Ernest Cœurderoy : souvenirs d’un proscrit


Article paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (octobre 2020)

« Quand vien­dront les Cosaques, les beaux Slaves exempts de pré­ju­gés, ils liront mes livres et les feront lire à leurs enfants, et diront : Cet homme voyait clair ! » Lorsqu’il publie ces mots, tirés de Hurrah ! Ou la révo­lu­tion par les Cosaques, Ernest Cœurderoy a 29 ans. Sa vie, dont l’au­teur du pré­sent texte écrit qu’elle « ne nous est connue qu’à tra­vers une série d’ins­tan­ta­nés », est déjà pleine d’une révo­lu­tion répri­mée et de plu­sieurs années pas­sées en exil. Proscrit dès 1848, alors qu’il est encore étu­diant en méde­cine, Cœurderoy le res­te­ra jus­qu’à ses der­niers jours, refu­sant l’am­nis­tie offerte par Napoléon III aux qua­rante-hui­tards de son espèce. Est-ce parce qu’il y voyait trop clair qu’il choi­sit d’ar­rê­ter de voir ? À 37 ans, il décide de se tuer, lais­sant der­rière lui un long poème en prose, Jours d’exil, qui, à défaut sans doute de pou­voir être lu à l’est de l’Europe faut de tra­duc­tion, mérite tou­jours de l’être ici. Tristan Bonnier s’en est sai­si pour signer le por­trait d’un pré­cur­seur de l’a­nar­chisme. 


En ce début de l’année 1848, les pauvres de la pro­vince s’entassent dans les quar­tiers de la capi­tale. Paris déborde d’un mil­lion d’habitants et les pro­grès de l’industrie ont noir­ci ses rues de char­bon. Des uto­pistes avaient vou­lu ima­gi­ner la ville idéale, mais la « capi­tale du XIXe siècle » fait désor­mais l’effet d’un gigan­tesque lupa­nar, en proie aux krachs bour­siers et aux épi­dé­mies de cho­lé­ra. D’un côté, les bour­geois défendent le droit de pro­prié­té, de l’autre les pro­lé­taires réclament l’égalité des condi­tions. Les pre­miers craignent un sou­lè­ve­ment des seconds, ces « bar­bares de l’intérieur » qui ravivent la mémoire des canuts de la Croix-Rousse. Quand sur­vient le Printemps des peuples, les craintes s’avèrent fon­dées : une révolte éclate à Palerme en jan­vier 1848, le roi de Naples prend la fuite ; tout un réseau urbain s’embrase, Paris se sou­lève douze jours après ; le mois sui­vant, émeutes à Budapest, Prague, Vienne ; le chan­ce­lier Metternich et le pape Pie IX fuient à leur tour. Euphorie géné­rale. Hélas, les grands espoirs se soldent par les tra­giques « jour­nées de Juin ». La fra­ter­ni­té tourne au fra­tri­cide : du 23 au 26, l’armée fran­çaise mas­sacre les ouvriers du fau­bourg Saint-Antoine et du clos Saint-Lazare. Juin 48, comme le chante l’ouvrier-poète Joseph Déjacque, c’est la « Saint-Barthélemy du Prolétariat ».

De cet évé­ne­ment date la crainte du « Spectre rouge1 ». Devant l’antagonisme des idées et des inté­rêts, toute une bande de réfor­ma­teurs s’agite depuis plu­sieurs décen­nies pour pro­mou­voir le socia­lisme. Surnommés les « par­ta­geux » par leurs adver­saires, ces réfor­ma­teurs ont pres­sen­ti, entre 1815 et 1848, la faillite de l’Église et de l’État en matière d’inégalités et de divi­sion du tra­vail. Ils veulent l’expropriation des indi­vi­dus au pro­fit de la col­lec­ti­vi­té. Ainsi Buonarroti divulgue, dans les années 1830, la doc­trine de Babeuf prô­nant la « sacro-sainte éga­li­té », rêvant que tout le monde se fasse labou­reur ; Fourier rem­place l’égalité entre citoyens par le sys­tème du « pha­lan­stère », libre asso­cia­tion de pro­duc­teurs ; Leroux s’attèle aux huit volumes d’une ency­clo­pé­die tan­dis qu’Enfantin se pro­clame chef de file des « indus­triels » ; Cabet, plus radi­cal, veut abo­lir la mon­naie et migrer outre-Atlantique avec ses apôtres du « com­mu­nisme ». Beaucoup de ten­ta­tives échouent à réa­li­ser le « para­dis ter­restre », mais le col­lec­ti­visme nour­rit l’esprit qua­rante-hui­tard. Aujourd’hui, la plu­part de ces théo­ries sont relé­guées au musée des antiques.

