Entretien inédit pour Ballast
On peut distinguer deux versants dans vos livres. D’une part, il y a le récit de révoltes menées par un peuple d’anonymes ou de méconnus (14 juillet, La Guerre des pauvres). D’autre part, le détachement criminel avec lequel les dirigeants et les industriels prennent des décisions qui mènent aux pires exactions et conflits (Conquistadors, Congo, L’Ordre du jour). Qu’est-ce qui vous guide au moment de décider de l’angle à privilégier ?
Nous en sommes désormais aux comices agricoles. Cela fait des années que nous avons quitté la séquence historique où l’émancipation dominait. Ce n’est plus l’espoir qui nous guide, c’est une menace sourde que nous éprouvons. Mais, comme souvent, la menace se présente à nous autres, petits-bourgeois, sous la forme d’une cérémonie pénible, qui dure, qui n’en finit pas : les réunions, les lettres de motivations, les élections, les visioconférences, les plateaux de télévision, bref, une longue série de comices. C’est d’ailleurs pourquoi, de plus en plus, les paroles de nos dirigeants ressemblent à des discours de notables, à ce qu’on croyait être le passé le plus lointain, le plus grotesque aussi : un mélange d’autorité et de province. Voyez plutôt les termes de leur monologue : « la confiance renaît », « la France respire », « les préjugés d’un autre âge », « un sacrifice énorme de notre jeunesse », « la défense de nos valeurs », « porter cette ambition pour tous ». Dans cette plate énumération, tout nous est familier, tout nous est étranger. On distingue assez mal ce qui est d’aujourd’hui ou d’hier, ce qui est prononcé par Macron, Stéphane Bern ou le pharmacien Homais [personnage de Madame Bovary, ndlr]. Pour tenter d’échapper à ce discours, afin de briser son harmonie factice, il faut sans cesse reprendre les deux versants de la réalité : raconter le peuple anonyme et les dirigeants, comme le malheureux balancier de la vie sociale.
On pense aussi, à la lecture de vos livres, aux basses passions des conquistadors espagnols, à la lourdeur des ministres de la IIIe République ou au flegme des industriels allemands participant à l’imposition du nazisme… Un terme vient spontanément pour qualifier ces personnages dominants qui peuplent vos récits : la médiocrité.
La littérature porte en elle un désir secret, indécent, le désir de dire ce qu’on devrait taire. La célèbre sentence de Wittgenstein [« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde », ndlr] est peut-être valable lorsque l’on trace les limites formelles du sens, même si j’en doute, mais elle ne vaut pas un kopeck en littérature. C’est justement ce dont on a du mal à parler qu’il faut écrire, comme le notait espièglement Derrida. Saint-Simon écrivait à propos du roi : « Louis XIV ne fut regretté que de ses valets » ; Zola écrivait : « Le sujet de Nana est celui-ci : Toute une société se ruant sur le cul. » Il s’agit d’écrire ce qui est tu, ce qui est dissimulé, la vie réelle des classes supérieures, de mettre à nue leur médiocrité morale, l’hypocrisie de leurs pratiques sexuelles, leur dissipation éhontée et leur politique avaricieuse.
« Ne doit-on pas enfoncer le clou, creuser inlassablement, analyser et caractériser toujours plus précisément le dispositif central du pouvoir ? »
C’est une expérience commune qui nous jette un beau jour dans le monde : on assiste alors pour la première fois à une réunion de travail, à un groupe de réflexion, à un colloque, à un diner mondain, on se trouve plongé dans un milieu professionnel, l’université, le palais de justice ou une agence immobilière, peu importe, et là, que découvre-t-on ? On y découvre les effets délétères de la hiérarchie sociale, qui n’entraîne pas toujours les plus désintéressés ni les plus finauds au sommet de son édifice. Il est même probable que la simple ascension sociale soit un facteur aggravant, qu’elle entraîne toutes sortes de troubles — que ceux que l’on désigne méchamment du nom de « parvenus » se trouvent en réalité au premier stade d’une maladie très longue, qu’on attrape au fur et à mesure de sa promotion, de son avancement, mal des montagnes, surestimation de soi, mépris pour les autres, aveuglement. Ainsi, le roi Charles Ier d’Angleterre, devant le Parlement réuni pour le juger en janvier 1649, déclarait : « The King can do no wrong. » C’est sur cette sentence qu’il prétendit, entre autres, étayer sa fragile position : « Le Roi ne peut pas se tromper. » Selon les estimations, deux cent mille personnes auraient été victimes des deux guerres civiles dont il fut largement responsable, ce qui représente alors plus de trois pour cent de la population britannique. Voici ce que couvre cette sentence, le prix de son impunité. À ce stade, l’aveuglement est à la fois un crime et, indiscutablement, une forme très incurable de bêtise.
