait déjà constaté cette tentation d’une alliance du politique et de l’humanitaire : « Un consensus œuvre au désengagement de l’État des politiques sociales envers les plus démunis : confier la gestion de cela à l’humanitaire, d’une part car il prétend savoir faire, d’autre part car il garantit de ne s’attaquer qu’aux effets sans remettre en question les causes qui les produisent. […] Et finalement, l’humanitaire, en bon héritier de la philanthropie, se contente de cristalliser à la rue ceux qu’il prétend en sortir. »3
Pour les pouvoirs publics, c’est une très bonne réponse, sans jamais être une solution ! Dans la théorie de l’émancipation, il y a néanmoins des chemins différents. Le modèle « classique » de réinsertion, appelé modèle « en escalier », structure différentes étapes permettant à la personne d’être prête et suffisamment motivée pour accéder à un logement autonome. Autrement dit, des gens « tombent » à la rue, sont pris en charge par un centre d’hébergement d’urgence — qui est normalement un centre d’hébergement temporaire (c’est-à-dire qui fonctionne une nuit par une nuit) —, pour ensuite pouvoir aller dans une maison d’accueil, qui est un autre type de structure, à plus long terme (de six mois à un an). En bout de course, il y a un accès au logement possible, d’abord accompagné puis, enfin, quand la personne est prête, en autonomie. Le problème, c’est qu’une partie des sans-abri ne sera jamais déclarée par les professionnels comme suffisamment prête ou motivée et restera bloquée dans les premières marches, ou retournera à la case départ. À la fin du parcours, sur la dernière marche, il y a seulement 30 % d’« élus », accédant à un logement individuel. Le deuxième chemin qui vise l’émancipation est celui qu’on peut appeler un modèle « orienté logement ». Le Housing First est un programme qui correspond à ce modèle.
Nous voyons effectivement réémerger, tant dans les discours politiques qu’associatifs, la question du logement par le programme Housing first, faisant de l’habitat la première étape pour sortir les gens de la rue, et ce « sans condition, si ce n’est celle d’être responsabilisé en tant que locataire ». Est-ce le début d’une politique plus pragmatique ?
Cet entretien peut presque se résumer en une phrase : régler le problème du sans-abrisme, c’est commencer par régler concrètement le problème de l’accès au logement des plus pauvres ! Le Housing First part du principe que pouvoir se loger est un droit — faisant du logement le point de départ du rétablissement de la personne —, y compris pour des profils de sans-abri qui en sont très éloignés. Ce modèle alternatif permet d’éviter le parcours du combattant du modèle en escalier. Le Housing First va dans la bonne direction. C’est une stratégie de lutte efficace et durable contre le sans-abrisme, orientée vers le logement, qui a fait ses preuves avec un public que beaucoup considéraient comme « perdu ». Mais il faut bien le dire : ça n’est en rien une solution miracle. Voilà les chiffres : en quatre ans, on a placé 50 personnes en logement sur 300 sans-abri. Certes, cette initiative a commencé comme un projet pilote et est amenée à se développer. Mais qu’on ne vienne pas fanfaronner, surtout lorsqu’on sait que dans le même temps plus de personnes sont tombées à la rue que de sans-abri n’ont été relogés.
Il faut comprendre que le Housing First s’adresse à un public bien spécifique et restreint : à la rue depuis plusieurs années (« sans-abrisme chronique »), avec problèmes de santé mentale et/ou de toxicomanie. Pour eux, c’est très efficace : on atteint un taux de succès — c’est-à-dire des gens qui se maintiennent en logement après deux ans avec un suivi psycho‑médicosocial — de 90 %. Sa mise en place est donc une bonne chose, mais pour un public de niche. À Bruxelles, environ 300 personnes correspondent aux critères. Une fois qu’on a dit ça, on fait quoi avec les autres ? Car c’est un programme, et un programme, aussi intéressant soit-il, ne fait pas à lui seul une politique.
