Article paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (octobre 2020)
« Quand viendront les Cosaques, les beaux Slaves exempts de préjugés, ils liront mes livres et les feront lire à leurs enfants, et diront : Cet homme voyait clair ! » Lorsqu’il publie ces mots, tirés de Hurrah ! Ou la révolution par les Cosaques, Ernest Cœurderoy a 29 ans. Sa vie, dont l’auteur du présent texte écrit qu’elle « ne nous est connue qu’à travers une série d’instantanés », est déjà pleine d’une révolution réprimée et de plusieurs années passées en exil. Proscrit dès 1848, alors qu’il est encore étudiant en médecine, Cœurderoy le restera jusqu’à ses derniers jours, refusant l’amnistie offerte par Napoléon III aux quarante-huitards de son espèce. Est-ce parce qu’il y voyait trop clair qu’il choisit d’arrêter de voir ? À 37 ans, il décide de se tuer, laissant derrière lui un long poème en prose, Jours d’exil, qui, à défaut sans doute de pouvoir être lu à l’est de l’Europe faut de traduction, mérite toujours de l’être ici. Tristan Bonnier s’en est saisi pour signer le portrait d’un précurseur de l’anarchisme.
En ce début de l’année 1848, les pauvres de la province s’entassent dans les quartiers de la capitale. Paris déborde d’un million d’habitants et les progrès de l’industrie ont noirci ses rues de charbon. Des utopistes avaient voulu imaginer la ville idéale, mais la « capitale du XIXe siècle » fait désormais l’effet d’un gigantesque lupanar, en proie aux krachs boursiers et aux épidémies de choléra. D’un côté, les bourgeois défendent le droit de propriété, de l’autre les prolétaires réclament l’égalité des conditions. Les premiers craignent un soulèvement des seconds, ces « barbares de l’intérieur » qui ravivent la mémoire des canuts de la Croix-Rousse. Quand survient le Printemps des peuples, les craintes s’avèrent fondées : une révolte éclate à Palerme en janvier 1848, le roi de Naples prend la fuite ; tout un réseau urbain s’embrase, Paris se soulève douze jours après ; le mois suivant, émeutes à Budapest, Prague, Vienne ; le chancelier Metternich et le pape Pie IX fuient à leur tour. Euphorie générale. Hélas, les grands espoirs se soldent par les tragiques « journées de Juin ». La fraternité tourne au fratricide : du 23 au 26, l’armée française massacre les ouvriers du faubourg Saint-Antoine et du clos Saint-Lazare. Juin 48, comme le chante l’ouvrier-poète Joseph Déjacque, c’est la « Saint-Barthélemy du Prolétariat ».
De cet événement date la crainte du « Spectre rouge1 ». Devant l’antagonisme des idées et des intérêts, toute une bande de réformateurs s’agite depuis plusieurs décennies pour promouvoir le socialisme. Surnommés les « partageux » par leurs adversaires, ces réformateurs ont pressenti, entre 1815 et 1848, la faillite de l’Église et de l’État en matière d’inégalités et de division du travail. Ils veulent l’expropriation des individus au profit de la collectivité. Ainsi Buonarroti divulgue, dans les années 1830, la doctrine de Babeuf prônant la « sacro-sainte égalité », rêvant que tout le monde se fasse laboureur ; Fourier remplace l’égalité entre citoyens par le système du « phalanstère », libre association de producteurs ; Leroux s’attèle aux huit volumes d’une encyclopédie tandis qu’Enfantin se proclame chef de file des « industriels » ; Cabet, plus radical, veut abolir la monnaie et migrer outre-Atlantique avec ses apôtres du « communisme ». Beaucoup de tentatives échouent à réaliser le « paradis terrestre », mais le collectivisme nourrit l’esprit quarante-huitard. Aujourd’hui, la plupart de ces théories sont reléguées au musée des antiques.