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« Derrière l’accusation de folie se cachent des griefs pré­cis qui visent plus géné­ra­le­ment le cou­rant anar­chiste nais­sant, dont Cœurderoy passe pour être l’un des précurseurs. »

Au cœur de cette « foire aux idées2 » se tient, plus dis­cret, le jeune Ernest Cœurderoy. Sa vie ne nous est connue qu’à tra­vers une série d’instantanés. On sait qu’il est étu­diant de méde­cine à l’Hôtel-Dieu lorsque s’érigent les bar­ri­cades de 1848. L’obsession du sang — celui des dis­sec­tions et celui des insur­gés — ne le quit­te­ra jamais. Pour avoir par­ti­ci­pé aux mani­fes­ta­tions, la Haute-Cour de Versailles le tra­duit en jus­tice l’année d’a­près ; âgé de 24 ans, il s’enfuit en Suisse, en Belgique et en Angleterre, comme tant d’autres pros­crits, semant des bro­chures sur sa route. Puis on retrouve sa trace dans la polé­mique qu’il entre­tient en 1852 avec les « Hercules du Nord » — Ledru-Rollin, Louis Blanc et autres démo­crates —, se moquant des acro­ba­ties et mésen­tentes entre par­ti­sans du futur régime, ces « ré-vo-lu-tion-naires sur­me­nés » qui se figurent que la révo­lu­tion sociale s’épuise dans la révo­lu­tion poli­tique. On ne sait pas ce qu’il devient après 1855, sinon qu’il refuse l’amnistie offerte par Napoléon III. On sait en revanche qu’à l’âge de 37 ans, il s’ouvre les veines dans un gre­nier, près de Genève.

À peine parue, son œuvre est vouée à une pos­té­ri­té incer­taine. Des juge­ments comme ceux d’Alexandre Zévaès, l’avocat de l’assassin de Jaurès, sont mon­naie cou­rante, qui déclare dans les années 1920 que « sauf sur un minus­cule groupe de déses­pé­rés, les véhé­mences de Cœurderoy […] demeurent sans action3 ». Et de fait, son tes­ta­ment phi­lo­so­phique, Jours d’exil — poème en prose de près de mille pages, paru à compte d’auteur en 1855 — n’a été réédi­té que deux fois4. Fait signi­fi­ca­tif : lorsque, de nos jours, l’universitaire Dolf Oehler écrit un essai d’« esthé­tique anti­bour­geoise » sur le trau­ma de Juin 1848, il ne consacre que trois pages à Cœurderoy, esti­mant que « c’est la haine qui fait cou­rir sa plume5 ». Cet écri­vain pro­fère, certes, sa haine de la bour­geoi­sie et s’identifie à tous les « parias », qu’ils soient de l’asile ou de l’usine ; est-ce un indice de l’injustice du monde ? Non, décrète Oehler : de sa patho­lo­gie. Le com­men­ta­teur relève chez lui « des traits de para­noïa et de méga­lo­ma­nie », recon­dui­sant là encore un juge­ment plus ancien, celui de ses contem­po­rains qui le tenaient pour fou. Le diag­nos­tic psy­chia­trique est donc entériné.

[Wifredo Lam]

Mais der­rière l’accusation de folie se cachent des griefs pré­cis qui visent plus géné­ra­le­ment le cou­rant anar­chiste nais­sant, dont Cœurderoy passe pour être l’un des pré­cur­seurs : on réduit sa pen­sée à un sys­tème de valeurs aso­ciales, à une sen­si­bi­li­té pes­si­miste et à une pure rêve­rie uto­pique. Mais il ne craint pas pour sa répu­ta­tion et toute son œuvre consiste en une vio­lente sur­en­chère sur ce pro­nos­tic. À com­men­cer par celui qui le frappe per­son­nel­le­ment : « Et quand je serais fou !… De bon compte, n’y aurait-il pas de quoi le deve­nir quand on observe votre ignoble socié­té tour­billon­nant sur l’abîme des déca­dences ? » — ceux qui le croient fou, écrit-il ailleurs, en avaient dit de même de Feuerbach et de Proudhon. C’est que l’idéal socia­liste ne sau­rait se réa­li­ser sans un élan de néga­ti­vi­té et d’autodestruction.

