Entretien inédit pour le site de Ballast
Fabienne Lauret n’a pas 20 ans lorsqu’elle plonge dans la politique en Mai 68 : elle gravite autour puis milite dans des groupes révolutionnaires. Au début des années 1970, elle intègre l’atelier couture de l’usine Renault, à Flins, devenant ainsi ouvrière-établie — la pratique de « l’établissement » était alors promue par les organisations d’influence maoïste, qui incitaient les intellectuels, militants et étudiants à se faire embaucher comme ouvriers pour partager la condition de la classe ouvrière. Syndicaliste à la CFDT (qui, à l’époque, n’avait pas peur du mot « autogestion »), elle doit se battre à la fois comme ouvrière et féministe — le sexisme sévit au quotidien dans l’usine. Aujourd’hui retraitée, l’adhérente à Solidaires et au NPA qu’elle est raconte son parcours, les conditions de travail et de lutte dans un livre intitulé L’Envers de Flins — Une féministe révolutionnaire à l’atelier.
Vous parlez du problème de transmission de la mémoire sur l’histoire du syndicat, sur la façon dont se sont construites les luttes et les grèves… Écrire ce livre, était-ce une façon de « faire votre part » ?
C’est l’objectif principal : la transmission. Mais aussi de faire apparaître des choses qui ont été occultées, comme la question féministe, les violences faites aux femmes dans les entreprises, le racisme. C’est important de raconter l’histoire de ces grosses entreprises. Mon livre est personnel mais aussi générique : les gens sont contents et se retrouvent dans le récit, parce qu’ils l’ont vécu. Il y a peut-être là quelque chose d’universel.
Pouvez-vous revenir sur vos premiers engagements, avant votre entrée à Renault ?
« Les CRS ont affronté les ouvriers et les étudiants et il y a eu un gros drame : un jeune lycéen, Gilles Tautin, est mort dans la Seine, noyé. »
Tout a commencé en Mai 68, où j’ai découvert les engagements révolutionnaires, la politique — le féminisme est arrivé peu après, en 1969–70. J’allais avoir 18 ans en juin 1968, j’étais en couple, le lycée (Henri IV) de mon compagnon avait été occupé et moi j’étais au lycée Hélène Boucher (dans le XXe), très strict. Avec d’autres copines, on a voulu s’engager dans le mouvement : on a fait des assemblées générales, des commissions, mais la direction a vite fermé le lycée. Mes amies se sont évaporées et je me suis retrouvée au Quartier latin avec mon copain, entre la Sorbonne, les manifs, le lycée Henri IV et toutes les occupations. On était assez attirés par les groupes révolutionnaires, notamment la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) — l’ancêtre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Il y avait beaucoup de meetings et d’assemblées générales, on aimait bien écouter les dirigeants de la JCR parler : Daniel Bensaïd, Henri Weber, Isaac Joshua, Henri Maler… On était assez impressionnés. On aimait bien leurs analyses, on avait besoin de savoir et de comprendre ce qu’il se passait. Tous les jours il y avait des débats, des commissions, des actions, des manifs. Puis il y a eu la grève générale à partir du 13 mai, la grosse manif où les syndicats ont soutenu les étudiants qui avaient été réprimés et emprisonnés. Début juin, à Renault Flins, les CRS ont affronté les ouvriers et les étudiants — qui avaient été appelés pour les soutenir — et il y a eu un gros drame : un jeune lycéen, Gilles Tautin, est mort dans la Seine, noyé. On ne sait pas s’il a été poussé par un CRS ; c’était une mort « accidentelle », mais qui était quand même due à la violence policière. On s’intéressait aussi à ce qu’il se passait dans les usines : mon compagnon était allé à Billancourt, où les étudiants voulaient soutenir les ouvriers. Mais ils se sont fait jeter donc il était un peu échaudé. Puis tout a repris à la suite des accords de Grenelle, et une partie des syndicats ont fait reprendre le travail dès la mi-juin.
Vous avez même adhéré à la JCR !
