Éric Vuillard : « Creuser inlassablement le dispositif central du pouvoir »


Entretien inédit pour Ballast
L’œuvre d’Éric Vuillard compte onze livres, publiés en un peu plus de vingt ans. Deux films, aus­si. Si ses pre­miers textes étaient « satu­rés d’images« , comme il nous le dit, ce sont par les sui­vants qu’on le connaît mieux : des ouvrages his­to­riques et poli­tiques for­mant, pièce après pièce, touche après touche, une vaste fresque. Pour l’heure, elle trouve sa source dans les prêches enflam­més de Thomas Münzer, au XVe siècle, et court jusqu’à la guerre d’Indochine, dans les années 1950. L’Histoire comme recours à l’émiettement de notre époque. On y voit — notam­ment — le grand nombre ano­nyme et les capi­taines d’industries, les foules révo­lu­tion­naires et les par­le­men­taires de l’Empire. Tandis qu’il publie, ce jour, une tri­bune sou­li­gnant l’« impor­tance sin­gu­lière » du second tour des légis­la­tives et y renou­velle son sou­tien à la NUPES, nous reve­nons avec lui sur son tra­vail d’écrivain.

On peut dis­tin­guer deux ver­sants dans vos livres. D’une part, il y a le récit de révoltes menées par un peuple d’anonymes ou de mécon­nus (14 juillet, La Guerre des pauvres). D’autre part, le déta­che­ment cri­mi­nel avec lequel les diri­geants et les indus­triels prennent des déci­sions qui mènent aux pires exac­tions et conflits (Conquistadors, Congo, L’Ordre du jour). Qu’est-ce qui vous guide au moment de déci­der de l’angle à privilégier ?

Nous en sommes désor­mais aux comices agri­coles. Cela fait des années que nous avons quit­té la séquence his­to­rique où l’émancipation domi­nait. Ce n’est plus l’espoir qui nous guide, c’est une menace sourde que nous éprou­vons. Mais, comme sou­vent, la menace se pré­sente à nous autres, petits-bour­geois, sous la forme d’une céré­mo­nie pénible, qui dure, qui n’en finit pas : les réunions, les lettres de moti­va­tions, les élec­tions, les visio­con­fé­rences, les pla­teaux de télé­vi­sion, bref, une longue série de comices. C’est d’ailleurs pour­quoi, de plus en plus, les paroles de nos diri­geants res­semblent à des dis­cours de notables, à ce qu’on croyait être le pas­sé le plus loin­tain, le plus gro­tesque aus­si : un mélange d’autorité et de pro­vince. Voyez plu­tôt les termes de leur mono­logue : « la confiance renaît », « la France res­pire », « les pré­ju­gés d’un autre âge », « un sacri­fice énorme de notre jeu­nesse », « la défense de nos valeurs », « por­ter cette ambi­tion pour tous ». Dans cette plate énu­mé­ra­tion, tout nous est fami­lier, tout nous est étran­ger. On dis­tingue assez mal ce qui est d’aujourd’hui ou d’hier, ce qui est pro­non­cé par Macron, Stéphane Bern ou le phar­ma­cien Homais [per­son­nage de Madame Bovary, ndlr]. Pour ten­ter d’échapper à ce dis­cours, afin de bri­ser son har­mo­nie fac­tice, il faut sans cesse reprendre les deux ver­sants de la réa­li­té : racon­ter le peuple ano­nyme et les diri­geants, comme le mal­heu­reux balan­cier de la vie sociale.

On pense aus­si, à la lec­ture de vos livres, aux basses pas­sions des conquis­ta­dors espa­gnols, à la lour­deur des ministres de la IIIe République ou au flegme des indus­triels alle­mands par­ti­ci­pant à l’imposition du nazisme… Un terme vient spon­ta­né­ment pour qua­li­fier ces per­son­nages domi­nants qui peuplent vos récits : la médiocrité.