Un critique littéraire a récemment écrit d’Une sortie honorable qu’il ne fallait pas le lire seul et que, « pour en éprouver la qualité, il faut le relier aux livres précédents ». On perçoit une élaboration méthodique poursuivie sur le temps long. Mais on peut se demander, aussi, si la poursuite d’une démarche a priori systématique ne présente pas un risque, celui de la répétition.
L’insistance de la répétition dépend de la violence du monde. Et si l’écriture est bien une affaire farouchement intime, si elle est toujours la manifestation d’une individualité dans ce qu’elle a de plus privé et peut-être de plus profond, jaillissant de l’intériorité d’un seul, elle cherche à éprouver sa vérité dans l’approbation effective de chacun. Aussi, dans un temps où le pouvoir économique ne cesse de se renforcer et sape les fondements mêmes de la vie sociale, rendant presque utopique l’égalité et superflue la liberté, qui sont pourtant nos deux plus grands principes, dans un temps où l’accumulation des richesses entre quelques mains, à l’échelle mondiale, nous place dans une dépendance sans précédent, ne doit-on pas enfoncer le clou, creuser inlassablement, analyser et caractériser toujours plus précisément le dispositif central du pouvoir ?
Il ne suffit plus de raconter un ou deux épisodes de l’histoire de la domination, de saisir quelques-uns de ses aspects les plus frappants : il faut tenter d’en comprendre l’élan ravageur, les implications multiples, pour espérer en donner un panorama, la structure. Il n’est pas facile de décrire ce qui nous surplombe, de nous affranchir un peu de l’idéologie dans laquelle nous baignons de toutes parts. Le tabou des intérêts est tenace. L’idéalisme littéraire nous flatte et nous trompe. Il ne suffit pas d’écrire des livres : on ne saurait être quitte à si bon compte. Et, après tout, ne fait-on pas que répéter ce que Jean-Jacques a déjà dit ? Cela fait bientôt trois siècles qu’il le répète, mais certains sont durs à la comprenette. Et moi aussi, de livre en livre, il me semble que j’essaie de comprendre un peu mieux, que mes idées s’éclairent, que mes convictions s’affermissent. « Les objets indifférents sont nuls à mes yeux », déclarait Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à M. le Maréchal de Luxembourg. On pourrait y ajouter que les objets qui me sont chers, au contraire, me brûlent, m’obsèdent, au point qu’il me faut sans cesse les approfondir, comme si l’écriture avait pour unique désir de déchirer la trame du livre pour enfin voir le monde, et qu’il fallait néanmoins toujours passer et repasser par-là, écrire encore un livre, avec devant soi cette déchirure espérée, et qui tarde trop à venir.
« Enfoncer le clou » pour ce qui est des thèmes, oui. Mais quant à la forme ? Depuis Conquistadors et plus encore depuis La Bataille d’Occident, vous creusez le « récit », ce qui tranche étonnamment avec vos livres précédents, tirant vers le fragment et la poésie. De ces premiers livres, que vous reste-t-il ?
Peut-être un certain élan, un penchant à ce qui est expressif. Et le fait que la littérature est avant tout adressée, que la première personne est la plus intacte, la plus partiale, que c’est bien moi qui écris, et qui écris aux autres. L’expertise, la standardisation des tâches, la taylorisation de tout, un ordre social qui exige que notre personnalité s’exprime, s’éparpille, se publie, mais dans le même temps se soumette à des procédures rigides, qui la sectionnent, la fragmentent afin de l’évaluer, de la caractériser, de définir ses aptitudes, tout cela requiert, en réaction, de la part de la littérature, un sujet qui soit plus présent, plus concret, plus intraitable. Non pas le narrateur omnipotent, ni l’auteur, cette figure majestueuse, vénérable, mais le sujet matériel, sensible, effectif, celui qui fait les courses, qui turbine et paie son loyer.
