Texte inédit pour le site de Ballast
Ils les appellent « charges » — fardeau toujours trop lourd à porter — et demandent sans relâche de les « alléger » en poussant des cris d’agonie : c’est un vieux rêve du patronat, que d’en finir avec les cotisations. L’acharnement ne date pas d’hier ; ainsi se sont succédé au pouvoir les alternances sans alternative, menant peu ou prou les mêmes politiques économiques et sociales, qui n’ont cessé de porter atteinte aux cotisations. Quelques jours après l’élection du nouveau président de la République, Pierre Gattaz déclarait : « Pour l’instant nous sommes sur un nuage, pour l’instant Emmanuel Macron fait un sans faute » tout en l’exhortant à « aller vite ». C’était avant même l’émergence du Parti unique macronien à l’Assemblée nationale et le dévoilement des prémisses d’une nouvelle loi Travail, qui cible directement la cotisation. Mais le danger vient de toutes parts : la récente forme prise par l’« économie numérique » est aussi à compter au nombre de ses ennemis. Or, ce modèle hérité de 1945 pourrait bien être la pierre angulaire des résistances à venir. ☰ Par Léonard Perrin
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement ouvrier est puissant, incarné par une CGT à plus de quatre millions d’adhérents et un PCF à 26 % (élections législatives d’octobre 1945). Le patronat, contrairement à une idée reçue, est loin d’être complètement affaibli ; il est toutefois discrédité, tout collaborateur qu’il fut à l’envi. C’est dans ce contexte que la Sécurité sociale, qui figurait dans le programme du Conseil national de la Résistance, est instaurée, sur la base du financement par cotisation. Elle naît d’une volonté politique qui vient à la fois « d’en haut » — le ministre du Travail communiste Ambroise Croizat joue un rôle considérable — et « d’en bas », grâce à une forte pression populaire et syndicale. La « Sécu » sera mise en place grâce au travail colossal des militants de la CGT. « Les allocations familiales, l’assurance-maladie, les retraites et la couverture des accidents du travail du régime général ont ceci de renversant que la collecte des cotisations ne dépend ni de l’État ni du patronat, mais d’une caisse gérée par des représentants syndicaux1. »
« Il n’empêche que la cotisation possède une véritable potentialité révolutionnaire, puisqu’elle représente une part de salaire socialisée ! »
Une subversivité réside dans cette particularité de la Sécurité sociale : les cotisations sont soustraites à la fois au pouvoir du patronat et à celui de l’État. À la différence d’un impôt, dont le taux peut aisément être modifié selon la majorité gouvernementale, elles échappent davantage à l’emprise du politique. La gestion des caisses par les travailleurs eux-mêmes démontra du reste la capacité autogestionnaire des ouvriers ; l’idée, bien sûr insupportable aux yeux du patronat et de bien des dirigeants, sera remise en cause par après. Il n’empêche que la cotisation possède une véritable potentialité révolutionnaire, puisqu’elle représente une part de salaire socialisée ! L’historien Michel Etiévent qualifie d’ailleurs la Sécurité sociale d’« îlot de socialisme2 » au sein d’une société capitaliste. Par la suite, la Sécu n’a cessé d’être l’objet d’attaques — qui ont plus ou moins abouti —, mais c’est plus fondamentalement la cotisation dans son principe qui est systématiquement visée.
Mirage de l’économie numérique
La nouvelle forme de l’« économie numérique » est un concept à la mode. S’appuyant sur les technologies et moyens de communication les plus récents, elle jouit de l’image « cool » de la Silicon Valley : une soi-disant modernité qui arriverait comme un processus naturel et nécessaire que nous n’aurions plus qu’à accompagner dans son merveilleux accomplissement. Cette histoire est une fable. Lors de l’année 2016, Uber a perdu près de 3 milliards de dollars3 : l’entreprise ne se maintient et ne s’étend que grâce à une injection massive de capitaux en provenance de géants comme Google, Amazon ou encore Goldman Sachs. Evgeny Morozov, auteur et chercheur spécialisé sur l’impact politique et social des technologies, explique l’imposture : « Grâce aux énormes capitaux de ses investisseurs, la compagnie peut se permettre de brûler des milliards dans le seul but d’éliminer toute concurrence. » Et d’ajouter : « Sa stratégie est simple : faire exploser la demande en abaissant les prix à un niveau tellement attractif qu’il finit par vaincre les réticences de ceux qui préfèrent normalement prendre leur voiture personnelle ou les transports publics4. » C’est bel et bien par la volonté des mastodontes de l’économie que s’impose ce contre-modèle, et non par une évolution naturelle.