Le pam­phlet Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques (1854) en est l’expression la plus frap­pante. Puisant dans l’imaginaire social du roman­tisme, il reprend à son compte la figure du Cosaque, ce pay­san des steppes de Russie enrô­lé dans l’ar­mée du Tsar, autre­fois fan­tas­mé en enva­his­seur venu d’Orient et dont le nom pro­ver­bial signi­fiait, chez les ruraux, le signal d’alerte pour se sau­ver avec ses meubles et ses vaches6. Cœurderoy y place au contraire un espoir, celui du sac­cage de l’Occident-cadavre, dont les artères exsangues attendent un sang neuf « prêt à être trans­fu­sé pour l’avènement d’un monde nou­veau ». À l’économiste libé­ral Adolphe Blanqui déplo­rant que les « inva­sions bar­bares » aient condam­né l’Empire romain à la « déca­dence uni­ver­selle7 », il rétorque : c’était la mort de l’aristocratie, le peuple n’avait rien à redou­ter. Et d’ajouter, par bra­vade : que les Cosaques, nou­veaux bar­bares, viennent tout raser ! Le ton est iro­nique. La thèse, elle, est très sérieuse : ces deux puis­sances que sont le tsa­risme et le mono­pole – nous dirions aujourd’hui l’autoritarisme et le capi­ta­lisme — doivent s’égorger l’une l’autre et dis­pa­raître devant le socia­lisme. Or, le Cosaque est mora­le­ment supé­rieur au bour­geois ; « l’homme qui reçoit le knout n’est atteint qu’à la sur­face de son corps ; celui qui se pros­ti­tue au tra­fic est macu­lé dans les pro­fon­deurs de son âme ».

« Il n’a nulle nos­tal­gie de la Faculté de méde­cine — ses anciens cama­rades n’étaient qu’un ramas­sis de petits ambi­tieux et de pédants. »

À la suite de cet écrit cor­ro­sif, Cœurderoy comp­tait écrire Les Braconniers, jouant sur une autre figure de la mar­gi­na­li­té ins­pi­rée des Brigands de Schiller, plus posi­tive que celle du Cosaque — après la vision de la mort, celle de la liber­té, en somme. Mais faute d’un second opus, il faut s’en tenir aux Jours d’exil — après la vision de la mort, le « tra­vail de deuil8 ». Le poète, au cours de la fuite à laquelle on l’a condam­né, tire les leçons de son expé­rience qua­rante-hui­tarde et se confronte à ce que le XIXe siècle a appe­lé la « ques­tion sociale9 ». Il reproche aux démo­crates de ne pas se méfier assez du pou­voir ; eux qui pré­tendent conti­nuer la « tra­di­tion de 1793 », c’est-à-dire fon­der un socia­lisme d’État, pro­clament la néces­si­té d’imposer la Révolution par le haut. Or le socia­lisme, comme l’écrit Proudhon, doit être « une pro­tes­ta­tion contre le pou­voir » en même temps qu’« une pro­tes­ta­tion contre le capi­tal10 ». Cœurderoy, qui a col­la­bo­ré au jour­nal La Voix du Peuple fon­dé par Proudhon, place cette double pro­tes­ta­tion au cœur de ses Jours d’exil.

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Le début du poème est empreint de rési­gna­tion. Cœurderoy s’y montre par trop sus­cep­tible et farouche ; le voyage vers Genève et le Valais met ses nerfs à rude épreuve. La Civilisation, c’est-à-dire le « règne du ban­quier », a péné­tré jusque dans les gorges des Alpes. Tout devient « uni­forme et triste comme le ciel d’Angleterre ». Il a quit­té Paris comme un pro­phète aurait lais­sé Ninive à sa der­nière orgie ; la capi­tale n’est plus qu’une four­mi­lière bruyante et pol­luée, plus invi­vable encore qu’au temps où Balzac la décri­vait. Il n’a nulle nos­tal­gie de la Faculté de méde­cine — ses anciens cama­rades n’étaient qu’un ramas­sis de petits ambi­tieux et de pédants. Par contre, le sou­ve­nir des répres­sions poli­cières le hante. Au cha­pitre « Schnepp le mou­chard », il raconte la com­mis­sion dont il a fait par­tie pour l’arrestation d’un espion. Plus jamais on ne l’y repren­dra : il n’y a rien de démo­cra­tique à par­ti­ci­per à l’emprisonnement d’un indi­vi­du, fût-il un traître ; se dévouer signi­fie se faire valoir ; la per­sé­cu­tion est une flé­tris­sure où l’exécuteur se salit autant que la vic­time, confor­tant le per­sé­cu­té dans sa per­di­tion. La déla­tion se géné­ra­lise et chaque citoyen devient poli­cier. Dorénavant, il se fait une morale per­son­nelle, non par­ti­sane. Mais les obs­tacles sont nom­breux. Le pros­crit, écrit-il, res­semble à un enfant trou­vé : aban­don­né, cher­chant refuge auprès d’une âme cha­ri­table — encore que le pros­crit, lui, est consi­dé­ré par tous comme un criminel.