« L’intrigue, la structure, sont, au départ, sous-jacentes, elles se dégagent progressivement, affleurent, surgissent par l’écriture. »
Et si « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne », comme l’affirme Proust, cet écart tend à se réduire dans un monde où l’aura qui entourait l’écriture se dissipe. Et d’ailleurs, ne serait-il pas salutaire de réduire cet écart le plus possible ? C’est peut-être même une vocation souterraine de la littérature depuis toujours : abandonner l’artifice du narrateur, de l’auteur, cet injustifiable surplomb d’où le langage déploierait son puissant sortilège. D’ailleurs, la Recherche du temps perdu n’est-elle pas un mouvement décisif dans ce sens ? Ne faut-il pas interpréter les déclarations de Proust avec prudence, comme une manière de signifier que l’écriture est une activité à part entière, produisant un savoir qui lui est propre et qui naît dans l’élan même de l’écriture ? Car une fois que Proust a dit cela, toute son œuvre dit autre chose : l’écart entre Marcel, le personnage-narrateur, et Marcel Proust, l’auteur, n’a jamais été si mince, au point que le débat sur son roman oscille sans cesse entre mémoires et fiction, non pas comme si c’était là une condition définitive de toute subjectivité, mais une étape décisive de nos contradictions. C’est cette révélation que j’ai gardée, celle du poème, le sujet du poème, non médiatisé par l’autorité sociale, jailli dans l’écriture, comme la marque la plus fidèle de notre liberté fragile, précaire, celui que l’on a reconnu pour la première fois, peut-être, au XVe siècle, sous la plume de François Villon, et qui engage son Testament ainsi : « En l’an trentième de mon âge, que toutes mes hontes j’eu bues. »
Si la poésie vous tient encore, vous arrive-t-il néanmoins que, devant une intuition thématique qui vous séduit, vous l’étouffiez dans l’œuf au motif qu’elle ne correspondrait à aucun dessein politique ?
Je ne décide jamais d’écrire, cela vient dans un élan où ce qui domine est l’écriture elle-même, le fait de mettre un mot devant l’autre, d’avancer dans le brouillard. L’intrigue, la structure, sont, au départ, sous-jacentes, elles se dégagent progressivement, affleurent, surgissent par l’écriture, dont elles sont inséparables. Il n’y a pas d’un côté le dessein, l’idée, le plan, la conscience, et de l’autre l’exécution, l’inspiration, la poésie, l’écriture. On écrit toujours ce qu’on ignore, on s’enfonce dans l’obscurité. Lorsque je commence à écrire le premier chapitre d’Une sortie honorable, j’ignore combien la forêt, cette plantation d’hévéas taylorisée, ces arbres plantés à égal distance les uns des autres, constituent en réalité un décor effrayant ; j’ignore qu’ils font écho à Dante, à cette forêt obscure où il s’enfonce au début de La Divine comédie, à cette forêt encore allégorique où naît, en partie, la littérature européenne, entre la clarté de la raison et une grande confusion intérieure ; j’ignore qu’ils font échos à la forêt de Conrad, à celle d’Au cœur des ténèbres, plus concrète que celle de Dante, mais tout de même métaphorisée par l’auteur, élaborée, transposée par la poésie de son titre en une donnée métaphysique, la noirceur infinie du cœur humain, de l’Histoire humaine ; lorsque je commence mon livre, j’ignore que cette forêt, celle de Taylor, celle de la plantation Michelin, est en réalité la pire de toute, la plus concrète, notre forêt, celle d’un monde où toutes les tâches, les activités, se standardisent, où notre personne, elle aussi, est évaluée, mesurée, segmentée ; lorsque je décide de raconter cette visite d’un inspecteur du travail sur une plantation Michelin, en Indochine, j’ignore encore tout cela, c’est en écrivant que le dessein apparait, se développe, accouplé à l’écriture, indissociable d’elle. Écrire est une forme de conscience.