« Le SDF ne doit pas être réinséré, il est déjà là, au milieu de tout le monde. On peut même aller plus loin : il est dans la foule, puisqu’il est dans les gares, dans les lieux publics, là où les gens circulent. »
C’est donc une politique globale, orientée vers le logement, qu’il s’agit de mettre en place, avec des solutions durables, qui comprendrait du Housing First, des accès prioritaires aux logements sociaux pour tous les sans-abri, un encadrement des prix du marché locatif qui éviterait ses dérives, etc. Il y a plein de formules différentes à articuler. Et pas seulement sur le relogement des sans-abri. Aujourd’hui, rien n’est fait en matière de prévention du sans-abrisme. Cela se traduirait, par exemple, par une révision des expulsions locatives pour arriver à les abolir ou, faute de mieux, faire en sorte qu’il n’y ait pas d’expulsion sans relogement. À cela s’ajouterait une prévention auprès de certaines institutions grosses pourvoyeuses de sans-abri, par exemple les institutions d’aide à la jeunesse. Aussi, il faut évoquer l’aspect financier. En tant que travailleur social, ce n’était pas dans mes habitudes d’évoquer cet aspect, car c’est l’humain qui m’intéresse avant tout. Mais concrètement, pour toucher les gens, il a fallu que j’évoque leur portefeuille pour qu’ils sachent qu’un sans-abri laissé à la rue coûte plus cher que de le reloger ! En effet, pour survivre dans la rue, les sans-abri doivent utiliser de multiples services d’assistance humanitaire, pour manger, dormir, se laver et se soigner. Ils « consomment » aussi énormément d’intervention d’urgence : police, ambulance. Une nuit en centre d’hébergement coûte 55 euros là où un accompagnement Housing First revient à 17,80 euros par nuit et par personne. Et les contribuables préfèrent savoir que l’argent qu’ils versent à l’État sert à reloger les gens plutôt qu’à entretenir la misère.
Le terme d’« émancipation » est en tension avec celui de « réinsertion », terme que vous critiquez. Pourquoi ?
Tout à fait. C’est une chose importante à dire. Dans notre secteur, on parle de réinsertion. Ce mot sous-entend une forme d’émancipation. Mais c’est un mot purement politique, sans aucun fondement en sciences sociales. Jamais un sans-abri ne m’a dit « Bonjour Chahr, j’ai perdu mon logement, je veux que tu me réinsères ! » Jamais ! Ça, c’est une injonction venue d’en haut ! Et cela sans même une définition claire, alors que c’est notamment l’un des objectifs des maisons d’accueil. Le terme est tellement flou qu’il est souvent accompagné : « réinsertion par le travail », « réinsertion par le logement »… C’est un mot technocratique, tout comme l’« exclusion », son antonyme. Ils se tiennent tous les deux. Le problème n’est pas le mot en tant que tel mais plutôt la représentation à laquelle il nous renvoie. Il n’y a pas d’exclusion et il n’y a pas de réinsertion, parce que ça voudrait dire qu’il y aurait un dedans et un dehors. Mais c’est faux : on vit tous ensemble, on est tous dans la même barque, dans le même pays, dans la même ville. Le SDF ne doit pas être réinséré, il est déjà là, au milieu de tout le monde. On peut même aller plus loin : il est dans la foule, puisqu’il est dans les gares, dans les lieux publics, là où les gens circulent. Il n’y a pas plus inséré que ces gens-là ! Dans la lignée de Robert Castel, de Serge Paugam, je pense à la place qu’on leur laisse. Dans la société, des places sont attribuées aux gens — du fait de leur parcours, de leur statut, etc. — et eux sont à une place dont personne ne veut et dont personne ne voudra jamais, tout en bas de l’échelle. Une place peu enviée et peu enviable. Une place, à terme, à éliminer. Parce que les marginaux qui veulent vivre au grand air, c’est encore un mythe. L’immense majorité des personnes sans-abri veulent un logement. Par contre, ce qui peut poser problème dans le relogement, c’est le parcours du combattant que cela suppose inévitablement. Le terme de « réinsertion » marque aussi la frontière entre le « bon » sans-abri, sous-entendu celui qui « veut s’en sortir » et le « mauvais » sans-abri, celui qui se complairait dans l’oisiveté. Ce terme flou de « réinsertion », je lui substituerais un objectif très concret : l’amélioration des conditions de vie.
