Étienne Davodeau : « Raconter le trivial de l’Histoire »


Entretien inédit pour le site de Ballast

C’est l’histoire d’un vigne­ron convain­cu par la jus­tesse de ses pra­tiques mais curieux de celles des autres ; celle d’un manœuvre CGT abat­tu par la police à Brest ; celle d’une famille ouvrière et de syn­di­ca­listes des Mauges ; celle d’une femme qui s’échappe de sa vie sans savoir ce qui l’attend der­rière ; celle, encore, d’une petite région du Maine-et-Loire durant la seconde moi­tié du XXe siècle. Depuis près de 25 ans, Étienne Davodeau s’emploie à rela­ter, au lavis et au trait, l’existence de celles et ceux que l’Histoire récente tient géné­ra­le­ment à l’écart de ses récits. Pionnier de la bande des­si­née docu­men­taire, il a fait de ses hori­zons le proche, l’intime et l’ordinaire. Nous l’avons ren­con­tré dans l’Anjou, non loin de chez lui, un jour de pluie.


Il y a dans vos œuvres une atten­tion au quo­ti­dien, aux lieux qui vous sont fami­liers. Quel sens don­nez-vous à ce mot, « quo­ti­dien » ?

Le quo­ti­dien au sens strict et éty­mo­lo­gique est ce qui consti­tue chaque jour de nos vies : rien que ça, ce devrait en faire un sujet inté­res­sant. On n’y échappe pas. Ce qui m’intéresse dans le quo­ti­dien est ce qu’il révèle des gens, de la socio­lo­gie du monde dans lequel ils vivent et évo­luent — des choses a prio­ri banales. Mais quand elles le sont, elles sont par­fois repré­sen­ta­tives. C’est une dis­cus­sion que j’ai beau­coup eue avec mes parents à l’époque où j’écrivais Les Mauvaises gens. Je leur disais que j’avais envie de par­ler de ce qu’ils avaient fait et ils me répon­daient : « Non, on a une vie banale, on a la même vie que les gens autour de nous. » Et c’est pré­ci­sé­ment ça qui m’intéressait ! Ils ne pou­vaient pas être des porte-parole — ils ne sont pas man­da­tés pour le faire —, mais ils pou­vaient être repré­sen­ta­tifs d’un cer­tain cou­rant his­to­rique, poli­tique et syn­di­cal d’une petite par­tie de l’histoire de France. Quand je fais un docu­men­taire ou un repor­tage en bande des­si­née, c’est de voir com­ment les gens vivent et tra­vaillent qui me parle… Quand je passe un an et demi avec un vigne­ron, c’est ce que je veux voir : quand il se lève le matin, que fait-il ? Quand c’est le mois de mars, ce n’est pas la même chose qu’en juin. Et tout ça prend du temps : voi­là pour­quoi j’aime bien pro­cé­der par immer­sion. Ce quo­ti­dien me semble digne d’être raconté.

Comment prendre en charge l’ennui possible ?

« Quand je passe un an et demi avec un vigne­ron, c’est ce que je veux voir : quand il se lève le matin, que fait-il ? »

Il faut trou­ver la bonne façon, la bonne porte d’entrée. C’est là que la par­tie nar­ra­tive de la bande des­si­née inter­vient. Un sujet, en soi, n’est rien — on peut avoir le meilleur sujet du monde, si on n’a pas trou­vé l’angle adé­quat pour le trai­ter, on peut le rater. Inversement, d’un sujet qui semble ano­din, avec une bonne idée pour l’aborder, on peut en faire un livre, un film ou un récit qui soit cap­ti­vant. Et ceci avec les règles que je m’impose : dans ce cadre, je ne raconte rien qui ne se soit pas pas­sé et j’implique les per­sonnes que je vais sol­li­ci­ter dans la réa­li­sa­tion du livre — je leur fais lire les pages avant publi­ca­tion pour voir leur réac­tion. Plus on a un fil léger, plus la part de l’écriture nar­ra­tive est impor­tante. C’est là que le tra­vail se fait. La règle est celle-ci : sois atten­tif, regarde ce qui se passe, pré­lève les bonnes choses dans ta jour­née ou dans les paroles de la per­sonne qui se trouve devant toi. Et fais-en un récit.