La lit­té­ra­ture porte en elle un désir secret, indé­cent, le désir de dire ce qu’on devrait taire. La célèbre sen­tence de Wittgenstein [« Les limites de mon lan­gage signi­fient les limites de mon propre monde », ndlr] est peut-être valable lorsque l’on trace les limites for­melles du sens, même si j’en doute, mais elle ne vaut pas un kopeck en lit­té­ra­ture. C’est jus­te­ment ce dont on a du mal à par­ler qu’il faut écrire, comme le notait espiè­gle­ment Derrida. Saint-Simon écri­vait à pro­pos du roi : « Louis XIV ne fut regret­té que de ses valets » ; Zola écri­vait : « Le sujet de Nana est celui-ci : Toute une socié­té se ruant sur le cul. » Il s’agit d’écrire ce qui est tu, ce qui est dis­si­mu­lé, la vie réelle des classes supé­rieures, de mettre à nue leur médio­cri­té morale, l’hypocrisie de leurs pra­tiques sexuelles, leur dis­si­pa­tion éhon­tée et leur poli­tique avaricieuse.

« Ne doit-on pas enfon­cer le clou, creu­ser inlas­sa­ble­ment, ana­ly­ser et carac­té­ri­ser tou­jours plus pré­ci­sé­ment le dis­po­si­tif cen­tral du pouvoir ? »

C’est une expé­rience com­mune qui nous jette un beau jour dans le monde : on assiste alors pour la pre­mière fois à une réunion de tra­vail, à un groupe de réflexion, à un col­loque, à un diner mon­dain, on se trouve plon­gé dans un milieu pro­fes­sion­nel, l’université, le palais de jus­tice ou une agence immo­bi­lière, peu importe, et là, que découvre-t-on ? On y découvre les effets délé­tères de la hié­rar­chie sociale, qui n’entraîne pas tou­jours les plus dés­in­té­res­sés ni les plus finauds au som­met de son édi­fice. Il est même pro­bable que la simple ascen­sion sociale soit un fac­teur aggra­vant, qu’elle entraîne toutes sortes de troubles — que ceux que l’on désigne mécham­ment du nom de « par­ve­nus » se trouvent en réa­li­té au pre­mier stade d’une mala­die très longue, qu’on attrape au fur et à mesure de sa pro­mo­tion, de son avan­ce­ment, mal des mon­tagnes, sur­es­ti­ma­tion de soi, mépris pour les autres, aveu­gle­ment. Ainsi, le roi Charles Ier d’Angleterre, devant le Parlement réuni pour le juger en jan­vier 1649, décla­rait : « The King can do no wrong. » C’est sur cette sen­tence qu’il pré­ten­dit, entre autres, étayer sa fra­gile posi­tion : « Le Roi ne peut pas se trom­per. » Selon les esti­ma­tions, deux cent mille per­sonnes auraient été vic­times des deux guerres civiles dont il fut lar­ge­ment res­pon­sable, ce qui repré­sente alors plus de trois pour cent de la popu­la­tion bri­tan­nique. Voici ce que couvre cette sen­tence, le prix de son impu­ni­té. À ce stade, l’aveuglement est à la fois un crime et, indis­cu­ta­ble­ment, une forme très incu­rable de bêtise.

Un cri­tique lit­té­raire a récem­ment écrit d’Une sor­tie hono­rable qu’il ne fal­lait pas le lire seul et que, « pour en éprou­ver la qua­li­té, il faut le relier aux livres pré­cé­dents ». On per­çoit une éla­bo­ra­tion métho­dique pour­sui­vie sur le temps long. Mais on peut se deman­der, aus­si, si la pour­suite d’une démarche a prio­ri sys­té­ma­tique ne pré­sente pas un risque, celui de la répétition.