Vous êtes également cinéaste. Cette expérience a‑t-elle impliqué une redéfinition de votre travail littéraire ?
Mes premiers livres étaient saturés d’images, d’impressions, ils jouaient sur l’ambiguïté, l’opacité. La narration, elle, oblige à trancher. Si l’on veut raconter le monde tel qu’il est, décrire, il faut décider, prendre parti. Avec Mateo Falcone, le film que j’ai réalisé, j’ai le sentiment de m’être précipité délibérément dans l’image, dans le son, dans leur vibration foisonnante. Cela a libéré autre chose, une possibilité, le récit.
Au fur et à mesure de vos parutions, le propos s’est comme densifié et les livres sont devenus moins épais. Que dit cette forme brève ? Doit-on y lire, consciemment ou non, une manière de ferrailler avec notre époque qui supporte mal la longue durée, de lui prendre ses armes ?
Vous avez raison, dans le contexte qui est le nôtre, il se peut que l’écriture brève soit le contraire d’une écriture pour happy few, le contraire d’une écriture éthérée, platonique. En un temps où la liberté recule lentement, où, au nom de la sécurité et de l’efficacité, les nouvelles lois sont toujours un peu moins démocratiques que les précédentes, la brièveté, associée à une sorte de clarté, est une façon de faire comme si l’on écrivait tout à fait librement, comme si l’essentiel de la presse n’était pas aux mains de dix oligarques, comme si l’essentiel de l’édition n’était pas divisé en quelques fiefs. Dans un monde où la contrainte adopte une forme impure, biaisée, où la liberté est une règle indiscutable et cependant sans cesse davantage encadrée, on ne pourrait plus écrire comme Stendhal, avec la même ironie poignante : « Cet ouvrage-ci est fait bonnement et simplement, sans chercher aucunement les allusions, et même en cherchant à en éviter quelques-unes. » Désormais, dans un monde, le nôtre, où l’on peut en principe écrire ce que l’on veut, mais sous fond de concentration inédite des moyens de communication, la forme brève est sans doute une façon de ne pas éviter quelques allusions.
Cette omniprésence du pouvoir, vous la racontez à travers des épisodes qui sont en rapport étroit avec l’actualité, sur le registre de la hantise ou de l’écho. Est-ce cette collision entre l’actuel et l’inactuel qui déclenche votre envie d’écrire sur tel ou tel sujet ?
«
Qui construit nos maisons ? qui livre nos paquets ? qui vide nos poubelles ?Il faudrait parvenir à la formuler, à donner enfin corps à la vérité, à trouver quelques mots qui ne soient pas trop décevants. »
En ouvrant au hasard Working de Studs Terkel, je tombe sur le tout premier entretien, un ouvrier parle : « C’est difficile d’être fier d’un pont qu’on ne traversera jamais, d’une porte qu’on n’ouvrira jamais ». Et, un peu plus loin : « Les pyramides, il y a quelqu’un qui les a bâties. » Cet entretien date de 1972, et il rappelle aussitôt ce qu’écrivait Brecht en 1949 : « Qui a bâti les sept tours de Thèbes ? » Studs Terkel met justement cette phrase de Brecht en exergue de son livre. Cette question est à la fois naïve et littéraire, violente et poétique. En elle, le passé et le présent se touchent, puisque, sur son modèle, on pourrait aussi bien se demander : « Qui construit nos maisons ? qui livre nos paquets ? qui vide nos poubelles ? » Une réponse semble à portée de main. Cela donne envie d’écrire. Il faudrait parvenir à la formuler, à donner enfin corps à la vérité, à trouver quelques mots qui ne soient pas trop décevants.
Vos histoires ne s’aventurent pas hors d’un matériau historique — la guerre d’Indochine en est pour le moment la borne la plus proche de nous. C’est dans vos prises de position politiques que vous le faites : votre soutien répété au militant italien Vincenzo Vecchi ou celui, plus récent, à la candidature portée par Jean-Luc Mélenchon à l’occasion des élections présidentielles et à la NUPES à l’occasion des législatives. Auriez-vous l’impression, à raconter notre époque, de passer au journalisme ?