[Wifredo Lam]

Genève consti­tue le centre le plus impor­tant de la pros­crip­tion euro­péenne : affluence d’exilés de toutes ori­gines, expul­sés de toutes parts, par­lant des langues dif­fé­rentes et s’efforçant de se réunir dans une « com­mune croyance » — en vain ! Il décrit les jour­nées ennuyeuses pas­sées à lire les jour­naux l’après-midi et à navi­guer sur le lac le soir, les « dis­cus­sions sans fin où cha­cun vou­lait prendre part », les « rai­son­ne­ments mille fois inter­rom­pus et mille fois repris ». École du désen­chan­te­ment. L’exil, c’est d’abord un piège ten­du par la monar­chie, visant à arra­cher le rebelle à ses occu­pa­tions et à son entou­rage ; obli­ger autrui à rompre les attaches pour res­pi­rer le vide n’est qu’une autre peine de mort : « La lâche­té des gou­ver­ne­ments pré­fère ces silen­cieuses exé­cu­tions à toutes les autres, elles l’exposent à moins de répro­ba­tion et de repré­sailles. Les rois ont cal­cu­lé la mois­son de cadavres que leur pré­pa­rait l’exil, ils sèment à l’envi dans ce champ du meurtre. Ils savent com­bien suc­com­be­ront à la rigueur des cli­mats, com­bien à la nos­tal­gie, com­bien à la misère, com­bien aux sol­li­ci­ta­tions de leurs proches, et com­bien au mépris. » Mal du pays pen­dant les soi­rées d’hiver. Ici, les étu­diants s’a­ban­donnent à l’oisiveté en fré­quen­tant les cafés : au contact des tables de jeu et des orgues de Barbarie, des chopes de bière et des verres d’absinthe, ils deviennent que­rel­leurs et envieux, fri­voles et insen­sibles, gri­son­nants avant l’heure ; les cafés, autre­fois lieux de conspi­ra­tion où réson­naient les chants révo­lu­tion­naires, asphyxient les idées nou­velles. On y confond l’hédonisme et l’inaction.

Vaille que vaille, Cœurderoy rompt avec les légis­la­tions et les haines. Il va retrou­ver un brin d’espérance. Il se lance dans une des­crip­tion du pro­grès tech­nique et de l’atmosphère intel­lec­tuelle qu’il apporte : les che­mins de fer s’allongent et s’embranchent, modi­fiant les ter­roirs et la phy­sio­no­mie des villes, les bateaux à vapeur gros­sissent et se mul­ti­plient, trans­por­tant popu­la­tions et richesses du Nord au Midi. Il faut, dit-il, accueillir « l’universelle cir­cu­la­tion » : renou­vel­le­ment des langues, des mœurs, des inven­tions, des idées11. D’ailleurs, « l’escalade du ciel » va de pair avec les « sublimes révoltes » : le poète invoque Prométhée, le titan voleur du feu qui s’est dres­sé contre Zeus, le « Dieu tyran ». L’ennemi, comme Saint-Simon, Owen et Fourier l’ont bien vu, ce n’est pas la machine mais la concur­rence. Les machines sont des membres de géant sur un tronc de nain ; nui­sibles à tous, favo­rables à quelques-uns.