Sur ce sujet, le cadre moral prend des proportions considérables : on se crée une carapace pour ne pas être renvoyé sans cesse à notre condition privilégiée lorsqu’on croise un sans-abri. Comment sensibiliser sur ces questions sans faire la morale ?
Je fais toujours très attention, quand je sais que je m’adresse à « monsieur et madame tout le monde », à ne pas culpabiliser et à faire appel à la raison plutôt qu’aux émotions. Je le vois, les gens se sentent déjà assez mal par rapport à ce phénomène pour qu’il n’y ait besoin d’en rajouter. Une chose importante à déconstruire, c’est le discours qui consiste à dire que cela peut arriver à tout le monde. Non, cela n’arrive pas à tout le monde. C’est une idée reçue qui est vraiment à rejeter. Pour jouer à se faire peur, faire du catastrophisme, du sensationnalisme, là, ça fonctionne. Mais la réalité est tout autre. C’est clairement les classes populaires qui en sont directement victimes. Je n’ai jamais vu une famille avec 5000 euros de revenu se présenter dans une institution et dire « J’ai perdu mon logement et je n’en ai pas retrouvé un ». Le dénominateur commun entre tous les SDF, hormis le fait de ne pas avoir de logement, c’est la pauvreté financière, c’est d’être à la pointe des inégalités — croissantes — de richesse.
Plus précisément, qui sont ces gens vivant dans la rue ?
« Il n’y a pas d’exclusion et il n’y a pas de réinsertion, parce que ça voudrait dire qu’il y aurait un dedans et un dehors. Mais c’est faux : on vit tous ensemble. »
Il est impossible de donner avec précision une réalité sociodémographique de ce public. D’où viennent-ils avant d’atterrir dans la rue ? Logement, prison, institution psychiatrique, foyer pour jeunes ? Quelles sont les causes majeures de rupture avec le logement ? Combien de personnes sans-papiers ? Combien de personnes présentant des troubles de santé mentale ? En l’absence de ces indicateurs, il est difficile — voire impossible — de piloter une politique efficace de lutte contre le sans-abrisme. Sur Bruxelles, les seuls chiffres sérieux sur le plan méthodologique sont ceux de l’enquête quantitative réalisée par le Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri — la Strada. Cette enquête nous donne une photo des réalités vécues à un instant T. Lors du dernier recensement des personnes sans-abri ou mal-logées en Région bruxelloise, 2603 personnes avaient été dénombrées, dont 30 % de sans-abri (dans la rue ou en centre d’accueil et d’hébergement d’urgence), 31 % de sans-logement (maisons d’accueil), 37,5 % en logement inadéquat (squats, structures d’hébergements non agréés, occupations négociées, etc.) et 1,5 % à l’hôpital.
On sait aussi que la prévalence de troubles psychiques et psychiatriques dans la population sans-abri atteint des taux bien supérieurs à ceux de la population générale. L’augmentation des personnes vivant dans la rue avec des troubles mentaux est aujourd’hui largement documentée dans diverses grandes villes européennes. En effet, la compréhension des besoins des personnes sans-abri en terme de santé est indispensable pour concevoir et promouvoir non seulement des services d’aide, mais également des services essentiels pour lutter contre les inégalités sociales en matière de soins de santé, qui touchent particulièrement ce public. Les maladies mentales graves perturbent la capacité à effectuer des tâches essentielles de la vie quotidienne, tout autant qu’elles peuvent empêcher la formation, l’emploi ou le maintien de relations stables. Contrairement à l’idée répandue, la plupart des personnes en grande précarité cumulant une problématique de santé mentale ne sont pas réfractaires au soutien proposé par les services spécialisés, pour autant qu’il puisse se mettre en place sans une immédiate conditionnalité de traitement psychothérapeutique ou d’abstinence. Un accompagnement efficace ne peut se baser que sur la mise en place progressive d’une relation de confiance travaillée dans le temps et dans la régularité entre le professionnel et le sans-abri. Selon les observations, on peut aussi dire qu’une grande majorité de ceux qui habitent effectivement la rue sont en situation irrégulière sur le territoire (on parle de 70 à 80 %). Il peut s’agir de ressortissants de l’UE qui, selon les lois et traités actuels, ne sont ni expulsables, ni réinsérables, ou encore de personnes déboutées du droit d’asile, ou tout simplement des réfugiés économiques. Dans tous les cas, ces situations sont une des conséquences de nos politiques d’immigration populistes et toujours plus restrictives.