La bande des­si­née docu­men­taire s’est lar­ge­ment construite sur des ter­rains éloi­gnés : Joe Sacco en Palestine, Guy Delisle en Corée du Nord… Vous pré­fé­rez les espaces que vous connais­sez : c’est là la condi­tion d’une immersion ?

C’est plus paci­fié que la bande de Gaza, c’est sûr ! Mais ce n’est pas en ces termes que je me pose la ques­tion. Ai-je la légi­ti­mi­té ou non d’aborder ce que je vais racon­ter ? La voi­là, la ques­tion. Si je parle d’un endroit où j’ai gran­di dans Les Mauvaises gens, ou d’un vigne­ron qui est mon voi­sin et ami dans Les Ignorants, je peux le faire parce que j’y passe beau­coup de temps — des mois, un an, deux ans. Cette proxi­mi­té me donne une légi­ti­mi­té : je sais de quoi je parle. Quand je bosse avec Richard Leroy1 dans ses vignes, j’en parle d’un point de vue qui n’est pas exté­rieur mais, au contraire, le plus interne pos­sible. Je ne connais pas son tra­vail autant que lui, loin de là, mais j’ai expé­ri­men­té ce qu’il peut être. La démarche de Joe Sacco est dif­fé­rente : il est jour­na­liste de for­ma­tion et se reven­dique comme tel tout en étant auteur de bande des­si­née. Je ne suis pas jour­na­liste ; je n’ai pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour faire ce que je fais, et non seule­ment je n’en ai pas besoin, mais lorsque je voyage je dois évi­ter un écueil abso­lu qui est le point de vue du tou­riste. Je vois New-York, je peux le racon­ter, mais je vais faire une sorte de carte pos­tale un peu longue, avec un point de vue super­fi­ciel : ça ne sert à rien. Je bute là-des­sus pour faire ce genre de livre. J’ai besoin, ou du moins j’aime l’idée, de cueillir les his­toires au plus près de l’endroit où je vis. Il se trouve que je bosse entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe dans l’ouest de la France : un milieu socio­lo­gique de modeste à moyen ; mes amis viennent de là ; c’est donc ma matière. Si j’avais dû écrire Largo Winch, j’aurais été très emmer­dé parce que je n’ai pas de copain mil­liar­daire ! Il aurait fal­lu que je prenne dans d’autres récits une matière que quelqu’un a déjà for­gée, et que j’aurais réuti­li­sée — j’aurais eu l’impression de man­ger dans la gamelle de quelqu’un.

Un homme est mort, Davodeau et Kris, Futuropolis

Le tra­vail de recherche docu­men­taire en amont de la pro­duc­tion, qui chez cer­tains est très pré­sent dans l’œuvre finale, passe ici plus par l’observation et la ren­contre qui sou­tiennent une écri­ture en train de se faire…

Il y a for­cé­ment un impor­tant tra­vail de docu­men­ta­tion, mais il accom­pagne une expé­rience. Quand je réa­lise Cher pays de notre enfance avec Benoît Collombat — pro­ba­ble­ment le meilleur jour­na­liste concer­nant la Ve République —, je lis beau­coup2. Mais j’ai sou­hai­té qu’on aille voir tous les deux cha­cun des témoins qu’on sol­li­ci­tait. Je vou­lais être avec eux, pas seule­ment les mettre en scène, en image, à la manière d’un jour­na­liste qui irait voir un ancien voyou ou un magis­trat pour sim­ple­ment le des­si­ner. Je ne veux pas être le met­teur en image de quelque chose d’autre : je veux être là pour rame­ner moi-même mon maté­riau narratif.