On a adhéré à la JCR du comité du Ve et VIe arrondissement le 12 juin, oui, jour où de Gaulle a dissous toutes les organisations révolutionnaires lors de la deuxième phase plus tendue et d’un relatif recul du mouvement. À la rentrée de septembre, on a participé aux Comités d’action lycéens (CAL) et aux comités d’action de quartiers. Dans cette organisation révolutionnaire, il y avait déjà des débats qui ont suscité des fractions. J’étais plutôt attirée par une tendance plus ouverte, beaucoup plus large, plus unitaire. La grosse divergence concernait l’Union soviétique : mon organisation, Révolution!, trouvait que ce n’était plus un État ouvrier socialiste mais un État bourgeois. Plus tard, les JCR se sont transformées en la Ligue communiste pour devenir un vrai parti, pas seulement une organisation de jeunesse. Il y a eu une scission, des divergences — qui maintenant semblent un peu dépassées — sur des questions d’analyse politique internationale et sur les pratiques concrètes. Après 1968, le mouvement ne s’est pas arrêté, il y a eu une sorte de traînée de poudre qui a duré près de 10 ans : il y avait des grèves, et les mouvements des immigrés, des femmes et des écologistes ont commencé à prendre de l’ampleur. C’était l’époque de Lip [1973], du Larzac, des paysans qui se révoltaient.
Quels ont été vos premiers pas dans le mouvement féministe ?
En 1969, je devais passer mon bac, mais très vite la direction du lycée a appris que j’étais en couple. Elle était très sévère : il ne fallait pas être avec les garçons, ne pas parler avec eux (il y avait peu de lycées mixtes), on devait porter des blouses, ne pas mettre de talons, de pantalons, ne pas se maquiller — il y avait beaucoup d’interdits. La direction m’a dit d’aller réviser mon bac à la maison. J’ai eu mon bac littéraire en 1969, j’ai fait une année de fac en philo et une autre en histoire, mais je n’ai pas obtenu grand-chose car je militais tout le temps. Le mouvement féministe s’est développé notamment avec des assemblées générales aux Beaux-Arts en 1970, où j’allais souvent. En 1968, les femmes étaient très présentes mais n’étaient pas leaders, elles n’étaient pas en tête de manifs, ce n’était pas elles qu’on interviewait, qui prenaient la parole dans les meetings. Il y a eu cette prise de conscience sur laquelle des revendications de liberté se sont greffées ; ça a bousculé les choses dans mon organisation et dans les couples, dont le mien. On passait aussi notre temps à militer soit dans les CAL, les facs ou les comités d’action de quartier, les comités Vietnam.
Comment êtes-vous entrée à Renault Flins, du coup ?
« En 1968 les femmes étaient très présentes mais n’étaient pas leaders, elles n’étaient pas en tête de manifs, ce n’était pas elles qu’on interviewait, qui prenaient la parole dans les meetings. »
En 1968, on avait été impressionnés par ce qu’il se passait à Flins. C’était une usine moins tenue par les syndicats qu’à Billancourt. La CGT et la CFDT étaient presque à égalité, et il y avait eu des affrontements violents puisque les CRS avaient viré les grévistes qui occupaient l’usine — qu’ils ont reprise après. Dans mon organisation Révolution! — qui s’est transformée en Organisation communiste des travailleurs (OCT) —, certains disaient qu’il fallait aller dans les entreprises. Il y avait peu d’ouvriers dans l’organisation et on n’allait pas attendre 20 ans avant de recruter des gens ! Alors il fallait y aller. Mon compagnon m’a proposé de nous établir à Flins dans les Yvelines. J’ai été d’accord et mes parents ne m’ont rien dit, si ce n’est « C’est ton choix ». On a réalisé que cette usine de 10 000 travailleurs, essentiellement français en 1968, avait changé en 1970. Avec le boom des ventes de voitures, Renault avait doublé en deux ans cet effectif par la mise en place des horaires en 2 x 81 et par l’embauche massive de nouveaux salariées venant d’Afrique du Nord : des Maghrébins — des Marocains peu alphabétisés en majorité, des Algériens, des Tunisiens — puis des Sénégalais et des Maliens. Il y a eu jusqu’à cinquante nationalités différentes à Flins. Pour intégrer l’usine, il nous fallait d’abord nous construire un passé ouvrier. On s’est donc fait embaucher dans différentes usines alentour puis je suis rentrée le 3 mai 1972 à Renault Flins. On était tout un groupe d’établis dans le coin (dans d’autres usines, dans les quartiers, l’habitat), dont quatre à Renault Flins.