On s’aperçoit, en s’intéressant au sujet, que même une approche minimaliste du problème peut résoudre beaucoup de tracas, tant qu’elle part du terrain…
Effectivement, il y a des mesures vraiment faciles à mettre en place et qui aideraient les gens qui subissent la galère. Pensons à la gratuité des transports en commun. Un sans-abri doit multiplier les démarches et donc les déplacements pour essayer de s’en sortir. Alors qu’il n’a plus un rond à mettre dans les transports publics, on lui inflige des amendes de 70 euros pour la première infraction et 210 euros pour chacune des suivantes. Comme il ne pourra évidemment pas les payer, on y ajoutera intérêts et frais de retard exorbitants pour arriver à des sommes folles au regard de ses revenus et on continuera sans relâche à lui maintenir la tête sous l’eau — pour le plus grand bonheur des cabinets de recouvrement. Il existe bien un dispositif pour que les allocataires sociaux puissent accéder à des tarifs préférentiels, mais dans de nombreux cas ce dispositif ne suffit pas pour les personnes sans-abri.
Il y aurait aussi à mettre en place la gratuité de la remise en ordre administrative. On y pense rarement, mais refaire sa carte d’identité, par exemple, coûte 25 euros… Et quand quelqu’un est radié des registres communaux, il faut encore payer pour se réinscrire. Or, les sans-abri sont par définition des gens très souvent radiés. La gratuité des démarches administratives sur la base de la présentation d’une attestation d’hébergement pourrait aider les SDF. Ces tracas pourraient facilement être évités (et ne coûteraient pratiquement rien à la collectivité). Une simplification des démarches permettant l’obtention du Revenu d’intégration sociale [l’équivalent du RSA, ndlr] aiderait tout le monde, les sans-abri bien sûr, mais aussi les travailleurs sociaux. Des personnes dans une très grande précarité, correspondant aux critères, doivent attendre un mois et demi avant de l’obtenir. Dans cette situation, qu’on ne s’étonne pas de voir des personnes s’endetter ou mendier dans la rue ! Que l’informatisation et le recueil des données servent plutôt à simplifier les démarches administratives qu’à contrôler et sanctionner ! Je plaide ici pour une plus grande automatisation de l’ouverture des droits aux allocations ; ce qui permettrait d’éviter le non-recours aux aides sociales. La toute première chose, et la plus importante, est de ne pas s’acharner sur les pauvres comme on le fait. La crise économique dans laquelle nous sommes plongés n’a pas pour conséquence de trouver des coupables mais bien des boucs émissaires, et les pauvres en sont les premières victimes. On contrôle, on sanctionne, on exclut des chômeurs ou des bénéficiaires du Revenu d’intégration social : il apparaît alors inévitable que des gens mis en difficulté par des institutions publiques chargées — à la base — de leur protection sociale finissent par perdre leur logement.
On peut lire des témoignages assez éloquents de travailleurs pauvres qui vivent dans la rue. Je pense surtout à des situations en Allemagne ou en Angleterre. Qu’en est-il à Bruxelles ?
Ici, l’emploi en CDI et à temps plein protège encore contre ces situations catastrophiques. Mais les familles monoparentales à revenu unique, qui sont essentiellement des femmes avec enfant(s), éprouvent de grandes difficultés à se loger et à travailler, faute de places d’accueil pour les enfants en bas âge. Aussi, la multiplication des CDD et des temps partiels subis, qui touchent en majorité les femmes, est de nature à fragiliser les ménages. On parle de précarité plus que de sans-abrisme à proprement parler. Et les spirales d’endettement arrivent souvent à ces moments-là. Ce n’est pas que la personne va nécessairement tomber à la rue, mais on entre dans un cercle vicieux, et ce sont les plus fragilisés — en l’occurrence les femmes — qui paient le prix fort. À ce sujet, la Suède a pris une mesure forte, au nom de la protection et de l’intérêt supérieur de l’enfant : ils ont interdit l’expulsion sans relogement d’un ménage avec enfant. Une mesure que j’appelle de mon vœu le plus cher.