Il y a un pas­sage dans cet album où vous mon­trez à Benoît Collombat une planche faite après la ren­contre avec un ancien com­mis­saire, lequel nuance tous les pro­pos tenus selon vous pen­dant l’entretien. La dis­tance entre le res­sen­ti du des­si­na­teur et du témoin semble impor­tante…

« Raconter l’histoire de ces pay­sans, des­si­ner la cam­pagne, des vaches : pour beau­coup, c’était une idée bizarre. »

On est devant un ancien flic qu’on inter­roge sur ses rap­ports avec les truands de l’époque, à Lyon. Il nous en parle avec une ran­cœur et une haine assez sai­sis­santes — que je des­sine. Et comme je le fais à chaque fois, on lui envoie les planches. Il sou­hai­tait les réécrire en édul­co­rant l’ensemble de ce qu’il disait. Le deal, ça n’était pas « On vous les envoie pour que vous les réécri­viez », mais « On vous les envoie pour vous infor­mer de ce qu’on a fait à par­tir de ce que vous avez dit ». Mais comme les textes étaient vrai­ment dif­fé­rents, on a choi­si de mettre les deux dans le livre : la ver­sion des­si­née après notre entre­vue, c’est-à-dire les choses telles qu’elles se sont pas­sées pour nous, et la sienne. L’exemple typique, c’est qu’il nous parle d’un ancien voyou qu’il a pour­sui­vi pen­dant des années en nous disant « Entre lui et moi c’est la haine à mort ». Dans la ver­sion écrite, il dit « Nous nous vouons une cer­taine ini­mi­tié ». Il faut donc jouer avec ça ; c’est pas for­cé­ment une solu­tion idéal mais on est confron­té sans arrêt à des petits pro­blèmes nar­ra­tifs comme celui-ci qu’il faut résoudre. Ce sont des livres tout sauf emmer­dant à écrire !

Partez-vous, pour mettre sur pied vos récits, avec un point de vue cri­tique, voire poli­tique, ou celui-ci se construit-il au fil de vos recherches ?

L’empathie compte beau­coup. J’ai besoin de me sen­tir très proche des gens dont je raconte l’histoire. Cher pays de notre enfance fait excep­tion : on y passe notre temps à ques­tion­ner des gens que je ne rever­rai sans doute pas et qui sont éloi­gnés de moi à tous les points de vue. Mais pour Rural !, Les Mauvaises gens ou même Un homme est mort, je pars du prin­cipe que l’empathie est cen­trale. Ces his­toires, mal connues ou incon­nues, gagne­raient à l’être. Quand on fait de la bande des­si­née et qu’on est lu par quelques mil­liers ou dizaines de mil­liers de per­sonnes, on a ce petit pou­voir de mettre un coup de pro­jec­teur sur quelque chose de par­ti­cu­lier et de dire aux gens « Regardez par là, c’est inté­res­sant, vous ne le saviez peut-être pas ! ». Bien qu’il soit dif­fé­rent des autres, Cher pays de notre enfance marche aus­si comme ça : c’est une période de l’histoire de France qui est un peu trop près de nous pour être dans les livres d’histoire, un peu trop loin pour être dans les mémoires : ce sont les années 1970-1980. Quand j’ai fait Rural !, c’était à la fin des années 1990 : des jeunes pay­sans qui pas­saient au bio, ce n’était pas comme aujourd’hui — on sait tous ce qu’est le bio, on en parle sur TF1. À l’époque, c’était incon­ce­vable : les voi­sins de ces trois pay­sans rica­naient en les voyant, per­sonne ne pen­sait que ça mar­che­rait… Raconter leur his­toire, des­si­ner la cam­pagne, des vaches : pour beau­coup, c’était une idée bizarre. Mais c’était sou­li­gner une expé­rience nou­velle qui méri­tait d’être por­tée à la connais­sance du public.

Les Ignorants, Davodeau, Futuropolis

Au moment où vous écri­viez Rural !, la bande des­si­née docu­men­taire était mar­gi­nale. Aujourd’hui, des col­lec­tions lui sont dédiées. Comment expli­que­riez-vous l’explosion de ces publi­ca­tions ?