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« Derrière l’accusation de folie se cachent des griefs précis qui visent plus généralement le courant anarchiste naissant, dont Cœurderoy passe pour être l’un des précurseurs. »
Au cœur de cette « foire aux idées2 » se tient, plus discret, le jeune Ernest Cœurderoy. Sa vie ne nous est connue qu’à travers une série d’instantanés. On sait qu’il est étudiant de médecine à l’Hôtel-Dieu lorsque s’érigent les barricades de 1848. L’obsession du sang — celui des dissections et celui des insurgés — ne le quittera jamais. Pour avoir participé aux manifestations, la Haute-Cour de Versailles le traduit en justice l’année d’après ; âgé de 24 ans, il s’enfuit en Suisse, en Belgique et en Angleterre, comme tant d’autres proscrits, semant des brochures sur sa route. Puis on retrouve sa trace dans la polémique qu’il entretient en 1852 avec les « Hercules du Nord » — Ledru-Rollin, Louis Blanc et autres démocrates —, se moquant des acrobaties et mésententes entre partisans du futur régime, ces « ré-vo-lu-tion-naires surmenés » qui se figurent que la révolution sociale s’épuise dans la révolution politique. On ne sait pas ce qu’il devient après 1855, sinon qu’il refuse l’amnistie offerte par Napoléon III. On sait en revanche qu’à l’âge de 37 ans, il s’ouvre les veines dans un grenier, près de Genève.
À peine parue, son œuvre est vouée à une postérité incertaine. Des jugements comme ceux d’Alexandre Zévaès, l’avocat de l’assassin de Jaurès, sont monnaie courante, qui déclare dans les années 1920 que « sauf sur un minuscule groupe de désespérés, les véhémences de Cœurderoy […] demeurent sans action3 ». Et de fait, son testament philosophique, Jours d’exil — poème en prose de près de mille pages, paru à compte d’auteur en 1855 — n’a été réédité que deux fois4. Fait significatif : lorsque, de nos jours, l’universitaire Dolf Oehler écrit un essai d’« esthétique antibourgeoise » sur le trauma de Juin 1848, il ne consacre que trois pages à Cœurderoy, estimant que « c’est la haine qui fait courir sa plume5 ». Cet écrivain profère, certes, sa haine de la bourgeoisie et s’identifie à tous les « parias », qu’ils soient de l’asile ou de l’usine ; est-ce un indice de l’injustice du monde ? Non, décrète Oehler : de sa pathologie. Le commentateur relève chez lui « des traits de paranoïa et de mégalomanie », reconduisant là encore un jugement plus ancien, celui de ses contemporains qui le tenaient pour fou. Le diagnostic psychiatrique est donc entériné.
Mais derrière l’accusation de folie se cachent des griefs précis qui visent plus généralement le courant anarchiste naissant, dont Cœurderoy passe pour être l’un des précurseurs : on réduit sa pensée à un système de valeurs asociales, à une sensibilité pessimiste et à une pure rêverie utopique. Mais il ne craint pas pour sa réputation et toute son œuvre consiste en une violente surenchère sur ce pronostic. À commencer par celui qui le frappe personnellement : « Et quand je serais fou !… De bon compte, n’y aurait-il pas de quoi le devenir quand on observe votre ignoble société tourbillonnant sur l’abîme des décadences ? » — ceux qui le croient fou, écrit-il ailleurs, en avaient dit de même de Feuerbach et de Proudhon. C’est que l’idéal socialiste ne saurait se réaliser sans un élan de négativité et d’autodestruction.
Le pamphlet Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques (1854) en est l’expression la plus frappante. Puisant dans l’imaginaire social du romantisme, il reprend à son compte la figure du Cosaque, ce paysan des steppes de Russie enrôlé dans l’armée du Tsar, autrefois fantasmé en envahisseur venu d’Orient et dont le nom proverbial signifiait, chez les ruraux, le signal d’alerte pour se sauver avec ses meubles et ses vaches6. Cœurderoy y place au contraire un espoir, celui du saccage de l’Occident-cadavre, dont les artères exsangues attendent un sang neuf « prêt à être transfusé pour l’avènement d’un monde nouveau ». À l’économiste libéral Adolphe Blanqui déplorant que les « invasions barbares » aient condamné l’Empire romain à la « décadence universelle7 », il rétorque : c’était la mort de l’aristocratie, le peuple n’avait rien à redouter. Et d’ajouter, par bravade : que les Cosaques, nouveaux barbares, viennent tout raser ! Le ton est ironique. La thèse, elle, est très sérieuse : ces deux puissances que sont le tsarisme et le monopole – nous dirions aujourd’hui l’autoritarisme et le capitalisme — doivent s’égorger l’une l’autre et disparaître devant le socialisme. Or, le Cosaque est moralement supérieur au bourgeois ; « l’homme qui reçoit le knout n’est atteint qu’à la surface de son corps ; celui qui se prostitue au trafic est maculé dans les profondeurs de son âme ».