C’est au moment où la presse à grand tirage apparaît que Mallarmé distingue la littérature de ce qu’il nomme « l’universel reportage ». Il me semble que d’Émile Zola à Mauriac, en passant par Colette, Hemingway, Vallès, Duras ou Kapuściński, l’universel reportage s’est plutôt bien défendu contre cette anticipation dédaigneuse. Reste qu’il ne suffit pas de décréter que l’on va écrire sur le présent pour y parvenir. Des conditions sont nécessaires. Le très beau livre d’Agee, Louons maintenant les grands hommes, est possible en 1936 parce que les petits métayers du sud des États-Unis dont il décrit la vie n’ont pas les moyens personnels de lutter, d’écrire, de faire connaître leur situation, de faire valoir leurs droits : ils se trouvent dans une situation désespérée que l’on devine aussitôt en regardant les photographies de Walker Evans sur lesquelles s’ouvre le livre. Le journalisme est alors le moyen littéraire, l’expédient permettant de capter la réalité sociale. Il est le petit miroir qu’Agee promène au bord de la route. Ici, nulle distinction fondamentale entre la littérature, la fiction et le reportage. Les Raisins de la colère sont dédiés au directeur d’un centre d’accueil qui fut une mine de renseignements pour Steinbeck et qui sert de modèle au héros de son livre. On peut dire, au sens fort, que les héros de Steinbeck sont les petits métayers d’Agee. Aujourd’hui, on ne peut plus écrire sur les autres avec innocence, en toute impunité. Même les digressions délicates, infinies, même les quantités astronomiques de culpabilité de James Agee, même la réprobation incessante de sa situation d’écrivain dans son propre livre, et ce jusque dans sa prose, dont cette réprobation est peut-être l’élément essentiel, le cœur, le style lui-même, même cette réprobation intrinsèque à son livre ne suffit plus à ce qu’on puisse, malgré tous les scrupules et les ménagements, se pencher sur la vie des autres, la décrire, l’exposer à leur place.
On le voit bien d’ailleurs, ce sont toujours les mêmes qu’on expose : les puissants, eux, sont à l’abri derrière leurs portails électriques, derrière les protections qu’offre le droit. À vouloir écrire sur le présent, sur la vie sociale contemporaine, on court le risque de toujours écrire sur les mêmes, les clopinards, les miséreux. Ils deviennent des objets d’étude, des sujets littéraires. Or la misère a une origine, des causes. Dans Germinal, il n’y a pas que Lantier et La Maheude, il y a le directeur de la Compagnie, sa femme, grande bourgeoise méprisante, leur neveu, ingénieur ambitieux, et un actionnaire. Zola tente de raconter le monde social avec amplitude, il cherche à dresser un panoramique, à entrelacer le haut et le bas, les décideurs et ceux qui triment. Et si cela est possible pour le grand roman du XIXe siècle, c’est parce que la situation des écrivains le permet, parce que Zola peut enquêter, justement, étudier, interroger les mineurs, mais aussi des ingénieurs, des propriétaires de mines, des actionnaires. Le monde social lui est ouvert. Émile Zola est autorisé à visiter les Établissements de la Compagnie des mines d’Anzin, il interroge, il mène des entretiens, il note, il décrit. Mais de nos jours, nous ne pouvons plus visiter les grandes entreprises avec la même liberté, nous ne pouvons plus interroger les cadres, mener des entretiens avec leurs hauts dignitaires, une nouvelle forme de concentration des richesses et du pouvoir a rendu les dirigeants inaccessibles. Il faut donc procéder autrement, se tourner vers le passé, fouiller les archives, qui, elles, existent, et où se trouvent les mêmes inégalités sous une forme, après tout, pas bien différentes. Zola déclarait : « Je fais le travail d’un commissaire de police qui veut, sur un léger indice, découvrir les auteurs d’un crime mystérieux. » Au départ de l’écriture de Germinal, il y a cette question : « La lutte du capital et du travail… la question la plus importante du XIXe siècle. » En un temps où quelques demeurés libertariens sont en train de s’approprier la planète et les orbites qui sont autour, cette question n’est-elle pas toujours la nôtre ?
Votre soutien à une formation partidaire doit-il être considéré comme le prolongement concret de votre geste d’écriture, ou comme un geste annexe, parallèle ?