L’économiste et sociologue Bernard Friot conteste la terminologie en vogue du « monde numérique » : « Nous ne sommes pas dans une société du numérique, nous sommes dans une société capitaliste qui utilise le numérique5. » Il ne s’agit pas seulement d’une question de sémantique, mais bien d’une grille de lecture critique. Ce que l’on nomme « ubérisation », c’est la transformation des propriétés d’usage en propriétés lucratives (la première se définit par l’utilisation d’un bien pour un usage personnel sans qu’il n’y ait d’échange marchand, la seconde se caractérise par l’exploitation d’un bien non utilisé afin d’en tirer un revenu où c’est le droit de propriété qui est rémunéré et non le travail). La frontière s’en trouve davantage brouillée entre les deux : véhicule personnel qui convertit l’usager en chauffeur avec Uber, cycliste qui devient coursier pour Deliveroo en utilisant son vélo pour l’entreprise, automobiliste métamorphosé en loueur de voiture avec OuiCar, simple appartement changé en logement à louer sur Airbnb, etc. Pour ce dernier cas, le tour de force est encore plus saisissant puisque même en étant locataire (et non propriétaire), on peut faire de ce logement une propriété lucrative ! L’ubérisation est donc une expansion du capitalisme, qui souhaite intégrer l’économisme dans toutes les dimensions de notre existence. Certes, le client paye moins cher et le propriétaire tire du profit d’une valeur d’usage — qui devient, de fait, une valeur lucrative —, mais derrière cette impression de « gagnant-gagnant » se cache en réalité un processus pernicieux. Car le propre de ces activités est de s’effectuer en dehors de toute forme de cotisation : leur croissance se fait au détriment d’emplois, qui, quoiqu’ils ne constituent pas des situations idéales, se font néanmoins dans le cadre salarial où des cotisations et un reste de protection sociale demeurent.
« Ce que l’on nomme
ubérisation, c’est la transformation des propriétés d’usage en propriétés lucratives. »
Ce changement touche déjà différents secteurs (transport de courte ou longue distance, services de livraison, hôtellerie) et de plus en plus d’emplois, où l’on pousse le salarié à devenir un auto-entrepreneur payé sous forme de factures (et non plus en salaire). Cette logique entraîne les individus dans un cercle particulièrement vicieux. Citons en exemple le témoignage de cette journaliste évincée après avoir voulu rester salariée plutôt que de passer en auto-entrepreneuse, ainsi que son patron le souhaitait : « Je ne peux pas refuser le statut d’auto-entrepreneur si par mon comportement de consommatrice je développe l’émergence de ces nouveaux statuts. En même temps, maintenant que je n’ai plus un rond, effectivement, je ne prends plus le train, je ne voyage qu’avec les bus Macron
. Ce que je fais, aussi, c’est que je loue mon appartement sur Airbnb6. » Des salariés précarisés qui perdent en salaire et en protection sociale se tournent sous la contrainte vers de fausses solutions, qui elles-mêmes alimentent le phénomène : voilà les effets concrets de l’ubérisation. Mais la dynamique jouit aussi d’un appui venant de classes plus ou moins aisées. Elles utilisent parfois ces services, séduites par leur attractivité et profitant de la simplicité qu’ils offrent, sans considérer toutes les conséquences sociales et politiques que leurs choix impliquent. Car l’ubérisation exprime avant tout un modèle global de société. En clair : entre Uber et la Sécu, il faudra choisir.
Macron aux avant-postes de la bataille
Macron, lui, a choisi. À l’époque ministre de l’Économie, il déclarait en novembre 2015 : « La bataille culturelle c’est de ne pas se voiler la face et de ne pas dire on va empêcher le changement
. Il faut au contraire faciliter l’émergence de ces nouveaux modes, de ces nouvelles technologies, de ces disruptions, parce que les bloquer, c’est juste s’assurer que nous n’aurons pas les bons acteurs nous, mais ils viendront de l’extérieur […]. On s’est trompés pendant des années en pensant qu’en empêchant l’innovation d’arriver, on ferait mieux. » Vendre la précarisation et l’insécurité sociale comme de l’innovation et du progrès : une synthèse de la pensée de celui qui rêve d’une « start-up nation » d’auto-entrepreneurs béats. Macron, devenu président — ou monarque, on ne sait plus trop —, ne se contente pas d’attaquer les cotisations par la seule promotion d’un système économique qui les affaiblit mais utilise son nouveau pouvoir.