« Il n’a nulle nostalgie de la Faculté de médecine — ses anciens camarades n’étaient qu’un ramassis de petits ambitieux et de pédants. »
À la suite de cet écrit corrosif, Cœurderoy comptait écrire Les Braconniers, jouant sur une autre figure de la marginalité inspirée des Brigands de Schiller, plus positive que celle du Cosaque — après la vision de la mort, celle de la liberté, en somme. Mais faute d’un second opus, il faut s’en tenir aux Jours d’exil — après la vision de la mort, le « travail de deuil8 ». Le poète, au cours de la fuite à laquelle on l’a condamné, tire les leçons de son expérience quarante-huitarde et se confronte à ce que le XIXe siècle a appelé la « question sociale9 ». Il reproche aux démocrates de ne pas se méfier assez du pouvoir ; eux qui prétendent continuer la « tradition de 1793 », c’est-à-dire fonder un socialisme d’État, proclament la nécessité d’imposer la Révolution par le haut. Or le socialisme, comme l’écrit Proudhon, doit être « une protestation contre le pouvoir » en même temps qu’« une protestation contre le capital10 ». Cœurderoy, qui a collaboré au journal La Voix du Peuple fondé par Proudhon, place cette double protestation au cœur de ses Jours d’exil.
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Le début du poème est empreint de résignation. Cœurderoy s’y montre par trop susceptible et farouche ; le voyage vers Genève et le Valais met ses nerfs à rude épreuve. La Civilisation, c’est-à-dire le « règne du banquier », a pénétré jusque dans les gorges des Alpes. Tout devient « uniforme et triste comme le ciel d’Angleterre ». Il a quitté Paris comme un prophète aurait laissé Ninive à sa dernière orgie ; la capitale n’est plus qu’une fourmilière bruyante et polluée, plus invivable encore qu’au temps où Balzac la décrivait. Il n’a nulle nostalgie de la Faculté de médecine — ses anciens camarades n’étaient qu’un ramassis de petits ambitieux et de pédants. Par contre, le souvenir des répressions policières le hante. Au chapitre « Schnepp le mouchard », il raconte la commission dont il a fait partie pour l’arrestation d’un espion. Plus jamais on ne l’y reprendra : il n’y a rien de démocratique à participer à l’emprisonnement d’un individu, fût-il un traître ; se dévouer signifie se faire valoir ; la persécution est une flétrissure où l’exécuteur se salit autant que la victime, confortant le persécuté dans sa perdition. La délation se généralise et chaque citoyen devient policier. Dorénavant, il se fait une morale personnelle, non partisane. Mais les obstacles sont nombreux. Le proscrit, écrit-il, ressemble à un enfant trouvé : abandonné, cherchant refuge auprès d’une âme charitable — encore que le proscrit, lui, est considéré par tous comme un criminel.