« La socié­té injuste est un ter­rain maré­ca­geux qui a pour miasmes le vol et l’assassinat. Partout, ce dilemme moral : voler ou cre­ver de faim. »

La socié­té injuste est un ter­rain maré­ca­geux qui a pour miasmes le vol et l’assassinat. Partout, ce dilemme moral : voler ou cre­ver de faim. Or, contre le sys­tème pénal de son temps, Cœurderoy choi­sit de réha­bi­li­ter des affaires cri­mi­nelles célèbres. Il prend la défense de Claude Montcharmont, un pay­san empri­son­né pour bra­con­nage et guillo­ti­né en 1851 pour s’être échap­pé et avoir tué un gen­darme dans sa fuite. Plus loin, il fait l’éloge de Marie Capelle, cette fille de colo­nel mariée à un homme violent, incul­pée pour meurtre par empoi­son­ne­ment et condam­née aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té. Et d’apostropher ses lec­teurs bour­geois : « Qui de vous, ô riches, habi­tués à bien vivre, n’agirait de même s’il se sen­tait expi­rer ? Mais que dis-je ? Vous faites tous ain­si, chaque jour, léga­le­ment — c’est-à-dire lâche­ment, hypo­cri­te­ment, sans y être contraints par un besoin der­nier ! — De votre race mau­dite il n’en est pas un qui puisse se van­ter de vivre sans dépouiller le pauvre, sans le déshé­ri­ter, le sai­gner, le détruire. »

Par moment, il épanche ses sen­ti­ments : « Ô ! s’il exis­tait une terre, un foyer où des hommes libres fussent réunis par l’attraction et reliés par la jus­tice, je sens, moi pros­crit, que je bai­se­rais cette terre avec amour et que je me réchauf­fe­rais bien à ce foyer. » Et dans un lan­gage fou­rié­riste, il se prend à l’imaginer : ses pages sur la « Patrie de l’Avenir » sont une ode à la « Fraternité » et à la « Révolution per­ma­nente ». En écho à ce qu’il avait écrit en 1852 dans son trai­té De la Révolution dans l’homme et dans la socié­té — expo­sé de l’organisme social selon le « bon­homme Fourier » —, il déve­loppe dans ces pages son intui­tion vita­liste : le corps de l’homme, le corps de la socié­té, le corps de l’humanité suivent les mêmes rouages ; quand un vais­seau s’obstrue, la tumeur, l’abcès, l’œdème se forment ; ain­si la douane enfante la contre­bande, le libre-échange amène la disette. La nature fait en sorte que le sang soit ache­mi­né vers les organes de la meilleure façon, fai­sant ser­pen­ter veines et artères, les pro­té­geant de graisse et d’anneaux ; les organes sont soli­daires. Notre socié­té fait le contraire : elle crée des frot­te­ments, des contrac­tions, des inflam­ma­tions ; son sang — de nou­veau, humeur char­gée de sym­boles — stagne, il se vicie à défaut d’être renou­ve­lé. À l’inverse, Cœurderoy croit en une infi­nie « vita­bi­li­té » : sou­ve­nirs, aspi­ra­tions et rêves prouvent la « trans­for­ma­tion per­pé­tuelle de notre être phy­sique et moral ». Le socia­lisme régé­né­re­ra la socié­té et la sau­ve­ra d’une mort cer­taine — la « Science sociale » gui­dant son scalpel.

[Wifredo Lam]

Au cours des années 1853–1855, l’écriture se fait plus fré­né­tique. Il visite l’Espagne, puis le Piémont et la Savoie ; il contemple le Mont Rigi ; bien­tôt il s’impatiente. Quand il songe trop à son uto­pie, il s’interrompt brus­que­ment : « Ce serait à me sui­ci­der, à en deve­nir fou ! » Mais il ne peut s’empêcher de noir­cir ses feuilles de toutes les idées qui lui viennent à l’esprit : le para­dis et l’enfer sont des épou­van­tails de l’autorité ; le gou­ver­ne­ment de Dieu n’existe pas plus que celui des hommes ; les théo­lo­giens n’en savent pas si long et se contentent d’aider les puis­sants à exploi­ter la terre. Néanmoins, Cœurderoy n’est pas maté­ria­liste ; il croit en l’infini. Cette intui­tion pan­théiste d’une vir­tua­li­té d’existence s’oppose à l’adage « Time is money » : il ne faut pas épar­gner son temps, ni son souffle. Alors, sous sa plume vision­naire, son chant se peuple d’allégories à com­battre : l’Oisiveté, cour­ti­sane lan­guis­sante au cou de Sirène traî­nant le flâ­neur par les che­veux sur la pous­sière des villes pour le jeter dans les caba­rets ; la Désillusion, nym­pho­mane à l’œil mort qui erre à la pour­suite des ros­si­gnols en bri­sant sur son pas­sage les branches des aman­diers ; le Spleen, vam­pire aux doigts pal­més, ram­pant sur son corps pen­dant ses angoisses noc­turnes, etc. Cœurderoy craint de som­brer dans la folie, tant il sait — un siècle avant Foucault — ce qui l’attend si cela arrive : « Ah ! mille morts plu­tôt qu’une parole de pitié mépri­sante, plu­tôt que la dic­ta­ture maté­rielle des méde­cins ou les diva­ga­tions psy­chiques des savants ! » Dans les asiles de Paris, il a vu de ses yeux pleins de larmes « le Délire, le Râle et l’Angoisse veiller au che­vet du pauvre » : le triste spec­tacle de ces infor­tu­nés tor­dus de dou­leur tourne à la farce quand viennent tour­billon­ner autour d’eux l’essaim des « guêpes saintes » qui se disent mères et sœurs, et qui com­plètent, heure par heure, l’œuvre de des­truc­tion du méde­cin. De là son anticléricalisme.