L’insistance de la répé­ti­tion dépend de la vio­lence du monde. Et si l’écriture est bien une affaire farou­che­ment intime, si elle est tou­jours la mani­fes­ta­tion d’une indi­vi­dua­li­té dans ce qu’elle a de plus pri­vé et peut-être de plus pro­fond, jaillis­sant de l’intériorité d’un seul, elle cherche à éprou­ver sa véri­té dans l’approbation effec­tive de cha­cun. Aussi, dans un temps où le pou­voir éco­no­mique ne cesse de se ren­for­cer et sape les fon­de­ments mêmes de la vie sociale, ren­dant presque uto­pique l’égalité et super­flue la liber­té, qui sont pour­tant nos deux plus grands prin­cipes, dans un temps où l’accumulation des richesses entre quelques mains, à l’échelle mon­diale, nous place dans une dépen­dance sans pré­cé­dent, ne doit-on pas enfon­cer le clou, creu­ser inlas­sa­ble­ment, ana­ly­ser et carac­té­ri­ser tou­jours plus pré­ci­sé­ment le dis­po­si­tif cen­tral du pouvoir ?

[Georges Braque]

Il ne suf­fit plus de racon­ter un ou deux épi­sodes de l’histoire de la domi­na­tion, de sai­sir quelques-uns de ses aspects les plus frap­pants : il faut ten­ter d’en com­prendre l’élan rava­geur, les impli­ca­tions mul­tiples, pour espé­rer en don­ner un pano­ra­ma, la struc­ture. Il n’est pas facile de décrire ce qui nous sur­plombe, de nous affran­chir un peu de l’idéologie dans laquelle nous bai­gnons de toutes parts. Le tabou des inté­rêts est tenace. L’idéalisme lit­té­raire nous flatte et nous trompe. Il ne suf­fit pas d’écrire des livres : on ne sau­rait être quitte à si bon compte. Et, après tout, ne fait-on pas que répé­ter ce que Jean-Jacques a déjà dit ? Cela fait bien­tôt trois siècles qu’il le répète, mais cer­tains sont durs à la com­pre­nette. Et moi aus­si, de livre en livre, il me semble que j’essaie de com­prendre un peu mieux, que mes idées s’éclairent, que mes convic­tions s’affermissent. « Les objets indif­fé­rents sont nuls à mes yeux », décla­rait Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à M. le Maréchal de Luxembourg. On pour­rait y ajou­ter que les objets qui me sont chers, au contraire, me brûlent, m’obsèdent, au point qu’il me faut sans cesse les appro­fon­dir, comme si l’écriture avait pour unique désir de déchi­rer la trame du livre pour enfin voir le monde, et qu’il fal­lait néan­moins tou­jours pas­ser et repas­ser par-là, écrire encore un livre, avec devant soi cette déchi­rure espé­rée, et qui tarde trop à venir.

« Enfoncer le clou » pour ce qui est des thèmes, oui. Mais quant à la forme ? Depuis Conquistadors et plus encore depuis La Bataille d’Occident, vous creu­sez le « récit », ce qui tranche éton­nam­ment avec vos livres pré­cé­dents, tirant vers le frag­ment et la poé­sie. De ces pre­miers livres, que vous reste-t-il ?

Peut-être un cer­tain élan, un pen­chant à ce qui est expres­sif. Et le fait que la lit­té­ra­ture est avant tout adres­sée, que la pre­mière per­sonne est la plus intacte, la plus par­tiale, que c’est bien moi qui écris, et qui écris aux autres. L’expertise, la stan­dar­di­sa­tion des tâches, la tay­lo­ri­sa­tion de tout, un ordre social qui exige que notre per­son­na­li­té s’exprime, s’éparpille, se publie, mais dans le même temps se sou­mette à des pro­cé­dures rigides, qui la sec­tionnent, la frag­mentent afin de l’évaluer, de la carac­té­ri­ser, de défi­nir ses apti­tudes, tout cela requiert, en réac­tion, de la part de la lit­té­ra­ture, un sujet qui soit plus pré­sent, plus concret, plus intrai­table. Non pas le nar­ra­teur omni­po­tent, ni l’auteur, cette figure majes­tueuse, véné­rable, mais le sujet maté­riel, sen­sible, effec­tif, celui qui fait les courses, qui tur­bine et paie son loyer.

