Entretien inédit pour le site de Ballast
« Tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre », écrivait la communarde libertaire Louise Michel dans ses Mémoires. Historien, Éric Baratay tient, de livre en livre depuis deux décennies, à proposer « une autre vision de l’Histoire », celle des mis de côté, des subalternes. À balayer l’idée qu’il « n’y aurait d’Histoire intéressante que celle de l’homme ». Il interroge ainsi notre rapport aux animaux et met au jour ses angles morts, de l’Église aux champs, des jardins zoologiques au front. C’est ce dernier qui nous retient plus particulièrement ici : son essai Bêtes des tranchées — des vécus oubliés, paru en 2013, raconte avec force détails la Première Guerre mondiale telle que les grands récits et les narrations dominantes la taisent : celle des chevaux, des ânes, des pigeons ou des chiens qui, « enrôlés malgré eux » par millions, perdirent la vie dans les zones de combat.
« Oublié », « occulté », écrivez-vous… La mémoire humaine ne saurait que faire du silence des bêtes, fussent-elles mortes à nos côtés ?
Les animaux ont été oubliés parce qu’ils ont été rangés dans la catégorie objets. On ne fait pas le compte des canons détruits ! Il reste que l’attention varie selon les pays et leur culture. Les anglophones ont redécouvert plus tôt que nous le sort des animaux emportés dans les guerres ; ils se sont intéressés à ce sujet même s’ils le font en restant sur le versant humain, en évoquant surtout les utilisations humaines, guerrières des bêtes, pas les manières dont ces bêtes ont vécu les guerres. Pour évoquer vraiment les animaux, il faut passer de leur côté, sur le versant animal de la guerre.
Le Petit Robert de 2007 définit l’Histoire comme la « connaissance et récit des événements du passé, des faits relatifs à l’évolution de l’humanité (d’un groupe social, d’une activité humaine), qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire ». Vous appelez à « un élargissement de la notion d’Histoire » : cette dernière est-elle possible pour qui ne sait pas la raconter ?
« Les animaux ont été oubliés parce qu’ils ont été rangés dans la catégorie objets. On ne fait pas le compte des canons détruits ! »
Cette définition de l’Histoire n’est pas intemporelle, gravée dans le marbre. Elle a été mise au point au début du XXe siècle lorsque des historiens ont voulu élargir l’Histoire, la transformer en science humaine, en « science des hommes dans le temps » (Marc Bloch), pour la sortir d’une définition restrictive du simple récit des événements passés, en fait politiques, diplomatiques, guerriers. C’est se situer dans le même dynamisme que de proposer maintenant de l’élargir encore au niveau d’une « science des vivants dans le temps », alors que nous découvrons chaque jour les capacités cognitives, sociétales, culturelles des animaux, et l’importance de leur rôle d’acteurs auprès des hommes. Que les animaux ne sachent pas la raconter et l’écrire n’est pas un problème. Les paysans n’ont pas témoigné ou écrit jusqu’au XVIIIe siècle, cela n’empêche pas les historiens d’entreprendre leur histoire.
Vous employez la notion d’« individualité » pour parler des animaux. Emmanuel Mounier, fondateur du courant « personnaliste », écrivait dans l’un de ses livres : « L’univers de la personne, c’est l’univers de l’homme. » Existe-t-il un univers de la personne animale ?
Mounier a raison si on donne à la notion d’individu ou à celle de personne une définition strictement et seulement humaine. Mais avec cette vision restrictive, le débat est clos. Cela me rappelle Jean-Claude Filloux, un autre philosophe, auteur de la Psychologie des animaux, un « Que sais-je ? » de 1950. Après avoir consacré une partie à la définition, totalement humaine, des aspects psychologiques, il pouvait conclure dans la seconde partie que cela ne concernait pas les animaux ! Récemment, j’ai entendu un autre philosophe arguer doctement que la différence entre les animaux, dont l’homme, et les plantes était la respiration. Un biologiste est alors intervenu pour dire que les plantes respiraient aussi mais autrement. Il en est des notions d’individu et de personne comme de celle de respiration : il faut monter en abstraction leur définition pour les sortir de leur seule version humaine et pour pouvoir les décliner ensuite au niveau de chaque espèce. Nous sommes en train de découvrir les capacités de nombreuses espèces et les différences de comportement entre leurs individus. Il faut adapter nos notions à cet élargissement.
Par Alexander Roth-Grisard, pour Ballast
S’il y a individualité, personnalité, il y a donc des droits — Montaigne parlait dans ses Essais d’une « obligation mutuelle » : comment entendre cette notion de « droits » ?