Quels enjeux féministes spécifiques au monde du travail sont alors apparus à vos yeux ?
Les spécificités, on ne les voit pas tout de suite : il faut s’adapter et regarder. La particularité des usines de l’automobile, c’est qu’il y a très peu de femmes (environ 10 %). Les ouvrières majoritaires sur les 2 400 femmes étaient surtout concentrées à l’atelier de couture des sièges : on était environ 550 femmes, un tiers en horaire normal et deux tiers en 2 x 8. On nous donne un métier dit « féminin » (mécanicienne en couture), les chefs sont des hommes et on est traitées comme des gamines. Le premier fait sexiste que j’ai remarqué à l’usine, c’est lors de la fête des Mères : les mères ont reçu du CE [Comité d’entreprise], géré alors par la CGT, un tablier de cuisine et une manique pour servir les plats. Même si j’étais choquée, je n’ai trop rien dit ; c’était mon premier mois de travail. Mais notre organisation a fait un tract humoristique contre la CGT sur la façon dont ils traitaient les femmes : « Voyez comme ils vous considèrent, comme si vous étiez là pour servir à la maison, pour être la boniche ! » ; ça a eu son petit effet… L’année d’après, ils ont offert une potiche ! C’était une symbolisation du machisme, donc on a recommencé. Quelque temps après je me suis rendu compte que l’atelier de la couture était appelé le « parc à moules » par les hommes, c’était assez dévalorisant. L’atelier était en plus très excentré. J’ai posé plusieurs fois la question de cette localisation, comme s’il fallait protéger les hommes des femmes ou les femmes des hommes. Cela n’était même pas pratique techniquement, car on cousait les housses au deuxième étage, lesquelles étaient redescendues au rez-de-chaussée pour être mises sur les sièges, et ensuite remontées au premier étage en chaîne sellerie. On n’a jamais vraiment su pourquoi…
Vous pointez ces horaires décalés en 2 x 8 comme des conditions propices à renforcer la double journée de travail exercée par les femmes : dans quel sens ?
La vie quotidienne rend beaucoup compte de la vie au travail. Il y a une interaction entre ce qui se fait à la maison et la vie à l’usine. Quand on est d’équipe du matin, on rentre assez tôt l’après-midi et les femmes — souvent mariées — font le ménage, les courses, le repassage, s’occupent des gamins. Ce n’était pas le cas pour les hommes. Par contre, pour la garde des enfants, il y avait plus souvent un partage. Quand mari et femme travaillaient à Renault en 2 x 8, c’était souvent en alterné. Ils se voyaient très peu, mais les enfants n’allaient pas en garderie, ça faisait des économies et les parents s’occupaient d’eux.
Vous avez participé à la construction d’un Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) à Flins…
Dès 1973, le mouvement féministe voulait une nouvelle loi qui décriminaliserait l’avortement interdit par la loi de 1920. On a obtenu la loi Veil en 1975 mais elle n’était pas parfaite, parce qu’il fallait que l’avortement soit aussi remboursé comme un acte médical. On avait des contacts avec des médecins de la région qui pratiquaient l’avortement de manière clandestine mais sécurisée. J’ai été sollicitée plusieurs fois dans mon atelier par des femmes qui voulaient avorter. Le dirigeant historique de la CFDT de Flins, Paul Rousselin, est parti momentanément quand on a créé un comité MLAC local avec la CFDT, car il le refusait personnellement, étant un catholique de gauche2.
En 1983, vous avez rejoint le CE, au sein duquel vous avez travaillé pendant plusieurs années : quelles pratiques avez-vous tenté de mettre en œuvre ?