« L’intrigue, la struc­ture, sont, au départ, sous-jacentes, elles se dégagent pro­gres­si­ve­ment, affleurent, sur­gissent par l’écriture. »

Et si « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même per­sonne« , comme l’affirme Proust, cet écart tend à se réduire dans un monde où l’aura qui entou­rait l’écriture se dis­sipe. Et d’ailleurs, ne serait-il pas salu­taire de réduire cet écart le plus pos­sible ? C’est peut-être même une voca­tion sou­ter­raine de la lit­té­ra­ture depuis tou­jours : aban­don­ner l’artifice du nar­ra­teur, de l’auteur, cet injus­ti­fiable sur­plomb d’où le lan­gage déploie­rait son puis­sant sor­ti­lège. D’ailleurs, la Recherche du temps per­du n’est-elle pas un mou­ve­ment déci­sif dans ce sens ? Ne faut-il pas inter­pré­ter les décla­ra­tions de Proust avec pru­dence, comme une manière de signi­fier que l’écriture est une acti­vi­té à part entière, pro­dui­sant un savoir qui lui est propre et qui naît dans l’élan même de l’écriture ? Car une fois que Proust a dit cela, toute son œuvre dit autre chose : l’écart entre Marcel, le per­son­nage-nar­ra­teur, et Marcel Proust, l’auteur, n’a jamais été si mince, au point que le débat sur son roman oscille sans cesse entre mémoires et fic­tion, non pas comme si c’était là une condi­tion défi­ni­tive de toute sub­jec­ti­vi­té, mais une étape déci­sive de nos contra­dic­tions. C’est cette révé­la­tion que j’ai gar­dée, celle du poème, le sujet du poème, non média­ti­sé par l’autorité sociale, jailli dans l’écriture, comme la marque la plus fidèle de notre liber­té fra­gile, pré­caire, celui que l’on a recon­nu pour la pre­mière fois, peut-être, au XVe siècle, sous la plume de François Villon, et qui engage son Testament ain­si : « En l’an tren­tième de mon âge, que toutes mes hontes j’eu bues. »

Si la poé­sie vous tient encore, vous arrive-t-il néan­moins que, devant une intui­tion thé­ma­tique qui vous séduit, vous l’étouffiez dans l’œuf au motif qu’elle ne cor­res­pon­drait à aucun des­sein politique ?

Je ne décide jamais d’écrire, cela vient dans un élan où ce qui domine est l’écriture elle-même, le fait de mettre un mot devant l’autre, d’avancer dans le brouillard. L’intrigue, la struc­ture, sont, au départ, sous-jacentes, elles se dégagent pro­gres­si­ve­ment, affleurent, sur­gissent par l’écriture, dont elles sont insé­pa­rables. Il n’y a pas d’un côté le des­sein, l’idée, le plan, la conscience, et de l’autre l’exécution, l’inspiration, la poé­sie, l’écriture. On écrit tou­jours ce qu’on ignore, on s’enfonce dans l’obscurité. Lorsque je com­mence à écrire le pre­mier cha­pitre d’Une sor­tie hono­rable, j’ignore com­bien la forêt, cette plan­ta­tion d’hévéas tay­lo­ri­sée, ces arbres plan­tés à égal dis­tance les uns des autres, consti­tuent en réa­li­té un décor effrayant ; j’ignore qu’ils font écho à Dante, à cette forêt obs­cure où il s’enfonce au début de La Divine comé­die, à cette forêt encore allé­go­rique où naît, en par­tie, la lit­té­ra­ture euro­péenne, entre la clar­té de la rai­son et une grande confu­sion inté­rieure ; j’ignore qu’ils font échos à la forêt de Conrad, à celle d’Au cœur des ténèbres, plus concrète que celle de Dante, mais tout de même méta­pho­ri­sée par l’auteur, éla­bo­rée, trans­po­sée par la poé­sie de son titre en une don­née méta­phy­sique, la noir­ceur infi­nie du cœur humain, de l’Histoire humaine ; lorsque je com­mence mon livre, j’ignore que cette forêt, celle de Taylor, celle de la plan­ta­tion Michelin, est en réa­li­té la pire de toute, la plus concrète, notre forêt, celle d’un monde où toutes les tâches, les acti­vi­tés, se stan­dar­disent, où notre per­sonne, elle aus­si, est éva­luée, mesu­rée, seg­men­tée ; lorsque je décide de racon­ter cette visite d’un ins­pec­teur du tra­vail sur une plan­ta­tion Michelin, en Indochine, j’ignore encore tout cela, c’est en écri­vant que le des­sein appa­rait, se déve­loppe, accou­plé à l’écriture, indis­so­ciable d’elle. Écrire est une forme de conscience.