Nous sommes encore là prisonniers de définitions strictement humaines. Si on parle individu, personne, droit, dans leur acception humaine (ce que l’on fait automatiquement, inconsciemment comme s’il s’agissait des définitions normales, naturelles alors qu’elles ne sont qu’humaines), nous arrivons à des inconséquences (les animaux n’ont pas d’obligations ou de devoirs envers nous) qui nous font rejeter le débat comme absurde — et c’est d’ailleurs souvent le résultat recherché. Il faut élargir, monter en abstraction la notion de droit pour la penser sereinement au niveau des espèces animales. Des juristes, des politistes commencent à le faire.
Vous mettez en lumière certaines stratégies animales visant à resquiller : un cheval faisant semblant de boiter, un chien dormant « pour de faux »… Certains soldats découvrirent, au front, l’intelligence des animaux, ajoutez-vous.
« Pour la France, il y aurait eu 1,8 million d’équidés enrôlés et un taux de mortalité de 40 %, soit 800 000 décédés environ. »
Des soldats avaient envie d’observer les animaux et de tenir compte de leurs réactions. Leurs témoignages (comme celui de Genevoix, dans Ceux de 14) sont très riches pour l’historien. D’autres ne voulaient ou ne pouvaient pas voir, comme cet artilleur qui écrit dans ses mémoires que « les canons arrivent au galop », une manière évidente d’occulter les chevaux, qui pourrait faire croire à un béotien que les canons roulaient tout seuls, comme des automobiles. La manière habituelle depuis trente ans, avec le succès des lectures culturelles dans les sciences humaines, serait de soutenir qu’il n’y a là qu’une différence de projection de regard, de sentiment, d’émotion d’un soldat à l’autre. Et donc que celui qui évoque les animaux ne ferait que projeter sa sentimentalité sur des êtres en fait impossibles à observer et à raconter. C’est faire comme si ces animaux n’étaient que des objets sans réaction, ou relevant d’une réalité insaisissable. Or cette réalité animale, nous la découvrons de plus en plus grâce à l’éthologie actuelle. Elle existe bel et bien. Il y a donc des soldats qui regardent cette réalité, en la rapportant évidemment en des termes humains, partiels, partiaux, comme tous les témoignages, et d’autres qui ne veulent pas la regarder ou qui ne l’évoquent pas ensuite.
Quelle est l’estimation généralement admise, quant au nombre d’animaux morts au front lors de la Première Guerre mondiale ?
Il n’y a pas de chiffres fiables, seulement des estimations plus ou moins précises et uniquement pour les chevaux, les autres animaux (chiens, pigeons, ânes…) n’étant pas jugés assez dignes pour être comptabilisés. Pour la France, il y aurait eu 1,8 million d’équidés enrôlés et un taux de mortalité de 40 %, soit 800 000 décédés environ. Ce taux est considérable. Il aurait provoqué 3,5 millions de morts chez les poilus s’ils l’avaient subi.
La quantité de détails que vous fournissez laisse imaginer un travail de recherche considérable. Combien de temps avez-vous consacré à ce livre ?
Environ trois ans. Deux ans pour la recherche. Un an pour la rédaction.
Quelles furent vos sources principales ?
Essentiellement les témoignages des combattants : lettres, journaux, récits ou romans publiés pendant ou après la guerre. L’autre source importante fut toute la littérature des vétérinaires : articles dans leurs revues spécialisées durant la guerre et dans l’entre-deux-guerres, témoignages, thèses de doctorat après la guerre. Il y a aussi toutes les photographies qui complètent ou confirment les textes. En revanche, il y a peu de choses à trouver dans les archives militaires. Les registres consacrés aux chiens recrutés, qui pourraient apporter beaucoup d’informations (origine, fonction, blessures, réforme ou décès), n’existent plus. Ils ont été détruits soit par les troupes, soit par les archivistes qui n’en voient pas l’utilité, justement au nom d’une Histoire réservée aux hommes.
Par Alexander Roth-Grisard, pour Ballast
Vous parlez de la « question vaine, puérile et faussée de la distinction entre l’homme et l’animal » propre à la philosophie occidentale comme aux religions. Dans le Mahâyâna Mahaparinirvana, le Bouddha fait savoir que « la consommation de viande éteint le germe de la suprême compassion » : comment expliquer, alors qu’une partie de l’humanité a dans ses sources fondatrices promu le respect de l’animal, que nous considérions si souvent ce débat comme une « mode », un phénomène de « bobos » ?