À Turin, voi­là « l’Enfer sur terre », la condi­tion des pro­lé­taires et des pros­ti­tuées au sein de ce qu’il nomme la « Civilisation du Capital », un sys­tème éco­no­mique qui a besoin d’« éter­ni­ser la peine » pour per­du­rer : « Pleurez, femmes du Piémont ! L’exploiteur vous dérobe les hommes pleins de force ; il en fait des cadavres qu’il vous rend juste à temps pour les por­ter en terre ! » Dans les ate­liers et les usines, c’est un « éter­nel assaut de Sébastopol » — silen­cieux, sans clai­ron ni fan­fare. En méde­cin qu’il est, Cœurderoy est atten­tif à la « mala­die lente » qui ronge les ouvriers, leurs muscles d’abord, puis leurs pou­mons, leur cœur et leur cer­veau — des indi­vi­dus tra­vaillant de six heures du matin à dix heures du soir pour vingt-cinq sous, logeant dans une man­sarde déla­brée et humide, se nour­ris­sant de polen­ta et de fruits pour­ris, pour mou­rir à l’hospice de la colique de plomb. Idem pour les filles de quinze ans qu’il croise sur son pas­sage : « Les filles dites de joie, qui ne sont que tris­tesse ! Les filles dites d’amour, qui ne sont que ran­cune ! Les éter­nel­le­ment sté­riles, sans cesse conviées à la fécon­di­té ! » Caresses bru­tales, insultes obs­cènes sont leur lot quo­ti­dien ; et la police ne dit rien. Leur san­té se retire d’elles avec la joie.

« Cœurderoy expire dans la soli­tude. Jeune homme sans répu­ta­tion ni res­source, son­nant le glas du pri­vi­lège et la fin des ambi­tions vénales, il se sen­tait atti­ré vers le sui­cide comme vers une délivrance. »

De page en page, Cœurderoy tente de soi­gner par l’écriture la lan­gueur qui consume son âme dans l’étroite enceinte d’un pré­sent sans éclat ; la poé­sie elle-même, par mal­heur, n’est plus que le pâle reflet des « nécro­poles modernes ». Chaque lieu visi­té est l’occasion d’une impres­sion de voyage. Madrid : les jeux san­glants de la cor­ri­da lui ins­pirent le même dégoût que la « besogne d’abattoir ». Lisbonne : la fête natio­nale lui rap­pelle le pas­sé colo­nial du Portugal et la ten­dance des nations euro­péennes à don­ner nais­sance aux « pas­teurs de peuples ». Fribourg : la péda­go­gie fana­tique des Jésuites opprime les consciences qui s’éveillent. Lausanne : les cours de dis­sec­tion le scan­da­lisent, où les étu­diants, futurs doc­teurs, pro­fanent les cadavres des pros­ti­tuées et des pro­lé­taires. Dénonciations, mais aus­si contem­pla­tions. Au bord du lac des Quatre Cantons, il médite sur les ves­tiges des Habsbourg ; au Mont-Blanc, il adresse une prière au Soleil, tel un pâtre de Chaldée. Le cha­pitre « Dans les nuages » des Jours d’exil est une médi­ta­tion sur la nature, les mers, les îles et les abîmes, la fini­tude de l’homme, le chaos et la révo­lu­tion infi­nie des atomes. Au fil de son récit, les gens lui paraissent deve­nir des spectres en cos­tume noir, parce qu’il a conscience que, tous autant qu’ils sont, ils nient en bloc son rêve de trans­for­ma­tion du monde.