[Georges Braque]

Vous êtes éga­le­ment cinéaste. Cette expé­rience a-t-elle impli­qué une redé­fi­ni­tion de votre tra­vail littéraire ?

Mes pre­miers livres étaient satu­rés d’images, d’impressions, ils jouaient sur l’ambiguïté, l’opacité. La nar­ra­tion, elle, oblige à tran­cher. Si l’on veut racon­ter le monde tel qu’il est, décrire, il faut déci­der, prendre par­ti. Avec Mateo Falcone, le film que j’ai réa­li­sé, j’ai le sen­ti­ment de m’être pré­ci­pi­té déli­bé­ré­ment dans l’image, dans le son, dans leur vibra­tion foi­son­nante. Cela a libé­ré autre chose, une pos­si­bi­li­té, le récit.

Au fur et à mesure de vos paru­tions, le pro­pos s’est comme den­si­fié et les livres sont deve­nus moins épais. Que dit cette forme brève ? Doit-on y lire, consciem­ment ou non, une manière de fer­railler avec notre époque qui sup­porte mal la longue durée, de lui prendre ses armes ?

Vous avez rai­son, dans le contexte qui est le nôtre, il se peut que l’écriture brève soit le contraire d’une écri­ture pour hap­py few, le contraire d’une écri­ture éthé­rée, pla­to­nique. En un temps où la liber­té recule len­te­ment, où, au nom de la sécu­ri­té et de l’efficacité, les nou­velles lois sont tou­jours un peu moins démo­cra­tiques que les pré­cé­dentes, la briè­ve­té, asso­ciée à une sorte de clar­té, est une façon de faire comme si l’on écri­vait tout à fait libre­ment, comme si l’essentiel de la presse n’était pas aux mains de dix oli­garques, comme si l’essentiel de l’édition n’était pas divi­sé en quelques fiefs. Dans un monde où la contrainte adopte une forme impure, biai­sée, où la liber­té est une règle indis­cu­table et cepen­dant sans cesse davan­tage enca­drée, on ne pour­rait plus écrire comme Stendhal, avec la même iro­nie poi­gnante : « Cet ouvrage-ci est fait bon­ne­ment et sim­ple­ment, sans cher­cher aucu­ne­ment les allu­sions, et même en cher­chant à en évi­ter quelques-unes. » Désormais, dans un monde, le nôtre, où l’on peut en prin­cipe écrire ce que l’on veut, mais sous fond de concen­tra­tion inédite des moyens de com­mu­ni­ca­tion, la forme brève est sans doute une façon de ne pas évi­ter quelques allu­sions.

Cette omni­pré­sence du pou­voir, vous la racon­tez à tra­vers des épi­sodes qui sont en rap­port étroit avec l’actualité, sur le registre de la han­tise ou de l’écho. Est-ce cette col­li­sion entre l’actuel et l’inactuel qui déclenche votre envie d’écrire sur tel ou tel sujet ?