Le 6 juin dernier, le Premier ministre Édouard Philippe annonce la volonté du gouvernement de supprimer la part salariale des cotisations sur l’assurance maladie et chômage dès 2018. Il souhaite les remplacer par une hausse de la CSG (prélèvement à la source — sur les salaires, revenus financiers — qui a le caractère d’un impôt). La part patronale des cotisations est certes autrement plus conséquente, mais cette volonté laisse présager de la tendance à venir. Cette mesure s’inscrit dans une nouvelle loi Travail qui ferait passer la version précédente pour une mise en bouche : extension de l’inversion de la hiérarchie des normes (sur le contrat de travail, les salaires, le travail de nuit, etc.), plafonnement des indemnités prud’homales, licenciements facilités7 ou encore pouvoir accru de l’employeur face aux syndicats8. En réaction, le Parti socialiste — toujours en piste dans le bal des faux-culs — feint l’indignation. Inquiétée par leur débâcle électorale et la baisse conjointe des financements publics du parti, Najat Vallaud-Belkacem s’exclamait à l’entre-deux-tours des législatives : « Code du travail, l’urgence de la gauche ! », faisant mine de craindre que « le droit du travail dans notre pays est en danger9 ». Quant à l’ancien premier secrétaire Jean-Christophe Cambadélis, qui a perdu son siège de député mais pas sa place sur le podium des imposteurs, il disait : « Nous continuerons à défendre nos positions : refus des ordonnances, de la loi travail et augmentation de la CSG pour les retraités10. »
« Vendre la précarisation et l’insécurité sociale comme de l’innovation et du progrès : une synthèse de la pensée de celui qui rêve d’une
start-up nationd’auto-entrepreneurs béats. »
Il faut ici rappeler la triple responsabilité du PS dans cette histoire. Ce parti semble oublier un peu vite que c’est lui qui crée la CSG en 1991, sous le gouvernement de Michel Rocard, afin de diversifier la manière de financer la protection sociale ; telle fût la justification avancée. Mais en introduisant de la sorte une part du financement de la Sécu par l’impôt, la boîte de Pandore est ouverte : à la différence de la cotisation ce n’est pas une socialisation d’une part des salaires, et son taux peut facilement être changé par voie parlementaire. C’est pourquoi il a continuellement augmenté sous les gouvernements successifs — ce que prévoit Macron n’est que la poursuite de cette logique. De la même façon, la version XXL de la loi Travail est le prolongement de celle portée par Myriam El-Khomri. C’est par ailleurs le PS qui a fait entrer l’inversion de la hiérarchie des normes dans le Code du travail ; Macron n’a plus qu’à approfondir. Au Parti socialiste, on chérit la destruction du Code du travail, mais uniquement quand le Parti est à la manœuvre. Enfin, il faut se souvenir que c’est le PS qui a propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène politique en le nommant ministre de l’Économie du deuxième gouvernement Valls. Autant d’éléments à garder en tête la prochaine fois que le PS jouera sa petite partition d’opposant (factice) aux « réformes ». En 2007, l’ancien vice-président du Medef Denis Kessler décrivait les premières mesures de Nicolas Sarkozy en ces termes : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Hollande s’est inscrit dans la continuité ; Macron veut aller toujours plus loin.
Reprendre une conquête sociale inachevée
Les compagnies comme Uber et Macron sont les deux faces d’une même pièce. Les unes incarnent le pouvoir économique et financier, l’autre le pouvoir politique, mais leur but est le même : réduire la cotisation à néant. Si elle subit cette double attaque, c’est bien parce qu’elle incarne la portée révolutionnaire de la socialisation ; lui reconnaître cela, c’est donc admettre que toute atteinte envers elle représente un projet réactionnaire et contre-révolutionnaire. En plus d’être une défaite, chaque point de cotisation perdu signe l’effacement d’une partie de l’histoire ouvrière et syndicale de ce pays. Avant même les résultats du second tour de l’élection présidentielle, le « troisième tour » était évoqué : mobilisation sociale, grève, manifestations, actions de blocage, etc. Les urnes ont parlé — quoi qu’avec une légitimité discutable, au regard des taux d’abstention — mais nous avons encore notre mot à dire dans la rue.