Genève constitue le centre le plus important de la proscription européenne : affluence d’exilés de toutes origines, expulsés de toutes parts, parlant des langues différentes et s’efforçant de se réunir dans une « commune croyance » — en vain ! Il décrit les journées ennuyeuses passées à lire les journaux l’après-midi et à naviguer sur le lac le soir, les « discussions sans fin où chacun voulait prendre part », les « raisonnements mille fois interrompus et mille fois repris ». École du désenchantement. L’exil, c’est d’abord un piège tendu par la monarchie, visant à arracher le rebelle à ses occupations et à son entourage ; obliger autrui à rompre les attaches pour respirer le vide n’est qu’une autre peine de mort : « La lâcheté des gouvernements préfère ces silencieuses exécutions à toutes les autres, elles l’exposent à moins de réprobation et de représailles. Les rois ont calculé la moisson de cadavres que leur préparait l’exil, ils sèment à l’envi dans ce champ du meurtre. Ils savent combien succomberont à la rigueur des climats, combien à la nostalgie, combien à la misère, combien aux sollicitations de leurs proches, et combien au mépris. » Mal du pays pendant les soirées d’hiver. Ici, les étudiants s’abandonnent à l’oisiveté en fréquentant les cafés : au contact des tables de jeu et des orgues de Barbarie, des chopes de bière et des verres d’absinthe, ils deviennent querelleurs et envieux, frivoles et insensibles, grisonnants avant l’heure ; les cafés, autrefois lieux de conspiration où résonnaient les chants révolutionnaires, asphyxient les idées nouvelles. On y confond l’hédonisme et l’inaction.
Vaille que vaille, Cœurderoy rompt avec les législations et les haines. Il va retrouver un brin d’espérance. Il se lance dans une description du progrès technique et de l’atmosphère intellectuelle qu’il apporte : les chemins de fer s’allongent et s’embranchent, modifiant les terroirs et la physionomie des villes, les bateaux à vapeur grossissent et se multiplient, transportant populations et richesses du Nord au Midi. Il faut, dit-il, accueillir « l’universelle circulation » : renouvellement des langues, des mœurs, des inventions, des idées11. D’ailleurs, « l’escalade du ciel » va de pair avec les « sublimes révoltes » : le poète invoque Prométhée, le titan voleur du feu qui s’est dressé contre Zeus, le « Dieu tyran ». L’ennemi, comme Saint-Simon, Owen et Fourier l’ont bien vu, ce n’est pas la machine mais la concurrence. Les machines sont des membres de géant sur un tronc de nain ; nuisibles à tous, favorables à quelques-uns.
« La société injuste est un terrain marécageux qui a pour miasmes le vol et l’assassinat. Partout, ce dilemme moral : voler ou crever de faim. »
La société injuste est un terrain marécageux qui a pour miasmes le vol et l’assassinat. Partout, ce dilemme moral : voler ou crever de faim. Or, contre le système pénal de son temps, Cœurderoy choisit de réhabiliter des affaires criminelles célèbres. Il prend la défense de Claude Montcharmont, un paysan emprisonné pour braconnage et guillotiné en 1851 pour s’être échappé et avoir tué un gendarme dans sa fuite. Plus loin, il fait l’éloge de Marie Capelle, cette fille de colonel mariée à un homme violent, inculpée pour meurtre par empoisonnement et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Et d’apostropher ses lecteurs bourgeois : « Qui de vous, ô riches, habitués à bien vivre, n’agirait de même s’il se sentait expirer ? Mais que dis-je ? Vous faites tous ainsi, chaque jour, légalement — c’est-à-dire lâchement, hypocritement, sans y être contraints par un besoin dernier ! — De votre race maudite il n’en est pas un qui puisse se vanter de vivre sans dépouiller le pauvre, sans le déshériter, le saigner, le détruire. »
Par moment, il épanche ses sentiments : « Ô ! s’il existait une terre, un foyer où des hommes libres fussent réunis par l’attraction et reliés par la justice, je sens, moi proscrit, que je baiserais cette terre avec amour et que je me réchaufferais bien à ce foyer. » Et dans un langage fouriériste, il se prend à l’imaginer : ses pages sur la « Patrie de l’Avenir » sont une ode à la « Fraternité » et à la « Révolution permanente ». En écho à ce qu’il avait écrit en 1852 dans son traité De la Révolution dans l’homme et dans la société — exposé de l’organisme social selon le « bonhomme Fourier » —, il développe dans ces pages son intuition vitaliste : le corps de l’homme, le corps de la société, le corps de l’humanité suivent les mêmes rouages ; quand un vaisseau s’obstrue, la tumeur, l’abcès, l’œdème se forment ; ainsi la douane enfante la contrebande, le libre-échange amène la disette. La nature fait en sorte que le sang soit acheminé vers les organes de la meilleure façon, faisant serpenter veines et artères, les protégeant de graisse et d’anneaux ; les organes sont solidaires. Notre société fait le contraire : elle crée des frottements, des contractions, des inflammations ; son sang — de nouveau, humeur chargée de symboles — stagne, il se vicie à défaut d’être renouvelé. À l’inverse, Cœurderoy croit en une infinie « vitabilité » : souvenirs, aspirations et rêves prouvent la « transformation perpétuelle de notre être physique et moral ». Le socialisme régénérera la société et la sauvera d’une mort certaine — la « Science sociale » guidant son scalpel.