Comment un problème, à la fois connu de tout le monde, qui ne date pas d’hier, et dont le caractère inacceptable fait consensus dans la société, perdure-t-il ?
« Les pouvoirs publics ne peuvent pas se contenter de sous-traiter ces questions en distribuant des subventions. »
C’est une question fondamentale. Comment se fait-il qu’il y ait encore des gens à la rue ? Le droit au logement est garanti par la Constitution et aucun parti ne remet ce droit en question. Il est une revendication partagée par le secteur associatif et une très large partie de la société pour refuser que des hommes, des femmes, et des enfants dorment dans la rue. Bref, tout le monde est d’accord, mais dans la pratique, ça coince ! Alors, n’y aurait-il pas des acteurs qui jouent là une partie de poker menteur ? On nous tient souvent des discours rassurants du type « Ne vous inquiétez pas, tout est mis en œuvre », « On a ouvert des places supplémentaires », etc. Mais il suffit de regarder autour de nous pour s’apercevoir qu’« il y en a de plus en plus », tout le monde le voit, tous mes amis me le disent. Et oui, il y en a de plus en plus. Donc il faut arrêter de se cacher derrière son petit doigt. En fait, plutôt que d’être dans le déni, ouvrons les yeux et admettons que ce que l’on fait n’est ni efficace, ni suffisant. Franchement, ça enlèverait un poids et on pourrait commencer à réfléchir à autre chose. Les réponses apportées ne sont pas appropriées puisqu’elles partent souvent d’un mauvais diagnostic. En conséquence de quoi, on met plutôt en place des dispositifs pour assister, gérer et accompagner la misère, mais aucune stratégie globale de lutte contre le sans-abrisme.
Comment gérer cette tension entre pouvoir politique et travail social ? Comment être au cœur des dispositifs et maintenir la critique de l’État ?
L’État est à la fois une partie du problème et une partie de la solution. II peut renforcer les protections sociales ou, comme on le voit plus que jamais en ce moment, détricoter toutes nos formes de solidarité étatique obtenue de haute lutte, rendant ainsi une partie de la population bien plus vulnérable à la perte de logement. Il me semble qu’il revient, entre autres, aux associations et travailleurs de terrain de dénoncer les conséquences négatives que peuvent entraîner ces mesures pour la partie la plus fragile de la population. Toute la difficulté dans laquelle se trouvent les associations du secteur, c’est qu’elles sont subventionnées à 99 % par les pouvoirs publics. Placées dans cette situation de dépendance financière, elles n’osent que très peu critiquer ouvertement les politiques mises en place, même si elles n’en pensent pas moins ! Par rapport à la période 1960 à 1980, on observe un manque de plaidoyer politique des associations, une certaine tendance à la dépolitisation de leur action et de leur discours. Pour ma part, je ne souhaite pas perdre trop de temps à condamner les pouvoirs publics. Si je pointe ses limites, ses insuffisances, je rappelle également son caractère indispensable pour insuffler le changement nécessaire. Chacun doit prendre ses responsabilités au regard de l’importance de la fonction qu’il occupe dans la société. Concrètement, les pouvoirs publics ne peuvent pas se contenter de sous-traiter ces questions en distribuant des subventions. Les associations et les travailleurs qui les composent font déjà tout ce qu’ils peuvent, des citoyens donnent de leur temps et de leur bonne volonté bénévolement. Maintenant, on a besoin de changement structurel pour qu’un projet de société qui ne laisserait personne à la rue puisse émerger.
Parmi toutes les difficultés liées à la vie dans la rue, quelle est la place de la faim ? Il semble qu’elle ne soit plus un problème mis en avant, contrairement aux conditions climatiques.