« Qui construit nos mai­sons ? qui livre nos paquets ? qui vide nos pou­belles ? Il fau­drait par­ve­nir à la for­mu­ler, à don­ner enfin corps à la véri­té, à trou­ver quelques mots qui ne soient pas trop décevants. »

En ouvrant au hasard Working de Studs Terkel, je tombe sur le tout pre­mier entre­tien, un ouvrier parle : « C’est dif­fi­cile d’être fier d’un pont qu’on ne tra­ver­se­ra jamais, d’une porte qu’on n’ouvrira jamais ». Et, un peu plus loin : « Les pyra­mides, il y a quelqu’un qui les a bâties. » Cet entre­tien date de 1972, et il rap­pelle aus­si­tôt ce qu’écrivait Brecht en 1949 : « Qui a bâti les sept tours de Thèbes ? » Studs Terkel met jus­te­ment cette phrase de Brecht en exergue de son livre. Cette ques­tion est à la fois naïve et lit­té­raire, vio­lente et poé­tique. En elle, le pas­sé et le pré­sent se touchent, puisque, sur son modèle, on pour­rait aus­si bien se deman­der : « Qui construit nos mai­sons ? qui livre nos paquets ? qui vide nos pou­belles ? » Une réponse semble à por­tée de main. Cela donne envie d’écrire. Il fau­drait par­ve­nir à la for­mu­ler, à don­ner enfin corps à la véri­té, à trou­ver quelques mots qui ne soient pas trop décevants.

Vos his­toires ne s’aventurent pas hors d’un maté­riau his­to­rique — la guerre d’Indochine en est pour le moment la borne la plus proche de nous. C’est dans vos prises de posi­tion poli­tiques que vous le faites : votre sou­tien répé­té au mili­tant ita­lien Vincenzo Vecchi ou celui, plus récent, à la can­di­da­ture por­tée par Jean-Luc Mélenchon à l’occasion des élec­tions pré­si­den­tielles et à la NUPES à l’occasion des légis­la­tives. Auriez-vous l’impression, à racon­ter notre époque, de pas­ser au journalisme ?

C’est au moment où la presse à grand tirage appa­raît que Mallarmé dis­tingue la lit­té­ra­ture de ce qu’il nomme « l’universel repor­tage ». Il me semble que d’Émile Zola à Mauriac, en pas­sant par Colette, Hemingway, Vallès, Duras ou Kapuściński, l’universel repor­tage s’est plu­tôt bien défen­du contre cette anti­ci­pa­tion dédai­gneuse. Reste qu’il ne suf­fit pas de décré­ter que l’on va écrire sur le pré­sent pour y par­ve­nir. Des condi­tions sont néces­saires. Le très beau livre d’Agee, Louons main­te­nant les grands hommes, est pos­sible en 1936 parce que les petits métayers du sud des États-Unis dont il décrit la vie n’ont pas les moyens per­son­nels de lut­ter, d’écrire, de faire connaître leur situa­tion, de faire valoir leurs droits : ils se trouvent dans une situa­tion déses­pé­rée que l’on devine aus­si­tôt en regar­dant les pho­to­gra­phies de Walker Evans sur les­quelles s’ouvre le livre. Le jour­na­lisme est alors le moyen lit­té­raire, l’expédient per­met­tant de cap­ter la réa­li­té sociale. Il est le petit miroir qu’Agee pro­mène au bord de la route. Ici, nulle dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre la lit­té­ra­ture, la fic­tion et le repor­tage. Les Raisins de la colère sont dédiés au direc­teur d’un centre d’accueil qui fut une mine de ren­sei­gne­ments pour Steinbeck et qui sert de modèle au héros de son livre. On peut dire, au sens fort, que les héros de Steinbeck sont les petits métayers d’Agee. Aujourd’hui, on ne peut plus écrire sur les autres avec inno­cence, en toute impu­ni­té. Même les digres­sions déli­cates, infi­nies, même les quan­ti­tés astro­no­miques de culpa­bi­li­té de James Agee, même la répro­ba­tion inces­sante de sa situa­tion d’écrivain dans son propre livre, et ce jusque dans sa prose, dont cette répro­ba­tion est peut-être l’élément essen­tiel, le cœur, le style lui-même, même cette répro­ba­tion intrin­sèque à son livre ne suf­fit plus à ce qu’on puisse, mal­gré tous les scru­pules et les ména­ge­ments, se pen­cher sur la vie des autres, la décrire, l’exposer à leur place.