Au cours des années 1853–1855, l’écriture se fait plus frénétique. Il visite l’Espagne, puis le Piémont et la Savoie ; il contemple le Mont Rigi ; bientôt il s’impatiente. Quand il songe trop à son utopie, il s’interrompt brusquement : « Ce serait à me suicider, à en devenir fou ! » Mais il ne peut s’empêcher de noircir ses feuilles de toutes les idées qui lui viennent à l’esprit : le paradis et l’enfer sont des épouvantails de l’autorité ; le gouvernement de Dieu n’existe pas plus que celui des hommes ; les théologiens n’en savent pas si long et se contentent d’aider les puissants à exploiter la terre. Néanmoins, Cœurderoy n’est pas matérialiste ; il croit en l’infini. Cette intuition panthéiste d’une virtualité d’existence s’oppose à l’adage « Time is money » : il ne faut pas épargner son temps, ni son souffle. Alors, sous sa plume visionnaire, son chant se peuple d’allégories à combattre : l’Oisiveté, courtisane languissante au cou de Sirène traînant le flâneur par les cheveux sur la poussière des villes pour le jeter dans les cabarets ; la Désillusion, nymphomane à l’œil mort qui erre à la poursuite des rossignols en brisant sur son passage les branches des amandiers ; le Spleen, vampire aux doigts palmés, rampant sur son corps pendant ses angoisses nocturnes, etc. Cœurderoy craint de sombrer dans la folie, tant il sait — un siècle avant Foucault — ce qui l’attend si cela arrive : « Ah ! mille morts plutôt qu’une parole de pitié méprisante, plutôt que la dictature matérielle des médecins ou les divagations psychiques des savants ! » Dans les asiles de Paris, il a vu de ses yeux pleins de larmes « le Délire, le Râle et l’Angoisse veiller au chevet du pauvre » : le triste spectacle de ces infortunés tordus de douleur tourne à la farce quand viennent tourbillonner autour d’eux l’essaim des « guêpes saintes » qui se disent mères et sœurs, et qui complètent, heure par heure, l’œuvre de destruction du médecin. De là son anticléricalisme.
À Turin, voilà « l’Enfer sur terre », la condition des prolétaires et des prostituées au sein de ce qu’il nomme la « Civilisation du Capital », un système économique qui a besoin d’« éterniser la peine » pour perdurer : « Pleurez, femmes du Piémont ! L’exploiteur vous dérobe les hommes pleins de force ; il en fait des cadavres qu’il vous rend juste à temps pour les porter en terre ! » Dans les ateliers et les usines, c’est un « éternel assaut de Sébastopol » — silencieux, sans clairon ni fanfare. En médecin qu’il est, Cœurderoy est attentif à la « maladie lente » qui ronge les ouvriers, leurs muscles d’abord, puis leurs poumons, leur cœur et leur cerveau — des individus travaillant de six heures du matin à dix heures du soir pour vingt-cinq sous, logeant dans une mansarde délabrée et humide, se nourrissant de polenta et de fruits pourris, pour mourir à l’hospice de la colique de plomb. Idem pour les filles de quinze ans qu’il croise sur son passage : « Les filles dites de joie, qui ne sont que tristesse ! Les filles dites d’amour, qui ne sont que rancune ! Les éternellement stériles, sans cesse conviées à la fécondité ! » Caresses brutales, insultes obscènes sont leur lot quotidien ; et la police ne dit rien. Leur santé se retire d’elles avec la joie.