« On démonte toute une structure de la société quand on dénonce le machisme. »
J’en avais un peu marre de la couture (qui allait aussi disparaître), je voulais changer de métier. La CFDT a gagné les élections au CE et on m’a proposé un poste car il y avait besoin de renforcer les effectifs (la CGT était précédemment hégémonique au CE). Ils m’ont embauchée à la discothèque. Je n’y connaissais pas grand-chose mais je me suis assez vite formée ! Je suis finalement devenue discothécaire-bibliothécaire et animatrice culturelle. La CFDT voulait changer plein de choses. On a créé une médiathèque, fait des animations culturelles — notamment autour des droits des femmes —, organisé des rencontres, des enquêtes sur la double journée de travail des femmes, des spectacles d’humour féministe, des expositions. On a essayé de transformer la fête des Mères — c’est difficile de la supprimer car elle est très ancrée dans les entreprises. On a voulu faire passer des idées et changer les cadeaux pour ne pas renvoyer les femmes uniquement à leur rôle ménager. Pour nous, la culture est était un moyen d’émancipation. La gestion CFDT a duré dix ans, puis FO est devenu majoritaire et ils ont tout remis comme avant. Maintenant, la plupart des CE sont devenus de vraies boutiques qui redistribuent l’argent et font la même chose que les expos de produits dans les grandes surfaces. C’est devenu très consumériste… Alors qu’à la base ça devait être un moyen d’éducation populaire et culturelle. C’est à ce poste que j’ai subi du harcèlement moral et anti-syndical de la part de FO, patron du CE, allant jusqu’à la mise à pied ! Une gestion par les syndicats peut être dangereuse s’il n’y pas de contrôle des salarié·es. Aujourd’hui, le harcèlement moral est devenu une technique de management pour se débarrasser de certaines personnes et réduire les effectifs.
Vous consacrez d’ailleurs tout un chapitre au harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Quel rôle doivent jouer les syndicats dans ce combat ?
Je me suis rendu compte assez tard de ce problème, ça n’était pas si visible que ça. Avec le mouvement MeToo, ça a ressurgi : il y a beaucoup de témoignages mais, au final, peu de femmes vont devant les tribunaux. Ce sont des combats qui touchent à l’intime, ce n’est pas pareil que de se battre pour une augmentation de salaire. On démonte toute une structure de la société quand on dénonce le machisme. Ça n’est pas plus facile aujourd’hui, il y a des retours de bâtons, des machos qui s’organisent, mais je ne désespère pas. Il faut continuer à dénoncer. Il faut une prise de conscience via une éducation syndicale faite auprès des hommes et des subventions pour les associations de soutien aux femmes. Suite à un cas de harcèlement sexuel assez grave en 1999, avec notre commission femmes CFDT de l’usine nous avons organisé un stage avec des délégués hommes de la CFDT et de l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Ils ne s’en rendaient même pas compte, ils étaient époustouflés de voir ce qu’il se passait. Ça a été super, il y a eu un progrès énorme. Mais après, c’est retombé : si on ne maintient pas l’éducation et le travail sur ces points, on retombe dans le quotidien. Ça meurt, ça s’enfouit et ça s’oublie. Les violences sexuelles ont lieu en entreprise mais aussi à la maison. Tout part de l’éducation, car c’est un mal qui se transmet. Peu de femmes peuvent agir, car elles ne sont pas assez soutenues. C’est le rôle des syndicats, qui commencent à le prendre en compte, mais ce n’est toujours pas une priorité alors même que cela fait partie des conditions de travail ! C’est pour ça que le mouvement féministe doit exister, se renforcer et être autonome, non dépendant des partis et des syndicats. C’est important que les femmes s’organisent elles-mêmes. L’AVFT est la seule association dans ce domaine, elle est donc submergée de boulot. Ses subventions ont été baissées de moitié et il y a de moins en moins de Planning familial dans les villes…
Sans l’avoir vécu directement, vous avez été témoin du racisme, très présent à l’usine. Il n’y avait donc pas d’unité des travailleurs, comme on peut parfois le croire, ou plutôt en rêver ?