Après plu­sieurs années d’exil, Cœurderoy en vient à s’interroger sur son iden­ti­té. Dans le cha­pitre « Qui suis-je ? », il récuse les titres de poète, de roman­cier, de phi­lo­sophe : contrai­re­ment à Hugo, dit-il, la gloire ne l’a pas pour­ri ; contrai­re­ment à Dumas, il ne rem­plit pas les biblio­thèques de romans popu­laires ; contrai­re­ment à Cousin, il ne forme pas de dis­ciples à la nou­velle doc­trine à la mode. Surtout, il refuse le titre d’homme poli­tique. Il n’en a ni les allures, ni la dic­tion ; il s’habille comme tout le monde, ne s’écoute pas par­ler et se contente de prê­cher le bon­heur. Modestement, il se défi­nit comme « un rêveur, un enne­mi de toute règle et de toute mesure » ; telle l’hirondelle, il court d’une pen­sée à l’autre, d’un pays à l’autre ; il saute les fron­tières, n’ayant ni mai­son à gar­der, ni impôts à payer — « exi­lé, c’est-à-dire libre ». Citoyen du monde et hors-la-loi. De là sa fameuse décla­ra­tion : « Je suis Juif », sui­vie de l’énumération : Gitano, Gipsy, Bohémien, Lazzarone, Heimatlos. Il s’identifie à eux puisque, par­tout en Europe, ils subissent une répro­ba­tion géné­rale. Quant à son nom propre — sup­plice pour un révo­lu­tion­naire —, il iro­nise : « moi qui écris ces lignes, moi socia­liste et pros­crit, ne suis-je pas affli­gé du plus aris­to­cra­tique de tous les noms d’aristocrates ? » Il y a de la luci­di­té dans cette folie.

[Wifredo Lam]

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Cœurderoy expire dans la soli­tude, en 1862. Jeune homme sans répu­ta­tion ni res­source, son­nant le glas du pri­vi­lège et la fin des ambi­tions vénales, il se sen­tait atti­ré vers le sui­cide comme vers une déli­vrance. Pourtant, sa fas­ci­na­tion pour la mort n’avait rien d’une délec­ta­tion morose ; c’était la « soif d’une immense gloire à venir », dans la pure tra­di­tion roman­tique du Christ comme sym­bole révo­lu­tion­naire12. Son sang s’écoulant hors de ses veines pré­lude au sang ver­sé de ceux qui se sont effor­cés ensuite de faire voler dans la pous­sière les cou­ronnes des pré­ten­dus sei­gneurs de la terre — le sang des Communards, des Spartakistes et des Brigades inter­na­tio­nales. Cœurderoy n’aura pas assis­té au « bap­tême socia­liste » qu’il appe­lait de ses vœux. Mais il avait vu juste lorsque, dans son dia­logue sati­rique avec le spectre du tsar Nicolas, il lan­çait : « Je ne suis rien, tu étais tout sur la terre ; tu n’es plus rien, je serai quelque chose, car mes idées se répan­dront bien­tôt par­mi les hommes. » La Suisse qui délaisse sa dépouille porte déjà en son sein les germes du mou­ve­ment anar­chiste pro­chain : les asso­cia­tions de tra­vailleurs auto­nomes fleu­rissent dans les indus­tries hor­lo­gères de la région juras­sienne et les dis­si­dents de l’AIT13 émigrent à Saint-Imier pour orga­ni­ser l’Internationale anti-auto­ri­taire. Les théo­ri­ciens — Bakounine, Guillaume et Kropotkine — achè­ve­ront de struc­tu­rer le mou­ve­ment en éta­blis­sant les plans de la socié­té liber­taire. Finalement, ce sont peut-être eux, les « frères slaves » qu’il atten­dait et qu’il peint dans sa vision cré­pus­cu­laire au cha­pitre inti­tu­lé « Pressentiments » : s’agitant der­rière les mon­tagnes de Neuchâtel, les « labou­reurs du Nord » enva­hissent le Jura… L’Europe embour­geoi­sée mérite d’être brû­lée, her­sée, détruite — labou­rée, elle l’a été sur le ter­rain des idées : « C’est du choc des opi­nions que jaillissent les lumières, et c’est du choc des peuples que jaillissent les géné­ra­tions. Allez ! vous êtes les fils aînés de l’humanité ; gagnez le monde au Socialisme. »