« Cœurderoy expire dans la solitude. Jeune homme sans réputation ni ressource, sonnant le glas du privilège et la fin des ambitions vénales, il se sentait attiré vers le suicide comme vers une délivrance. »
De page en page, Cœurderoy tente de soigner par l’écriture la langueur qui consume son âme dans l’étroite enceinte d’un présent sans éclat ; la poésie elle-même, par malheur, n’est plus que le pâle reflet des « nécropoles modernes ». Chaque lieu visité est l’occasion d’une impression de voyage. Madrid : les jeux sanglants de la corrida lui inspirent le même dégoût que la « besogne d’abattoir ». Lisbonne : la fête nationale lui rappelle le passé colonial du Portugal et la tendance des nations européennes à donner naissance aux « pasteurs de peuples ». Fribourg : la pédagogie fanatique des Jésuites opprime les consciences qui s’éveillent. Lausanne : les cours de dissection le scandalisent, où les étudiants, futurs docteurs, profanent les cadavres des prostituées et des prolétaires. Dénonciations, mais aussi contemplations. Au bord du lac des Quatre Cantons, il médite sur les vestiges des Habsbourg ; au Mont-Blanc, il adresse une prière au Soleil, tel un pâtre de Chaldée. Le chapitre « Dans les nuages » des Jours d’exil est une méditation sur la nature, les mers, les îles et les abîmes, la finitude de l’homme, le chaos et la révolution infinie des atomes. Au fil de son récit, les gens lui paraissent devenir des spectres en costume noir, parce qu’il a conscience que, tous autant qu’ils sont, ils nient en bloc son rêve de transformation du monde.
Après plusieurs années d’exil, Cœurderoy en vient à s’interroger sur son identité. Dans le chapitre « Qui suis-je ? », il récuse les titres de poète, de romancier, de philosophe : contrairement à Hugo, dit-il, la gloire ne l’a pas pourri ; contrairement à Dumas, il ne remplit pas les bibliothèques de romans populaires ; contrairement à Cousin, il ne forme pas de disciples à la nouvelle doctrine à la mode. Surtout, il refuse le titre d’homme politique. Il n’en a ni les allures, ni la diction ; il s’habille comme tout le monde, ne s’écoute pas parler et se contente de prêcher le bonheur. Modestement, il se définit comme « un rêveur, un ennemi de toute règle et de toute mesure » ; telle l’hirondelle, il court d’une pensée à l’autre, d’un pays à l’autre ; il saute les frontières, n’ayant ni maison à garder, ni impôts à payer — « exilé, c’est-à-dire libre ». Citoyen du monde et hors-la-loi. De là sa fameuse déclaration : « Je suis Juif », suivie de l’énumération : Gitano, Gipsy, Bohémien, Lazzarone, Heimatlos. Il s’identifie à eux puisque, partout en Europe, ils subissent une réprobation générale. Quant à son nom propre — supplice pour un révolutionnaire —, il ironise : « moi qui écris ces lignes, moi socialiste et proscrit, ne suis-je pas affligé du plus aristocratique de tous les noms d’aristocrates ? » Il y a de la lucidité dans cette folie.