Actuellement, on en fait un phénomène de bobos en réaction aux prises de position d’un ancien animateur de talk-show, qui surfe sur la mode. Il y a vingt ans, on en faisait un phénomène de fachos en réaction à Brigitte Bardot qui s’affirmait proche du Front national. Le point commun est la tendance à vouloir marginaliser la question parce qu’elle entre en contradiction avec l’univers philosophique occidental. Cet univers a été construit par la philosophie grecque antique, issue d’une société très inégalitaire et ethnocentrique, faisant sans cesse des distinctions et des hiérarchies entre les hommes et les femmes, les libres et les esclaves, les Grecs et les barbares et… l’homme et l’animal. Cette philosophie, en particulier le platonisme, a été reprise par de nombreux Pères de l’Église, comme saint Augustin, pour interpréter la Bible, et elle a ainsi irrigué le christianisme puis une grande partie de la philosophie occidentale et la société occidentale elle-même, qui ne peut pas penser l’animal sans aussitôt poser la question de la différence avec l’homme… et en fait de la supériorité de celui-ci ! Or, ce n’est pas la conception de nombreuses sociétés humaines comme Philippe Descola l’a montré dans Par-delà nature et culture, en 2005. Dans l’ouvrage collectif The Mind of the Chimpanzees, écrit par des primatologues de renom, Occidentaux et Japonais, les premiers, même les plus favorables aux animaux, posent toujours la question de la différence en arrière-plan, alors qu’elle n’est pas présente chez les seconds. Pour penser sereinement les animaux, il faut sortir de cette conception de la différence hiérarchisante et penser la diversité des espèces animales. Les chiens ne sont pas des hommes qui ne sont pas des chevaux, etc. Et chaque espèce a sa richesse originale. Ce n’est pas dévaloriser l’homme que de penser la richesse des autres espèces. C’est justement cela qu’essaie le pape François dans son encyclique Loué sois-tu, sur la sauvegarde de la maison commune, en 2015, en condamnant un anthropocentrisme malsain et déviant. Il initie ainsi une séparation entre la philosophie gréco-occidentale et le christianisme pour faire de celui-ci un vrai christianisme biblique à l’image de François d’Assise.
« Le point commun est la tendance à vouloir marginaliser la question parce qu’elle entre en contradiction avec l’univers philosophique occidental. »
Vous évoquez l’existence d’un « grand changement » qui a permis de rendre audible la question animale dans les instances juridiques et parlementaires, depuis les années 1990…
Nous commençons juste à nous défaire du corset intellectuel imposé depuis 2 500 ans par la philosophie grecque puis le christianisme et la philosophie occidentale.
L’éthologue et neuropsychiatre Boris Cyrulnik parle d’un « escalator de la raison » et d’un « processus d’évolution morale » pour expliquer notre capacité grandissante à intégrer les animaux à notre sphère de considération. Partagez-vous cette vision ?
Oui, dans le sens où l’intérêt pour les animaux et la volonté de protection ont été progressivement développés dans les pays démocratiques, à commencer par la Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle, suivie par les pays d’Europe du Nord-Ouest et les États-Unis. Au XIXe siècle, de nombreux « intellectuels », comme Hugo, Zola, Michelet ou Maupassant, ont fait le lien entre protection des animaux et protection des femmes, des enfants, des pauvres… Historiquement, le lien est évident. Aucune dictature n’a développé un tel intérêt. L’exemple de l’Allemagne nazie, sans cesse mis en avant par les opposants aux animaux, en arguant que l’animalisme est contraire à l’humanisme, est mal interprété. Les nazis ont effectivement promulgué une loi de protection en 1933. Mais l’affaire était en discussion au parlement depuis 1928 et le premier projet avait été déposé par le SPD, le parti socialiste. C’était donc un intérêt venant de toute une société. Et la loi de 1933, qui a été très peu appliquée, ne s’intéresse qu’à l’animal allemand, pas à l’animal juif ou polonais ou russe !
« Les bêtes s’inscrivent dans une seconde histoire, celle des Autres », avez-vous écrit dans Le Point de vue animal : est-ce une manière d’écrire l’Histoire « par le bas », celle des dominés, de la même manière que l’on explore l’histoire des femmes et des colonisés ?
Oui. Cela ne veut pas dire que la promotion des uns (la femme, le colonisé, l’animal…) doit passer par la négation ou le rabaissement des autres (l’Occidental, l’homme…). Ce serait encore penser en terme de hiérarchie et vouloir simplement renverser le classement.
Toutes les photographies d’Éric Baratay sont d’Alexander Roth-Grisard, pour Ballast.
La photographie de couverture — un âne et deux soldats allemands — date de 1917 (DR).
REBONDS
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