En Belgique, on ne meurt pas de faim. Par contre, on meurt de malnutrition. L’association Les Morts de la rue en France, qui est un peu plus avancée en terme de recueil de statistiques, montre que la malnutrition tue beaucoup plus que le froid. L’alimentation chez les sans-abri vivant en rue se résume souvent à la simple satisfaction d’un besoin physiologique. En l’absence d’une cuisine, les repas froids et déjà préparés sont l’essentiel du régime alimentaire. Laisser des gens à la rue entraîne l’échec de toute solution satisfaisante sur le plan alimentaire, aussi bien pour ce qui est de la sécurité alimentaire que des exigences nutritionnelles. J’appellerais ça le « resto zéro étoile ». Les centres d’hébergement d’urgence seraient le « resto une étoile ». Des plats industriels que l’on sait trop gras, trop sucrés, trop salés et peu appétissants y sont distribués. Dans cet espace, les travailleurs sociaux ne partagent pas le même repas et les échanges sociaux sont réduits à leur minimum. Dans les centres d’hébergement type « maison d’accueil », les repas distribués sont généralement dans les standards de la restauration collective. On y mange correctement et dans des conditions propices au dialogue. Travailleurs sociaux et sans-abri mangent à la même table.
« Le sans-abri joue le rôle de recyclage de nos aliments invendus et invendables. Cette situation arrange les associations, les pouvoirs publics et les chaînes de distribution. »
Un mot sur les dons alimentaires de grandes surfaces. Des aliments « frais » — en fin de vie, ou parfois périmés — sont donnés, et ce au mépris des règles élémentaires comme le respect de la chaîne du froid. Et comme je l’ai entendu trop souvent avec cette population, on dira « C’est mieux que rien ». La sécurité alimentaire est un droit bafoué de plus. Et ce, régulièrement. Dans notre société d’abondance et de gaspillage alimentaire outrancier, les commerces se donnent bonne conscience en se débarrassant de ce qui est devenu pour eux des déchets. La bonne conscience n’est évidemment pas le seul guide d’action de ces multinationales, vous vous en doutez. Aujourd’hui, avec l’avantage fiscal récemment accordé pour les dons alimentaires, et les économies financières réalisées sur le volume des déchets, il n’y a pour les grandes surfaces plus beaucoup de raisons d’arrêter cet immense gâchis alimentaire. Le sans-abri joue le rôle de recyclage de nos aliments invendus et invendables. Cette situation arrange les associations, les pouvoirs publics et les chaînes de distribution, mais a‑t-on demandé aux sans-abri ce qu’ils en pensaient ?
Vous martelez le fait que la question du logement est l’objectif numéro un, et de là découle tout le reste… Dans cette optique, vous êtes intervenu dans le débat public pour émettre un avis défavorable au projet de DoucheFlux, une association qui vise la construction d’un espace ouvert où prendre des douches — permettre à la société d’avoir des SDF bien propres, disiez-vous en substance. Ne craignez-vous pas d’être vu comme celui à qui rien ne convient ?
Tout ce qui est mis en place pourrait me convenir si je me contentais du « C’est déjà ça », du « C’est mieux que rien ». Alors oui, une bougie, « C’est déjà ça » pour s’éclairer : mais si on en était resté là, on n’aurait jamais inventé l’ampoule. C’est avec ce genre de phrases que l’on anéantit toute conception de justice et de progrès social. De grâce, soyons ambitieux et optimistes : concentrons nos efforts sur cet objectif qui fédère aujourd’hui le secteur, celui d’éradiquer le sans-abrisme. Cela suppose de remettre en question ce que peut supporter une société : ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Donc une part très importante du travail, c’est de faire bouger les curseurs, c’est de rendre beaucoup plus de choses inacceptables.
Image en vignette et bannière : © Lee Jeffries
- « SDF, un fait d’hiver », La Libre Belgique[↩]
- Assemblée réunion de la Cocom. Commission des Affaires sociales du 30/09/2015. Compte rendu intégral des interpellations et des questions orales.[↩]
- Daniel Terolle, « Du mirage de l’urgence sociale à la réalité anthropologique du terrain. Un bilan de recherches sur les sans-abri sur plus d’une décennie », Les Cahiers de l’Actif, n°s 344–345, janv-fév. 2005, pp. 21–37.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Associations : faire face à l’offensive des entrepreneurs sociaux », mai 2016
☰ Lire notre entretien avec Julian Mischi : « Il y a une dévalorisation générale des milieux populaires », juin 2015
☰ Lire notre entretien avec Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale », mai 2015
☰ Lire notre témoignage « Hosni, banlieusard », février 2015