C’est une ques­tion qu’il fau­drait poser à des édi­teurs. Mais ce dont je peux témoi­gner, c’est qu’en 1998-1999, à part Joe Sacco aux États-Unis, il n’y avait per­sonne, ou presque, en France. Je ne pré­tends pas être le pre­mier, mais j’en fais par­tie. J’avais eu beau­coup de mal à trou­ver un édi­teur : j’ai même com­men­cé ce livre sans — ce qui ne me ren­dait pas la tâche plus facile car on ne sait pas si ce qu’on est en train de faire va abou­tir un jour. J’ai fina­le­ment trou­vé quelqu’un, le livre est sor­ti, il a inté­res­sé les jour­na­listes. Ils avaient l’impression que je venais un peu sur leurs plates-bandes, que je fai­sais un tra­vail simi­laire — de mon point de vue, non. Ça a géné­ré une visi­bi­li­té qu’un livre de bande des­si­née obtient rare­ment. Des jour­naux, des émis­sions qui ne trai­taient jamais de bande des­si­née en ont par­lé. Plus encore, ensuite, avec Les Mauvaises gens — non pas parce que c’était de la bande des­si­née, mais à cause du sujet (et par­fois mal­gré le fait que ce soit de la bande des­si­née !). Il était ques­tion d’agriculture, de mou­ve­ments sociaux…

« En 1998-1999, il n’y avait per­sonne, ou presque, en France. Je ne pré­tends pas être le pre­mier, mais j’en fais partie. »

Pour les édi­teurs, c’est une infor­ma­tion inté­res­sante : il est pos­sible de mettre en lumière ce qu’on pro­duit — de la bande des­si­née — d’une façon nou­velle. Ce sont des livres qui ont tout de suite trou­vé leurs lec­teurs. Je ren­con­trais beau­coup de gens me disant qu’ils ne lisaient jamais de BD, mais qui, pour le sujet, l’avaient ache­tée. Le petit mur qui sépa­rait les lec­teurs de bande des­si­née du reste de l’humanité s’en est trou­vé fis­su­ré. On ne s’adresse plus seule­ment à des lec­teurs de BD — qui connaissent tout, lisent tout, vont dans des fes­ti­vals — mais à des gens qui, en fer­mant le livre, réa­lisent que la bande des­si­née ne cor­res­pond pas à ce qu’ils croyaient. Les suc­cès du Photographe de Guibert, de Sacco ou de Delisle ont créé une sorte d’appel d’air, il y a 15 ans ; aujourd’hui, tous les édi­teurs font en effet de la bande des­si­née docu­men­taire. C’est deve­nu un genre en soi — avec aus­si des bouses, bien sûr, puisque ça n’est pas un genre ver­tueux en soi.

On parle de « bande des­si­née docu­men­taire », de « repor­tage », d’« auto­bio­gra­phie »… Est-ce qu’il y a un terme que vous privilégiez ?

Je n’ai rien contre les caté­go­ri­sa­tions, mais ça ne m’est pas indis­pen­sable pour tra­vailler. C’est de la bande des­si­née — je n’utilise pas le terme « roman gra­phique ». Ce que je pour­rais tou­te­fois uti­li­ser de plus pré­cis pour défi­nir mon tra­vail serait « non-fic­tion ». C’est-à-dire racon­ter des choses du monde.

En col­la­bo­ra­tion avec l’historien Sylvain Venayre, vous avez récem­ment démys­ti­fié les ori­gines de la France dans La Balade natio­nale. Vous y convo­quez Jeanne d’Arc, Michelet, le géné­ral Dumas, Marie Curie ou bien Molière : autant de per­son­nages déjà tra­vaillés par les his­to­riens. Comment avez vous abor­dé le des­sin de telles figures ?