L’unité des travailleurs n’existe pas en tant que telle quand chacun est à son poste de travail : elle existe quand il y a des luttes. Très vite, les immigrés se sont révoltés et j’ai participé à une des premières grèves des travailleurs immigrés en chaîne, en avril 1973. J’étais la seule femme alors qu’on était toutes concernées : les ouvriers demandaient des augmentations de salaire, la baisse des cadences, et les femmes de la couture le demandaient aussi. Ce jour-là, elles ne sont pas sorties en grève ; moi, c’était ma première grève. Quand je suis revenue, ça a été la douche froide. J’entendais des bruits circuler, j’étais celle qui fricotait avec les étrangers. Il y avait assez souvent des paroles racistes de la part des femmes : comme quoi les immigrés n’étaient pas comme nous, qu’ils étaient dangereux… À partir du moment où j’ai fait cette grève en 1973, j’ai été sollicitée par les syndicats pour être déléguée. Il n’y avait pas beaucoup de femmes : quelques-unes à la CGT et aucune à la CFDT. Grâce à mon mandat syndical, j’ai pu me déplacer dans l’usine et davantage me rendre compte du racisme. Les ouvriers se plaignaient du racisme des chefs, il y avait eu des affrontements avec la maîtrise à ce sujet. Il y a aussi eu l’histoire des « rayures » racistes : les syndicats ont voulu présenter des ouvriers immigrés combatifs aux élections, mais tous les candidats avec un nom à consonance étrangère — maghrébins, sénégalais, portugais — ont été rayés et n’ont donc pas été élus. On a demandé l’annulation des élections et il y en a eu de nouvelles. Mais il a fallu attendre les années 1980 pour avoir une loi permettant de ne valider les rayures sur les listes électorales dans les entreprises qu’au-delà de 15 % de votants. En 1973, ça n’était pas le cas à Flins ; 400 ou 500 rayures avaient suffi. C’était le fait de certains cadres et peut-être aussi d’ouvriers professionnels enrôlés dans un comité de défense de Renault sur le mode des comités de défense de la République — des officines assez fascisantes.
Vous avez une fois affirmé que vous étiez rentrée à Renault Flins en tant que « révolutionnaire qui voulait être dans le syndicat » et que vous êtes devenue « syndicaliste révolutionnaire » : qu’entendez-vous par là ?
« Ce n’est pas le syndicat qui fera la révolution. Mais le syndicalisme est indispensable dans les entreprises. »
Les révolutionnaires de l’époque n’étaient pas très à l’aise avec les syndicats. Pour Révolution!, le syndicat était un outil d’organisation de la classe ouvrière, une tribune importante pour nous. Quand on est rentrés à la CFDT, tout le monde savait qui on était. À la CGT ça n’a pas été dit : c’était plus compliqué car le Parti communiste était encore assez hégémonique, donc un adhérent d’une organisation révolutionnaire se faisait expulser ou n’était pas représenté les années suivantes. On est rentrés à Renault en tant que révolutionnaires parce qu’en 68 ça avait échoué : on avait remué beaucoup de choses mais pas pris le pouvoir. On pensait que Mai 68 était une répétition générale, qu’il fallait attendre pour construire un vrai parti implanté dans la classe ouvrière, qui pourrait diriger la lutte pour faire la révolution. On a assez vite déchanté ! On a vu que c’était bien plus compliqué que ça de convaincre les gens. Mais j’ai toujours gardé les mêmes idées révolutionnaires : changer la société, changer le monde. Seulement, aujourd’hui, une association comme Attac me convient mieux. Quand on est rentrés à Flins, on était d’abord révolutionnaires et syndicalistes, mais je suis devenue syndicaliste révolutionnaire : j’ai changé mon optique sur les partis révolutionnaires, ce n’est plus forcément un outil adapté.
Ce changement de perspective vous conduit à penser que c’est davantage par le syndicat qu’il faut agir ?
Non, ce n’est pas le syndicat qui fera la révolution. Mais le syndicalisme est indispensable dans les entreprises. Il faut s’organiser face au patron, déposer des revendications, faire un travail sur le terrain, sur les conditions de travail, la vie en général, l’évolution salariale, la santé, etc., tout en ayant une vision de transformation sociale du monde. On ne peut pas faire des grands discours sans travail concret. Pour l’instant, le seul outil est le syndicat, même si ce n’est pas parfait. Il peut y avoir, quand il le faut, des comités de lutte, d’action, mais ça ne dure pas. Il faut une organisation structurée, démocratique, qui analyse et propose des objectifs, des alternatives. Ce n’est pas seulement l’addition de plusieurs comités dans les entreprises qui va changer fondamentalement la donne. Aujourd’hui, on voit bien qu’avec les gilets jaunes, il n’y a pas de syndicat (même s’il y a des syndicalistes) et les gens s’organisent quand même. C’est un peu brouillon, au départ, mais au moins ils s’expriment et agissent. Pour la révolte, il n’y a pas besoin de syndicat, mais une fois que la révolte s’éteint il faut une organisation structurée. On appelle ça syndicat, fédération, autogestion, peu importe : il faut une organisation pour se défendre au quotidien.