[Georges Braque]

On le voit bien d’ailleurs, ce sont tou­jours les mêmes qu’on expose : les puis­sants, eux, sont à l’abri der­rière leurs por­tails élec­triques, der­rière les pro­tec­tions qu’offre le droit. À vou­loir écrire sur le pré­sent, sur la vie sociale contem­po­raine, on court le risque de tou­jours écrire sur les mêmes, les clo­pi­nards, les misé­reux. Ils deviennent des objets d’étude, des sujets lit­té­raires. Or la misère a une ori­gine, des causes. Dans Germinal, il n’y a pas que Lantier et La Maheude, il y a le direc­teur de la Compagnie, sa femme, grande bour­geoise mépri­sante, leur neveu, ingé­nieur ambi­tieux, et un action­naire. Zola tente de racon­ter le monde social avec ampli­tude, il cherche à dres­ser un pano­ra­mique, à entre­la­cer le haut et le bas, les déci­deurs et ceux qui triment. Et si cela est pos­sible pour le grand roman du XIXe siècle, c’est parce que la situa­tion des écri­vains le per­met, parce que Zola peut enquê­ter, jus­te­ment, étu­dier, inter­ro­ger les mineurs, mais aus­si des ingé­nieurs, des pro­prié­taires de mines, des action­naires. Le monde social lui est ouvert. Émile Zola est auto­ri­sé à visi­ter les Établissements de la Compagnie des mines d’Anzin, il inter­roge, il mène des entre­tiens, il note, il décrit. Mais de nos jours, nous ne pou­vons plus visi­ter les grandes entre­prises avec la même liber­té, nous ne pou­vons plus inter­ro­ger les cadres, mener des entre­tiens avec leurs hauts digni­taires, une nou­velle forme de concen­tra­tion des richesses et du pou­voir a ren­du les diri­geants inac­ces­sibles. Il faut donc pro­cé­der autre­ment, se tour­ner vers le pas­sé, fouiller les archives, qui, elles, existent, et où se trouvent les mêmes inéga­li­tés sous une forme, après tout, pas bien dif­fé­rentes. Zola décla­rait : « Je fais le tra­vail d’un com­mis­saire de police qui veut, sur un léger indice, décou­vrir les auteurs d’un crime mys­té­rieux. » Au départ de l’écriture de Germinal, il y a cette ques­tion : « La lutte du capi­tal et du tra­vail… la ques­tion la plus impor­tante du XIXe siècle. » En un temps où quelques demeu­rés liber­ta­riens sont en train de s’approprier la pla­nète et les orbites qui sont autour, cette ques­tion n’est-elle pas tou­jours la nôtre ?

Votre sou­tien à une for­ma­tion par­ti­daire doit-il être consi­dé­ré comme le pro­lon­ge­ment concret de votre geste d’écriture, ou comme un geste annexe, parallèle ?

Il n’y a pas d’écriture neutre. On croyait ain­si le pre­mier Céline vierge des crimes du second : la publi­ca­tion de Guerre démontre le contraire. Lorsque, dans Guerre, Céline parle d’un « bri­ga­dier bicot », lorsque toute la nar­ra­tion se résume à peu près à des femmes avides de mas­tur­ber les gueules cas­sées et exci­tées de se faire cas­ta­gner par des proxé­nètes, lorsqu’on nous affirme gen­ti­ment que ce livre est une clé, qu’il nous per­met de mieux sai­sir le trau­ma­tisme subi, la bles­sure à la tête, lorsqu’on nous vend une étape, un brouillon, où la vigueur du racisme, du sexisme et la haine affleurent à chaque page, on peut se dire que ce docu­ment per­met de sai­sir à quel point la fic­tion, celle du Voyage, a sur­tout pour fonc­tion de mas­quer la haine, de dis­si­mu­ler le racisme der­rière la nar­ra­tion, de cacher le fana­tisme dans la langue, où le bicot devient le Bikominbo, où les misé­reux ont « une pas­si­vi­té d’ahuris », où Céline peut tran­quille­ment écrire « la nègre­rie pue sa misère ».