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Cœurderoy expire dans la solitude, en 1862. Jeune homme sans réputation ni ressource, sonnant le glas du privilège et la fin des ambitions vénales, il se sentait attiré vers le suicide comme vers une délivrance. Pourtant, sa fascination pour la mort n’avait rien d’une délectation morose ; c’était la « soif d’une immense gloire à venir », dans la pure tradition romantique du Christ comme symbole révolutionnaire12. Son sang s’écoulant hors de ses veines prélude au sang versé de ceux qui se sont efforcés ensuite de faire voler dans la poussière les couronnes des prétendus seigneurs de la terre — le sang des Communards, des Spartakistes et des Brigades internationales. Cœurderoy n’aura pas assisté au « baptême socialiste » qu’il appelait de ses vœux. Mais il avait vu juste lorsque, dans son dialogue satirique avec le spectre du tsar Nicolas, il lançait : « Je ne suis rien, tu étais tout sur la terre ; tu n’es plus rien, je serai quelque chose, car mes idées se répandront bientôt parmi les hommes. » La Suisse qui délaisse sa dépouille porte déjà en son sein les germes du mouvement anarchiste prochain : les associations de travailleurs autonomes fleurissent dans les industries horlogères de la région jurassienne et les dissidents de l’AIT13 émigrent à Saint-Imier pour organiser l’Internationale anti-autoritaire. Les théoriciens — Bakounine, Guillaume et Kropotkine — achèveront de structurer le mouvement en établissant les plans de la société libertaire. Finalement, ce sont peut-être eux, les « frères slaves » qu’il attendait et qu’il peint dans sa vision crépusculaire au chapitre intitulé « Pressentiments » : s’agitant derrière les montagnes de Neuchâtel, les « laboureurs du Nord » envahissent le Jura… L’Europe embourgeoisée mérite d’être brûlée, hersée, détruite — labourée, elle l’a été sur le terrain des idées : « C’est du choc des opinions que jaillissent les lumières, et c’est du choc des peuples que jaillissent les générations. Allez ! vous êtes les fils aînés de l’humanité ; gagnez le monde au Socialisme. »
Illustrations de bannière et de vignette : Wifredo Lam
- L’expression vient d’Auguste Romieu, haut fonctionnaire et partisan de l’ordre, déplorant que les socialistes aient instillé en France « la haine du bas contre le haut à tous les degrés » (Le Spectre rouge, 1851).[↩]
- Selon le titre d’une estampe du caricaturiste Bertall représentant les principales figures de la pensée utopiste et socialiste, parue en 1848.[↩]
- A. Zévaès, « Les Proscrits français en 1848 et 1851 à Londres », La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, t. XX, n° 102, 1924, pp. 373–375.[↩]
- En 1910, chez Stock (par Max Nettlau), puis en 2015 aux éditions Héros-Limite, avec, entre-temps, une anthologie établie par Vaneigem, dans la foulée de Mai 68 : Pour la Révolution précédé de Terrorisme ou Révolution, aux éditions du Champ Libre, 1972. Des anarchistes comme Gustav Landauer l’avaient lu et partiellement traduit en allemand.[↩]
- D. Oehler, Le Spleen contre l’oubli, II, 1, « Digression : l’anarchisme satanique d’Ernest Cœurderoy », Payot, 1996, pp. 171–172. L’ouvrage a été réédité à La Fabrique en 2017.[↩]
- On trouve les « Cosaques » dans Byron, Hugo et Mickiewicz. Quelques décennies auparavant, lors de la Bataille d’Eylau (campagne contre le tsar Alexandre en février 1807), les soldats de Napoléon avaient combattu ces barbus vêtus à l’orientale, enrôlés dans les régiments de cavalerie légère de Russie. Au témoignage d’un capitaine de la Garde impériale, ces vigoureux chasseurs avaient habitude, lors de la charge, de faire retentir dans l’air des « Hurrah ! », d’où le titre du pamphlet de Cœurderoy.[↩]
- A. Blanqui expose cette idée dans son Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours en 5 volumes (1837–1842).[↩]
- Voir W. Asholt, « Esprit libertaire ou servitude volontaire : les anarchistes et la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, n° 305, 1996, p. 480.[↩]
- La « question sociale » émerge suite à la critique saint-simonienne des principes individualistes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et se donne pour but « l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » (H. Fournel, Doctrine de Saint-Simon, 1829).[↩]
- P‑J. Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la Révolution de Février, 1849.[↩]
- Cet engouement pour le progrès technique, qui peut paraître naïf, est au cœur de l’utopisme saint-simonien ou fouriériste. Ici, l’éloge de la circulation vise surtout à rabaisser le discours des Malthusiens et leurs solutions pusillanimes — freiner la procréation des familles pauvres. Cœurderoy voit par ailleurs dans cette nouvelle liberté de mouvement non pas l’espoir d’un « libre-échange » économique, mais bien la possibilité d’éradiquer le chauvinisme bourgeois.[↩]
- Voir le chapitre « Ecce Homo ! » dans les Jours d’exil. Voir aussi F‑P. Bowman, Le Christ des barricades, Éditions du Cerf, 2016.[↩]
- L’Association internationale des travailleurs, ou Première Internationale.[↩]
REBONDS
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