Dans les années 1980 la CFDT entame un tournant : abandon de toute référence anticapitaliste et autogestionnaire, alignement sur le « réformisme » social-démocrate. Comment cette évolution était perçue par la base ?
La particularité chez Renault Flins est qu’on était dans une CFDT assez à gauche et autogestionnaire. On retrouvait des gens d’extrême gauche, du Parti socialiste unifié (PSU), de l’Organisation communiste des travailleurs, de la Ligue communiste, de Lutte ouvrière, d’anciens maoïstes… La section syndicale de Renault Flins faisait partie du syndicat de la métallurgie parisienne, qui était sur des bases autogestionnaires. Il y a eu assez longtemps une forte opposition dans la CFDT à cette nouvelle réorientation, portée par Edmond Maire puis Nicole Notat. La CFDT de Renault Flins a tenu jusqu’en 2015. Les anciens sont partis, il n’y a pas eu de transmission. Ils sont rentrés dans le rang, ils n’ont pas appelé à la grève contre la loi Travail en 2016. Il y a eu un rouleau-compresseur idéologique et médiatique pour dire qu’il fallait un syndicalisme à l’allemande ou à la nordique : que le syndicat soit une assurance — on paie une cotisation et, en échange, on a la certitude d’être défendu individuellement et d’avoir des avantages comme une mutuelle. Mais on voit bien que ça ne marche pas tant que ça parce qu’il n’y a pas la même histoire du syndicalisme en France et en Allemagne.
Un syndicat davantage vu comme un prestataire de services que comme un outil de lutte…
« Depuis quinze ans, on a eu plein de défaites : les retraites, la perte de droits, la précarité, l’intérim, la désindustrialisation. »
Tout à fait. Un syndicat de négociation, voire de cogestion. La CFDT a beaucoup de voix, mais ce n’est pas parce qu’on est majoritaire qu’on a raison. Ce type de syndicat ne marche pas si on veut se défendre et changer profondément les choses.
Mais, plus généralement, les syndicats ne sont-ils pas moins combatifs qu’avant ?
Je ne dirais pas que la combativité n’est plus là. Je suis à Solidaires : Sud est un syndicat très combatif mais minoritaire. À la CGT il y a plein de gens combatifs, mais il y a des directions syndicales qui ont le pouvoir. On met tout le monde dans le même panier mais il y a des différences, ne serait-ce que localement. La CFDT est passée de l’autre côté : elle est quasiment devenue le bras droit des patrons. L’origine de notre syndicalisme est celle du combat, de la remise en cause du capitalisme. C’était le sens de la Charte d’Amiens. Mais la combativité s’est aussi émoussée chez les salarié·es. Depuis quinze ans, on a eu plein de défaites : les retraites, la perte de droits, la précarité, l’intérim, la désindustrialisation. On a été déconstruits, il y a une grande souffrance. Mais les syndicats ne sont pas des magiciens, ils sont faits de salarié·es, de travailleurs et travailleuses. Les gens accusent le coup, on voit beaucoup de résignation qui se transforme en désespérance — burn-out, dépressions, suicides, maladies, cancers — et en grosse colère non maîtrisable. Les gros bastions économiques ont été démantelés avec la mondialisation libérale. Dans l’automobile, il y a moitié moins d’effectifs en France qu’il y a vingt ans. Les voitures sont fabriquées à l’étranger et c’est toujours la recherche du profit maximum des patrons : ils ont un pouvoir destructeur. La cause est là.
Photographie de bannière : usine de fabrication de chaussures, par Urban requiem | Flickr
- Système d’organisation d’horaires de travail qui consiste à faire tourner par roulement de huit heures consécutives deux équipes sur un même poste pour permettre un fonctionnement durant les seize heures d’une journée.[↩]
- La CFDT était née d’une scission de la CFTC en 1964.[↩]
REBONDS
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