Il n’y a pas d’écriture neutre. On croyait ainsi le premier Céline vierge des crimes du second : la publication de Guerre démontre le contraire. Lorsque, dans Guerre, Céline parle d’un « brigadier bicot », lorsque toute la narration se résume à peu près à des femmes avides de masturber les gueules cassées et excitées de se faire castagner par des proxénètes, lorsqu’on nous affirme gentiment que ce livre est une clé, qu’il nous permet de mieux saisir le traumatisme subi, la blessure à la tête, lorsqu’on nous vend une étape, un brouillon, où la vigueur du racisme, du sexisme et la haine affleurent à chaque page, on peut se dire que ce document permet de saisir à quel point la fiction, celle du Voyage, a surtout pour fonction de masquer la haine, de dissimuler le racisme derrière la narration, de cacher le fanatisme dans la langue, où le bicot devient le Bikominbo, où les miséreux ont « une passivité d’ahuris », où Céline peut tranquillement écrire « la nègrerie pue sa misère ».
Vous avez dit ailleurs être soucieux de la sonorité de vos phrases. Vous êtes traduit en quarante langues. Comment appréhendez-vous cette expérience ? Car là, le son implose ! L’écrivain ne serait-il que l’écrivain de sa propre langue ?
« À vouloir écrire sur le présent, sur la vie sociale contemporaine, on court le risque de toujours écrire sur les mêmes, les clopinards, les miséreux. Ils deviennent des objets d’étude. »
Être soucieux de leur sonorité ne signifie pas qu’une autre sonorité ne puisse faire l’affaire. Prenez l’amorce de Moby Dick, « Call me Ishmael », c’est net, direct, sans fioriture. Et pourtant le même début traduit par Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono, « Je m’appelle Ishmaël. Mettons », est également raide, subtil, adressé. C’est au fond ce qui compte ici, l’adresse, aussi bien dans l’élan de la chaîne signifiante que dans l’impression sonore, plus ineffable, qui s’en dégage. « Mettons » est une façon de dénoncer simplement la fiction, d’accomplir un petit sacrilège, et de l’accomplir à deux, à plusieurs. Sa note mate, sourde, l’ordinaire de l’expression, sont une transposition prodigieuse. Sur ce point, je suis protestant. Il faut traduire. Il y a de l’intraduisible, on insiste toujours là-dessus, mais ce qui m’étonne, m’interroge, c’est plutôt le fait que lorsque Paul Claudel traduit les Psaumes, je reconnaisse à la fois les Psaumes et Claudel, que même je comprenne mieux les Psaumes en lisant la traduction de Paul Claudel, que sa traduction me semble à la fois plus fidèle et pourtant si claudelienne que cela permet de poser la question de l’écriture à nouveaux frais : qui traduit, qui écrit ? qu’est-ce qu’écrire, si les Psaumes traduits par Claudel sont la meilleure traduction que j’en connaisse, et si ces Psaumes traduits ressemblent à s’y méprendre à des poèmes de Paul Claudel ?
Ce n’est pas seulement qu’il se transmette quelque chose à travers les langues, c’est que la traduction fut à la naissance de l’Homme moderne, de notre subjectivité réaliste, rationnelle, une subjectivité qui oscille entre une fidélité au texte originel et une interprétation de ce texte, car il n’y a pas de pensée sans fidélité à ce qu’on décrit, à ce qu’on analyse, et pas de fidélité sans interprétation. On peut dire que le protestantisme, de ce point de vue, a ouvert un espace de pensée, un espace sensible, où nous sommes encore pris. Nous traduisons. Zola traduit les douleurs des mineurs, leurs luttes, Virginia Woolf traduit la situation des femmes dans une société inégalitaire, Duras traduit, et, traduisant les Psaumes, Claudel écrit. Depuis que la littérature s’est inscrite dans un rapport à l’universel, depuis qu’elle cherche à décrire la Comédie humaine tout en écrivant dans sa propre langue, chacun écrit potentiellement dans toutes. C’est d’ailleurs l’expérience la plus commune. Je lis toutes les langues dans la mienne.
Illustration de bannière : Georges Braque
Photographie de vignette : Jean-Luc Bertini
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