Il ne suffira toutefois pas d’être unis dans la seule opposition. Cette dernière peut avoir un mot d’ordre autre que « non à cette loi Travail XXL » et s’affirmer par une positivité. Exigeons ensemble une hausse progressive des cotisations et fixons même un horizon ambitieux : le 100 % de cotisations. C’est en ce sens, par exemple, que l’association Réseau Salariat milite pour l’instauration d’un salaire à vie, intégralement financé par la cotisation. Les travailleurs seraient réunis en collectifs d’entreprises, qui ne paieraient pas directement les salaires mais cotiseraient à différentes caisses. L’une d’entre elles servirait à verser de manière socialisée les salaires à toute personne ayant la « majorité économique ». De la même façon qu’il existe aujourd’hui une majorité politique donnant le droit de vote, cette majorité économique offrirait un statut politique au producteur de richesse, lui reconnaissant le droit de décider avec la collectivité de ce qui doit être produit, où et comment.
« Votre univers est celui du capitalisme qui déteste la cotisation, le nôtre est celui qui la place comme centralité politique. »
Utopique et irréaliste ? Aucunement, puisqu’il s’agit simplement de prolonger un déjà-là inachevé — les cotisations représentant actuellement environ 45 % de la part des salaires ! L’idée est-elle si radicale ? Notons que si la perspective de long terme de nos opposants est de se débarrasser des cotisations (baisse de 45 points dans la part salariale) alors que nous voulons les généraliser (hausse de 55 points), la radicalité des objectifs ne diffère que de quelques pourcents par rapport à la situation actuelle — à cette différence qu’ils vont dans des sens diamétralement opposés ! Face aux promesses d’un retour en arrière sans précédent et à l’annonce d’une violence sociale inouïe, seule une contre-proposition émancipatrice est à même de donner pleinement sens à notre lutte pour affirmer : votre univers est celui du capitalisme qui déteste la cotisation, le nôtre est celui qui la place comme centralité politique. La cotisation est bien notre arme contre Macron et son monde.
Photo de bannière et de vignette : Klawe Rzeczy
- Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015.[↩]
- La Sociale, Rouge Productions, Gilles Perret, 2016.[↩]
- Nicolas Rauline et Nicolas Richaud, « Uber, Snap, Spotify, WeWork, Dropbox : les entrées en Bourse les plus attendues en 2017 », Les Echos, 6 janvier 2017.[↩]
- Evgeny Morozov, « Uber, miroir de l’impuissance publique », Les blogs du Monde diplomatique, 1er févier 2016.[↩]
- LSD, La série documentaire, « Le salariat n’est pas mort, il bouge encore (1/4) — La fin du salariat, décryptage d’un mythe », France Culture, 13 mars 2017.[↩]
- LSD, La série documentaire, « Le salariat n’est pas mort, il bouge encore (2/4) — Tous patrons ! », France Culture, 14 mars 2017.[↩]
- Notamment avec la redéfinition du périmètre géographique pris en compte pour justifier de la difficulté économique d’une entreprise (qui serait ramené au niveau national pour les multinationales), et l’augmentation du seuil pour le déclenchement d’un « plan social ».[↩]
- Erwan Manac’h, « Ce que l’on sait de la
loi travail XXL
», Politis, 9 juin 2017.[↩] - Najat Vallaud-Belkacem, « Code du travail, l’urgence de la gauche ! », Libération, 13 juin 2017.[↩]
- Sur son compte Twitter, le 11 juin 2017.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « L’ubérisation de l’auto-stop », Sirius Epron, mai 2017
☰ Lire notre entretien avec Philippe Martinez : « Qui est moderne et qui est ringard ? », décembre 2016
☰ Lire notre article « Emmanuel Faber, le capitalisme du bien commun », par Pablo Sevilla, octobre 2016
☰ Voir notre débat « Salaire à vie et revenu de base », Bernard Friot et Baptiste Mylondo, juillet 2016
☰ Lire notre article « Associations, faire face à l’offensive des entrepreneurs sociaux », par Pablo Sevilla, mai 2016
☰ Lire notre article « De Fralib à la coopérative : récit d’une lutte », mai 2016