Je ne suis pas un adepte du réa­lisme gra­phique en bande des­si­née. Avec Sylvain Venayre, on avait aus­si envie de ré-huma­ni­ser ces per­son­nages. On vou­lait les embar­quer dans le même bateau, la même camion­nette et en faire une sorte de bande de copains pour par­ler de choses réelles et concrètes sur l’histoire de France. C’est un par­ti pris com­plè­te­ment fan­tai­siste — Jeanne d’Arc ne peut pas conduire un tra­fic Renault… Ce qui est fan­tai­siste l’est tel­le­ment que tout ce qui ne l’est pas relève d’un tra­vail d’historien très sérieux. C’était la coha­bi­ta­tion de ces deux dimen­sions, suf­fi­sam­ment éloi­gnées l’une de l’autre pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, qui me plai­sait. Ensuite, l’idée est de mettre en mou­ve­ment les per­son­nages : qui sont-ils ? C’est plus facile pour cer­tains. On a beau­coup de textes sur Jeanne d’Arc et Molière, et des pho­tos de Curie ou Michelet. Du géné­ral Dumas, je n’ai que deux images : un tableau à la mai­rie de Bourg-Saint-Maurice, dont tout le monde se fout, et une gra­vure. Mais les deux ne se res­semblent pas ! On a des des­crip­tions de lui : c’est un grand mec extrê­me­ment cos­taud, brun de peau — le seul géné­ral noir de la Révolution —, avec une cou­ronne de che­veux, une mous­tache assez avan­ta­geuse… Mais le peintre au XIXe ou le gra­veur à la même période n’est pas plus légi­time que moi à le repré­sen­ter : il ne l’a pas connu non plus, il n’a pas sa pho­to. Jeanne d’Arc, elle, est sur-repré­sen­tée : des sta­tues, des pein­tures… Mais il n’y a pas d’image d’elle de son vivant. C’est pour cette rai­son que, dans notre livre, lorsqu’elle rentre dans la camion­nette et rabat le part-soleil pour se regar­der dans le miroir de cour­toi­sie, elle dit ne pas avoir du tout res­sem­blé à ça ! Jules Michelet lui répond que non, ou peut-être, qu’on ne sait pas et que ce n’est pas grave. Moins un des­sin est réa­liste, plus il sug­gère la dis­tance avec la réa­li­té : c’est plus hon­nête, à mon sens. Un des­sin réa­liste de Vercingétorix l’est moins que celui fait par Uderzo.

Un homme est mort, Davodeau et Kris, Futuropolis

La bande des­si­née his­to­rique est sou­vent guer­rière, héroïque. Elle s’attache sur­tout aux « grands hommes ». Vous ne vous dépar­tez pas de cet écueil dans La Balade natio­nale : Molière, Marie Curie et Michelet ne sont pas des inconnus !

On convoque jus­te­ment le sol­dat incon­nu pour leur faire cette remarque. Il leur dit que c’est facile pour eux, les « grands per­son­nages », mais ceux qui font l’Histoire sont les mecs comme lui. Ce sont eux qui vont sur les champs de bataille : ce n’est pas Pétain qui a gagné la guerre de 14-18, ce sont les sol­dats. L’histoire de la chose modeste est deve­nu un sujet que les jeunes his­to­riens veulent main­te­nant conqué­rir : l’histoire de la sexua­li­té des gens, des odeurs, des élé­ments les plus tri­viaux — c’est l’anti-Histoire de Stéphane Bern. Il parle des châ­teaux et des rois, mais celui qui habi­tait à Montjean-sur-Loire au XVIIe siècle a éga­le­ment le droit d’être chro­ni­qué par un his­to­rien ! Il y a la matière : c’est une ques­tion de choix. On peut faire celui de racon­ter les rois, c’est facile, et on peut faire celui du tri­vial de l’Histoire. Pour pré­pa­rer La Balade natio­nale, j’ai lu dans cette optique. Il y a aus­si eu un tra­vail sur l’historiographie, en allant voir depuis le XIXe siècle com­ment était racon­tée l’histoire de la France. C’était impor­tant, nous sem­blait-il, qu’une his­toire des­si­née de la France — La Balade natio­nale n’est que le pre­mier volume d’une col­lec­tion en court d’élaboration — com­mence par ça, en met­tant en rela­ti­vi­té, en posant la ques­tion du cadre. Les per­son­nages se posent la ques­tion de leur place au sein du livre qu’ils animent.

Vous vous expri­mez aus­si bien dans la fic­tion que dans ce que vous appe­lez donc la non-fic­tion : qu’est-ce qui fait que vous choi­sis­sez l’une ou l’autre de ces formes de récits pour un sujet don­né ?