Vous avez dit ailleurs être sou­cieux de la sono­ri­té de vos phrases. Vous êtes tra­duit en qua­rante langues. Comment appré­hen­dez-vous cette expé­rience ? Car là, le son implose ! L’écrivain ne serait-il que l’écrivain de sa propre langue ?

« À vou­loir écrire sur le pré­sent, sur la vie sociale contem­po­raine, on court le risque de tou­jours écrire sur les mêmes, les clo­pi­nards, les misé­reux. Ils deviennent des objets d’étude. »

Être sou­cieux de leur sono­ri­té ne signi­fie pas qu’une autre sono­ri­té ne puisse faire l’affaire. Prenez l’amorce de Moby Dick, « Call me Ishmael », c’est net, direct, sans fio­ri­ture. Et pour­tant le même début tra­duit par Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono, « Je m’appelle Ishmaël. Mettons », est éga­le­ment raide, sub­til, adres­sé. C’est au fond ce qui compte ici, l’adresse, aus­si bien dans l’élan de la chaîne signi­fiante que dans l’impression sonore, plus inef­fable, qui s’en dégage. « Mettons » est une façon de dénon­cer sim­ple­ment la fic­tion, d’accomplir un petit sacri­lège, et de l’accomplir à deux, à plu­sieurs. Sa note mate, sourde, l’ordinaire de l’expression, sont une trans­po­si­tion pro­di­gieuse. Sur ce point, je suis pro­tes­tant. Il faut tra­duire. Il y a de l’intraduisible, on insiste tou­jours là-des­sus, mais ce qui m’étonne, m’interroge, c’est plu­tôt le fait que lorsque Paul Claudel tra­duit les Psaumes, je recon­naisse à la fois les Psaumes et Claudel, que même je com­prenne mieux les Psaumes en lisant la tra­duc­tion de Paul Claudel, que sa tra­duc­tion me semble à la fois plus fidèle et pour­tant si clau­de­lienne que cela per­met de poser la ques­tion de l’écriture à nou­veaux frais : qui tra­duit, qui écrit ? qu’est-ce qu’écrire, si les Psaumes tra­duits par Claudel sont la meilleure tra­duc­tion que j’en connaisse, et si ces Psaumes tra­duits res­semblent à s’y méprendre à des poèmes de Paul Claudel ?

Ce n’est pas seule­ment qu’il se trans­mette quelque chose à tra­vers les langues, c’est que la tra­duc­tion fut à la nais­sance de l’Homme moderne, de notre sub­jec­ti­vi­té réa­liste, ration­nelle, une sub­jec­ti­vi­té qui oscille entre une fidé­li­té au texte ori­gi­nel et une inter­pré­ta­tion de ce texte, car il n’y a pas de pen­sée sans fidé­li­té à ce qu’on décrit, à ce qu’on ana­lyse, et pas de fidé­li­té sans inter­pré­ta­tion. On peut dire que le pro­tes­tan­tisme, de ce point de vue, a ouvert un espace de pen­sée, un espace sen­sible, où nous sommes encore pris. Nous tra­dui­sons. Zola tra­duit les dou­leurs des mineurs, leurs luttes, Virginia Woolf tra­duit la situa­tion des femmes dans une socié­té inéga­li­taire, Duras tra­duit, et, tra­dui­sant les Psaumes, Claudel écrit. Depuis que la lit­té­ra­ture s’est ins­crite dans un rap­port à l’universel, depuis qu’elle cherche à décrire la Comédie humaine tout en écri­vant dans sa propre langue, cha­cun écrit poten­tiel­le­ment dans toutes. C’est d’ailleurs l’expérience la plus com­mune. Je lis toutes les langues dans la mienne.


Illustration de ban­nière : Georges Braque
Photographie de vignette : Jean-Luc Bertini


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