Illustrations de ban­nière et de vignette : Wifredo Lam


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  1. L’expression vient d’Auguste Romieu, haut fonc­tion­naire et par­ti­san de l’ordre, déplo­rant que les socia­listes aient ins­til­lé en France « la haine du bas contre le haut à tous les degrés » (Le Spectre rouge, 1851).[]
  2. Selon le titre d’une estampe du cari­ca­tu­riste Bertall repré­sen­tant les prin­ci­pales figures de la pen­sée uto­piste et socia­liste, parue en 1848.[]
  3. A. Zévaès, « Les Proscrits fran­çais en 1848 et 1851 à Londres », La Révolution de 1848 et les révo­lu­tions du XIXe siècle, t. XX, n° 102, 1924, pp. 373–375.[]
  4. En 1910, chez Stock (par Max Nettlau), puis en 2015 aux édi­tions Héros-Limite, avec, entre-temps, une antho­lo­gie éta­blie par Vaneigem, dans la fou­lée de Mai 68 : Pour la Révolution pré­cé­dé de Terrorisme ou Révolution, aux édi­tions du Champ Libre, 1972. Des anar­chistes comme Gustav Landauer l’avaient lu et par­tiel­le­ment tra­duit en alle­mand.[]
  5. D. Oehler, Le Spleen contre l’oubli, II, 1, « Digression : l’anarchisme sata­nique d’Ernest Cœurderoy », Payot, 1996, pp. 171–172. L’ouvrage a été réédi­té à La Fabrique en 2017.[]
  6. On trouve les « Cosaques » dans Byron, Hugo et Mickiewicz. Quelques décen­nies aupa­ra­vant, lors de la Bataille d’Eylau (cam­pagne contre le tsar Alexandre en février 1807), les sol­dats de Napoléon avaient com­bat­tu ces bar­bus vêtus à l’orientale, enrô­lés dans les régi­ments de cava­le­rie légère de Russie. Au témoi­gnage d’un capi­taine de la Garde impé­riale, ces vigou­reux chas­seurs avaient habi­tude, lors de la charge, de faire reten­tir dans l’air des « Hurrah ! », d’où le titre du pam­phlet de Cœurderoy.[]
  7. A. Blanqui expose cette idée dans son Histoire de l’é­co­no­mie poli­tique en Europe depuis les Anciens jus­qu’à nos jours en 5 volumes (1837–1842).[]
  8. Voir W. Asholt, « Esprit liber­taire ou ser­vi­tude volon­taire : les anar­chistes et la Révolution », Annales his­to­riques de la Révolution fran­çaise, n° 305, 1996, p. 480.[]
  9. La « ques­tion sociale » émerge suite à la cri­tique saint-simo­nienne des prin­cipes indi­vi­dua­listes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et se donne pour but « l’amélioration du sort moral, phy­sique et intel­lec­tuel de la classe la plus nom­breuse et la plus pauvre » (H. Fournel, Doctrine de Saint-Simon, 1829).[]
  10. P‑J. Proudhon, Les Confessions d’un révo­lu­tion­naire pour ser­vir à l’his­toire de la Révolution de Février, 1849.[]
  11. Cet engoue­ment pour le pro­grès tech­nique, qui peut paraître naïf, est au cœur de l’utopisme saint-simo­nien ou fou­rié­riste. Ici, l’éloge de la cir­cu­la­tion vise sur­tout à rabais­ser le dis­cours des Malthusiens et leurs solu­tions pusil­la­nimes — frei­ner la pro­créa­tion des familles pauvres. Cœurderoy voit par ailleurs dans cette nou­velle liber­té de mou­ve­ment non pas l’espoir d’un « libre-échange » éco­no­mique, mais bien la pos­si­bi­li­té d’éradiquer le chau­vi­nisme bour­geois.[]
  12. Voir le cha­pitre « Ecce Homo ! » dans les Jours d’exil. Voir aus­si F‑P. Bowman, Le Christ des bar­ri­cades, Éditions du Cerf, 2016.[]
  13. L’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, ou Première Internationale.[]

REBONDS

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Tristan Bonnier

Enseignant. Il poursuit une thèse sur le romantisme français, à la frontière entre philosophie et littérature.

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