« Personne n’a de pou­voir sur l’auteur. La fru­ga­li­té et la pau­vre­té éco­no­mique de la bande des­si­née est une ver­tu énorme. »

Soit le sujet que je veux abor­der me four­nit en tant que tel suf­fi­sam­ment de maté­riaux pour le racon­ter tel que je le res­sens, et là ça devient de la non-fic­tion puisque je n’interviens que dans l’organisation de ce que je raconte. Soit je veux abor­der un sujet dont les élé­ments que je trouve sont dis­pa­rates : j’ai alors la ten­ta­tion d’en ima­gi­ner d’autres et je choi­sis d’en faire de la fic­tion. La bifur­ca­tion est assez tar­dive. Parfois, la ques­tion ne se pose même pas — comme pour le der­nier livre à paraître, Les Couloirs aériens, écrit à trois. On taille, on trans­forme, on dis­si­mule ; c’est quelque chose qui se fait en amont, sur des rails don­nés. Puis on va au bout. Le docu­men­taire a un côté mons­trueux : quand je sors d’un livre de ce genre, j’ai envie de retour­ner à la fic­tion, plus légère. Il n’y a pas de gens à sol­li­ci­ter, à qui faire relire… J’ai besoin des deux, c’est une espèce de respiration.

La presse s’est éga­le­ment sai­sie du repor­tage des­si­né. Est-ce lié à l’idée com­mune, assez gros­sière, que la repré­sen­ta­tion des­si­née favo­ri­se­rait l’accessibilité d’un propos ?

Cette option ne me plaît qu’à moi­tié. La bande des­si­née n’est pas un stra­pon­tin vers la lec­ture mais un objet en tant que tel. Quand le des­sin devient le sup­port d’un pro­pos dans l’intention de le rendre plus digeste, ça m’emmerde. J’aime quand la bande des­si­née est au centre du pro­jet dès son ori­gine — ça va de soi… Mais on peut en effet voir, de temps en temps, des repor­tages où le des­sin n’est qu’une manière de tou­cher les gens dif­fé­rem­ment : la bande des­si­née n’apporte donc rien en plus. Je trouve ça boiteux.

Quel est l’apport spé­ci­fique de cet art quand il se sai­sit d’un sujet jour­na­lis­tique ?

On en revient à l’ADN de la bande des­si­née. La ques­tion de la dis­tance avec le sujet, la sou­plesse qu’elle per­met… Lorsqu’on fait de la non-fic­tion, elle ne coûte rien — contrai­re­ment au ciné­ma docu­men­taire. Même si l’éditeur va payer une avance sur droits, il n’y a pas de pro­duc­teurs, d’investisseurs. Personne n’a de pou­voir sur l’auteur. On est libres. On n’a besoin de rien, on n’a que peu de contraintes. La fru­ga­li­té et la pau­vre­té éco­no­mique de la bande des­si­née est une ver­tu énorme. Aussi, un Depardon ne peut pas être devant et der­rière la camé­ra de son film docu­men­taire. Nous, on peut, et de façon très natu­relle car le médium porte ça. Il n’y a pas quelqu’un d’autre qui nous des­sine : je suis le per­son­nage du récit et son auteur.

Lulu femme nue, Davodeau, Futuropolis

Mais c’est une liber­té qui peut éga­le­ment être une contrainte, du fait des condi­tions d’exercice par­fois dif­fi­ciles. Une mobi­li­sa­tion est d’ailleurs menée par plu­sieurs col­lec­tifs depuis quelques années : les États géné­raux de la bande des­si­née, l’association adaBD, la Ligue des auteurs pro­fes­sion­nels… Comment per­ce­vez-vous ce contraste entre un art plé­bis­ci­té et la pré­ca­ri­té qui concerne nombre de ses créateurs ?

Il faut faire atten­tion aux courbes, en matière de ventes et de dis­tri­bu­tion. Elles montent, ques­tion chiffre d’affaires — d’autant plus si un Astérix sort dans l’année… Mais pour les auteurs, elles ne montent pas : elles des­cendent même. Pour deux rai­sons assez simples. La bande des­si­née béné­fi­cie d’une cer­taine recon­nais­sance : elle a ses lettres de noblesse ; de plus en plus de gens en lisent. Mais l’offre édi­to­riale se frac­tionne à l’infini, avec pour incon­vé­nient que cha­cun des livres se vend de moins en moins. C’est une période très sti­mu­lante en termes artis­tiques mais, para­doxa­le­ment, les per­sonnes qui sont à l’origine de tout ceci — c’est-à-dire nous, les auteurs — se trouvent dans une condi­tion sociale de plus en plus pré­caire. On est le pre­mier maillon d’une chaîne qui semble bien se por­ter de l’extérieur ; pour­tant, on est dans un mou­ve­ment d’appauvrissement qui devient pro­blé­ma­tique pour plein de gens. C’est long, de faire une bande des­si­née. Les gens le sous-estiment, mais c’est sou­vent un tra­vail d’au moins plu­sieurs mois, voire de plu­sieurs années. C’est pour ça que les édi­teurs doivent nous don­ner des avances sur droits qui nous per­mettent de bos­ser pen­dant ce temps-là. Et les édi­teurs, qui sont aus­si des com­mer­çants, des indus­triels, cal­culent les avances sur droits en fonc­tion de ce qu’ils ima­ginent être les futures ventes du livre à venir. Et ils savent bien que chaque livre se vend de moins en moins bien. Les ventes bais­sant, les avances sur droits baissent de manière pros­pec­tive. Sauf que notre temps de tra­vail ne baisse pas. Les libraires vont bien, les édi­teurs vont bien, les impri­meurs vont bien, mais les auteurs crèvent la faim. Quand je dis ça, c’est à peine une image : des gens jettent l’éponge parce qu’ils ne peuvent pas vivre avec leurs avances sur droits.

Quelles seraient les solu­tions à trou­ver pour empê­cher cette pré­ca­ri­sa­tion galo­pante ?

Des choses assez simples que les édi­teurs ne se pressent évi­dem­ment pas à mettre en place. Par exemple, s’il n’est pas pos­sible d’augmenter les avances sur droits, qu’ils aug­mentent les droits d’auteur. Même si ça part de l’hypothèse que le livre se vende bien : or 90 à 95 % des livres vont se vendre de façon moyenne, entre 2 000 et 5 000 exem­plaires… Donc il fau­drait que ces avances montent, que les droits montent, et que les édi­teurs acceptent de recon­naître que fabri­quer un livre de bande des­si­née coûte moins cher qu’il y a 20 ans — grâce à la numé­ri­sa­tion et aux pro­grès tech­niques. La variable d’ajustement, c’est nous. Or c’est nous qui sommes à la base de toute la chaîne ! C’est absurde. Les livres de bande des­si­née sont sou­vent réa­li­sés par deux per­sonnes : les droits s’élèvent à 8 ou 10 % et se voient donc divi­sés par deux, de sorte que l’auteur gagne moins que l’État sur le livre sur lequel il a tra­vaillé pen­dant des mois de sa vie. Pardonnez-moi, ça fait un peu apo­thi­caire, mais pour la per­sonne qui se lève tous les matins pour faire son livre du mieux qu’il le peut, c’est sym­bo­lique, ça veut dire quelque chose. La situa­tion se dété­riore beau­coup parce que, pen­dant long­temps, il y a eu des maga­zines dans les­quels les auteurs tra­vaillaient : ils pou­vaient être payés suite à leurs publi­ca­tions dans la presse puis, de nou­veau, lorsque le livre sor­tait. Cette presse a qua­si­ment dis­pa­ru et on publie direc­te­ment les livres. Ce sont des ques­tions qui tournent en per­ma­nence en fes­ti­val, dans les assem­blées d’auteurs, sans trou­ver de solu­tion évi­dente. Mais ce qui est sûr, c’est que les auteurs peuvent se pas­ser d’éditeurs : l’auto-édition existe. Des édi­teurs sans auteurs, ça n’existera pas. Nos amis édi­teurs devraient y penser.


Illustration de ban­nière : Un homme est mort, Davodeau et Kris, Futuropolis
Photographie de vignette : Bertini @Futuropolis


  1. Le vigne­ron avec lequel a été réa­li­sé Les Ignorants aux édi­tions Futuropolis, en 2011.[]
  2. Pour l’écriture de Cher pays de notre enfance, Étienne Davodeau s’est asso­cié au jour­na­liste poli­tique Benoît Collombat afin d’enquêter sur les agis­se­ments du SAC (Service d’action civique), asso­cia­tion poli­cière et poli­tique liée à la pré­si­dence de de Gaulle et à celle de ses suc­ces­seurs. La col­lu­sion entre le SAC, le monde poli­tique de l’époque et le grand ban­di­tisme a ame­né l’auteur à qua­li­fier cette période d’« années de plomb à la fran­çaise », en réfé­rence au contexte ita­lien à la même époque.[]

REBONDS

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